- Poursuivez, Sioac.

- Observant ensuite que de l'église Saint-Jacques de Montauban il ne restait plus qu'une chapelle, tant les réformés l'avaient mutilée, Monsieur le cardinal a ordonné qu'elle soit incontinent reb‚tie sur l'argent du roi.

- C'est bien le moins que je puisse faire, dit Louis.

- Et à la parfin, Sire, Son …minence a harangué les ministres du culte huguenot. Il les a assurés que d'ores en avant ce serait par la fidélité à

votre personne, Sire, et non par la religion, que Votre Majesté fera des différences entre ses sujets.

- Bien dit.

- Votre Majesté, a-t-il enfin déclaré, désire que tous ses sujets soient réunis dans la même croyance. Mais il n'attend ce résultat que de la volonté de Dieu, et de Dieu seul.

129

- Voilà qui ne va pas plaire à nos bons dévots, dit Louis, mais qui résume à merveille ce que je pense.

- Monsieur le cardinal conclut enfin sa lettre sur un mot vigoureux adressé

à votre personne. Puis-je le citer, Sire ?

- Citez, Sioac.

- <

Sire, tout ploie sous votre nom. On peut dire maintenant avec vérité que les sources de l'hérésie et de la rébellion sont taries. "

¿ cela, Louis réfléchit un petit, et dit lentement

- Nenni ! Cela n'est qu'à demi vrai : les sources de la rébellion sont en effet taries, mais non celles de l'hérésie. Cependant que pouvons-nous faire d'autre que de promulguer cet …dit de gr‚ce ? Massacrer les huguenots ? Jeter ces bons Français hors de France ? Et d'autres inhumaines sottises dont nos bons dévots se caressent les méninges ?

Pour ~ une fois, il avait dit les " méninges" et non les " mérangeoises ", comme disait son père, et c'était là un mot que je n'ai ouÔ de personne, sauf de lui.

Après cela, l'oeil clos, Louis demeura si longtemps silencieux, que je crus qu'il s'allait ensommeiller. Mais à la parfin, ouvrant l'oeil, il dit d'une voix claire et distincte

- Il faut rendre au cardinal l'honneur qui lui est d˚. Tout ce qu'il y a eu d'heureux succès, dedans et dehors le royaume, l'a été par ses conseils et ses courageux avis.

Trois jours plus tard, Louis me bailla derechef l'hospitalité de sa carrosse, mais à une fin si inattendue et si amicale qu'elle me combla d'aise.

- Sioac, dit-il, vous ramentez-vous le plan que j'avais fait pour Orbieu, d'un ch‚telet d'entrée après l'attentement dont vous aviez failli être victime de la part de soldats licenciés ?

- Bien je m'en ramentois, Sire, et votre plan, mis sous 130

verre dans un cadre doré, anoblit le mur de mon plus beau salon.

- Eh quoi ! Sioac ! N'avez-vous fait que l'encadrer et le pendre à votre mur ? Un plan n'est-il qu'un ornement ? Ou est-il fait, dans la réalité des choses, pour servir de modèle àune b‚tisse ?

- Mais c'est bien ainsi que je l'ai entendu, Sire. J'ai bel et bien construit ledit ch‚telet d'entrée très exactement selon votre plan, et j'y ai mis à demeure des soldats, et depuis je n'ai plus eu à souffrir la moindre alerte.

- Vous fltes bien, dit Louis. Un duché, pas plus qu'un royaume, ne doit souffrir d'intrusion.

" Sioac, reprit-il, après un silence, nous atteindrons Montfort-l'Amaury demain soir à la nuit, j'ai donné l'ordre qu'on y cantonne mes régiments.

Pour moi, je serais heureux, si cela vous agrée, de passer la nuit à

Orbieu.

- Sire, dis-je, mon épouse et moi-même serons infiniment heureux et honorés de vous recevoir à Orbieu, et je n'ai aucun doute que mes descendants, s'ils abordent heureusement aux époques futures, ne commémorent d'ores en avant chaque année avec joie et fierté la date de votre visite.

II était fort difficile de contenter Louis par un merciement. Trop long et trop rhétorique, il y soupçonnait l'enflure et la flatterie. Trop court, il le trouvait désinvolte et quasi insultant à sa dignité. Mais cette fois-ci, à voir une sorte de

sourire flotter sur son grave visage, j'entendis bien que j'avais observé

les bonnes proportions.

Notre long ruban de carrosses, de cavaliers, de charrettes et de fantassins s'arrêtant toutes les deux heures, Louis me donna mon congé à l'arrêt suivant, et je me mis incontinent à la recherche de Nicolas, de son frère le capitaine de Clérac, et du maréchal de Schomberg. Le premier, pour lui dire d'avoir le lendemain à se mettre en route deux heures avant la pique du jour pour courre prévenir la duchesse d'Orbieu que le roi logerait chez nous à la nuitée du même jour, et d'avoir en conséquence à tout préparer pour le recevoir dignement; le second (j'entends Monsieur de Clérac), pour le prier de bailler à son frère Nicolas une dizaine de ses mousquetaires pour l'escorter jusqu'à Montfort-l'Amaury; le troisième (j'entends, par le troisième, Schomberg), pour qu'il donne à ses gardes et sentinelles l'ordre de laisser passer ce peloton avant l'heure fixée pour le départir.

- La Dieu merci, dit Schomberg, je suis bien aise d'apprendre à l'avance que le prochain gîte sera Montfortl'Amaury. Il y a là au bord d'un étang, pour élever nos tentes, un champ fort vaste qu'on appelle le camp Henri IV, Dieu sait pourquoi.

- Mais moi j'en sais, par mon père, la raison, dis-je en riant. Henri IV

faillit y être tué par une jeune paysanne armée d'une serpe, laquelle était outrée parce qu'il faisait ses affaires dans un champ qui lui appartenait.

- Et comment Henri se sortit-il de ce prédicament ?

- Avec son habituel à-propos. " Ma mignonne, dit-il, ne serait-ce pas une grande injustice d'aller tuer le roi parce qu'il fume votre terre ? - Je ne savons point si vous étions le roi, dit la paysanne, mais vous étions bien fendu de gueule, comme on dit qu'il est, et à ce que je voyons, l'oeil bien accroché aussi sur les tétins des garces. "

J'étais en ce prédicament moins heureux que flatté de recevoir le roi en mon petit royaume, pour la raison que j'avais conçu mon retour, comme Ulysse avait conçu le sien après que Troie fut prise, n'ayant coeur et pensée que pour retrouver en Ithaque sa fidèle Pénélope. Mes longuissimes randonnées en Italie et Languedoc finissant avec la paix enfin rétablie, je n'aspirais moi aussi qu'à rejoindre mes champêtres retraites, et celle qui en était le plus bel ornement, et qui en mes songes viendrait à mon encontre, portant dans ses bras le bel enfantelet qu'elle m'avait donné.

Et lecteur, pour te le dire à la franche marguerite, et sans rien retrancher de mon attachement pour le meilleur des 132

maîtres, j'eusse préféré jouir de ce bonheur que me promettaient mes retrouvailles avec mon aimable épouse sans que j'eusse dans le même temps à

me torturer les mérangeoises pour traiter Louis selon les règles du protocole.

Au dit protocole, Louis était en effet très attaché, et il n'en pardonnait que très difficilement les manquements, fussentils involontaires, aux égards qui lui étaient dus. Cette particularité (qui e˚t fait sourire son père - en tous temps, en tous lieux, si familier à tous) n'était pas due à

une vanité paonnante, mais au fait qu'en ses enfances et adolescences, il avait été traité outrageusement par les usurpateurs de son pouvoir, sa mère et les inf‚mes Concini.

De tous ses enfants, garçons et garcelettes, la reine-mère n'aimait que le moins estimable: Gaston. Elle vit partir àjamais hors de France ses trois filles sans le moindre émeuvement. Elle ne versa pas une larme quand son fils Nicolas, mal allant dès sa naissance, mourut. Elle fit bien pis. Ne pouvant ignorer que Louis, en revanche, était fort attaché àson pauvre cadet, elle dépêcha à Saint-Germain pour lui annoncer l'affligeante nouvelle l'inf‚me Concini, lequel s'acquitta de sa t‚che avec la dernière brutalité, et comme jouissant du chagrin qu'il allait provoquer. Même quand Louis fut couronné, les humiliations ne cessèrent pas pour autant, et quand, présidant pour la première fois le Conseil qui portait son nom, il voulut prendre la parole, la malitorne lui cria d'une voix furieuse

- Taisez-vous donc !

Louis ne voulut pas en plein Conseil d'un esclandre avec sa mère. Il se tut. Il resta impassible. Il ne lui pardonna jamais.

Plus tard, quand saisissant à la parfin la réalité du pouvoir, dont il n'avait que l'apparence, il fit assassiner Concini et exila sa mère à

Blois, toujours sobre en paroles, il n'eut qu'un commentaire : " La reinemère ne m'a traité ni en roi ni en fils. "

Cette plaie qu'avait laissée en lui cette mère désaimante et rabaissante ne guérit jamais tout à plein, bien que le dol

133

perdît de sa pointe avec le temps, et j'oserais armer que l'ombrageux attachement que Louis montra toute sa vie àses prérogatives royales en était la lointaine conséquence. Il craignait perpétuellement qu'on lui manqu‚t. Ses serviteurs connaissaient tous cette excessive susceptibilité, et le plus grand de tous, Richelieu, était avec lui, comme on a vu, plus humble, plus feutré et plus respectueux que le dernier valet, et malgré

tout, à son insu, et absolument innocent de toute arrogance ou d'insolence ou de discourtoisie, il recevait quand et quand ces coups de caveçon dont j'ai parlé plus haut.

C'est te dire, lecteur, comme je craignais d'offenser Louis en cette visite chez moi et comme je craignais aussi que Catherine, qui a bon bec et peu de respect pour les grands de ce monde, ne l'offens‚t par un propos trop franc. Mais il n'en fut rien, et tout se passa à merveille. Louis visita mon ch‚telet d'entrée et en fut tout aussi content que s'il l'avait construit de ses propres mains. Il visita aussi l'église d'Orbieu et fut heureux d'apprendre de ma bouche que j'avais suppléé l'évêque défaillant dans la consolidation de ses murs, la réfection du toit et la commodité du presbytère, prenant aussi en considération le bien-être matériel du curé.

Parlant des évêques en général, Louis fit, une fois de plus, des remarques fort acerbes sur la chicheté des émoluments qu'ils attribuaient aux pauvres curés de campagne et remarqua qu'on pourrait supprimer une dizaine de ces riches évêques sans nuire en rien à l'exercice de la religion en ce royaume. Mais en revanche, que deviendrait-il sans les curés de nos villages et de nos villes ?

Il poussa la minutie jusqu'à désirer voir les cahiers des recettes et des dépenses du domaine, tant est que je lui présentai Monsieur de Saint-Clair, qui les tenait, et Lorena, qui l'aidait dans cette t‚che. Il me parut très sensible à la beauté de ce couple, et en particulier à la jeunesse de Lorena qu'il appela " ma mignonne ", appellation qui, dans sa bouche, se trouvait tout aussi dénuée d'arrière-pensées qu'elle en e˚t regorgé chez son père.

134

Il voulut ensuite faire à cheval le tour de mon duché, et il apparut alors qu'il était un peu moins content qu'il n'avait été jusque-là.

- J'entends bien, dit-il, que ce serait ruineux pour vous d'élever des murs sur toute la périphérie de ce domaine, mais plantez au moins des haies.

quand une haie est assez haute et épaisse, elle est beaucoup moins facile à

franchir qu'un mur.

- On peut cependant, Sire, y mettre le feu.

- Oui-da, mais le feu, cela se voit de loin, dit Louis, et l'effet de surprise est alors perdu pour les assaillants.

Il voulut ensuite inspecter mes Suisses, et comme j'avais prévu cette exigence, quand ils se mirent au garde à vous devant lui, ils étaient plus étincelants que des soleils. Louis approuva leur carrure, leur allure, leur vêture et leurs armes, mais critiqua leur petit nombre.

- Sioac, me dit-il, il vous en faut le double, et àdemeure. Il y va de votre sécurité et aussi de votre dignité de duc et pair.

Je le lui promis la mort dans l'‚me, n'étant pas chicheface, mais, comme mon père, économe.

Et quand, à la fin de cette épuisante journée, je rejoignis Catherine sous le baldaquin de notre lit, l'huis bien clos sur nous, et les courtines de tous côtés tirées, elle me dit

- De gr‚ce, ne soufflez pas encore les bougies parfumées : de prime, parce qu'elles sont parfumées, et ensuite, parce que je veux voir votre visage, tandis que je vous parle.

- Parce que nous allons parler ? dis-je avec un soupir.

- De gr‚ce, mon ami, ne désespérez pas : la nuit est longue, Dieu merci.

Mais avant les délices, je désire les éclaircissements.

- C'est bien, je sursois et je vous ois, dis-je, tout en pensant in petto que le sens du mot <

maîtresse

> que les amants chérissent est souvent plus littéral qu'ils ne le croient.

- Première question, dit-elle en me caressant la joue 135

pour m'apazimer avec une petite moue charmante, Louis vous a-t-il fait une visite, ou vous a-t-il infligé une inspection ? C'est à peine si je l'ai vu.

Ce qui voulait dire, je pense, que c'est à peine s'il l'avait vue...

- que voulez-vous, m'amie ? dis-je, Louis est comme son père : un roisoldat.

- On peut être comme son père, soldat et fort galant.

- Mais pour tout dire, m'amie, je n'eusse pas accueilli son père céans d'un coeur aussi léger. Ramentez-vous, de gr‚ce, comment le prince de Condé a d˚

s'enfuir aux PaysBas avec sa belle épouse pour la soustraire aux assiduités du Béarnais.

- Mais de toute façon, dit-elle d'un ton plutôt malengroin, votre Louis, dont vous êtes si raffolé, n'aime pas les femmes.

- Voire mais ! Il n'aime ni sa mère, ni son épouse, et pour de fort bonnes raisons, mais il adorait ses cadettes. Et par-dessus tout, il est adamantinement fidèle au Décalogue

tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin.

- Et vous, Monsieur, dit Catherine en me plantant dans les yeux ses yeux mordorés, en vos guerrières randonnées, vous êtes-vous appliqué à suivre ce précepte ? Avez-vous, ou n'avez-vous, pas convoité la femme de votre voisin ?

Vramy, belle lectrice, je fus béant de la rapidité avec laquelle en ce prédicament Catherine avait fait jaillir l'épée du fourreau! Et que voilà, me dis-je, une enquête qui menace d'être encore plus inquisitive que l'inspection du roi !

Je pris alors le parti de la vérité, lequel parti, lecteur, est un pari dangereux, même quand on est innocent.

- Madame, dis-je, pour parler à la franche marguerite, j'ai été confronté

deux fois à de dangereuses Circés, mais je n'ai pas succombé.

- O˘, quand et avec qui ? dit Catherine d'un ton accusateur. Et quel était le " voisin " dont vous ne deviez pas convoiter la femme ?

136

- Madame, il n'y a pas eu de voisin. L'une des dames était une veuve chez qui j'étais cantonné, et les autres, deux orphelines chez qui le comte de Sault et moi-même étions logés à Suse.

- Eh quoi! dit Catherine, ai-je bien ouÔ ? Deux Italiennes ! Deux fournaises de femmes ! Et vous osez dire que vous n'avez pas succombé !

- Non, Madame, aidé en cela par le comte de Sault qui, pour m'obliger, prit sur lui d'être bigame tout au long de notre séjour à

Suse.

- Le comte de Sault ! Autre grand adorateur du gentil sesso ! quelle belle garantie ! Et il vous a, dites-vous, "obligé ". que le terme est galant ! Et comme il me séduit! Je croirais plutôt que vous vous êtes obligés l'un l'autre en

vous partageant les fournaises !

- Madame, dis-je avec humeur, il n'y a pas l'ombre du début d'un semblant de vérité dans cette folle assertion. Je vous fus en ces campagnes adamantinement fidèle, et comme

vous aimez à dire: " Un point à la ligne et c'est tout."

Mais si j'avais cru par la magie de cette formule mettre fin à son réquisitoire, j'eusse pu rêver tout aussi bien d'arrêter un torrent avec un petit caillou. Et en effet, il se poursuivit tant et tant qu'à la parfin, excédé et exténué, je tournai le dos à ma belle : attitude peu courtoise, je le confesse, et qui amena des sanglots à vous fendre le coeur, mais ces pleurs àleur tour entraînant de ma part, sinon des excuses que je ne sache pas que je lui dusse, mais à tout le moins des mignonneries et des enchériments, nous sentîmes bien l'un et l'autre que l'heure n'était plus aux paroles. Et encore que Catherine ne voul˚t en rien renier ses folles accusations, toutefois elle

ne les reprit pas, tant est que par un accord tacite nous feignîmes de les oublier et, gr‚ce au ciel, la nuit finit plus tendrement qu'elle n'avait commencé.

137

Louis ne demeura à Orbieu que deux jours et deux nuits. Il repartit le vingt et un juillet et en notre dernière repue, se tournant vers Catherine, il lui dit

- Ma cousine...

Bien que l'appellation f˚t protocolaire s'adressant à une duchesse, Catherine ne pouvait l'ouÔr sans un plaisant rosissement de la face et un petit brillement de son oeil.

- Ma cousine, reprit le roi après un temps de silence, mon cousin, Siorac que voici, est un des rares ducs en ce royaume qui ne pleure pas sa peine quand il s'agit de servir son roi et de bien administrer son propre domaine. Il me plaît donc qu'il en soit remercié, récompensé, et d'autant plus qu'il m'a si bien servi en Italie et en la campagne du Languedoc. J'ai demandé à Monsieur le cardinal, quand il sera sur le chemin du retour, de passer par Montfortl'Amaury et de l'emmener avec lui, ainsi que vous-même, ma cousine, en Paris. Cela adviendra aux alentours du dix septembre, tant est que, pendant un peu plus d'un mois, je le laisse, ma cousine, à votre bonne garde...

