CHAPITRE XIII
Agrippée au poignet de Gaspar, Estelle ne tarda guère à remarquer combien la rumeur grondante à l’ordinaire des wagonnets de tourbe se faisait rare. Leur note croissait et décroissait avec un air laborieux, résonnant dans les galeries comme échappée elle aussi du passé.
Un instant étonné, Gaspar avait pris l’habitude de contempler le crâne lisse et chauve de sa compagne. Quant à sa propre chevelure, elle se cachait sous un bonnet qu’un adjoint de Muller lui avait confié en hâte. A travers les échos souterrains, il écoutait monter le silence, dominé par le murmure de son corps. Aurait-il le temps de s’accoutumer à ces espaces confinés, mesurés, où l’odeur lourde accentuait la sensation d’emprisonnement ? De ses milliers de tonnes, la roche humide pesait sur les survivants.
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* *
Incapable de s’accorder un répit, Muller avait d’abord tenté d’interroger Gaspar. Ce dernier s’était contenté de cligner des yeux, détaillant autour de lui le laboratoire et son aménagement sommaire. Il s’était levé par paliers, balançant bras et jambes et réclamant de nouveau à boire. Soudain, les souvenirs affluaient en lui : négligeant les questions du vieil homme, Gaspar consultait l’écran de sa mémoire qui se recomposait, bribes par bribes.
Une jeune infirmière s’était avancée, porteuse d’un plateau où voisinaient de maigres victuailles. En compagnie d’Estelle, qui entre-temps avait abandonné sa perruque, il avait achevé de se stabiliser, avalant de bon appétit les galettes protidiques et les tablettes au glucose, accompagnées d’une boisson en poudre évoquant le thé.
Une fois sur pied, Estelle s’était adressée à son patron :
— Il vaudrait mieux nous laisser seuls un moment.
On sentait l’homme nerveux, au bout du rouleau.
— Entendu. Sortez un peu, faites jouer vos muscles en marchant. Ne vous éloignez pas trop : fais-lui visiter les environs, tout se ressemble ici. Verstraede, allez chercher des vêtements de travailleur pour Gaspar ! Marina ne va pas tarder à venir fouiner par ici, je la ferai patienter : j’ai l’impression de ne servir qu’à ça !
Les yeux dans le vague, il avait ajouté :
— Je ne sais plus très bien où nous en sommes. En tout cas, gagné ou perdu, j’ai joué la dernière carte : il ne reste plus qu’à la retourner. Allez faire votre footing, Gaspar, si c’est ce que vous souhaitez…
— Pourquoi José, demanda Estelle ? Pourquoi pas moi ?
— Quand l’acteur a terminé son rôle, il s’en va ! Rugmore est pour l’équilibre. En tout. Je crois qu’il est, ou qu’il a toujours été notre conscience collective.
Elle fit halte et le fixa droit dans les yeux : elle aurait voulu sonder son âme !
— Par pitié, Gaspar ! Qui est Rugmore ?
— C’est la bonne question. Je crois que Rugmore est celui à qui on a donné tous les noms, celui qui a soufflé pour créer la bulle. Nous sommes tous à la surface de cette bulle. Si j’appuie en n’importe quel point, n’importe quand, tous les autres points de la surface réagissent. Le plus petit centimètre carré reproduit la totalité.
— Tu parles par énigmes !
— Je dis ce que je dois dire. Tout se remet en place. Vous m’avez sorti d’une spirale et je me souviens beaucoup mieux de ce qui m’est arrivé.
Ils reprirent leur allure de promeneurs.
— Tout est plus clair, ajouta Gaspar. Je suis de nouveau à la surface de la bulle, c’est comme un disque rayé qui repartirait. Mais là encore, c’est Rugmore qui l’a voulu.
Il s’ébroua tout à coup, se réinstallant dans le présent.
— Je voudrais voir l’extérieur, fit-il. Vous avez un système d’observation, non ?
Ravalant sa curiosité, Estelle l’entraîna vers un étroit boyau qui débouchait à main gauche. A l’extrémité s’ouvrait une salle profonde au plafond élevé. Un groupe d’hommes et de femmes s’y affairaient, peu bavards. Dès l’entrée, Gaspar découvrit face à lui trois larges écrans, sous la surveillance de mornes opérateurs. S’attendant à un matériel ultramoderne, il avisa des consoles disparates, aux touches et aux manettes rapportées, entre lesquelles apparaissaient à nu des rangées de diodes et de circuits imprimés. Certains repoussaient du pied des écheveaux de fils électriques. Tout cet attirail baroque, les tables métalliques bosselées comme la roche, les ampoules pendouillant au-dessus des têtes, le voile de poussière permanent composaient un décor suranné, même pour un visiteur du vingtième siècle.
