CHAPITRE XIV

Sur la Planète, octobre 1994. 

Je suis là depuis une douzaine d’heures. Rien de neuf à signaler côté résultats : toutes les analyses ne font que confirmer les renseignements de Labbro. Les relevés de la sonde étaient exacts, en tout cas mes calculs sont identiques. Je suis sorti un court instant… 

Dès le début, ce qui m’a frappé, ce qui m’a traversé la peau et ne me quitte plus, c’est une sensation d’artifice. J’ai beau respirer, marcher, toucher le sol, le revêtement me paraît faux, monté de toutes pièces, mais je n’ai rien pour étayer cette sensation. 

Disons que je baigne dans une atmosphère respirable, plutôt parfumée et assez tonifiante, comme en montagne par exemple. Pesanteur terrestre, ni plus ni moins, ce qui n’a pas de sens vu la taille de la Planète Géante. 

Aucun bruit ne me parvient dans un premier temps, malgré la certitude absolue d’une présence depuis la seconde même de mon arrivée. L’élément humain qui fait des siennes : première différence avec la sonde. Je marche un peu, j’ai l’impression de m’aventurer sur une immense île déserte surgie dans l’espace. Ou plutôt… « île déserte » ne convient pas, parlons en réalité d’une propriété privée, aux conditions de vie idéales, mais à première vue inoccupée. A plusieurs reprises, je tourne les yeux vers Minerve 4 ; on dirait un grand crayon inutile dressé en équilibre sur une dalle de marbre, hors du temps. Elle me crie : « Pars ! Tout de suite ! » Mais où est le propriétaire ? 

Sous mes pas, le sol est ferme, jonché par endroits d’un semis de pierraille. Au bout du regard, la surface s’élève en légère courbe. Pas de danger visible mais rien à faire, je reste sur le qui-vive, avec parfois une volte-face qui me surprend moi-même, l’idée d’un guetteur pesant sur ma nuque. Pas question de m’éloigner davantage. Pourtant la scène est paisible, silencieuse… 

Non ! Soudain, je tends l’oreille ! Un bruissement léger, quelque musique à peine perceptible. Une sorte de clapotis qui naîtrait au loin. Je ne vois rien. Le terminal à mon poignet enregistre la sonorité, sans autre précision. On me parle, à moi seul… À qui d’autre d’ailleurs ? Goutte à goutte, les notes se succèdent dans mes oreilles comme une source invisible, murmure de l’eau… 

J’allais oublier la couleur : la plaine, la rocaille, l’horizon courbe, tout est bleu ! Avec une infinité de nuances bien sûr, des tons multiples et variés, mais partout un seul reflet. Sous l’éclairage, ma peau elle aussi s’est tachée de bleu. 

Aussi loin que porte le regard, la roche à nu, comme sur les photos ; pas de végétation à proximité. Mon ventre émet quelques gargouillements : d’accord, j’ai faim. Je regagne la fusée pour prendre un repas dans ma cabine. 

J’ai dormi un couple d’heures. Jusqu’à présent, l’éclairage n’a pas changé : toujours cette luminosité turquoise, comme si le soleil, diminué, avait à percer un voile, à moins que la Planète ne soit elle-même source de lumière. Et de chaleur, puisque la température est de vingt degrés constants. 

Deuxième jour. Je retarde le moment de sortir, tapotant les rangées de touches, vérifiant tout ce qui fonctionne bien. Comme un rite, j’ai confronté les informations recueillies avec mes données de base puis, une nouvelle fois, avec les résultats collectés ces derniers mois. Entre les objets connus, les arguments invariables, une image se dessinait, de plus en plus précise : celle de Sylvia ! D’autres pensées surgissent, s’enfuient, mais celle-là me retient maintenant, seul maillon de ma vie passée accroché au présent. 

L’arsenal des questions. Pourquoi moi ? A travers les baies, le ciel et la plaine se replient comme une monstrueuse pervenche qui m’enfermerait dans ses pétales. A la clé, un sentiment de solitude effrayant. Pourquoi suis-je venu ? Quelque chose m’épuise le cerveau, en écope le fond pour s’y creuser un nid. Mais ma révolte s’émousse en naissant. Je respire, je me contrains au calme. Peine perdue : on s’empare de moi, je ne suis plus le seul maître de mes actes… 

A nouveau j’ai dormi. Bientôt le troisième jour. Il faut sortir ! Pendant mon sommeil, la peur m’a quitté. Mon esprit commence à observer mes gestes, mes réactions. Je dois chercher, je dois me porter au-devant de la source : peut-il y avoir une autre raison à mon voyage ? Un astronaute, c’est ce que j’étais jusqu’à maintenant, voilà pourquoi on m’a désigné, mais peu importe à présent : je suis l’homme et rien d’autre. Même pas : je suis « de l’homme » ! Il me reste une enclave de lucidité, tracée par le regard de Sylvia ; c’est grâce à elle que je lutte encore contre le désir, contre l’appel de la sirène. Lucide ou non, ma voie est toute tracée : il faut que je sorte ! 