- La grand merci, Sire, dit Catherine, quasiment les larmes au bord des cils.

Louis vit ces larmes et tout aussitôt, sans transition, se mit à parler de chasse. Tout ce qui était féminin dans la conduite des femmes lui inspirait de l'antipathie, sans doute parce qu'il pensait alors à sa mère et se ramentevait ses scènes, ses crises, ses sanglots, ses fureurs. Cependant, contrairement àce que murmuraient tout bas les coquebins du Louvre, il aimait les femmes, mais là un autre noeud d'étranglement apparaissait, noué

en ses maillots et enfances. On avait tant craint et redouté qu'il devînt, comme son père, le volage adorateur du gentil sesso, que des prêtres bien intentionnés l'avaient élevé dans une profonde horreur du péché de chair, présenté comme le plus horrible, et si j'ose dire, le plus capital de tous, et par conséquent, le plus propre à vous précipiter le moment venu dans les flammes de l'Enfer.

¿ jamais, je pense, je me ramentevrai les deux remarques 138

que Louis me fit, tandis qu'au moment de son départir nous l'accompagnions jusqu'à sa carrosse, Catherine et moi.

- Nos bons corsaires, dit-il, ont fort bien combattu, pendant le siège de La Rochelle, contre les flottes anglaises. Et parmi eux furent hors de pair, en leurs exploits, Monsieur de La Lathumière et vos deux frères Pierre et Olivier de Siorac. Et comme ils sont tous les trois cadets nobles, mais sans titre, je vais avant peu leur conférer celui de marquis.

Vous pourrez dès maintenant le leur annoncer.

Je le remerciai, fort trémulant de la joie que j'allais donner à mes frères en leur apprenant sans tant languir par lettre-missive ces merveilleuses nouvelles, et d'autre part, ma Catherine se trouvant très liée avec Madame de La Lathumière, elle fut fort aise à la pensée d'avertir sa grande amie d'un avancement qui allait la mettre beaucoup plus en joie que son mari, lequel préférait, à des titres, la gloire et les pécunes. Je remerciai Louis avec chaleur d'honorer ainsi ma famille, et comme il allait monter en sa carrosse je lui dis .

- Votre Majesté, après avoir triomphé à Suse et au Languedoc, doit être bien aise de se retrouver enfin en Paris.

- Point du tout autant que je l'aimerais, dit Louis en s'assombrissant.

D'après ce que j'ai ouÔ, j'y vais retrouver les mêmes cabales qu'à mon département, lesquelles, en vertu de ma longue absence, auront probablement empiré en méchantise et en venin.

Dès que la carrosse l'emporta, entouré de sa garde et précédé par ses trois régiments, Catherine me lança un oeil interrogatif, fort intriguée qu'elle était par les propos si tracasseux du roi à son départir. Mais la présence de Monsieur de Saint-Clair et de Lorena mit un boeuf sur sa langue, et ce n'est que le soir au coucher qu'elle y revint au cours de ce qu'elle appelait ~

le babil des courtines ", ces courtines étant celles qui nous fermaient du monde dans notre baldaquin et faisaient de ce lit une petite pièce close et chaude dans la grande. Ces rideaux, il va sans dire, n'étaient pas opaques et laissaient passer, en la filtrant joliment, la 139

lumière des bougies parfumées, lesquelles br˚laient sur les chevets à

dextre et à senestre du lit.

Le "babil des courtines" pouvait suivre ou précéder nos tumultes, mais on y venait tôt ou tard, Catherine ayant bon bec et moi-même n'étant pas paralysé de la glotte, tant est que l'habitude s'était prise de ce bec à

bec tendre et confiant, souvent jusqu'à une heure avancée de la nuit.

- M'ami ! dit Catherine, dès qu'elle fut étendue à mon côté, sa jolie face entourée de ses cheveux bouclés, et l'oeil dans la lumière des courtines vif et mordoré. Comment peut-il se faire, poursuivit-elle, qu'un aussi puissant roi ait au Louvre des ennemis qui lui donnent des inquiétudes ? Et que sont ces cabales dont il redoute le venin ?

- Si j'en crois Richelieu, m'amie, elles sont trois.

- Trois ?

- Celle des Grands, celle des femmes, celle des " étrangers " et des dévots. Elles sont toutes les trois dirigées contre Richelieu et travaillent ardemment à sa perte, laquelle, si elle était consommée, serait aussi, sinon la perte du roi, du moins une grande perte pour lui.

- qui sont ces femmes ?

- Me permettez-vous, m'amie, de suivre l'ordre de Richelieu et de commencer par les Grands ?

- qui sont-ils ?

- Ceux qui sont de la cabale, on ne les connaît pas tous, car ils marchent à pas feutrés, ayant beaucoup à perdre. Toutefois, je crois pouvoir citer le duc d'…pernon, le prince de Condé, le duc de Guise, le comte de Soissons, le duc de Bellegarde, et le duc de Montmorency.

- Et ces gens-là détestent Richelieu ?

- Du fond du coeur.

- Et quelles raisons ont-ils de nourrir pour lui tant d'aversion ?

- Ils n'ignorent pas qu'il entre dans son propos de rabaisser les Grands en ce royaume. Et dans cette perspective, qui leur est grandement à dol, la prise de La Rochelle les a frappés d'une frayeur mortelle.

140

- Et pourquoi ?

- Si le roi et Richelieu sont venus à bout d'emporter une place aussi fortement remparée que celle de La Rochelle, ils pourront tout aussi bien raser " les places que nous tenons ".

- Et qui a dit cela ?

- Le duc d'…pernon.

- Et ces Grands-là sont-ils dangereux ?

- Point autant qu'ils le voudraient. Même en unissant leurs forces (ce qui serait déjà très difficile) ils ne sauraient les mesurer à celles du roi.

- Songeraient-ils à un assassinat ?

- Ils en font assurément des rêves délicieux, mais ils savent bien que ce n'est là que songe. Le roi et le cardinal sont jour et nuit puissamment protégés, et la police cardinaliste abonde en rediseurs 1, étendant partout les mailles de leurs filets, tant est que nul Grand en ce royaume ne saurait boire vin, lait ou bouillon, sans que sa tasse elle-même ne l'aille répéter à Richelieu.

- Ce qui nous amène, dit Catherine en riant, à la cabale des femmes.

- Oui-da, Madame, vous voilà donc satisfaite.

- C'est bien le moins qu'une femme veuille savoir ce qu'à la tête d'un royaume une femme serait capable de faire.

- Rassurez-vous, m'amie: beaucoup de mal!

- Monsieur, vous êtes un méchant! Et je vous veux mal de mort de cette méchantise ! Et d'ores en avant, vous n'aurez rien de moi!

Mais ce disant, elle me tendait ses lèvres qui, rencontrant les miennes, me furent si douces, si chaudes et si prenantes qu'elles dissipèrent à

l'instant l'orage qui menaçait.

- Ma mignonne, dis-je, je pense tout le rebours de ce que je vous ai dit.

Mais je ne vais pas vous conter toutes les femmes qui en Angleterre et en France excellèrent en le gouvernement d'un royaume. Ce n'est pas là le sujet.

1 Espions.

Les dames qui nous occupent sont, elles, fort funestes àl'…tat.

- Et qui sont-elles ?

- La duchesse de Guise.

- La duchesse de Guise ! Votre propre mère !

- M'amie, ne dites pas cela ! Bien que ce ne soit, à la Cour, qu'un segreto di pulcinella 1, je tiens, quant à moi, à ne jamais l'admettre, même si, malgré ses évidentes faiblesses, j'aime la duchesse de grand amour.

- Ses faiblesses ?

- Elle se tient à la Cour pour la plus haute dame après les reines et assurément elle ne l'est pas. Les princesses du sang passent avant elle.

- Et à son ‚ge elle intrigue encore ?

- ¿ vrai dire, elle n'y met que le bout d'une patte, étant prudente et mal allante. D'aucunes de ces dames sont bien plus à craindre : ma demi-sueur la princesse de Conti, la comtesse de Soissons, et surtout la plus infernale, la duchesse de Chevreuse. M'amie, vous devriez lire mes Mémoires, ils sont pleins de leurs méfaits.

- Je les lirai. Mais une autre question encore. Pourquoi haÔssent-elles le roi et Richelieu ?

- Elles sont filles et épouses de grands féodaux, elles ont peur d'être avec eux rabaissées. Mais il y a une autre raison. Elles ont beaucoup à se glorifier dans la chair, et leur beauté leur donnerait un grand ascendant à

la Cour, si le roi et Richelieu n'étaient pas plus froids que glace à leur endroit. Elles ne leur pardonneront jamais ce déprisement-là.

- Sont-elles dangereuses ?

- Oui-da ! C'est la duchesse de Chevreuse qui a mis dans la pauvre cervelle de Chalais l'idée d'assassiner Louis.

Et l'e˚t-il pu faire ?

II en avait tous les moyens. Il était gentilhomme de la chambre.

1. Secret de polichinelle (ital.).

142

- Mais ne peut-on punir ces façonnières ?

- M'amie, dans le royaume de France, on ne coupe pas la tête aux dames.

- Mais on pourrait les bannir ?

- Ce serait se f‚cher avec une grande famille. Cependant, on a agi ainsi pour la Chevreuse. Las ! la belle, exilée, faisait, hors le royaume, encore plus de g‚chis que dedans. On l'a rappelée.

- Et la haine de ces succubes continue à se faire sentir ?

- Moins maintenant sur leurs maris que sur la reinemère, sur laquelle leur influence renforce celle des dévots, ou, si vous préférez, des "étrangers

>.

- Méchant, dit Catherine, avec un grand soupir, ne me dites pas meshui que la cabale des étrangers est la pire de toutes.

- Elle l'est, m'amie, assurément! Mais laissez-moi vous dire que par

"étrangers

>, le roi et Richelieu ne désignent pas que les Espagnols vivant à Paris et dont le plus actif est le Senor Mirabel, ambassadeur espion de Philippe IV

- Ma fé, dit Catherine, comment peut-on dire, de ceux qui sont nés en France, qu'ils ne sont pas de véritables Français ?

- Parce que, par haine des huguenots, ils ont embrassé la cause espagnole.

Ceux-là sont les dévots, dont j'ai déjà parlé, et dont les chefs, comme vous savez, Marillac et Bérulle, ont conquis l'oreille de la reine-mère, et sa cervelle aussi, pour le peu qu'elle en a.

- Ah, Monsieur mon mari, dit Catherine, mi-riant mif‚chée, parlez mieux de la reine-mère !

- Ma mignonne, rassurez-vous. Je ne tiendrai pas ce propos devant le roi, encore que je ne sois pas s˚r qu'en son for il ne l'approuverait pas.

- Il me semble, pourtant, dit Catherine, après s'être réfléchie un petit, que les dévots devraient savoir gré au roi d'avoir écrasé une fois pour toutes la rébellion des huguenots.

- Mais le roi n'en a pas profité pour éradiquer l'hérésie 143

par le fer et le feu, crime impardonnable aux yeux de nos dévots. Il en a, au contraire, autorisé l'exercice par l'…dit de gr‚ce : autrement dit, il continue la politique de tolérance et la politique anti-espagnole qui a valu à son père d'être assassiné.

Sur ce mot "assassiné

>, Catherine demeura si longtemps close et coite que je crus qu'elle s'ensommeillait, comme àson ordinaire, en un battement de cils. Ce qui, je ne sais pourquoi, m'attendrézait toujours : elle paraissait alors si enfantine, si abandonnée, et si confiante en ma protection.

Toutefois, je me trompais, car elle dit tout soudain, d'une petite voix chagrine

- Donc, le roi ne se trompe pas quand il craint que le cardinal, à son retour à Paris, n'encontre sur son chemin que haine et méchantise.

- M'amie, dis-je, je ne prédis rien, mais je ne prendrai en aucun cas la gageure de vous assurer le rebours.

CHAPITRE VI

Louis ne se séparait ni volontiers ni longtemps de ceux de ses serviteurs en qui il avait toute fiance. Toutefois il ne faillait pas non plus en équité et t‚chait de donner à chacun son d˚. Combien qu'il f˚t peu amoureux de son épouse, il n'avait pas laissé de sentir combien j'étais attaché à la mienne, et m'avait, en conséquence, baillé un congé bien plus long que je n'eusse osé l'espérer et je lui en sus un gré infini.

Ces quarante jours passés dans mon Ithaque avec ma Pénélope furent si délicieux qu'ils ne s'effaceront mie de mes plus chères remembrances et pourtant, au moment d'en toucher mot, ils embarrassent ma plume. Et du diantre si je sais pourquoi il est si aisé de dépeindre la peine, le dol et le souci, alors que les mots ne viennent pas si aisément quand c'est le bonheur qu'on décrit.

Peut-être cette malaisance est-elle due au fait que l'homme, inclinant davantage à l'espoir qu'au désespoir, estime au fond de soi que le bonheur, comme la bonne santé, est un état dont il n'y a pas tant à parler, puisqu'il est naturel, alors que le chagrin amoureux, lui, est une sorte de maladie qui demande des gloses. Et comment Catherine et moi eussions-nous pu penser autrement puisque, étant nousmêmes si naturellement dans les félicités, nous n'étions entourés que de gens heureux: Monsieur de SaintClair avec sa Lorena, et Nicolas avec son Henriette ?

145

C'est pourquoi, à ce que j'opine, une grande amour se vit comme innocemment, sans études ni questions. C'est seulement quand un couple s'estrange que l'homme, perdant sa belle, et se retrouvant tout soudain sec et seul, se met àexplorer son coeur qui le douloit.

Mais dans la grande amour en sa première fleur, il n'est que de se laisser porter par la vague, et les choses s'enchaînent sans qu'on y pense et sont ainsi faites que dans les bonaces elles-mêmes se trouvent des voluptés.

Alors viennent ces tendres entretiens o˘ dans l'heureuse lassitude des corps, on ne parle que pour dire des riens, auxquels la voix, le regard, le soupir donnent un sens qui n'est pas dans les mots.

Pourtant, dans ces tendres bec à bec avec Catherine, surgirent au moins deux fois des f‚cheries soudaines, o˘ Catherine, griffes dehors et l'oeil suspicionneux, me reprocha les deux "fournaises a de Suse, comme si c'était moi qui avais allumé leurs feux. Je laissai alors éclater mon ire de ce qu'elle lançait contre moi répétitivement ces injustes accusations, me demandant une fois de plus si je n'aurais pas d˚ taire mes tentations, puisque je n'y avais pas cédé.

Et pourquoi diantre, m'apensai-je encore, faut-il qu'elle choisisse pour objet de sa jalousie les orphelines de Suse pour le seul fait qu'elles sont Italiennes, en lieu et place de la Circé d'une précédente étape dont les avances furent si répétées et si enveloppantes, qu'en pensée au moins, j'y succombais, tant est que j'eus même plus tard quelque regret de ne l'avoir point fait, me disant même, comme je l'ai confié plus haut au lecteur, qu'à

mon sentiment l'exercice de la vertu est chose bien ingrate.

Ces petites griffures entre Catherine et moi étaient sans conséquence, ne laissant de part et d'autre aucune estafilade. Je me disais que l'amour de l'autre étant assurément la plus belle, mais aussi la plus déraisonnable des passions humaines, si Catherine était départie comme moi pendant de longues semaines dans des contrées lointaines, j'aurais assurément nourri les mêmes suspicions sans peut-être les

146

oser dire, car jamais l'ombre d'un on-dit n'avait effleuré sa réputation, alors qu'avant son mariage j'aimais si insatiablement le gentil sesso qu'à

défaut même de le pouvoir toucher, je ne pouvais me passer de le voir; à

telle enseigne que, pénétrant au hasard au Louvre dans une salle, si je n'y voyais que des gentilshommes sans qu'il y e˚t là le moindre vertugadin pour donner charme et couleur à cette foule, j'éprouvais aussitôt un sentiment de mésaise et de mélancolie. Et comme au Louvre - tous les courtisans vivant en vase clos - on est sans cesse autant épié qu'épiant, nos coquebins de cour n'avaient pas manqué d'observer chez moi cette idiosyncrasie, et derrière mon dos ils en faisaient de petits vers et des épigrammes. Il est vrai qu'à la Cour personne, et pas même Louis, n'échappe à ces petites méchantises.

En ces retrouvailles avec Catherine, nous n'étions pas seulement heureux l'un par l'autre, mais heureux aussi l'un en même temps que l'autre quand Emmanuel passait de ses bras dans les miens. Belle lectrice, si le ciel vous a fait la gr‚ce d'être mère, et mère aimante, portant aussi aux nues votre progéniture, allez-vous me pardonner mes paternelles partialités, si j'ose dire qu'Emmanuel est le plus bel enfantelet du monde, et sa mère, la meilleure des mères ?

Il faut bien avouer qu'en ce royaume, plus les dames sont hautes, moins elles prennent soin de leurs enfants, laissant ces devoirs aux nourrices et aux chambrières, qui ne sont point toujours ni trop propres ni trop douces.

Catherine, faute de lait, avait d˚ prendre, elle aussi, une nourrice, mais l'avait choisie avec la plus éclairée prudence, assistant àtoutes les tétées, ne craignant pas de changer elle-même l'enfantelet, de le baigner, de le vêtir, et s'il pleurait la nuit dans la petite pièce attenante à la nôtre, en un clin d'oeil, avant même la nourrice, elle était debout: toutes conduites qui, si elles avaient été connues par Madame de Guise, lui eussent déplu au dernier point, car elle n'e˚t vu là que des façons de faire bien bourgeoises, pour ne pas dire communes.

Pour en revenir à mon Emmanuel - et pardon, lecteur, 147

d'y revenir encore - il fut dès sa naissance un très beau drole, large d'épaules et bien membré, et à la vérité, tant je l'aime, que ses défauts mêmes m'attendrissent, car pour ne vous rien celer il fut, passés deux ans, d'humeur passablement acaprissate, et quand il recevait un ordre auquel il était rebelute, il se versait de soi à terre, ruait des coups de pied, et huchait à gorge déployée : "Point ne veux! Point ne veux! " Ce qui, dans sa parladure, se disait: " Point ne meux ! Point ne meux ! ", le " v " ne lui étant pas encore accessible.