Sur l’écran central, seul en fonction pour l’instant, Gaspar suivit la lente progression en surface d’une petite colonne de travailleurs. Chacun d’entre eux se déplaçait avec difficulté dans son scaphandre imposant, malhabile, surmonté d’un masque transparent et arrondi. L’observateur imaginait sans peine une formation de plongeurs chargés d’explorer quelque fond marin désolé. Sous les efforts, on devinait un vent violent qui entravait la marche des ouvriers. Terre et sable tourbillonnant, des nuées de particules les frappaient sans discontinuer, plus obstinées que les humains. Gaspar ne parvint pas à distinguer l’horizon : à cet endroit, la plaine étalait ses replis grisâtres, peu vallonnée, rendue à la rocaille tel un reg saharien. De part et d’autre de la colonne, nulle trace de verdure, nulle traînée de végétation.
Le jeune femme, elle aussi, manifesta sa surprise à ce spectacle.
— Et les autres ? s’étonna-t-elle. Où sont passés les engins ? On ne voit même pas les équipes des carrières ! Et les pelleteuses ?…
L’un des opérateurs se tourna à demi vers elle.
— Les pelleteuses ? Et quoi encore ? D’où sortez-vous ? Vous voyez bien que personne ne peut travailler aujourd’hui. Pas plus qu’hier… Trop de vent, trop dangereux. On ne peut presque plus rien faire, juste envoyer l’équipe d’entretien. Regardez leurs costumes : on dirait des armures ! Là, ils vont maintenir en état les machines lourdes, celles qui dorment là-haut… Depuis le décret sur les restrictions, ça va tous les jours plus mal. Moi je vous dis que bientôt on ne pourra plus sortir du tout ! Vous avez vos cartes ?
— Pas encore, répondit Estelle, consciente qu’elle ignorait tout des derniers événements.
Elle aurait voulu ajouter : « Les cartes ? Quelles cartes ? » Mais la prudence l’emporta.
L’homme, insensible à la nuance, reprenait son discours, plus pour lui que pour elle :
— Vous attendez peut-être que ça change ? D’ailleurs les autres, les ouvriers, les techniciens, on les a mis presque tous sur la fusée. Pas demain la veille qu’on les reverra en surface ! Regardez-moi cette tempête : bientôt il faudra trouver un autre nom. Si ça continue à ce train-là, on se sera crevé pour rien : on ne pourra plus décoller du tout ! Bon Dieu ! Qu’est ce qu’on attend pour foutre le camp ? Quand je pense à cet imbécile de Muller avec toute sa clique qui continuent à nous pomper l’énergie !
La main d’Estelle vint presser avec force celle de son compagnon.
— Viens ! Il est grand temps de retourner au labo, souffla-t-elle : les autres doivent s’inquiéter.
Il demeura sur place, réfrénant l’impatience de la jeune femme dont le visage à présent reflétait l’anxiété.
— Un instant encore : la Planète, je veux la voir !
Contre son gré, Estelle se glissa entre les tables surchargées, jusqu’à une opératrice aux traits tirés. La femme les accueillit avec le sourire, heureuse semblait-il d’interrompre sa tâche quelques instants. Il s’ensuivit plusieurs minutes de bavardage. Après quoi, elle accepta de prendre place devant la console de droite et mit l’écran en action d’un doigt négligent. Peu après, un énorme disque bleuâtre, grêlé d’ocre et de brun, envahit le rectangle. Gaspar s’avança aussitôt, jusqu’à frôler la nuque de la surveillante dont il entendait la respiration sifflante.
— Elle s’est encore rapprochée ! murmura Estelle dans son dos. Je ne l’avais jamais vue comme ça. C’est incroyable. Avant la mission, elle ne…
A ce moment, un jeune homme se joignit à eux, attiré par l’image immobile, ce gros ventre écrasant l’objectif, que l’on captait le moins souvent possible.
— On dirait qu’elle va accoucher, hein ! fit-il. Quand j’étais gosse, elle bouffait la moitié de l’écran. Après, elle a grandi, bien sûr, mais là, tout d’un coup !…
Il désigna sur sa gauche l’autre tableau mouvant.
— Tout se déglingue là-haut, ça gicle comme des balles de fusil ! De toute façon, ils ne peuvent pratiquement rien faire. Autant rester ici : on a sûrement envoyé aujourd’hui la dernière équipe. Et puis, je me mets à leur place : les gars préfèrent rester. Ici, on est encore à l’abri. La fusée est prête, c’est une question de jours, et là, il vaut mieux être présent aux premières loges, hein ! Ils peuvent raconter ce qu’ils veulent : même en faisant des couches, je ne vois pas comment on pourra tous rentrer là-dedans ! Vous avez vos cartes d’embarquement, vous ?
— Bien sûr ! jeta Estelle à bout de nerfs, tirant Gaspar par la manche.
Celui-ci s’accorda quelques dernières secondes, auscultant son reflet dans le miroir, son propre visage en surimpression sur le cercle bleu de la Planète Géante.
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* *
Muller lui présenta brièvement Marina, une femme sur la trentaine, aux traits moins subtils qu’Estelle, à l’expression décidée et à laquelle la calvitie conférait un charme supplémentaire.
— Alors, lança-t-elle, voici notre mystérieux visiteur ! Comment trouvez-vous notre cité, Gaspar ?