C’est la machine qui m’arrache à mes songes. Calfeutré dans ma cellule de métal, je n’ai rien entendu, mais les instruments de bord, eux, n’ont pas d’états d’âme. La brièveté du verdict me surprend : CRI d’ANIMAL. J’interroge le clavier, toutes antennes déployées sur l’horizon ; les éclaircissements ne tardent pas : ABOIEMENT… Un chien ? Un chien dans ce désert turquoise ? Une confusion peut-être ? J’ai pu jouer avec mes souvenirs et fausser la réponse… Confirmation : ABOIEMENT. Bien. Inutile de m’entêter. Pourquoi pas, sur ce monde impossible ? Il doit s’agir d’une meute : que ferait un chien seul sur une planète ? Nouvelle précision : UN CHIEN. Seul. Les conclusions de l’ordinateur ne s’appuient pas sur la logique, mais sur des données. 

Il faudra m’en contenter : plus rien ne doit m’étonner. Machinalement, je m’assure du bon fonctionnement de mon arme et la replace à ma ceinture. C’est enfantin, je le sais, mais appliquer le règlement dans un tel moment me libère l’esprit. Je pénètre dans le sas qui se referme hermétiquement sur mon dos. Etant donné la qualité de l’air, je pourrais aussi bien laisser la porte ouverte sur l’extérieur mais là encore le respect de la consigne agit comme une seconde nature, à travers l’attrait douloureux de l’inconnu. 

Là-bas, un moutonnement de collines me masque en partie le paysage, droit dans la direction de la sonorité cristalline. C’est là que je dirige mes pas, dans l’intention de contourner l’obstacle ou d’escalader le maigre versant à ma vue. J’ignore qui ou quoi m’attend derrière cette barrière mais je sais que nous avons rendez-vous. 

L’appel du chien a retenti de nouveau ; cette fois je l’ai entendu distinctement. La peur renaît dans mon ventre, le temps d’une respiration, puis se transforme en une étrange tristesse, au rythme de mes enjambées. Je presse le pas : on dirait que mon corps a hâte d’en finir. 

Ou de commencer… 

J’aborde l’escalade, simple élévation de terrain. Bientôt, j’aurai atteint la crête, je toucherai presque au but. J’écoute les notes me guider, je regarde mes jambes me porter. A la loterie universelle, j’espère que la race humaine ne s’est pas trompée de représentant lorsqu’elle a tiré mon numéro du bocal… Et puis mon regard plonge de l’autre côté. 

Le décor est en place. Plus de surprise. Sous mes pieds s’arrondit un petit lac dont les bords expriment une lente pulsation ; à sa surface viennent éclore parfois quelques bulles, discret murmure en poussière sur le miroir d’argent. Tout est dit, ma méfiance est tombée dans l’oubli. Sur la droite du plan d’eau s’ouvre la gueule noire d’une caverne : un dernier aboiement s’en échappe, amplifié par la roche. Je dévale la pente et m’avance jusqu’à la rive. 

Au seuil de l’eau qui vibre sans le moindre vent, mon corps s’immobilise d’abord. L’ancien Gaspar achève de s’effriter, s’écroule dans mon ventre, s’évanouit, glisse à mes chevilles et rejoint la surface de l’élément liquide. 

Je m’ouvre et je m’observe, le cerveau brûlant, dévoré. 

Voilà : mes bras m’entraînent, mes mains s’éloignent, s’abaissent, mon dos se courbe. Un instant, je palpe le sol incliné, m’agenouille, puis me couche de tout mon long. Ma bouche alors effleure la surface de l’eau ; mes yeux grands ouverts s’épuisent à l’explorer, ricochent jusqu’à l’autre bord. Je connais son nom : Rugmore. 