Ces quarante jours, hélas, ne furent que trop prompts à se changer en nuits, et les nuits en jours, et les jours en nuits, cette infernale machine du temps, si longue aux moribonds et si courte aux amoureux, ne s'arrêtant jamais.

Le quarantième jour touchait à sa fin quand je reçus une visite inattendue : celle du maréchal de Schomberg, mon intime et immutable ami.

Il m'apportait un ordre du roi : Sa Majesté m'enjoignait de rejoindre incontinent Richelieu àNemours, sa dernière étape avant Fontainebleau, o˘

le roi et les reines l'attendaient pour l'honorer et le féliciter des émerveillables succès de La Rochelle et du Languedoc. Toute la Cour, prenant les devants, s'était portée, en effet, à Nemours pour l'acclamer et lui faire une escorte d'honneur jusqu'à Fontainebleau.

Je fus fort aise de participer à ces célébrations, et décidai de départir le lendemain à la pique du jour avec Schomberg. Catherine, noulant quitter les lieux si vite pour la raison qu'il lui faudrait deux jours au moins pour paqueter ses affiquets et ses vertugadins, il fut décidé qu'elle me rejoindrait en fin de semaine, escortée par mes Suisses, en mon hôtel de la rue des Bourbons à Paris, n'appétant pas, de toute manière, à se plonger dans le tohu-va-bohu de la Cour en ses géantins déplacements. quant à moi, je me pouvais passer de mes Suisses, Schomberg étant escorté par ses propres soldats.

Le voyage jusqu'à Nemours dans la carrosse de Schomberg fut fort instructif, car le maréchal m'y conta ce qui s'était passé à Nîmes entre Richelieu et le roi, quand celui-ci,

fort incommodé par la chaleur étouffante qui régnait en la ville, avait décidé de s'en retourner en Paris sans tant languir. Le cardinal lui dit alors qu'il accédait volontiers àson désir " pourvu, ajouta-t-il, qu'il plaise à Votre Majesté de faire à Nîmes, auparavant, une entrée solennelle".

Cette entrée revêtait en effet, aux yeux de Richelieu, une grande importance politique, car le roi devait y confirmer qu'il accordait aux Nîmois huguenots, comme il l'avait promis, la liberté du culte. Mais dès que Richelieu eut tourné les talons, Louis se f‚cha rouge.

- Et pourquoi donc ? dis-je, béant.

- ¿ cause du pourvu que.

- quel pourvu que ?

- Peux-je répéter la phrase o˘ apparut ce malheureux pourvu que: le cardinal accédait volontiers au désir du roi de regagner Paris, "pourvu qu'il plaise à Sa Majesté de faire àNîmes, auparavant, une entrée solennelle. "

- Et o˘ est le mal dans cette phrase ?

- Le pourvu que résonna insufférablement aux oreilles du roi et, devant témoins, il l‚cha la bride à son ire: " Le cardinal me pose des conditions.

Avez-vous ouÔ cela ? On me traite en garcelet dont on beurre le pain en tartines ! On me permettra de retourner en Paris pourvu que je fasse mon entrée à Nîmes ! Et qu'arrivera-t-il si je refuse de faire mon entrée à

Nîmes ? Me refusera-t-on la permission de retourner à Paris ? que diantre !

Suis-je un écolier ? qui est le maître de la boutique ? Le cardinal est-il mon gouverneur ? Y a-t-il au monde quelqu'un de plus opini‚tre que le cardinal et qui ait moins le souci de ma santé ? Dieu bon! J'ai en horreur cette abominable chaleur! Et faut-il que je m'aille trantoler comme on dit ici sur les pavés br˚lants de cette ville, pour complaire à Monsieur le cardinal! Pourvu que! A-t-on jamais ouÔ pareille impertinence ! "

" Moins d'une heure après cette colère royale - dont d'aucuns s'attristèrent tandis que d'autres en jubilèrent -Richelieu apprit par un de ses rediseurs les termes de cet éclat : il trémule, il rougit et il pleure.

149

- Il pleure ?

- Eh oui! Il pleure! Tout chez cet homme est excessif l'étendue du savoir, la lucidité de l'entendement, la puissance de travail, la force de la volonté, le courage indomptable, et aussi, mon cher duc, ne le saviez-vous pas ? la sensibilité. Mais rassurez-vous, le cardinal sèche bientôt ses pleurs, baigne ses yeux, court chez le roi, et là, tout miel et souplesse, il lui propose un plus accommodant projet: " On publiera que le roi fera son entrée à Nîmes, puis, au dernier moment, on placera à la tête des gardes françaises et des Suisses un maréchal, et moi-même j'expliquerai au corps de ville que le roi a d˚ départir en h‚te pour présider les …tats de Tarascon, et je confirmerai alors vos promesses, Sire, pour tout ce qui touche à la liberté du culte que vous reconnaissez aux Nîmois. "

- N'est-ce pas étrange, dis-je, que les libellistes aux ordres de Gaston accusent Richelieu de tyranniser le roi! En cet exemple, au moins, c'est le rebours !

- Cependant, mon cher duc, attendez un petit. Il y a une ultime péripétie à

ce conte et il serait dommage de ne la point dire, tant elle est savoureuse.

- Je vous ois.

- Le roi rentré dans ses gonds, Richelieu s'en retourne chez lui, sain et sauf une fois encore, mais fort attristé et chagrin. Comme chez tous les nerveux, dès que le moral p‚tit, le corps lui douloit, quasiment en toutes ses parties. Il se couche, dort une nuit remuante et tracasseuse et le matin, l'oeil ouvert, se sentant mal allant, il garde le lit. Et tandis qu'il garde le lit, il entend en son logis une grande commotion, des bruits de bottes, des portes qui claquent, et tout soudain l'huis de sa chambre est à la volée déclos, le roi apparaît, entre en coup de vent, et dit d'une voix rapide

" - J'ai changé d'avis ! Je vais incontinent faire mon entrée solennelle à

Nîmes à la tête de mes soldats ! Et que personne, ajoute-t-il d'un ton tranchant, n'essaye de me dissuader! On me donnerait alors un aussi grand déplaisir que celui qu'on m'a baillé hier, en t‚chant de me persuader de le faire !

150

" Et il part, la tête haute.

Là-dessus, tournant vers moi sa face carrée, Schomberg m'envisagea et me dit

- Eh bien, qu'en pensez-vous ?

- que le revirement est un tantinet puéril, mais en même temps infiniment touchant. Louis est un homme pour qui le mot " devoir

> n'est pas un vain terme. Après avoir de prime chanté pouilles à

Richelieu, il a d˚ penser que c'était en effet à lui-même de faire une entrée solennelle à Nîmes, et qu'il pouvait seul rassurer les Nîmois sur leur avenir et la liberté de leur culte. Il cède alors, mais se donne les gants, tout en cédant, de courber Richelieu sous sa loi.

- Mais il y a aussi, dit Schomberg, un autre aspect à la conclusion de cette scène. Elle ressemble fort à une querelle d'amoureux qui finit bien, l'amour et l'estime étant trop fortes des deux parts pour qu'on songe à une rupture.

- Et là, dis-je, envisageant le beau Schomberg avec un sourire, on sent bien que c'est le mari fidèle qui parle.

Là-dessus, Schomberg se mit à rire à gueule bec et dit

- Mais ne sommes-nous pas, en ce domaine, mon cher duc, devenus frères de la même couvée ? ¿ ce que j'ai ouÔ, vous êtes bien le seul gentilhomme, en Italie, qui ait résisté aux Italiennes. Et nos beaux coquebins de cour en sont affreusement déçus, ne pouvant plus faire sur vous, comme ils faisaient autrefois, des contes à l'infini.

moi.

- Monsieur, un mot de gr‚ce! - Belle lectrice, je vous ois. - Vous m'oyez ?

J'en suis béante. - qu'est cela ?Vous ai-je jamais mal accueillie ?

Nenni ! Mais d'évidence nous n'avez plus besoin de

- Et pourquoi cela, s'il vous plaît ?

- Il pleure ?

- Eh oui ! Il pleure ! Tout chez cet homme est excessif l'étendue du savoir, la lucidité de l'entendement, la puissance de travail, la force de la volonté, le courage indomptable, et aussi, mon cher duc, ne le saviez-vous pas ? la sensibilité. Mais rassurez-vous, le cardinal sèche bientôt ses pleurs, baigne ses yeux, court chez le roi, et là, tout miel et souplesse, il lui propose un plus accommodant projet: " On publiera que le roi fera son entrée à Nîmes, puis, au dernier moment, on placera à la tête des gardes françaises et des Suisses un maréchal, et moi-même j'expliquerai au corps de ville que le roi a d˚ départir en h‚te pour présider les …tats de Tarascon, et je confirmerai alors vos promesses, Sire, pour tout ce qui touche à la liberté du culte que vous reconnaissez aux Nimois. "

- N'est-ce pas étrange, dis-je, que les libellistes aux ordres de Gaston accusent Richelieu de tyranniser le roi ! En cet exemple, au moins, c'est le rebours !

- Cependant, mon cher duc, attendez un petit. Il y a une ultime péripétie à

ce conte et il serait dommage de ne la point dire, tant elle est savoureuse.

- Je vous ois.

- Le roi rentré dans ses gonds, Richelieu s'en retourne chez lui, sain et sauf une fois encore, mais fort attristé et chagrin. Comme chez tous les nerveux, dès que le moral p‚tit, le corps lui douloit, quasiment en toutes ses parties. Il se couche, dort une nuit remuante et tracasseuse et le matin, l'oeil ouvert, se sentant mal allant, il garde le lit. Et tandis qu'il garde le lit, il entend en son logis une grande commotion, des bruits de bottes, des portes qui claquent, et tout soudain l'huis de sa chambre est à la volée déclos, le roi apparaît, entre en coup de vent, et dit d'une voix rapide

" - J'ai changé d'avis ! Je vais incontinent faire mon entrée solennelle à

Nîmes à la tête de mes soldats ! Et que personne, ajoute-t-il d'un ton tranchant, n'essaye de me dissuader! On me donnerait alors un aussi grand déplaisir que celui qu'on m'a baillé hier, en t‚chant de me persuader de le faire !

150

" Et il part, la tête haute.

Là-dessus, tournant vers moi sa face carrée, Schomberg m'envisagea et me dit

- Eh bien, qu'en pensez-vous ?

- que le revirement est un tantinet puéril, mais en même temps infiniment touchant. Louis est un homme pour qui le mot "devoir" n'est pas un vain terme. Après avoir de prime chanté pouilles à Richelieu, il a d˚ penser que c'était en effet à lui-même de faire une entrée solennelle à Nîmes, et qu'il pouvait seul rassurer les Nîmois sur leur avenir et la liberté de leur culte. Il cède alors, mais se donne les gants, tout en cédant, de courber Richelieu sous sa loi.

- Mais il y a aussi, dit Schomberg, un autre aspect à la conclusion de cette scène. Elle ressemble fort à une querelle d'amoureux qui finit bien, l'amour et l'estime étant trop fortes des deux parts pour qu'on songe à une rupture.

- Et là, dis-je, envisageant le beau Schomberg avec un sourire, on sent bien que c'est le mari fidèle qui parle.

Là-dessus, Schomberg se mit à rire à gueule bec et dit

- Mais ne sommes-nous pas, en ce domaine, mon cher duc, devenus frères de la même couvée ? ¿ ce que j'ai ouÔ, vous êtes bien le seul gentilhomme, en Italie, qui ait résisté aux Italiennes. Et nos beaux coquebins de cour en sont affreusement déçus, ne pouvant plus faire sur vous, comme ils faisaient autrefois, des contes à l'infini.

moi.

- Monsieur, un mot de gr‚ce!

- Belle lectrice, je vous ois.

- Vous m'oyez ? J'en suis béante.

- qu'est cela ? Vous ai-je jamais mal accueillie ?

- Nenni! Mais d'évidence nous n'avez plus besoin de Et pourquoi cela, s'il vous plaît ?

- C'est meshui Madame la duchesse d'Orbieu qui pose les questions. Adonc, mon rôle est terminé.

- Belle lectrice, o˘ prenez-vous cela ? Allez-vous sur une petite pique tout à plein imaginaire rompre un aussi plaisant commerce que le nôtre ?

que diantre, Madame, si Catherine me pose questions, n'est-il pas naturel que je lui réponde ? Et si vous me posez d'autres questions, pourquoi, en toute courtoisie, n'y répondrais-je pas ?

- Dieu bon! quel délice et soulage! Moi qui me voyais jà reléguée dans les banlieues et faubourgs de votre bon plaisir.

- Mais point du tout! O˘ avez-vous pêché cela ? Parlez, Madame! Parlez!

- Fort bien donc ! J'ai deux questions à vous poser. La première, petitime, la seconde, de grande conséquence.

- Voyons de prime la petitime.

- Monsieur, comment se fait-il que dans le chapitre italien de vos présents Mémoires vous n'avez fait que mentionner, sans les décrire, les deux sueurs de Suse ?

- Et pourquoi les aurais-je décrites, puisqu'il ne s'était rien passé ?

- Parce que, Monsieur, vous avez jusque-là non seulement mentionné mais décrit toutes les hôtesses que les fourriers du roi vous avaient baillées dans vos étapes précédentes.

- Et ces étapes n'avaient pas d'intérêt historique. Celle de Suse en avait un et si grandissime qu'il éclipsait tous les autres.

- Mais de ces gentilles sueurs, le comte de Sault a d˚ vous parler en quelque détail.

- Fi donc, Madame! Le comte de Sault est un gentilhomme! Il ne clabaude pas sur les belles qui lui ont voulu du bien. Madame, pourrions-nous en venir à

votre question de grande conséquence ?

- Ma fé ! Vous voilà f‚ché contre moi de nouveau! Ah, je suis bien malheureuse !

- Nenni! Nenni! Mais je ne vous cèlerai pas que j'ai les 152

oreilles rebattues et tympanisées sur ces demoiselles de Suse !... Votre deuxième question, Madame, je vous prie.

- La voici. Pourquoi le cardinal et Louis, et avant eux Henri IV, éprouvent-ils tant d'aversion pour l'Espagne ?

- Madame, je voudrais, avec votre permission, élargir votre question à

l'Europe entière. Pourquoi l'Angleterre, la Hollande, les Pays-Bas, les princes luthériens d'Allemagne, la Suède, les Grisons de la Valteline, le Milanais, le Mantouan et la république de Venise partagent-ils cette aversion ? Parce que tous ces …tats, qu'ils fussent grands ou petits, avaient souffert, ou redoutaient, l'invasion de leurs territoires par les Habsbourg d'Espagne et les Habsbourg d'Autriche, lesquels menaçaient l'Europe entière de leurs puissantes griffes.

- De ces deux branches Habsbourg, laquelle menait le jeu ?

- La branche aînée : l'Espagne. Car elle était aussi la plus puissante, détenant l'or des Amériques, et disposant d'une infanterie qu'Henri IV, qui était orfèvre, tenait pour la meilleure d'Europe. quoi de plus tentant, alors, pour elle, que de grignoter, morceau par morceau, les …tats limitrophes ? Et d'autant que Dieu le voulait ainsi.

- Dieu le voulait ainsi ?

- Madame, vous f‚cheriez fort Philippe IV, s'il venait àapprendre que vous osez en douter! Peux-je vous le ramentevoir, ce roi, dévot et consciencieux, ne fait rien -pas même s'emparer par force de Casal en tuant beaucoup de monde - sans consulter au préalable ses théologiens, et, quand je dis < ses

>, combien, en effet, ils étaient les siens !

- Et qu'opinaient-ils ?

- que Dieu était favorable, en effet, à la prise de Casal... Et plus tard, quand le roi d'Espagne les consulta sur ses vastes projets, ils conclurent, après de longues citations empruntées au prophète Daniel, que Dieu verrait d'un oeil approbateur l'établissement par l'Espagne d'une monarchie universelle.

153

- Une monarchie universelle! Vramy ! Et comment justifiaient-ils cette ambition démesurée ?

- Par le fait que le roi très catholique était le bras armé du pape, et le seul capable d'appliquer le concile de Trente en extirpant partout en Europe par le fer et le feu l'hérésie protestante.

- Il me semble, Monsieur, qu'à ouÔr ceci, je ressens quelque mésaise.

- qui ne ressentirait cela ? L'intolérance et la cruauté sont vices humains. Et je ne vois pas comment on se pourrait sentir proche du Seigneur en s'y vautrant.

quand Schomberg et moi-même parvînmes à Nemours le douze septembre, toute la Cour se trouvait là déjà. La ville était comme submergée par une population nouvelle, et les embarras de rues tels et si grands que nous d˚mes descendre de la carrosse et monter nos chevaux. Nous avanç‚mes alors un peu plus, je ne dirais même point au pas, car la foule des piétons était immense, et parmi elle, au milieu d'une insufférable noise capable de vous rendre sourd àjamais, je reconnus, marchant à pied, à ma stupéfaction, de beaux gentilshommes et de nobles dames qui n'avaient trouvé que ce moyen-là

pour rejoindre la maison du corps de ville o˘ se trouvait Richelieu. Ils cheminaient cahin-caha en se tordant les chevilles sur les pavés disjoints des rues, cet exercice-là leur étant manifestement déconnu. Mon Accla, à

vrai dire, n'aimait pas davantage ces mêmes pavés parce qu'ils étaient glissants, et moins encore que les passants osassent lui caresser au passage le chanfrein et les naseaux: familiarités si indignes de son rang qu'elle les aurait punies d'un coup de dents, si je ne l'avais aussitôt bridée.

Je fus béant quand je m'ouÔs répétitivement appeler par une voix féminine s mon cousin ", tant est que je ne crus pas

de prime que ce f˚t à moi que cet appel était adressé. Mais au troisième appel, me retournant sur ma selle, j'aperçus, cheminant, la princesse de Conti à pied, vous avez bien lu

à pied! soutenue à dextre et à senestre par le comte de Sault et le maréchal de Bassompierre.