— Comme vous. C’est un trou dans la terre : on l’a toujours fait pour enterrer les morts.
Elle s’abstint de répliquer, à l’abri d’un sourire courtois, tandis que Muller se carrait sur son siège, désirant sans doute se placer en position d’autorité.
— Notre intention est de ne pas mourir, dit-il. Nous y avons laissé nos dernières forces, les uns en achevant de construire avec les moyens du bord cette espèce d’arche à la destination problématique, et les autres en suivant des voies plus humaines. L’avenir nous dira qui avait raison : ceux qui ont cherché dans l’espace, ou ceux qui ont cherché dans le temps.
— Ou personne, intervint Gaspar. Une fusée ? Autrement dit : déplacer le problème… Ce n’est pas si bête après tout ! Et vous dites que sa destination est problématique ?
— Il paraît, répondit le vieil homme, mécontent de l’intérêt de Gaspar. Voici peu encore, on parlait d’étoiles, de galaxies lointaines, d’hibernation ou que sais-je encore ! Ou bien on pensait qu’une fois parti on pourrait voir les générations se succéder, peu importe. Et puis voilà : la Planète a fait un nouveau bond en avant, les conditions sont passées du difficile à l’épouvantable. Du coup, les chances de réussite s’écroulent à un niveau voisin de zéro, et tout le projet est remis en question. Plus possible d’attendre : il faut partir immédiatement ! Nous ne les « retarderons » plus, puisque vous êtes là.
Il avait insisté sur « retarderons », lorgnant du côté de Marina.
— Vous avez peut-être compris, précisa celle-ci à Gaspar en prenant le relais, que votre recherche nous a coûté cher. Ce n’est pas une question de technique : le vaisseau spatial est au point, même si on ne pourra pas faire d’essai. Non, ce qui va manquer, c’est l’énergie. En principe, il devrait y en avoir assez pour nous arracher à l’attraction de la Terre et de la Planète ; mais après, que restera-t-il pour les corrections de trajectoire ? Rien ? Presque rien ? On ne sait pas.
— En admettant qu’elle décolle, dit Gaspar, il faudra bien la poser quelque part, votre fusée ! Et vous ne la poserez pas sans carburant !
— Ce sera avec le « presque rien » : une chance sur deux…
— Aux dernières nouvelles, reprit Muller, ils ont décidé de viser au plus près. Mars, Vénus, Titan peut-être, je ne sais pas : on ne m’a pas mis dans le secret. Un saut dans l’inconnu, un saut de puce ! Mais les gens y croient encore : ils se raccrochent à n’importe quoi.
— Et ils pensent que c’est votre faute ?
Muller se tortilla sur sa chaise. Comme d’habitude, la présence de Marina le mettait mal à l’aise.
— A mon avis, l’énergie dépensée ici n’aurait pas servi à grand-chose. L’élément déterminant reste le temps, en durée comme dans les calculs, et tout se passe comme s’ils l’avaient oublié. Le projet court à l’échec, à moins d’un miracle. Du coup, il est beaucoup plus facile de se trouver un ennemi, plus humain : quand on sent que la marmite va sauter, il faut désigner un responsable, un bouc émissaire ! Je fais l’affaire. Rien à attendre des Conseillers : ils paniquent eux aussi… Tant pis. Au moins vous êtes là ; je vous ai ramené. Pour moi, la vérité n’est pas dans un bout de ferraille !
Il pointa le doigt sur la tête de Gaspar.
— Elle est là-dedans !
Ce dernier retint un sourire, en les voyant tous suspendus à ses lèvres. Il éprouva sur le coup une bouffée de tendresse à l’égard de ces combattants épuisés, qui lui tendaient la main. Que pouvait-il leur donner ?
— La vérité ? reprit-il. A quoi servira-t-elle ?
Il s’accorda quelques secondes de réflexion.
— En tout cas, vous avez raison sur un point : vous m’avez ramené. Et si vous m’avez ramené, c’est que Rugmore l’a voulu ! Je vois déjà un premier résultat : je me souviens de tout ! Ce qui n’était pas le cas auparavant. Si vous n’étiez pas venu me chercher, j’aurais sûrement continué à tourner en rond. Mais vous m’avez arraché à ma spirale et en même temps le voile s’est déchiré.
— Vous voyez bien ! Qu’attendez-vous ? Parlez ! Parlez vite ! Dites-nous tout ce que vous savez maintenant, tout ce que vous avez appris sur cette foutue Planète et que vous n’avez jamais dit à personne ! Je savais bien qu’ici les conditions seraient différentes !
— Et après ?
— Après nous saurons, Gaspar ! Près d’un siècle d’ignorance, ça suffit !
— J’ignore encore pourquoi Rugmore m’a attiré ici. Ce qui est sûr, c’est que j’ai à « faire », mais quoi ? Parler ? Si vous y tenez… Je me souviens très bien de ce que j’ai vu, de ce que j’ai fait et de ce que je suis devenu…