Et je coule vers lui en une dernière glissade consciente. Je deviens Rugmore. Je m’enfonce doucement et touche bientôt le fond de la cuvette où je me sens broyé tout d’un coup, sans douleur. Dissocié, reconstruit. En même temps que je perds mes signaux habituels, la vue, l’ouïe, l’odorat, je gagne d’autres sens innommables, impossibles à décrire. Et quand je m’éparpille à l’infini, c’est encore moi, c’est déjà Rugmore. Sa faim, son éternelle faim me tenaille dans l’instant où mes cellules dispersées commencent à se rassembler, se regrouper, se reconnaître et me reformer : je suis mort et je vis ! Gaspar, j’existe encore, mais je ne suis plus le même, je suis bien plus que moi, bien autre chose que cet individu que dessinerait le grouillement de mes souvenirs. Rugmore m’a recréé et lui seul sait à quelle fin. Combien de temps suis-je resté au fond du lac, entre les doigts du jongleur ? 

Et je jaillis soudain, une épée ruisselante ! 

Je partage l’instinct du grand illusionniste, le collectionneur de l’univers. Celui qui assure l’équilibre, épingle les papillons dans son livre. Tendu au-dessus de l’eau, je suis comme le doigt de Rugmore, et ce doigt est pointé sur les hommes. Plus tard, je me retrouve sur la rive. La caverne ne m’attire plus : j’ai perdu la curiosité. 

Un seul désir : le retour ! La Terre ! Mes morceaux se recollent, ma mémoire antérieure refait surface. Du temps encore… 

Tandis que je m’élance à toutes jambes sur l’allée qui conduit à mon vaisseau, mes yeux qui pillaient et acceptaient toutes les images, dont les facettes rayonnaient dans mille directions, reprennent peu à peu leur fonction, monotone et unique. Que me reste-t-il de ce pouvoir ? 

Je sens enfin mes pieds toucher vraiment le sol. La simple douleur monte en moi : une douleur d’homme. Une seconde, je me prends pour Gaspar, comme avant. Qui domine l’autre en cet instant ? Je cours encore ; j’accueille la fatigue avec gratitude, car là aussi c’est une fatigue humaine. Les pieds sur le sol, la tête dans les étoiles… 

Je traverse à nouveau la plaine rocailleuse, cherchant des yeux Minerve 4. Où est passée ma fusée ? Je croyais toucher au port, suis-je à peine au bord d’une deuxième étape ? Une nouvelle vague de sensations me submerge. Un moment, j’ai pu apprécier les repères attendus : le désert bleu, l’éclat métallique de la fusée, le cercle régulier de l’horizon ; puis tout s’affaiblit, ce qui est éloigné se rapproche, ce qui est proche s’éloigne. Je dois m’arrêter. 

De grands miroirs m’entourent, renvoyant mon reflet aux quatre coins du temps. Il reste à me poursuivre dans ces reflets, rechercher mon présent, ma figure actuelle : « on » ne veut pas que je m’en aille avant d’avoir passé ce cap. 

Je me force à réfléchir : les pensées s’ordonnent en moi presque instantanément, sans effort. Je comprends ce qui me freine : c’est la lutte, la lutte intérieure ! Rugmore ne veut pas d’un tigre en cage, se battant contre ses barreaux : il veut le calme, l’acceptation. Il n’est pas question que mon passé abdique, je dois laisser ma personnalité précédente s’infiltrer sans heurt dans le moule imposé. Plus de combat dans mon esprit. Rugmore a besoin de mes connaissances. Une nouvelle fois, je m’ouvre de toutes parts, et les pièces du puzzle viennent s’assembler de manière définitive. Je dois m’accepter tel que je suis : le serviteur de celui qui plane, détruit et reconstruit. 

A peine ai-je pris cette décision, les miroirs disparaissent autour de moi. Je lève la tête : Minerve 4 me surplombe. 

Je me revois encore pénétrant dans ma cabine, et puis c’est le vide, ou presque… Un grand sommeil qui m’enveloppe, une ombre bleue, l’intérieur du cocon. Je voudrais me lever, lancer les moteurs, contacter la Terre. Le chien qui hurle, tout près de moi, le visage de Sylvia, ses paupières sous mes doigts… 

Je ne sais pas comment je suis revenu sur Terre. 

Muller éprouvait presque de la reconnaissance en promenant son regard sur la muraille écaillée, les bouteilles de gluco-sérum, les blouses salies de ses assistants : se raccrocher à quelque chose de tangible, de coutumier, ne pas se laisser sombrer dans l’entonnoir mortel de l’absurde. C’était à lui de poser maintenant la question qui brûlait les lèvres de tous les présents. Il décida d’en finir : 

 En quoi cela peut-il nous aider, Gaspar ? 