¿ la Cour, comme à la ville, la princesse m'appelait < mon cousin ", afin de cacher à tous ce que tous savaient, à savoir qu'elle était ma demi-sueur ayant pour mère, comme moi, la duchesse de Guise.

- Mon cousin, dit-elle, ou plutôt cria-t-elle, car autrement la noise de cet immense concours de peuple ne m'e˚t pas permis de l'ouÔr, je vous serais obligée toute ma vie de me prendre en croupe ! J'ai les pieds en sang!

- Avec joie ! dis-je, pour peu que ces Messieurs veuillent bien vous hisser jusqu'à moi. Cependant, du diantre si je vois comment vous pourrez vous asseoir à califourchon sur le dos de mon Accla avec votre vertugadin.

- qu'à cela ne tienne ! dit la princesse. Je le vais ôter.

- M'amie! s'écria Bassompierre. Ai-je bien oui! En public ! Dans cette foule !

- Et pourquoi pas? dit la princesse sur un ton qui montrait bien que notre grand Bassompierre ne portait pas chez lui le haut-de-chausses.

Et incontinent, elle fit comme elle avait dit avec une dextérité qui montrait bien que même une très haute dame n'a pas besoin de ses chambrières pour se dévêtir, le comte de Sault et Bassompierre étant, quant à eux, beaucoup plus vergognés qu'elle n'était, et t‚chant de faire écran du mieux qu'ils pouvaient à ce dévêtement.

- Mon Accla, dis-je sotto voce, en la caressant entre ses deux fines oreilles, ce n'est guère le moment de faire la méchante ou l'acaprissate : tu vas recevoir, en plus de moi sur ton dos, une princesse, lourde par le titre, mais légère par le poids, et si tu es sage, ce soir, pour te récompenser, je te baillerai une grande louche de miel.

- Mon cher duc, dit le comte de Sault, croyez-vous qu'elle vous entende ?

155

- Elle entend fort bien le mot "

sage ", et mieux encore le mot " miel"., cela lui suffit pour entendre le tout.

Et en effet, Accla ne broncha mie quand la princesse de Conti, hissée par nos deux galants, retomba sur son dos, la dame demandant aussitôt son vertugadin pour le nouer autour de ses reins. Ayant fait, elle m'enveloppa de ses deux bras et se serra contre mon dos.

- Ma cousine, dis-je à voix basse en me retournant sur ma selle, n'est-ce pas étrange que vous vous mettiez à tant de peine pour voir un ministre que vous détestez ?

- Mais je le déteste et le détesterai toujours, même après l'indigne mort que je lui souhaite, dit-elle vivement. quant àvous, mon cousin, si vous connaissiez mieux la Cour...

- Mais qu'y ferais-je ? On n'y fait rien!

- ¿ tout le moins vous y auriez appris qu'il est de certains événements o˘

il faut voir et être vue.

- Et surtout être vue, j'imagine.

- Raillez, beau Sire! Vous verrez que demain la gloire de votre faquin de cardinal sera éclipsée et qu'on ne parlera plus à la Cour que de moi et de mon public dévêtement.

En quoi ma belle demi-sueur se trompait, car le lendemain, à la stupéfaction générale, survint à Fontainebleau un esclandre ou pour mieux dire un scandale d'une si grande conséquence qu'il ébranla les colonnes de l'…tat, et dans le grand remuement qui s'en suivit, le dérobement de ma belle cousine n'eut pas plus d'importance qu'une feuille qui tombe à l'eau et que le courant emporte.

quant à moi, lorsque le cardinal apparut sur le perron de la maison de ville, je fus ravi d'ouÔr des cris, des applaudissements et des acclamations à l'infini qui ne venaient pas seulement de la Cour, laquelle était là pourtant, en sa totalité, bien reconnaissable à son beau plumage, mais aussi des bourgeois de ville, des prêtres, des commerçants, des vendeurs à la criée, des ouvriers mécaniques, des maçons, des terrassiers, et même des paysans venus des villages voisins. Le cardinal prononça seulement quelques mots sur les bienfaits de la bonne entente enfin rétablie entre tous les

156

bons Français, laquelle, dit-il, ne pourrait faillir à rendre ce royaume d'ores en avant assez fort pour que le roi puisse résister victorieusement aux assauts de l'ennemi.

Si bref qu'il f˚t, ce discours me parut très habile, car Richelieu y trouvait le moyen de se rendre sotto voce justice tout en reportant toute la gloire sur le roi. Le résultat fut celui qu'il en attendait: le nom de Louis fut acclamé plus fort et plus haut que le sien.

La nuit, cependant, tombait. Il nous fut évidemment impossible de trouver un gite à Nemours. Comme disaient coutumièrement nos fourriers : vous n'auriez su y loger une épingle. Tant est que Schomberg m'offrit pour la nuit la banquette de sa carrosse, lui-même s'accommodant de l'autre, non sans omettre de dépêcher un écuyer, le mien, et nos quatre chevaux dans le camp des mousquetaires du cardinal afin que le cardinal, le lendemain, s˚t o˘ nous trouver.

Et bien fit-il, car le lendemain, à la pique du jour, un enseigne desdits mousquetaires, suivi de nos écuyers et de nos chevaux, nous vint dire qu'il avait ordre de nous conduire jusqu'à la carrosse du cardinal. Il ajouta que, sachant à qui mes gens et mes chevaux appartenaient, ils avaient pris soin des uns, pour le pot et le rôt, et des autres, pour l'avoine et l'eau claire, et ceux-là au surplus le poil plus bichonné que garcelette qui se va marier. ¿ ouÔr son accent, le mousquetaire était Gascon et, à ce qu'il m'apparut, fort bien fendu de gueule.

En chemin, notre cocher suivant notre Gascon à cheval, Schomberg ne laissa pas de me confier combien il avait été scandalisé, la veille, par la dénudation de la princesse de Conti. ¿ quoi je souris in petto, Schomberg poussant la vertu jusqu'à la naÔveté.

- Pour moi, dis-je, plutôt que dénudation, je préférerais dire dévêtement, car les dessous de la princesse étaient si abondants qu'on ne voyait pas un seul pouce carré de sa peau.

- Mais qui e˚t cru, dit Schomberg d'une voix quasi 157

effrayée, qu'une grande princesse manquerait à ce point de pudeur!...

- Mon ami, sur ce point vous errez. Ce sont les princesses et les reines qui en manquent le plus, pour la raison qu'elles sont trop hautes pour ne se point croire au-dessus des lois. Voyez la reine Margot! Voyez aussi notre reine-mère bien-aimée, qui l'été, par les grandes chaleurs, se couche sur les dalles toute dépoitraillée, et ainsi faite, donne ses instructions au capitaine des gardes, lequel est gêné pour deux.

- Le ciel me préserve de juger la reine-mère, dit Schomberg pieusement.

- Mais je ne la juge pas non plus, dis-je sur le même ton.

Richelieu nous accueillit l'un et l'autre avec une gentillesse qui n'était pas tous les jours à sa disposition, et pour finir nous bailla l'hospitalité dans sa carrosse, ce qui fit que celle de Schomberg suivit la sienne, mais non point vide, Schomberg la mettant à la disposition de ceux de ses hommes qui étaient trop courbatus ou mal allants pour se tenir à

cheval. Richelieu ne faillit pas de l'en féliciter, ajoutant que prendre soin de ses hommes était le premier devoir d'un chef. Tant est que Louis, dès qu'il avait été le maître en son royaume (allusion clarissime à l'exil de la reine-mère hors Paris), avait porté énergiquement remède aux abus infinis qu'il avait découverts en ses armées touchant plus particulièrement les soldes - dont les capitaines pillaient une partie -,touchant aussi le peu de soins qu'on prenait des malades et des blessés.

Là-dessus, Schomberg demanda au cardinal s'il était satisfait de la tournure qu'avaient prise les choses en France et hors de France. Si Schomberg n'avait pas été si naÔf et si honnête homme, Richelieu qui pas plus que le roi n'aimait qu'on lui pos‚t question l'aurait sans doute rebuffé. Mais soit qu'il noul˚t attrister un aussi vieil et fidèle serviteur du roi, soit qu'il e˚t le coeur aux talons à force de penser aux perfides intrigues dont il était l'objet, il parla pour une fois àla franquette et sans y mettre sa coutumière circonspection.

- Le siège de La Rochelle, dit-il, la victoire de Suse, la 158

libération de Casal, la soumission du Languedoc ont été pour le roi de très grands succès, auxquels j'ai de mon mieux contribué. Mais la rançon de ce succès, c'est bien évidemment la haine, qui ne pouvant atteindre Sa Majesté, menace de tomber sur moi. Il n'y aura jamais en ce royaume pénurie d'‚mes viles et basses qui, à la vue de la vertu d'autrui, ne sentent leurs entrailles déchirées du désir d'anéantir, si elles pouvaient, celui qui possède les qualités qu'elles n'ont pas.

- Cependant, …minence, dit Schomberg, vous avez tout lieu d'être satisfait du résultat de votre immense labeur.

- je suis satisfait, dit Richelieu, mais pour parler à la franche marguerite, je mange mon pain dans la sueur et l'inquiétude.

Un grand silence tomba alors dans la carrosse et sur nous, car ni Schomberg ni moi-même n'avions envie de prononcer le moindre mot après ce déchirant aveu. Toutefois, à y réfléchir plus outre, il me sembla que les inquiétudes du cardinal n'étaient point justifiées, et qu'il sous-estimait grandement la fermeté du roi à le soutenir contre ses ennemis. La raison en était sans doute que l'extrême sensibilité de Richelieu lui faisait ressentir, plus profondément qu'il n'aurait d˚, les coups de caveçon que lui infligeait le roi, et parmi ces coupslà, le plus récent, qu'avait provoqué leur différend sur l'entrée solennelle du roi à Nîmes, avait été le plus dur àsubir, car l'ire du roi contre son ministre s'était exhalée en public dans des conditions si humiliantes pour Richelieu qu'elles l'avaient plongé dans des détresses et des insomnies qui ne peuvent se dire.

Les confidences que le cardinal venait de nous faire durent le surprendre tout le premier, car appuyant sa tête maigre et douloureuse sur le cuir du dossier, il ferma les yeux, non j'en jugerais pour dormir, mais pour signifier qu'il ne voulait plus qu'une seule parole f˚t d'ores en avant prononcée dans sa carrosse jusqu'à notre arrivée à Fontainebleau.

Nous avions quitté si tôt Nemours que seulement la moitié de la Cour était de retour à Fontainebleau quand

159

nous parvînmes jusqu'au ch‚teau o˘, à la grande déception de Richelieu, on lui annonça que le roi n'était pas encore revenu de la chasse. Néanmoins, le grand chambellan annonça que la reine-mère, informée de son arrivée, l'attendait, entourée de tout ce qu'il y avait de plus de grand à la Cour.

Richelieu fut quelque peu rechigné de l'absence de Louis pour la raison que la veille, à Nemours, lui était parvenu un billet du roi lui disant la joie qu'il aurait de le voir bientôt.

Lecteur, il y a ici deux versions de l'entrevue mémorable du quatorze septembre 1629, entre la reine-mère et le cardinal. La première repose tout entière sur le mutisme de Marie de Médicis, mais dans la seconde, la reinemère pose une question anodine à Richelieu: e Comment vous portez-vous, Monsieur le Cardinal ?

>, et à cette question, Richelieu aurait répondu vertement: " Je me porte mieux que beaucoup de gens qui sont ici ne voudraient.

>

Je récuse en son entièreté cette version des faits pour deux raisons: la première parce que Mathieu de Morgues, qui en est l'auteur, libelliste venimeux et sans scrupule à la solde de Gaston, n'a jamais dit que du mal du cardinal. La seconde est que la question de la reine-mère et la réponse du cardinal sont toutes les deux invraisemblables.

Marie de Médicis qui avait choisi, pour accueillir Richelieu, le procédé du mépris écrasant et muet n'aurait pu, ni voulu renoncer au dernier moment à

cette attitude pour lui demander aimablement des nouvelles de sa santé. La seconde invraisemblance est que le cardinal ne se serait jamais permis de prononcer, s'adressant à la reine-mère, une phrase aussi chargée de sous-entendus insolents. Même quand un an plus tard, alors qu'il était à genoux devant Marie de Médicis et qu'elle l'accablait des injures les plus grossières, jamais il n'aurait osé répliquer et moins encore avec impertinence, si grand était le respect auquel il se sentait tenu à l'égard de la reine-mère.

Je n'oserais affirmer que Morgues ne f˚t pas présent à la scène qu'il décrit, car il était fort rusé, et comme souvent les 160

libellistes, il réussissait à parfois se glisser en des lieux o˘ il n'aurait pas d˚ être. S'il a vu cette scène, possédé par la passion de nuire à Richelieu, il l'a indignement travestie.

Lecteur, voici comment il en alla dans la réalité des choses. J'entrai un peu avant Richelieu dans la grand-salle o˘ trônait la reine-mère, et m'inclinant profondément devant Sa Majesté, j'allais l'informer que j'annonçais la venue du cardinal quand elle me dit de ce ton rude, revêche et rechigné qu'elle prenait pour de la grandeur

- Eh bien, Duc, o˘ est notre homme ?

- Madame, dis-je, à peine Monsieur le cardinal était-il descendu de sa carrosse qu'il a été happé par une foule dont ses mousquetaires entreprennent de le dégager. Ils réussiront en moins d'une minute et Monsieur le cardinal viendra alors se mettre aux pieds de Votre Majesté.

¿ ces mots elle ne répondit rien, et cessant même de m'envisager, elle tourna les yeux sur son bracelet de diamants et le fit tourner autour de son poignet. Discourtoisie qui était chez elle coutumière avec tous ceux qui n'étaient pas au moins maréchaux de France ou princes du sang. Saint-Simon, non sans raison, disait d'elle qu'elle était "bornée à l'excès" et c'est sans doute ces bornes-là qui expliquaient l'idée démesurée qu'elle se faisait de son sang. On m'a dit qu'exilée une deuxième fois par son fils, elle dit un jour: "J'ai souffert ce qu'une femme de moindre condition que moi aurait bien de la peine à souffrir avec patience. " Cette phrase me paraît si naÔve que j'hésite à en entendre le sens. Veut-elle dire qu'une reine, étant donné son rang, devrait souffrir moins que sa chambrière ? Et si tel est le sens, comment ne pas lui donner raison? Même avec les grands de ce monde, la maladie et la mort sont si mal élevées...

Je la saluai alors une deuxième fois, et comme le commandait le protocole, je reculai de trois pas, la saluai de nouveau, rejoignis le groupe des Grands et des hautes dames et fus par eux bien accueilli - par les dames, parce qu'elles me savaient grand admirateur du gentil sesso, et par leurs galants

pour la raison que même ceux qui n'avaient pas participé ànos combats étaient sensibles à nos victoires... Je me fondis donc parmi eux, et comme eux envisageai la reine-mère avec un respect auquel, lecteur, si vous aviez été là, nous n'eussiez pas d˚ vous fier, car derrière son dos d'aucuns entre nous l'appelaient <4 Jézabel ", surnom qui vous paraîtra peu flatteur, si l'Histoire Sainte est demeurée en votre remembrance.

Cependant, je l'envisageai en me disant que lorsqu'on vieillit il faut de force forcée rester mince comme ma marraine, la duchesse de Guise, dont la silhouette, le port et le pas demeuraient élégants. Mais hélas, sur ces points la reine-mère ne lui ressemblait pas. Grosse mangeuse, grande dormeuse et siesteuse, et m‚cheuse à l'infini de sucreries, elle avait, au surplus, une soixantaine bien trop débordante en charnure, et quant au visage, il était élargi par des bajoues et allongé par un double menton.

quelle pitié qu'une bonne fée ne p˚t réduire au moins la moitié de son poids, car elle était superbement attifurée en un haut de corps et vertugadin de satin bleu p‚le orné de perles jetées çà et là comme à la truelle. Et derrière sa nuque se dressait une grande collerette en points de Venise constellée de diamants. Belle lectrice, je vous demande pardon de ne point vous décrire par le menu les trois colliers qu'elle portait sous son double menton, ni la demi-douzaine de bagues d'un grand prix qui ornaient ses doigts, car mes yeux s'attachèrent avant tout à un superbe bracelet qu'elle portait au poignet gauche et dont elle devait se paonner beaucoup, car elle s'arrangeait toujours pour le mettre le plus en évidence qui se pouvait.

Ce célèbre bijou avait une histoire. La reine l'avait acheté au début du siècle à des joailliers italiens. Et c'était assurément le plus gros, le plus lourd et le plus onéreux bracelet de diamants alors en vente en Europe. On lui en demanda quatre cent cinquante mille livres. quand il ouÔt ce prix, Henri IV laissa éclater son ire : "Et vous l'avez acheté ! criat-il. Ventre Saint-Gris, Madame ! vous êtes folle ! Vous êtes 162

folle à lier! Voulez-vous ruiner le royaume ! quatre cent cinquante mille livres ! De quoi lever toute une armée contre nos ennemis ! Rendez cet amas de stupides pierres aux rusés joailliers qui vous l'ont vendu. quant à moi, dites-vous bien que je ne les paierai jamais.

>

Ces joailliers, en effet, étaient gens astucieux. Le roi demeurant inflexible, ils barguignèrent avec la reine un arrangement tout à leur avantage au terme duquel elle verserait des intérêts annuels élevés sur les quatre cent cinquante mille livres qu'elle leur devait jusqu'au jour o˘

elle pourrait se libérer de sa dette en payant le capital. La reine n'y vit que du feu. Elle accepta et paya lesdits intérêts année après année, et dès que l'assassinat d'Henri IV l'eut fait régente, elle courut mettre la main sur le Trésor d'…tat de la Bastille, paya les joailliers, et dissipa le reste en folles magnificences. On e˚t alors fort étonné la reine-mère en lui apprenant qu'avec les intérêts qu'elle avait payés année après année, et le capital qu'elle avait ensuite réglé, le bracelet lui avait co˚té le double de son prix initial, si élevé que f˚t celui-là.

¿ la parfin, Richelieu pénétra dans la grand-salle et marcha d'un pas mesuré vers le trône o˘ la reine-mère siégeait. Le silence régnait déjà. Il devint plus profond. Les Grands de la Cour se tinrent rigoureusement bouche close et cousue et tendirent l'oreille dans l'attente de ce que le cardinal allait dire à la reine-mère, et de ce que la reine-mère allait répondre au ministre qui avait si bien servi son fils en ses campagnes guerrières.

- Madame, dit Richelieu, ma joie est grande de revoir Votre Majesté après tant de victoires qui sont dues aux armées du roi et qui vous apportent, Madame, à Votre Majesté et à votre fils, une gloire qui retentira dans les

‚ges futurs.

Comme dans toutes les circonstances de la vie, que ce f˚t au Grand Conseil du roi ou dans les entretiens au bec à bec, Richelieu trouvait infailliblement les mots qui convenaient et aux circonstances et à son interlocuteur, personne ne s'étonna de ce compliment si habile et si bien tourné. Ce qui

163

étonna, ou pour mieux dire frappa de stupeur les assistants, ce fut l'attitude de la reine-mère. Car, à ce grand ministre, àce fidèle serviteur du roi à qui le royaume devait tant, elle ne répondit ni mot ni miette, mais le torse redressé, les lèvres serrées, le menton saillant, et le regard glacial, elle le toisa de haut avec le dernier mépris. Si cette attitude n'avait pas été si blessante, j'y aurais trouvé un élément de comédie. Car, de toute évidence, ce silence outrageant et cette attitude dédaigneuse à l'égard de l'artisan de nos victoires, avaient été conçus et composés à l'avance, se peut même répétés devant un miroir. Mais la reinemère, hélas, était mauvaise comédienne : le moment venu, elle en faisait trop.

Si blessé qu'il f˚t en son for par un accueil auquel il ne s'attendait guère, le cardinal, fort p‚le mais maître de lui, attendait respectueusement que la reine-mère lui donn‚t son congé, ce qui dut la gêner beaucoup, car s'étant résolu à ce silence glacial et méprisant, elle ne savait plus comment faire pour le rompre, tant est que plus il se prolongeait et plus il paraissait artificiel, et contraire à toutes les règles du protocole.

¿ la parfin, le cardinal mit fin lui-même à ce tête-à-tête o˘ les têtes n'avaient assurément pas le même poids : il salua la reine-mère en y mettant tout le respect qui lui était d˚, recula de trois pas, fit de nouveau un profond salut et se retira. Tous ces mouvements furent exécutés selon les règles protocolaires, et même avec toute la gr‚ce qu'à la Cour on attend d'un gentilhomme.

¿ peine Richelieu eut-il franchi l'huis de la grand-salle que l'assistance se mit à bruire de mille remarques faites de bouche à oreille sotto voce et, à ce qui me sembla, défavorables, pour la plus grande part, à la reinemère, ceux-là mêmes qui n'aimaient pas le cardinal trouvant qu'elle avait été bien trop loin dans l'aigreur et le mépris, la part que Richelieu avait prise à nos victoires étant indubitable.

Tout le temps que ce bruissement dura, j'envisageai la reine-mère avec la plus grande attention, et il me sembla qu'elle était fort satisfaite d'avoir rompu si rudement avec

164

Richelieu, croyant peut-être, en son peu de cervelle, qu'étant donné son rang, elle ne pouvait que gagner la guerre qu'elle venait de déclarer à ce

"

faquin de cardinal

>, comme elle aimait l'appeler. quant à savoir qui de Marillac ou du cardinal de Bérulle lui avait conseillé cette attaque, je pencherais plutôt pour Bérulle, car lui aussi était naÔf, et il n'avait assurément pas saisi combien il était inopportun d'attaquer Richelieu, alors qu'il était tout resplendissant des services qu'il venait de rendre à son roi.

Si Richelieu avait besoin d'un baume pour adoucir sa blessure, il ne fallut pas longtemps pour qu'il le reç˚t, car le roi, revenant de la chasse, l'accueillit, selon les mots mêmes du cardinal, " avec des tendresses et des affections qui ne peuvent se dire

>, et Richelieu ayant quis de lui la permission de lui parler au bec à bec, le roi acquiesça, et comme il s'enfermait avec lui dans un cabinet pour un entretien, Richelieu obtint de m'inclure comme témoin de ce qui s'était passé, ne voulant pas que le roi p˚t croire qu'il exagér‚t le moindrement l'importance des mépris de la reine-mère à son endroit. La scène s'était déroulée en effet sans paroles, et rien n'est plus difficile à décrire qu'une mimique.

En fait, Richelieu en fit au roi un récit sobre, et comme il achevait et se tournait vers moi, afin que je confirmasse ses dires, Louis l'interrompit

- Monsieur d'Orbieu, dit-il, votre témoignage n'est pas utile. Je crois le cardinal. Je ne connais que trop les mimiques thé‚trales dans lesquelles la reine-mère, du haut de son Olympe, exprime ses plus profonds mépris. Elle les a plus d'une fois employées en mon endroit en mes enfances. quand on a hérité comme elle du menton prognathe des Habsbourg, il n'est que trop facile de faire des moues qu'on croit dévastatrices...

- Cependant, Sire, dit Richelieu, la reine-mère, qui est par notre constitution le deuxième personnage de l'…tat, m'a publiquement insulté. Je ne peux, dans ces conditions, que vous supplier d'accepter que je me retire des affaires.

- Oh, pour cela il n'en est pas un seul instant question!

dit Louis avec la dernière fermeté. Je ne veux pas que vous pensiez à autre chose qu'aux affaires de l'…tat. Avez-vous réfléchi à l'éclat et au mal que causerait votre démission non seulement dans le royaume, mais à

l'étranger ? quant à la reine-mère, ne vous inquiétez pas de ses petites mimiques. Je me déferai un jour ou l'autre de ses importunités et je mettrai fin du même coup aux agitations des cabales.

Au sailli de ce petit cabinet, et le roi nous quittant, le cardinal m'entraîna jusqu'aux appartements du ch‚teau qui lui avaient été départis.

Ses valets, son majordome, un capitaine et deux enseignes des mousquetaires se trouvaient déjà là, les uns appropriant les chambres, et les autres établissant les factions et les rondes de sécurité.

- Charpentier! O˘ est Charpentier! Je veux voir Charpentier ! O˘ diantre est Charpentier? cria impatiemment le cardinal une fois le seuil franchi, et parcourant en vain d'un pas rapide toutes les pièces de son logis.

- …minence, dit alors le majordome avec cette lenteur et cette lourdeur qui paraissent s'attacher à ce genre de fonction, Monsieur votre secrétaire n'est point céans.

- Et o˘ est-il ?

- Votre …minence l'a envoyé au débotté porter un pli àMonsieur le maréchal de Bassompierre.

- En effet! En effet! En effet! cria le cardinal et par tous les saints, ajouta-t-il très à la fureur, le voilà parti quand j'ai le plus besoin de lui.

Ce grief était d'une injustice à la fois si criante et si comique qu'il en prit lui-même conscience aussitôt. Il se calma dans la seconde même et, se tournant vers moi, il sourit

- Mon cousin, dit-il, penseriez-vous vous abaisser beaucoup si vous consentiez à écrire sous ma dictée une lettre àla reine-mère ?

- …minence, je ne me sentirais pas rabaissé du tout, mais fort honoré par un tel service. Si vous voulez bien vous en ramentevoir, je vous l'ai déjà

rendu dans votre carrosse autrefois.

166

- En effet, dit Richelieu, et je me ramentois encore de la rapidité et de l'élégance de votre écriture.

J'avalai cette cuillerée de miel cardinaliste avec le respect qu'il fallait, et un valet ayant apporté des feuilles de papier, de l'encre et tout un jeu de plumes, je choisis la mieux taillée, la trempai dans l'encre et j'attendis. Et lecteur, vous ne sauriez croire avec quelle jubilation j'écrivis sous la dictée du cardinal la lettre que je transcris plus loin.

Car cette missive adressée à la reine-mère n'était point le jeu du chat et de la souris, mais à l'inverse, le jeu d'une souris qui, ayant échappé à la griffe d'un chat, s'amuse, pour se revancher, àlui chatouiller les moustaches.

< Madame, j'ai ce jour d'hui la même passion à vous servir que j'eus toujours. Mais voyant que je vous déplais, j'en éprouve la plus grande peine que j'eus jamais et je vous supplie de trouver bon que je me retire.

Avec respect je remets donc entre vos mains toutes les charges que je tiens de vous. J'emmène avec moi ceux de mes parents qui étaient à votre service.

Croyez, de gr‚ce, que si j'ai perdu votre bienveillance, je ne me considère pas pour autant dégagé de ce que je vous dois depuis quatorze ans, tant est que, quoi que vous fassiez, je serai votre serviteur jusqu'au dernier soupir de ma vie. Je vous prie instamment d'insister auprès du roi pour qu'il accepte ma démission, ma résolution sur ce point est si absolue que j'aimerais mieux mourir que de demeurer à la Cour en un temps o˘ mon ombre me fait peine.

Cardinal de Richelieu "

Ce poulet-là, qui n'était d'amour qu'en apparence, et de respect que de surface, me fut dicté d'une traite, tandis que le jetant sur le papier aussi vite que je pus, j'admirais l'élégance et les trouvailles de style de Richelieu - comme par exemple " mon ombre me fait peine

> - par quoi se terminait la dictée. Le cardinal, ayant appelé son maggiordomo,

167

signa, cacheta la missive et la lui remit avec l'ordre de la faire tenir sur l'heure à la reine-mère. Puis, se levant, il alla déclore une de ses fenêtres, prit un grand respirement, et ayant jeté un oeil sur la foule des courtisans qui attendaient dans la cour, il reclosit aussitôt ladite fenêtre et se tournant vers moi il me dit

- Ces gens attendent que vous sortiez pour quérir de vous ce qu'il en est de mon présent prédicament : que leur allez-vous dire ?

¿ quoi, ayant réfléchi un petit, je répondis

- Le roi a consolé Monsieur le cardinal du premier accueil qu'il a reçu céans.

- Nenni! Nenni! dit Richelieu vivement. Cela ne se peut! Ce serait critiquer la reine-mère ! Contentez-vous de dire que je suis consolé, mais sans dire de quoi.

"Mon cousin, reprit-il, les fourriers vous ont logé au ch‚teau avec Monsieur de Guron. Dites-lui, le soir venu, d'éloigner le domestique. La raison en est qu'en toute probabilité vous recevrez à la vesprée la visite d'une garcelette.

- …minence, dis-je, si je dois lui déclore l'huis moimême, ne peux-je savoir son nom ?

- Vous l'avez déjà encontrée.

Et baissant la voix, comme si les murs eux-mêmes avaient des oreilles, il ajouta

- C'est la Zocoli.

CHAPITRE VII

La Zocoli 1, lecteur, appartenait à cette race modeste mais fort utile des rediseurs dont Richelieu usait mieux qu'aucun autre ministre avant lui, tant il jugeait importantissime d'être renseigné jour après jour, et j'oserais même dire, heure par heure, sur les agissements des cabales et les menées de l'étranger.

Au recrutement de ces rediseurs, le cardinal apportait tous ses soins. En outre, il savait émerveillablement les instruire, les surveiller, les récompenser, et le cas échéant, les détruire. II va sans dire, en effet, que les rediseurs, étant devenus experts dans l'art de surprendre les secrets de nos ennemis, pouvaient être aussi tentés, dans les occasions, de leur vendre les nôtres.

quant à cette Zocoli, fine mouche parmi les mouches, Richelieu avait réussi, par de subtils intermédiaires, à l'introduire comme chambrière dans l'entourage de la reine-mère. Elle y faisait merveille, ayant l'oreille fine et un infini courage. Toutefois, pour ses s˚retés, et pour la bonne réputation du cardinal - tout innocent, il va sans dire, de ces basses cuisines -, elle ne devait jamais l'approcher, mais prendre langue, soit avec Monsieur de Guron, soit avec moi-1. Prononcer <4 Socholi ".

169

même, qui à Son …minence redisions ses redisances. C'est ainsi que j'avais déjà encontré la Zocoli, non sans péril pour mes vertus, car le ciel lui avait donné un visage d'ange, et le diable, un petit corps à damner un moine escouillé en cellule. Raison pour laquelle le cardinal avait hésité

de prime à l'employer, ayant ouÔ que la belle était si raffolée de toute créature de Dieu portant mentule que toute occasion lui était bonne pour paillarder qui-ci qui-là hors la couche conjugale, laquelle était, de reste, mêmement désertée par Il Signor Zocoli, dont on disait qu'il était bougre.

Toutefois, ayant fait surveiller la drolette, Richelieu s'aperçut que, toute chaleureuse qu'elle f˚t, elle gardait la tête froide et par le plus judicieux des choix, n'usait de son devant qu'avec les amis et les créatures du cardinal, et jamais avec ses ennemis, ou ceux qu'elle soupçonnait être tels. Laissant alors au Seigneur Dieu le besoin de pardonner ou de punir, le moment venu, les terrestres errements de la Zocoli, le cardinal l'avait prise à son service, en quoi il avait sagement agi, car elle était plus habile et rusée que pas une fille de bonne mère en France.

Monsieur de Guron, qui savait déjà qui j'allais encontrer chez lui, m'accueillit, je ne dirais pas à bras ouverts, car justement il les referma sur moi avec maintes tapes douloureuses sur les omoplates, avant que de m'étouffer à demi par la fougue de ses embrassements.

- Du diantre, dit-il, si je trouve les mots pour vous dire comme je suis content de vous voir céans ! Nous allons pouvoir jaser à l'infini ! ajouta-t-il, ce qui me donna tout de gob à penser que des deux, le seul jaseur, ce serait lui.

- Je ne sais, dis-je, si nous en aurons le temps, et non plus quand la rediseuse me viendra voir. Mais dans cette perspective, il faudrait qu'elle ne soit vue par aucun, ni aucune de votre domestique.

- J'y veillerai, dit-il.

- Et j'aimerais, ajoutai-je, que trois ou quatre de vos soldats soient présents quand la porte sera pour elle déclose.

- Et pourquoi cela ?

170

- ¿ supposer que votre rediseuse soit capturée en chemin, qu'on la torture, et qu'elle dise tout, un attentement contre nous ne serait pas exclu.

- Fort bien donc.

- Et que sont vos soldats ? dis-je.

- Des Suisses frais venus des monts helvétiques et qui parlent le français comme moi je parle allemand.

- Et vous le parlez comment ?

- Die, der, das.

- Voilà qui va bien! dis-je en riant.

Il va sans dire que l'attente o˘ nous étions de l'advenue de la Zocoli ne nous dispensa pas de nourrir <

la pauvre bête

>. Le lecteur se ramentoit sans doute que Monsieur de Guron était un des < goinfres " de la Cour et qu'une repue chez lui valait quatre des miennes, sans compter que le vin y coulait comme ruisseau dans la bouche - dans la sienne, du moins. Et comme je l'avais prévu, les bouchées les plus grosses ne l'empêchaient pas de clabauder à coeur content et toujours sur soi.

Sa faconde m'e˚t tué si, la repue à peine finie, on n'avait pas toqué à

l'huis. Monsieur de Guron et moi-même gagn‚mes l'antichambre suivis des quatre Suisses géantins, les piques basses. Je portais un pistolet à la main senestre, un autre à la ceinture. Les trois gros verrous repoussés par Monsieur de Guron, je déclouis l'huis par degrés et, apercevant le joli museau de la Zocoli, j'ouvris juste assez pour que son petit corps mince et rondi p˚t passer en deçà.

- Vous revoilà donc, mon beau Seigneur! s'écria la Zocoli. Vous ramentezvous de moi ? Et, de gr‚ce, ne m'appelez pas la Zocoli ! Pour vous je suis Clairette, bien que de cette eau claire, vous n'ayez pas voulu boire!

Ce disant, elle me jeta les bras autour de la taille et me serra si fort que j'eus peine à me désenlacer de ce petit serpent. quand je dis < peine ", j'entends que ma reluctance à le faire fut aussi grande que le muscle qu'il y fallut. Vramy ! m'apensai-je, s'il en est ainsi la deuxième fois qu'elle me voit, que sera-ce de la troisième ?

- Clairette, dis-je, es-tu parvenue céans sans encombre ? - Sans encombre, oui-da! puisque me voilà! dit la Zocoli qui avait bon bec, étant fille du pavé de Paris, et comme toutes celles-là que je dis, vive, frisquette, effrontée, et ne craignant rien en ce monde, sauf les archers du roi, mais même ceux-là, elle ne les craignait plus, depuis que, gr‚ce à l'emploi que lui avait baillé le cardinal, elle avait l'heur de servir le roi, et elle le servait bien, ayant l'esprit vif et la langue déliée aussi, pour ce qu'elle avait été nonnette en un couvent o˘, à défaut de vertu, on lui avait appris le bon français.

- Mais, dis-je, s'il n'y a pas eu d'encombre à la nuitée dans les couloirs de Fontainebleau, o˘ fut le mal de les traverser ?

- Mon beau Seigneur, les couloirs sont mal éclairés, et il n'y eut pas un seul soldat en faction devant la porte d'un Grand qui, au passage, ne m'ait pastissé les arrières.

- Eh bien! dis-je, o˘ est le dol ?

- Le dol, dit la Zocoli, c'est qu'ils ne sont pas allés plus loin, tant ces pleutres ont peur que leur sergent, les surprenant à ces façons, ne les condamne au fouet ou à l'estrapade.

" Mais qui sont ces autres soldats que voilà ? poursuivitelle, en apercevant les Suisses qui, faiblement éclairés par la lanterne de leur sergent, demeuraient au garde à vous et les piques hautes.