 En rien, je le crains. C’est comme si je donnais à une pomme le nom de celui qui va la cueillir. Que peut faire la pomme ? 

 Bon Dieu ! tonna Muller. Un songe de plus ! Une espèce de parabole et rien d’autre ! Pas un seul renseignement, pas une arme. Je m’attendais à n’importe quoi mais… 

 Mais pas à la vérité. Je vous ai dit tout ce que j’ai fait là-bas : je n’ai rien inventé. Et vous vous trompez : ce n’est pas une parabole, pas un rêve : c’est la réalité, ça j’en suis sûr ! 

 Foutaises ! Vous êtes un homme, Gaspar : votre pouls bat exactement comme le mien ! Je ne sais pas ce qu’on vous a fourré dans le crâne, mais je ne vais pas me contenter de ce conte de fées ! Je n’ai pas besoin d’aller chercher un psy pour reconnaître un lavage de cerveau. Nous ne sommes pas des marionnettes dont une espèce de grand invertébré viendrait tirer les ficelles ! Trop facile ! Croyez-vous que tous nos efforts, tous nos sacrifices se réduisent à… à ça ? 

 Je comprends votre réaction. La psychiatrie moderne date de la fin du XIXe siècle, à une époque où Rugmore était déjà en route. Le problème est qu’on a toujours voulu voir ce qu’il y avait derrière les relations des « malades », au lieu de s’arrêter à ce qu’ils disaient : au premier degré ! Le responsable, appelez-le « inconscient collectif » si vous voulez, moi, je l’ai trouvé. Ou plutôt c’est lui qui m’a trouvé, comme un fruit mûr. 

 Et alors ? En admettant cette folie, il faudrait s’incliner ? Rester là les bras ballants à attendre la fin ? 

 La fin de quoi ? J’ai compris ce que représente le temps pour Rugmore : une dimension figée, plaquée, infinie ! Je crois que pour lui les hommes sont comme des poupées dans une vitrine, une vitrine parmi des millions d’autres ! Périodiquement, il vient peut-être faire le vide, ou changer la disposition, je ne sais pas. Evidemment, pour les poupées ça ressemble à la fin, mais pas pour lui. 

Estelle se leva, ne pouvant tenir en place plus longtemps ; elle vint se planter devant Gaspar. 

 Est-ce que tu es différent de nous ? Est-ce que tu te sens différent ? 

 Oui. Je suis différent. Je suis comme un échantillon, placé sous le microscope puis rangé à part. Et d’abord je n’ai pas peur. Peut-être pour vous, pas pour moi. Je suis sûr d’une chose : pour moi ce n’est pas la fin mais le début ! 

A l’écart, Dueso et Verstraede rangeaient leurs outils. 

 Et maintenant, demanda le dernier nommé sans tourner la tête, qu’est-ce qu’on fait ? 

Muller resta sans voix. Les mots inutiles s’embrouillaient, retombaient au fond de sa gorge. Longtemps silencieuse, Marina s’avança jusqu’à lui, lui posa une main sur l’épaule. 

 Vous avez fait tout ce qu’il fallait, lui dit-elle, d’un ton inattendu. Comme dans l’antiquité, vous avez interrogé l’oracle, et vous avez eu votre réponse. Vous avez réussi ! 

 Réussi ? ricana le vieil homme. A apprendre que nous sommes des pommes et qu’on va nous cueillir ? 

 Ce n’est pas votre faute ! Il fallait tout tenter. Maintenant, je dois aller faire mon rapport. Ne m’en veuillez pas, Gaspar, si j’apporte quelques… retouches à votre histoire : à l’heure actuelle, votre récit tel quel, c’est bien la dernière fable à raconter au Conseil. 

 Vous pourriez attendre la fin. 

Les regards éteints se rallumèrent et convergèrent sur Gaspar. 

 Quelle fin ? rugit Muller. Vous n’avez pas tout dit ? Allez-y, bon Dieu : déballez tout ! 

 C’est mon intention, mais n’attendez rien qui puisse changer le cours des choses. Je vous ai dit que j’ignore comment je suis revenu, en revanche, je me rappelle très bien les événements qui ont suivi mon retour immédiat sur Terre. Pas les heures que l’on connaît, pas ce niveau de mort-vivant sanglé sur un lit d’hôpital, non : mon vrai retour, conscient ! J’ai commencé, je dois finir. Tu comprends, Estelle, c’était une question d’équilibre. José m’a cédé la place. Dans ce tourbillon, il en fallait aussi une pour toi ! 

 Non, fit Estelle, je ne comprends pas.