- Des Suisses de Monsieur de Guron. Ils étaient là pour te protéger.

- que beaux et géantins ils sont! dit la Zocoli en les envisageant l'oeil en fleur et la bouche ouverte. Je gage, reprit-elle, qu'ils s'en donnent à

coeur joie, la ville gagnée, pour le forcement des garcelettes.

- M'amie, au lieu de rêver avec délices au forcement de ton petit corps par ces gros Suisses, voudrais-tu me dire ta r‚telée de ce que tu sais.

- Mon beau Seigneur, dit-elle à Monsieur de Guron en s'asseyant sans façon sur une chaire à bras que le protocole lui e˚t défendu, vous feriez une bonne action si vous consen-172

tiez à me faire servir, avant que je parle, quelque petit vin pour me rafraîchir le gargamel et aussi quelques friandises de gueule, tant le gaster me creuse de tous les désagréments que j'ai subis en venant jusqu'ici.

Monsieur de Guron étant touché de compassion - mais était-ce bien de compassion qu'il s'agissait ? - lui fit porter les bonnes nourritures qui, sur cette terre, nous donnent de si bons moments. La Zocoli but à gueule bec le flacon de vin tout entier et mangea à elle seule un jambonneau, et par surcroît, quelques crèmes et sucreries pour faire passer le tout.

Monsieur de Guron, qui la regardait avec une admiration qui croissait à

chaque minute, me dit sotto voce àl'oreille que c'était bien là le genre de garcelette qui, tous les jours que Dieu fait, a faim par tous les bouts.

Ce disant, il l'envisageait avec des yeux si enflammés, ou devrais-je dire plutôt si affamés, que je décidai tout de gob de la laisser à ses soins, dès qu'elle m'aurait fait son conte. Monsieur de Guron, ayant alors quitté

les lieux par discrétion, la Zocoli me fit son récit, et elle le fit si congr˚ment que j'eus d'ores en avant la meilleure opinion de sa jugeote.

- Mon beau Seigneur, dit-elle, je ne saurais dire l'heure àlaquelle Madame (laquelle, prudemment, elle ne nomma jamais autrement) reçut une lettremissive, mais à peine l'eutelle lue qu'elle se mit dans ses fureurs. Et qui n'a vu Madame en ses fureurs n'a rien vu ! Non que j'aie pu la considérer àmon aise en cette occurrence, car dès que commença l'ouragan, je me jetai à plat ventre derrière un coffre que j'étais occupée, un plumeau à la main, à dépoussiérer, car ce qu'il faut à tout prix éviter en tel prédicament, c'est surtout que Madame ne vous voie, car non contente de briser et casser tout ce qui lui tombe sous les doigts, elle gifle encore à la volée tout être humain qui passe à sa portée. Cependant, la curiosité l'emportant sur la peur, je risquai un oeil par le côté du coffre, et je pus observer quand et quand son déchaînement. Ma fé ! mon beau Seigneur, c'est un spectacle qu'aucun bateleur en Paris n'égale ! La dame p‚lit! elle tape du pied !

elle rougit, la sueur lui coule à flots dessus la face !

173

et s'étouffant, sans vergogne aucune elle se dépoitxaille et s'échevelle!

qui plus est, elle vomit des milliasses de paroles sales et f‚cheuses!

Vramy ! Elle en remontrerait à une harengère des halles ! Et Dieu sait o˘

Madame a appris ces horreurs, sinon peut-être de son cocher.

" ¿ la parfin, épuisée par ses hurlades, Madame se tut, et àce que je vis en risquant un oeil sur le côté du coffre, elle s'assit sur l'unique fauteuil de son salon (ce qui indiquait que nul ne devait s'asseoir en sa présence) et, là, t‚cha de reprendre son vent et haleine, et souffla fort, ce faisant. Làdessus, j'ouÔs la voix du maggiordomo lui demandant si Sa Majesté consentait à recevoir Monsieur de Marillac. ¿ quoi elle répondit < oui

> d'une voix éteinte et à ce que je vis, risquant derechef un oeil, elle entreprit de reboutonner son corps de cotte, mais point jusqu'en haut, étant encore hors de souffle, tant est que ses gros tétins apparaissaient plus qu'il n'e˚t fallu: ce qui m'amusa fort.

- Et pourquoi cela, ma Clairette ?

- Parce que Monsieur de Marillac est un grand dépriseur de tétins, et dès qu'il en voit un, fusse la moitié d'un, il escamote sa tête comme tortue sous sa carapace. Néanmoins, Madame aime beaucoup Monsieur de Marillac, et la preuve en est qu'à peine fut-il entré qu'elle lui commanda de s'asseoir.

- Elle le lui commanda ? Elle ne le pria point ?

- Oh! Madame est trop haute pour prier, sauf peut-être le Seigneur Dieu. Et Monsieur de Marillac, ne voyant pas d'autre chaire, s'assit sur mon coffre, ce qui m'apeura fort, car s'il s'était retourné, il m'e˚t à coup s˚r découverte. Mais m'avisant qu'on ne peut tourner le dos à Madame sans violer le protocole, je repris mon assiette, et même me réjouis fort à la pensée d'ouÔr les jaseries de ce beau bec àbec, n'ayant rien recueilli qui val˚t de tout le mois. Et là au moins, m'apensais-je, j'allais faire belle et bonne moisson pour Monsieur le cardinal.

Ici la Zocoli fit une pause, se peut pour reprendre son souffle, car elle parlait à la parisienne d'une voix pointue,

174

vive et précipiteuse, se peut aussi pour donner plus de poids à ce qu'elle allait dire.

- Poursuis, ma Clairette, je te prie. Je t'ois des deux oreilles.

- Voici, mon beau Seigneur. ¿ peine Monsieur de Marillac fut-il assis sur mon coffre, que Madame recommença ses cris

" - Monsieur de Marillac, cria-t-elle, vous ne sauriez croire! Ce faquin de cardinal m'a écrit! à moi ! Il m'a écrit, alors même que je l'ai en public écrasé de mes furieux mépris! II a osé m'écrire! Moi qui ai chassé ce gueux de la Cour, de ma maison et du royaume! Et il pousse l'impudence jusqu'à

m'écrire et jusqu'à se dire encore mon serviteur!

< - Madame, dit Marillac d'une voix grave, le cardinal n'est aucunement détruit, tout le rebours et le moment n'est pas encore venu de triompher.

quand il a sailli de la grandsalle o˘ vous l'aviez écrasé de vos mépris, les larmes lui coulaient des yeux, grosses comme des pois - vous n'ignorez pas, ajouta-t-il avec quelque mesquinerie, comme notre grand homme a le pleur facile ! Mais le roi, revenu de la chasse, s'enferma avec le cardinal dans un petit cabinet, et quand le cardinal ouvrit l'huis, afin que Sa Majesté puisse se retirer, la Cour darda sur Richelieu d'ardents regards, et n'y vit pas trace de pleurs, mais bien au rebours une face rayonnante.

Là-dessus, Richelieu s'enferma assez longuement avec le duc d'Orbieu. Toute la Cour était là sous les fenêtres, attendant que le duc sortit, et quand il sortit enfin, on l'entoura, on le pressa de questions, et il répondit ces simples mots : le roi a consolé Monsieur le cardinal. Ce qui mit la Cour en une joie et une liesse qui ne peuvent se dire.

- Une liesse ? dit Madame. E che cosa significa questa parola 1 ?

" - Une grande joie! Madame.

" - Une grande joie ? Santa Maria ! C'è da impazzire 2 !

1. Et que veut dire ce mot ? (ital.).

2. Sainte Vierge ! Il y a de quoi perdre la raison! (ital.).

175

Ces Français sont de grands fols ! Moi, reine de Fiance, je foudroie ce petit excrément de mes furieux mépris ! Et le roi, mon fils, l'embrasse! Et la Cour l'acclame! E tutta la nazione è contro di mil !

" - Folle ou non, Madame, dit Marillac, la Cour a pris le parti du cardinal, hélas, contre Votre Majesté. Et moi-même on me prit à partie, on me chanta pouilles ! On m'accusa de vous avoir inspiré cet esclandre ! Et plus d'un de me prédire avec une fausse compassion que le roi ne tarderait pas à me chasser, moi, de la Cour. Et Bérulle aussi.

" - Bérulle, dit soudain Madame, sautant comme àl'accoutumée d'une idée à

une autre. Mais o˘ donc est Bérulle ? Pourquoi diantre n'est-il point céans ? N'est-ce pas un comble qu'il ne soit pas à mes côtés pour aiutare mi come l'ho aiutato di tasca mia. Che persona ingrata 2 !

" - Madame, le cardinal n'est pas ingrat. Il est au lit. Il est quasiment au grabat, et d'après les médecins il n'en a plus pour longtemps.

- Mais je ne veux pas qu'il meure! s'écria Madame, comme indignée. Allez-lui dire de ma part que je ne veux pas qu'il meure ! J'ai encore beaucoup trop besoin de lui !

" - Et pourquoi, Madame ? Pour qu'il vous pousse àcommettre derechef une énorme faute ? dit Marillac avec une fausse douceur. Je vous l'avais bien dit, Madame, et je l'avais répété bien en vain à Bérulle ! Richelieu revenant du Languedoc couvert de gloire et brillant de toutes les vertus, le moment était fort mal choisi pour le piétiner en public.

" - Et malgré cela, dit Madame avec un petit ressac de sa grande colère, le fourbe a osé m'écrire !

" - Il vous a écrit? dit Marillac béant. Madame, peux-je vous demander la gr‚ce de lire cette lettre ?

" - Che puzzo3 ! dit Madame.

1. Et tout le pays est contre moi ! (ital.).

2. Pour m'aider comme je l'ai aidé de ma bourse. quelle personne ingrate !

(ital.).

3. Voici cette puanteur! (ital.).

176

" Il y eut alors un assez long silence, le temps pour Monsieur de Marillac de lire la lettre et peut-être de la relire, puis il dit

" - Cette lettre, Madame, paraît, à vue de nez, humble, soumise et respectueuse. Mais en fait, Madame, à lire entre les lignes, le cardinal vous daube.

" - Il me daube ? E che cosa significa questa parola ?

" - En d'autres termes, Madame, il se moque de vous.

" - De moi? Il se moque de moi! de MOI! hurla Madame. Et... et... et comment ?

" Je crus qu'elle allait derechef laisser courre son ire. Cependant il n'en fut rien. La curiosité fut trop forte.

" - Et comment ? reprit-elle.

" - Mais en vous priant d'intercéder auprès du roi pour que le roi accepte sa démission.

" - Et en quoi se moque-t-il en écrivant cela'>

" - Parce que cette démission, Madame, le roi l'a visiblement déjà refusée, et votre démarche auprès de Louis ne pourrait qu'elle ne vous expose à une sévère rebuffade.

" - Mais c'est le diable que ce faquin de cardinal ! s'écria Madame.

" Mon beau Seigneur, reprit la Zocoli, c'est là tout ce que j'avais à dire ou plutôt à redire, sauf que Monsieur de Marillac départi, et Madame s'allant coucher, je pus enfin me lever de ma cachette.

Je remerciai la Zocoli et lui voulus bailler un écu pour sa belle r‚telée, mais elle le refusa avec dignité, me disant qu'elle n'avait qu'un maître, et que c'était lui qui la payait. J'hésitai à lui donner au départir, comme j'en avais envie tant j'étais content d'elle, une affectueuse brassée, mais réfléchissant qu'affectueuse, ladite brassée ne le serait pas longtemps avec elle, je préférai la remettre aux mains de Monsieur de Guron, et le coeur allégé, je regagnai ma chambre. Et là, au lieu de m'ensommeiller tout de gob, je jetai de prime sur le papier tout ce que la reine-mère avait dit afin de le pouvoir répéter le lendemain au cardinal mot pour mot.

177

Je me sentais fort las après cette journée o˘ s'étaient passées tant de choses. Mais m'étant moi-même dévêtu -l'heure étant si tardive que je noulus réveiller mon valet - je tirai autour de moi les courtines de mon baldaquin, je me couchai sans tant languir et j'attendis mon sommeil, mais il ne vint pas. Au lieu de cela, je pensai longuement à Marillac.

Il me semble, lecteur, que je vous ai déjà touché un mot du genre de réflexion qu'il m'inspirait. Mais quel que f˚t ce mot, le voici, plus complet, je crois, et plus fouillé, qu'une simple remarque en passant.

Marillac n'était point, certes, niais et simplet comme le pauvre Bérulle, qui à force de s'adresser à Dieu en était venu à penser que Dieu lui faisait, en retour, des confidences et des prédictions. Comme le lecteur s'en ramentoit, il s'en était autorisé pour écrire àRichelieu que ce n'était pas la peine de construire la digue, que les murailles de La Rochelle tomberaient d'ellesmêmes: il en avait eu la révélation.

Monsieur de Marillac, lui, avait beaucoup d'esprit, il était fort laborieux, il remplissait à merveille sa charge de garde des sceaux, et il avait eu le mérite d'établir ce fameux Code Michau qui mettait de l'ordre dans les ordonnances royales.

On pouvait certes entendre qu'étant grand dévot, et désirant avant tout l'éradication par le fer et le feu de l'hérésie huguenote, il p˚t prôner l'alliance espagnole, maugré les dangers qu'elle présentait pour la France.

On pouvait même, à la rigueur, entendre que, pour réaliser cette politique, il pens‚t que nul autre que lui-même n'y suffirait, et qu'il faudrait que Richelieu dispar˚t pour qu'il p˚t prendre sa place. Mais c'est là, à cet instant de mon discours, que le b‚t me blesse.

Sur quoi et sur qui Monsieur de Marillac pouvait s'appuyer pour réaliser ce dessein ? Sur le roi ? Mais Louis qui adorait son père était viscéralement anti-espagnol. Il n'ignorait pas que ce père tant aimé avait été assassiné, coÔncidence peu fortuite, au moment o˘ il se préparait à engager une guerre sans merci avec l'Espagne. Louis savait aussi que ce même père avait rejeté

pour son dauphin la proposition

178

d'un mariage espagnol, proposition que sa mère, dès qu'elle fut veuve, avait, à son grand dol, remis sur pied. Et bien qu'il y e˚t d'autres raisons pour ne parvenir point, de prime, à"

parfaire son mariage " avec Anne d'Autriche, le fait qu'elle f˚t Espagnole n'ajoutait pas à son ardeur. La preuve en est qu'il renvoya, non sans brusquerie, de l'autre côté de la Bidassoa, les turbulentes dames de compagnie qui s'en étaient venues en France avec Anne d'Autriche. Et à mon sentiment il l'aurait bien renvoyée elle-même, s'il l'avait pu.

Monsieur de Marillac pouvait-il alors s'appuyer sur la reine-mère pour amener Louis à accepter l'alliance espagnole ? S'il a vraiment cru cela, c'est la pire bévue que cet homme d'esprit ait jamais faite. Il y avait belle heurette qu'il n'y avait plus d'autre sentiment entre le roi et la reine-mère que la considération imposée par le protocole. Je l'ai dit mille fois et pardonne-moi, lecteur, de le redire encore, désaimé, humilié par Marie de Médicis en ses enfances, non seulement il ne l'aimait point, mais il la respectait moins encore, ayant la plus pauvre opinion de son entendement et de son caractère. Il abhorrait ses partis pris obtus, ses furieux entêtements, ses colères escalabreuses et, plus que tout, les vulgarités de son langage.

Or, s'il y a une chose au monde que Louis de tout coeur détestait, c'était qu'on se laiss‚t aller en sa présence à des querelles, qu'on élev‚t la voix, qu'on en vint à des paroles sales et f‚cheuses. Il considérait que c'était là une insulte gravissime infligée à sa dignité royale. Oyant un jour en sa chambre le comte de Guiche chanter pouilles à voix stridente et en termes grossiers à un huissier qui lui interdisait l'entrant de la chambre royale, il lui dépêcha tout de gob une douzaine de gardes, l'arrêta et l'expédia en Bastille pour une semaine.

La reine-mère ! Dieu bon! m'apensai-je en mon insomnie. Comment un homme d'esprit comme Marillac avait pu choisir, pour atteindre sa fin, un instrument aussi peu fiable, lequel pouvait s'échapper à tout instant de ses mains pour tailler et découdre à tort et à travers, lui laissant la responsa-

179

bilité de ses errements, puisqu'il était connu pour être son conseiller.

Position excessivement périlleuse et qui pouvait l'amener un jour ou l'autre à une disgr‚ce, dont la Cour déjà pressentait qu'elle ne serait pas douce.

Dès le quinze septembre, le roi réussit à repl‚trer une sorte de paix entre Richelieu et sa mère. Ce qui, à mon sens, fit céder si vite cette éternelle entêtée, fut le désaveu universel que lui infligea la Cour en cette occasion. Le même soir, le cardinal, se sentant infiniment soulagé, m'invita à dîner avec lui au bec à bec, ce qui piqua quelque peu Monsieur de Guron qui pourtant, une semaine plus tôt, s'était paonné de ce même privilège. " Bah ! me dit-il avec une petite moue en me donnant sur l'épaule une forte tape, vous verrez, mon cher duc ! Grandissime honneur sans doute, mais chère petitime !

> C'est tout à la fois le goinfre et le fin bec de la Cour qui parlait là, car en ce qui me concerne, je bois fort peu et mange. plus sobrement encore. Ce n'est point là, lecteur, ascétisme et vertu, mais simple vanité, car pour moi bedondaine est synonyme de barbon 1, et je voudrais conserver le plus longtemps que je puis la taille svelte dont me loue ma Catherine.

Le lecteur a déjà deviné qu'un souper avec le cardinal n'est pas un babillage de caillettes et de coquebins. On y travaille plus qu'on y mange.

Et à peine étions-nous assis devant nos couverts de vermeil, d'un ton pressé et expéditif

- Eh bien, mon cousin, que vous a dit la Zocoli ?

- …minence, dis-je, j'ai jeté sur le papier tout ce qu'elle m'a dit.

Désirez-vous lire cette relation écrite, ou que je vous en fasse de vive voix le conte ?

- La relation écrite me suffira, dit Richelieu. Je connais vos rapports : ils sont excellentissimes.

Je lui remis alors le pli et je l'observai très à la discrétion, tandis qu'il le lisait. Sa face était p‚le et creusée et portait la que Son …minence me dit

1. On appelait barbon, au xvne siècle, un homme de quarante ans. Avec ou sans barbe, c'était déjà a un vieux ".

180

trace d'une immense fatigue. Dieu bon! m'apensai-je, quel courage adamantin, quelle invincible opini‚treté, quel sublime dévouement sont les siens ! Et sauf par le roi, comme ils sont peu récompensés! Plus il fait du bien au royaume, plus on lui fait du mal!

Ayant fini sa lecture, le cardinal relut ma relation, puis plia le papier, et disant, comme se parlant à soi: " Il faut que le roi lise cela ", il enfouit le pli dans la poche intérieure de sa soutane, puis baissa les yeux sur son assiette et demeura ainsi un bon moment.

Ce qui suivit, lecteur, me laissa tout à plein béant. Car ce n'était point souvent que le cardinal, toujours secret et cousu, se laiss‚t aller, même devant un serviteur en qui il avait toute fiance, à exprimer un émeuvement, ou à conter une de ses remembrances. Et ce soir-là, il fit les deux.

- Mon cousin, dit-il, pensez-vous que la reine-mère puisse un jour à mon endroit venir à résipiscence ?

- Il me semble, …minence, qu'après le cuisant échec qu'elle vient d'essuyer, il serait raisonnable qu'elle le fasse.

- Raisonnable ! dit Richelieu en ouvrant grands les yeux. Et quand fut-elle jamais raisonnable !

Il n'en dit pas davantage, et pour l'instant du moins, il demeura bec cousu. Je l'imitai. Comme bien on sait, pas plus au roi qu'au cardinal on ne doit poser questions : passer outre à cette règle serait la pire des impertinences. Je demeurai donc plus silencieux que taupe en son trou, mais en même temps fort éveillé, car à mon sentiment Richelieu en avait déjà

trop dit pour ne point en dire davantage. Et en effet, il revint, mais par un chemin très détourné, à son propos.

- Mon cousin, reprit-il, ce n'est pas à vous, qui y avez pris si courageusement part, qu'il faut ramentevoir le coup d'…tat du vingt-quatre avril 1617. L'inf‚me Concini exécuté sur l'ordre du roi, sa mégère emprisonnée, et une fois le pouvoir royal arraché à des mains indignes, la reine-mère reclose en ses quartiers. Vous ramentez-vous ces détails surprenants ? Pour l'empêcher de s'enfuir, Louis ne lésina pas sur les moyens : il remplaça sans tant languir les archers de sa garde par les siens, dépêcha des maçons pour murer les deux portes dérobées de ses appartements et trois terrassiers géantins pour abattre à coups de masse le petit pont de bois qui permettait à sa mère de franchir les douves pour s'en aller promener dans les jardins du bord de Seine : autre issue par laquelle elle e˚t pu quitter le Louvre. Tant est que la reine-mère, avant même d'être exilée au ch‚teau de Blois, se sentait serrée en geôle et assurément elle l'était. Elle entra alors dans une de ces escalabreuses colères qui avaient si longtemps ébranlé les plafonds du Louvre, et dont la Zocoli nous a donné déjà un échantillon. Hurlant, pleurant, échevelée, et se tordant les mains, elle maudissait les Concini qu'elle avait si longtemps adorés et révéla dans le même temps, par les initiatives qu'elle prit, le trait dominant de son caractère.

"Elle envoya son premier écuyer, Monsieur de Bressieux, dire au roi qu'elle désirait s'entretenir avec lui... Si j'avais été avec elle à ce moment-là, poursuivit Richelieu, je lui aurais déconseillé une démarche aussi inopportune. La reine-mère avait si odieusement privé Louis de ses prérogatives royales après même qu'il fut devenu majeur, qu'un accommodement, pour le moment du moins, était tout à plein impossible.

"qui pis est, l'assassinat de Concini, l'exécution de la GaligaÔ, montraient chez Louis un degré de résolution et de rigueur qui ne laissait pas le moindre espoir à la reine-mère qu'il revint sur ses décisions. Je ne fus donc pas surpris quand Monsieur de Bressieux approcha le roi pour présenter la requête de la reine-mère : il essuya un refus des plus nets. "

Je la verrai en temps voulu ", dit Louis sèchement. Toute autre que la reine se le serait tenu pour dit. Point du tout. Elle envoya une deuxième fois Monsieur de Bressieux porter la même requête, laquelle essuya le même refus. Pis même, elle envoya une troisième fois Monsieur de Bressieux au roi. Cette fois-ci ce ne fut pas un refus, mais une menaçante rebuffade, le roi laissant entendre au pauvre Bressieux que

182

s'il le revoyait à nouveau porteur du même message, il le serrerait en la Bastille.

" Croyez-vous que la reine-mère, après cela, cessa ses encharnées requêtes ? que nenni! Elle dépêcha auprès du roi la princesse de Conti qui, plus prudente que Monsieur de Bressieux, demanda audience à Louis. …tant princesse et appartenant à la puissante Maison des Guise, il n'était pas question de la menacer de la Bastille. Le roi lui répondit galamment qu'il la recevrait avec joie, mais à condition qu'elle ne lui parl‚t point de la reine-mère. qui aurait pu imaginer, après cela, que Marie de Médicis recommenç‚t pour la cinquième fois une démarche qui s'était avérée si parfaitement inutile ? Suivant ses instructions, sa dame d'honneur, Madame de Guercheville, encontrant le roi dans un couloir du Louvre, s'alla jeter dramatiquement à ses pieds. " Sire ! s'écria-t-elle, allez-vous chasser votre mère ! - En effet, dit Louis, elle est ma mère. Mais par ci-devant, elle ne m'a jamais traité en fils. "

Ce discours fut pour moi du plus vif intérêt, car si j'ai parlé dans un tome précédent de mes Mémoires de ces requêtes inopportunes de la reinemère, je les ai résumées en trois lignes, et sans doute n'étais-je pas aussi bien informé que Richelieu, car, au lieu de cinq démarches de la reine, Dieu sait comment, je lui en avais prêté six.

- La leçon de ce conte, conclut Richelieu, c'est qu'il vous donne à

réfléchir sur la différence entre la ténacité et l'obstination.

- J'avoue, …minence, que je sens cette différence, mais sans la pouvoir définir.

- Je m'y suis essayé, dit Richelieu avec une humilité dont je ne fus pas dupe (car il aimait les poètes et les subtilités du langage). Eh bien! je dirai, pour ma part, que la ténacité est une volonté éclairée par la raison. Et l'obstination, une volonté qu'aucune raison n'illumine. Je compare l'obstination à une grosse guêpe qui se heurte cent fois à la même vitre sans chercher, ni trouver la fenêtre déclose par o˘ elle pourrait s'envoler. C'est pourquoi, ajouta-t-il, après un 183

moment de silence, je ne me fais guère d'illusion sur la précaire paix que Louis vient de rétablir entre sa mère et moi. que je fasse bien ou que je fasse mal, la reine-mère s'est butée contre moi une fois pour toutes, et son dard me poursuivra toujours.

Ayant dit, une légère rougeur apparut sur le visage p‚le et creusé du cardinal. Et il me sembla qu'il éprouvait quelque vergogne à s'être laissé

emporter par sa métaphore en parlant, au sujet de la reine-mère, de (i dard

", ce qui donnait à penser qu'il la comparait à la grosse guêpe dont il venait de décrire les désordonnés volètements.

Mais comme je gardais une face impassible, lui donnant àentendre par là que je n'avais établi aucun lien entre la grosse guêpe et le dard, Richelieu se rasséréna et me dit du ton bref et expéditif qu'il affectionnait

- Mon cousin, il est temps, comme disait Henri IV, que mon sommeil me dorme, et que le vôtre vous dorme aussi. Le Grand Conseil du roi est convoqué demain à huit heures. Soyez-y. Il y sera beaucoup question de la mauvaise tournure que prennent nos affaires en Italie. Et aussi de Monsieur! Et de l'absence de Monsieur! Monsieur, c'est vraiment un os bien dur à ronger.

Ma fé ! m'apensai-je en le quittant, une grosse guêpe ! Un gros os dur à

ronger! Che famiglia ! comme disait le Vénitien Zorzi.

- Monsieur, un mot de gr‚ce.

- Belle lectrice, je vous ois.

- Oserais-je quérir de vous pourquoi jusqu'ici vous avez si peu parlé en vos Mémoires de Monsieur, frère du roi.

- Nenni! Nenni! J'en ai parlé, Madame qui-ci qui-là dans différentes parties de ces Mémoires que peut-être vous n'avez pas tous lus. Aussi bien, il ne serait pas mauvais que je rassemble pour vous toutes ces parcelles, vu le rôle qu'il va

184

jouer dans ce qui suit, et dresser de lui un portrait plus complet.

"J'aimerais assurément pouvoir dire le contraire, mais le seul rôle que Gaston ait joué, du début à la fin du règne de son frère, est un rôle de nuisance et de déplaisance. Avezvous vu au ch‚teau de Blois la statue de Gaston d'Orléans ? Ce qui frappe le plus quand on l'envisage avec attention, c'est la mollesse et la faiblesse de ses traits. ¿ eux seuls ils vous éclairent sur la consistance du personnage.

- Monsieur, pouvons-nous voir cela davantage dans le détail ?

ché.

- Monsieur, ce n'est pas parce que vous êtes, avec votre mariage, devenu vertueux, quoique bien à contrecoeur, que vous devez meshui regarder de haut les faiblesses humaines. Si bien je me ramentois, il y eut en vos jeunesses toute une farandole d'accortes garcelettes.

- Ah! De gr‚ce, Madame! Ne comparez pas ces pauvres filles, qui vendent leur devant à des gentilshommes pour une nuit, à mes charmantes chambrières. Elles travaillaient pour leurs maîtres. Elles étaient dévouées à leurs maîtres, et elles m'aimaient, et je les aimais aussi et le lien a duré tout le temps que j'ai pu. Et chaque fois que je les ai d˚ quitter, les larmes n'étaient pas que dans leurs yeux.

- Pardonnez-moi, Monsieur, à mon tour, j'ai osé vous juger. Vais-je aggraver mes torts envers vous en vous disant que, maintenant que vous êtes vertueux devenu, je ne vous trouve plus aussi séduisant ?

- La grand merci, Madame, d'encourager ma modestie. Il est vrai qu'un homme marié est rarement séduisant, puisqu'il a déjà fait son choix.

- Et un choix excellent, Monsieur, d'après ce que j'ai Eh bien, de prime, Madame, Gaston était fort débau-

- Merci, belle lectrice, pour cette réplique généreuse. Elle rachète tout.

Je n'eusse pas aimé que notre bec à bec devienne une prise de bec.

185

- Mais revenons, Monsieur, à nos blancs moutons.

- Gaston n'est pas si blanc que cela, hélas, Madame, mais pour une part ses fautes viennent de la situation qui était la sienne. Frère puîné d'un roi qui n'avait pas d'enfant, et par conséquent héritier présomptif du trône, Gaston, ce joyeux drille qui n'aimait que le jeu, la farce et les pitreries, nourrissait tout du même de grandes ambitions. Et c'est là, Madame, le mauvais de notre système: le sang donne le rang, et le rang n'a à aucun degré l'esprit, l'étude, l'application, la suffisance, le zèle qu'il faudrait pour diriger les grandes affaires. Et bien le prouva Gaston quand il réclama àcor et à cri le commandement du siège de La Rochelle.

Puisje vous ramentevoir, Madame, ce quasi comique épisode ? De guerre lasse, on l'envoya à La Rochelle sous la discrète surveillance des maréchaux. Gaston n'y fit rien qui val˚t. ¿ la première sortie des Rochelais, il voulut paonner sa bravoure et se porta au premier rang de l'action, tant est que ses hommes cessèrent d'être commandés. Le soir même, d'un ton quelque peu doux et aigre, mais avec tout le respect d˚ à son rang, le maréchal de Schomberg remontra à Gaston qu'il s'était comporté en soldat et non en chef. Mais de toute façon Gaston n'avait pas la vocation des armes. Au bout de quelques petites semaines, le climat venteux et tracasseux de l'Aunis et surtout la monotonie harassante de la vie militaire le dégo˚tèrent tout à plein. Alors, sans crier gare, et sans la moindre vergogne, il planta là son armée, il s'en retourna de son propre chef en Paris o˘, pour échapper à la surveillance de la reine-mère, il se logea, non au Louvre, mais dans un petit hôtel discret. Et là, dans un perpétuel farniente, il se livra à ses débauches, à ses repues, et aux petites pitreries dont il était raffolé.

< Non qu'il f˚t sot, Madame, il avait, au rebours, beaucoup d'esprit. Mais c'était un esprit vautré. Et bien qu'il f˚t mieux garni en mérangeoises que la plupart de ses contemporains, il était trop nonchalant pour les utiliser. En voulezvous un exemple ? En ses jeunes années, le roi, oyant que le régent de son frère, le maréchal d'Ornano, l'encourageait à

186

s'opposer à la volonté royale, dépêcha le maréchal en prison. Aussitôt Gaston, sans l'ombre d'une preuve, se persuade que c'est Richelieu qui a inspiré cette mesure. Et alors, sans davantage réfléchir, il décide de l'assassiner. Voici un conte que j'ai déjà fait pour vous, Madame, et je le résume en cinq lignes. Gaston envisagea, avec une trentaine d'amis, de se faire inviter par le cardinal en son ch‚teau de Fleury en Bière. Et là, ses amis feindraient, au cours de la repue, de se prendre entre eux de querelle, les épées jailliraient du fourreau, et dans le tumulte qui s'ensuivra, une épée traverserait, par le plus grand hasard, le coeur du cardinal.

- Et qu'arriva-t-il ?

- Le cardinal connut le complot avant même qu'il f˚t au point, et allant trouver Gaston à son lever, l'intimida par son escorte, et en même temps lui offrit gracieusement d'échanger le ch‚teau de Fleury en Bière contre celui de Gaston, qui était bien moins commode. Gaston trouva le cardinal < fort charmant", accepta son offre et il ne fut plus question de repas à

l'italienne. Ramentez-vous en ce qui concerne l'Italie, belle lectrice, que si Gaston par son père est un Bourbon, il est par sa mère un Médicis.

- J'ai aussi ouÔ dire, Monsieur, que les conseillers de Gaston étaient fort mauvais.

- Madame, mauvais ! Je dirais plutôt, en citant cette belle langue latine en laquelle je fus nourri en mes enfances, qu'ils étaient abominandi atque exsecrabiles ! Voici les noms de ces tristes sires : Le Coigneux, Bellegarde, Puylaurens. Le pauvre Gaston était entre leurs mains comme la marotte d'un bouffon: ils en faisaient ce qu'ils voulaient.

- J'avoue, Monsieur, que mon savoir, ici, me faille. qu'est-ce qu'une marotte ?

- Une marotte, belle lectrice, est un sceptre surmonté d'une tête coiffée d'un capuchon bigarré et garni de grelots. Le bouffon l'agite à sa guise, le jette en l'air, le rattrape, le branle pour sonner ses clochettes, bref, fait avec lui mille tours. Mais dans le sens figuré du terme, la marotte est quiconque, homme ou femme, qui est tombé sous l'emprise 187

d'un conseiller, et ne fait rien sans lui. Vous vous rsmentez sans doute que Marillac et Bérulle, nos bons apôtres, finirent par persuader la reinemère que Richelieu, au cours des années, avait fait d'elle sa " marotte", ce qui la mit contre lui dans des haines, des fureurs et des ressentiments qui ne peuvent se dire.

" Pour en revenir à Gaston, dès que la première campagne d'Italie fut envisagée...

- Monsieur, pourquoi la première ? Y en a-t-il donc une seconde ?

- Il y en aura une seconde, Madame, je le crains. Mais c'est demain au Grand Conseil du roi que nous aurons àenvisager la mauvaise tournure que prennent nos affaires en Italie. Pour en revenir à la première expédition d'Italie, dès qu'elle fut décidée, Gaston en demanda aussitôt le commandement.

- Eh quoi! Après ce qui s'était passé à La Rochelle ?

- Oui-da, Madame! que voulez-vous ? L'insuffisance est souvent la mère de la suffisance.

- que se passa-t-il alors ?

- Il était de toute évidence impossible de lui accorder le commandement, mais fort difficile aussi d'opposer au frère du roi un refus humiliant. Il n'y avait qu'un moyen d'éviter le pire, et ce fut celui que le roi choisit : il prit lui-même le commandement de la campagne.

- Donc, tout va bien!

- Hélas, non, Madame, tout va mal! Cette guerre familiale à peine apaisée, une seconde éclate. Peux-je vous le ramentevoir : l'épouse de Gaston, Madame de Montpensier, meurt en couches le quatre juin. Veuf inconsolable, Gaston, quatre jours plus tard, sèche ses larmes, ne pense plus qu'à se remarier et s'éprend de Marie de Gonzague, fille du duc de Nevers, ce jour d'hui duc de Mantoue. Or, voici les éléments nouveaux de cette histoire, concernant les mobiles de la reine-mère et du roi. Ils sont pour une fois d'accord

ils sont tous deux opposés à cette union. La reine-mère pour une raison peu raisonnable et que l'on sait déjà: Le duc de

188

Nevers, vingt ans plus tôt, a pris les armes contre elle. Le refus du roi est inspiré par des raisons politiques. Gaston, devenu gendre du duc de Mantoue, l'Italie s'ouvre à lui. Or, Gaston a un faible pour les ennemis de son frère. Il est ami très proche du duc de Lorraine qui nous déteste. Et en Italie, qui pourrait l'empêcher de s'aboucher avec les Espagnols ?

"Comme vous voyez, belle lectrice, Gaston n'a pas encore découvert le sens du mot " patrie ", très semblable en cela, je me h‚te de le dire, à la plupart des Grands qui, sous la faible régence de la reine-mère, ne se faisaient pas faute de se révolter contre son pouvoir les armes à la main, afin d'obtenir d'elle des terres ou des clicailles.

"quand Louis revient victorieux de sa première campagne d'Italie, Gaston, pour marquer sa bouderie, passe aussitôt en Lorraine, ce dont le duc, notre ennemi, est ravi. C'est pour lui, et ses grands amis les Habsbourg, un immense avantage. S'ils décidaient d'attaquer Louis, ils pourraient se targuer de défendre les intérêts de son frère, ce qui donnerait à leur attaque une sorte de légitimité. Et d'un autre côté, Gaston et le triste trio, dont il est la marotte, entendent combien il est importantissime pour Louis d'avoir à son côté son frère cadet dans les guerres qui le menacent.

Ils lui firent alors savoir que Gaston serait disposé à rentrer en France, mais àson prix. Et en terres, en apanages, en places, en titres, et en clicailles pour lui-même et son triste trio, Gaston demandait la lune. La réponse royale ne tarda pas. Louis groupa une armée en Champagne pour faire pièce à une éventuelle attaque de la Lorraine, et Richelieu entreprit de barguigner avec Gaston. Et je vous laisse à penser, m'amie, quel ‚pre bargoin cela fut!

- Et quel en fut le résultat ?

- je l'ignore encore. je le saurai demain à huit heures et demie au Grand Conseil du roi. Mais comme vous savez, Madame, une fois hors le Conseil, les conseillers du roi sont plus muets que carpes.

189

Louis était fort attaché au ch‚teau de Saint-Germain-enLaye, séjour des premières années de sa vie. Il aimait son parc, la belle vue qu'on y avait sur la Seine et la forêt du Vésinet, un air assurément plus pur que celui de Paris, la garenne du Peq o˘ il rêvait déjà d'aller chasser le cerf. Il aimait par-dessus tout quand son père, qu'il aimait de grande amour, le venait voir, et il venait souvent, et comble de bonheur, il venait seul, tant est que l'enfantelet royal n'avait pas à craindre les criailleries, les brimades et les menaces de fouet de sa mère.

En ce qui me concerne, maugré l'émerveillable encontre que j'y fis à dix ans du garcelet royal, moi-même étant de peu son aîné, il me faut bien avouer que le ch‚teau luimême - surtout si on le compare à Fontainebleau -

n'est pas des plus attachants. Ce qui rend une résidence aimable - et on le sent dès qu'on y met les pieds - c'est qu'elle fut très aimée par ceux qui l'ont construite ou qui y ont vécu. Et ce fut bien le cas pour Fontainebleau, amoureusement créé sur les ruines d'un ch‚teau et d'un couvent par François Ier, enrichi par les artistes italiens qu'il admirait, et embelli ensuite par Henri IV qui, tout chiche-face qu'il f˚t, consacra deux millions et demi de livres à son embellissement. Il est vrai que Louis XIII, qui y était né, consacra beaucoup moins de pécunes à Fontainebleau, car quoiqu'il aim‚t fort la splendide résidence, il préférait Versailles pour la raison que Versailles n'était situé qu'à cinq lieues de Paris, ce qui n'imposait pas un si grand déplacement que Fontainebleau qui se trouvait, comme disait mon Alizon, " au diable de Vauvert ".

¿ huit heures et quart, aussi exact qu'un officier prussien, et après avoir parcouru toute la longueur de la cour du Cheval blanc (dont la statue avait depuis belle heurette disparu), je montai en rechignant l'escalier Henri II, pestant

190

à haute voix contre le piteux état des marches disjointes et sur lesquelles le danger de glisser et de choir était grand. Je vis enfin Beringhen qui m'attendait tout sourires sur le seuil de l'huis à deux battants déclos.

Lecteur, de gr‚ce, ne vous y trompez pas. Si mon valet de chambre est fils de bonne souche paysanne, Beringhen, lui, est noble (qui pourrait habiller et dévêtir le roi, sinon un gentilhomme ?) et, de reste, on n'appelle pas Beringhen valet, mais officier de la maison du roi. Et de ceux-ci il y en a plusieurs, mais Beringhen en est le premier, raison pour laquelle on l'appelle, non sans respect, " Monsieur le Premier ", titre dont il se paonne fort et à juste titre. Beringhen est d'origine flamande, l'oeil bleu, le teint rose, le cheveu blond, meshui tirant sur le blanc, bon bec et bonne bedondaine, et connaissant si parfaitement le protocole et ses subtils problèmes que le roi lui-même le consulte là-dessus dans les occasions.

- Avec mes respects, Monseigneur, dit Beringhen avec un salut des plus profonds, mais en me parlant en même temps avec une familiarité de bon aloi qui tenait au fait que mon père avait connu le sien et l'avait toujours traité avec amitié. J'ai cru ouÔr, poursuivit-il, que vous n'aimez guère le degré Henri II. Mais personne ne l'aime à la vérité, et tous redoutent les chutes qu'ils y pourraient faire. Je me permets de le dire, de temps à

temps, à Sa Majesté.

- Et que vous répond-Elle ?

- "Plus tard, Beringhen ! Plus tard! Pour l'instant je n'ai pas un seul sol vaillant. Mes guerres me raflent tout. "

Au bout de la galerie François Ier, que je ne parcours jamais sans quelque émeuvement tant je la trouve superbement ornée, Beringhen m'entraîna sur la gauche, et non sur la droite, comme je m'y attendais, puisque à l'ordinaire c'était dans la salle de bal que se tenait le Grand Conseil. Je restai bec cousu, devinant la raison de ce déplacement.

La monumentale cheminée de la salle de bal est flanquée de chaque côté de deux satyres de bronze noir. Ils ont les cuisses fort velues, symboles des vices charnels. Ils sont placés à proximité du foyer pour bien faire entendre que

c'est dans les flammes que se terminera, dans l'au-delà, leur vie dévergognée.

quand Henri IV tenait Conseil, il s'asseyait le dos à la cheminée et encadré, en conséquence, par les deux satyres, ce qui le gênait si peu qu'il en faisait quand et quand des plaisanteries friponnes.

Par respect pour un père adoré, Louis, quand il séjournait à Fontainebleau, tenait ses Grands Conseils dans la même salle, et lui-même assis le dos au feu. Mais je suis bien assuré que la présence des deux satyres derrière lui le devait gêner, car dès que le temps devenait quelque peu inclément, il disait que la salle de bal était trop grande et trop refroidie par ses immenses baies vitrées, et il tenait Conseil dans une pièce beaucoup plus petite qu'on appelait le Salon du roi et qui n'était autre que la chambre o˘ il avait vu le jour.

Beringhen, ayant à recevoir d'autres ducs et pairs ainsi que les deux maréchaux de France qui appartenaient au Conseil (la courtoisie de l'accueil ne descendant pas plus bas), me quitta à mi-chemin de la galerie François Ier pour s'en retourner au degré Henri II. quant à moi, je gagnai le salon Louis XIII mais je ne fus pas seul longtemps. que trouvai-je là, sinon le Révérend docteur médecin Fogacer, lequel me bailla une forte brassée et me considéra longuement avec un évident plaisir, ses longs sourcils se relevant vers les tempes en même temps qu'un sinueux sourire apparaissait sur ses lèvres. Ces mimiques, en ses années plus vertes, lui donnaient alors un air méphistophélique qui correspondait assez bien, comme on sait, au printemps de sa vie et à ses folles avoines, mais les années passées et le pécheur en lui étant venu à résipiscence, ses lèvres étant moins écarlates, et quelques creuses rides aussi qui-ci qui-là, il n'avait plus du tout cet air diabolique, non plus celui d'un chanoine, car son oeil était pétillant, ses mouvements vifs et son parler rapide.

- Ma fé ! dis-je, que faites-vous céans, Révérend docteur médecin ? Vous n'appartenez pas, que je sache, au Grand Conseil du roi!

- que nenni ! Mais étant les yeux et les oreilles du nonce 192

apostolique, je suis toléré dans le couloir du salon par respect pour Sa Sainteté le pape.

- Mais étant dehors et non dedans, que vous apporte cette attente ?

- Voici. J'attends que les conseillers sortent du Conseil, je scrute les visages des partisans du roi et de Richelieu, je scrute aussi les visages des dévots, et à l'air qu'ont les uns, et l'humeur que je vois aux autres, je tire mes petites conclusions...

- Mais pour en juger ainsi, il faudrait que vous sachiez déjà beaucoup de choses.

- Mais je sais déjà beaucoup de choses, dit Fogacer avec son sinueux sourire. Sous-estimez-vous à ce point la diplomatie du Saint-Siège ?

- Et par exemple ?

- Par exemple que les affaires de la France en Italie sont très mauvaises, et que la séance à laquelle vous allez assister, mon cher duc, sera très agitée, et j'oserais même dire, tempétueuse.

CHAPITRE VIII

Les conseillers - le roi y tenait très fermement la main -arrivaient fort ponctuellement en nos assemblées. Et le seul qui survint avec quelque retard et auquel on bailla incontinent une chaire à bras, fut le pauvre cardinal de Bérulle. J'en fus fort étonné. Si j'en croyais la redisance de la Zocoli, Marillac avait décrit son état comme étant désespéré et avait dit de lui qu'il était "

quasiment au grabat", expression bizarre, car elle veut dire, en fait, que le malade est à la mort, et non étendu sur un lit misérable, ce qui n'est s˚rement pas le cas, quand il s'agit d'un cardinal.

J'en conclus qu'en tenant ce propos à la reine-mère, Marillac, par un pieux mensonge, avait voulu l'empêcher d'appeler le cardinal à rescourre, afin de demeurer son seul et unique conseiller. Non que le pauvre Bérulle all‚t mieux. Il était p‚le comme la mort, et ne pouvait marcher qu'avec l'aide de deux clercs, l'un à dextre et l'autre à senestre, et s'assit avec un soulagement visible sur la chaire qu'on lui avait apportée.

Dans le désamour comme dans l'amour, il y a des degrés, et je désaimais moins Bérulle que Marillac, et point seulement en raison de la belle oeuvre qu'il avait accomplie en créant l'Oratoire. ¿ mon sentiment, Bérulle n'était point méchant. Il était seulement borné, et entièrement dépourvu d'imagination. quand il disait, et il le disait souvent, qu'il 194

fallait " éradiquer par le fer et le feu l'hérésie protestante ", il ne voyait, ni même n'imaginait, multipliée par mille, àl'échelle de l'Europe, une sanglante Saint-Barthélemy. Ce qu'il avait dans l'esprit restait confus et abstrait.

¿ l'accoutumée, le roi exposait au début du Conseil, sommairement, l'affaire dont il était question, et quand tous ceux qui désiraient opiner l'avaient fait, il demandait son avis à Richelieu.

C'était bailler au cardinal l'occasion d'un exposé magistral, o˘, reprenant toute l'affaire depuis le début, il en envisageait un à un tous les éléments. Après quoi, très habilement, il proposait au roi deux solutions entre lesquelles il le priait de choisir.

L'analyse était claire, complète, méthodique, elle ne faisait appel qu'aux faits et à la raison, jamais à la passion ni aux préjugés. Je ne saurais dire si Richelieu avait lu les Regulae ad directionem ingenii 1 de Descartes, paru juste après le siège de La Rochelle en 1628. Mais si Richelieu ne l'avait pas lu, il était cartésien sans le savoir. quant à

moi, j'attendais toujours avec le plus grand plaisir ses lumineux exposés.

Et combien ils étaient agréables à ouÔr après les inanités et les projets confus qui les avaient précédés !

Ce matin-là, le roi, la face imperscrutable, entra, s'assit sur l'estrade dressée devant la cheminée, le dos tourné au feu. La reine-mère s'assit avec quelque effronterie presque en même temps que le roi, et se tint fort raide sur son siège, le menton haut levé, la lèvre hautaine, le tétin arrogant et l'air, disait Guron, de se préparer à ne rien entendre à ce qui s'allait dire devant

Ce matin-là, à peine la reine-mère fut-elle assise à la dextre du roi, et le cardinal debout à sa senestre, qu'à la surprise générale Sa Majesté

changea l'ordre habituel des choses, et au lieu de le faire Elle-même, requit Richelieu de décrire l'état actuel de nos affaires en Italie.

1. Règles pour la direction de l'esprit (lat.).

195

L'exposé du cardinal, sobre et posé, plongea les conseillers dans la stupeur et la désolation: les Impériaux d'Autriche, revenant sur leur parole, avaient franchi la Valteline avec vingt-sept mille hommes, mis le siège devant Mantoue o˘ le malheureux duc de Nevers avait peu de chances de leur résister longtemps. De leur côté, les Espagnols, sous la direction de Spinola, se dirigeaient vers Casal pour en recommencer le siège avec dix-huit mille hommes et forcer Toiras àcapituler.

Ce que Richelieu ne dit pas, mais que je sus plus tard, c'est qu'avant de réunir le Conseil, le roi avait déjà dépêché dans les Alpes cinq de nos meilleurs régiments, et envoyé des chevaucheurs à Toiras pour lui dire d'accumuler au plus vite les approvisionnements en Casal, en même temps que luimême acheminait vers Embrun, dans nos Alpes du Sud, des canons, de la poudre et du blé, bref tout ce qu'il fallait pour répondre aux besoins d'une grande armée.

Richelieu conclut son exposé en disant qu'on pouvait, évidemment, faire encore la paix avec les Habsbourg, mais à des conditions " faibles, basses et honteuses ", en leur cédant Casal qui était pourtant, pour nous, la clef de l'Italie, et en les laissant chasser le duc de Nevers de son duché de Mantoue, bref, en abandonnant tous nos alliés italiens, y compris Lodène, Parme et la république de Venise. Si on ne voulait pas de cette politique, alors il faudrait rassembler cinquante mille hommes et courre sus aux Espagnols.

Le roi demanda alors au Conseil d'opiner. Or, tous les ennemis de Richelieu n'étaient pas pour autant hostiles à la guerre contre l'Espagne. La plupart étaient au contraire fort sensibles à l'honneur, et il y aurait eu assurément bien de la bassesse à ne pas secourir nos alliés. quant à

Bérulle et Marillac, se sentant floués et isolés, ils se turent. La consultation du Conseil était à leurs yeux une creuse cérémonie la décision était déjà prise. Alors - maladresse à peine croyable - n'osant pas s'en prendre au roi, ils s'attaquèrent furieusement à Richelieu : "Vous sacrifiez à votre grandeur,

196

dit Monsieur de Marillac, la paix de tout un …tat, la fortune de tout un peuple... Vous voulez satisfaire à la folie qui vous porte à abaisser la Maison d'Autriche... Vous visez àbrouiller la France avec tous les pays d'Europe... "

Le roi, qui trouvait ces attaques ad hominem indécentes et détestait le tour polémique que Marillac donnait à la délibération, se leva, demanda le silence, et le silence rétabli, dit d'une voix forte et résolue : ~4 Nous n'avons pas rompu la paix. C'est l'Espagnol qui l'a rompue. C'est l'Espagnol qui a envahi le Mantouan avec quarante-cinq mille hommes. Eh bien ! puisque les Espagnols veulent la guerre, ils l'auront, et jusqu'à la gueule!#

Le pauvre cardinal de Bérulle mourut, si bien je me ramentois, au début d'octobre, mais cette nouvelle n'adoucit pas Marillac, tout le rebours. On e˚t dit que, d'ores en avant, il portait seul sur ses épaules le poids de la parole divine, et qu'il devait, au prix de son salut, la communiquer au roi. Il la lui répétait à satiété chaque fois que sa charge lui permettait de le voir, et combien que Sa Majesté le tînt en haute estime pour le labeur, le zèle et la suffisance qu'il mettait en son emploi, Elle laissait percer à chaque fois une impatience que Marillac ne sentait même pas, tant il était persuadé que faire la guerre aux Espagnols était la chose la plus impie qu'on p˚t faire en ce monde.

Cela alla très loin, et jusqu'à une offre de démission de sa charge de garde des sceaux faite à Richelieu. Le cardinal en fut béant.

- Mais qu'est cela ? dit-il. Le gouvernement vous paraîtil injuste ?

- Mais que nenni, …minence ! La retraite est un désir que j'ai depuis vingt ans.

- Ce désir a-t-il quelque rapport avec la mort du pauvre cardinal de Bérulle ?

197

- Assurément non. Ma démarche est inspirée simplement par le désir de prendre ma retraite.

- Alors, demandez-la au roi, mais je doute qu'il l'accepte. Ce n'est pas au moment o˘ nous partons en guerre qu'on peut abandonner un ministère, et surtout un ministère d'aussi grande conséquence que le vôtre. Il ne faut même pas y penser.

Cette démarche, pour le moins incongrue, fut bientôt connue de toute la Cour, et nos coquebins en firent des commentaires à l'infini. Les uns disaient que Marillac, par le poids seul de cette démission, voulait détourner le roi d'entrer en guerre. Les autres, "

que le garde des sceaux avait bien fait de vouloir sortir par la porte, car un jour viendrait o˘ on le jetterait par la fenêtre

>.

Cependant le roi ne pouvait partir pour l'Italie sans s'accommoder avec son frère, toujours festoyé par notre pire ennemi, le duc de Lorraine (et c'était là, comme avait dit Richelieu, <i un os longuissime à ronger ").

Nous n'en serions jamais venus à bout, si Marie de Gonzague n'avait écrit àGaston qu'elle le priait de renoncer à elle, car un mariage clandestin, en f‚chant Louis XIII, aurait mis fort en péril son père qui, assiégé dans Mantoue par les Impériaux, n'attendait son salut que du roi de France.

En mon opinion, cette demoiselle fut admirable en son filial amour, et le lecteur ne peut qu'il ne se ramentoit l'histoire de Titus, lequel, maugré

qu'il f˚t follement épris de Bérénice, laquelle l'aimait aussi, dut renoncer à elle quand il devint empereur. L'historien romain Suétone a exprimé cette situation en une formule qui par son élégance et sa concision est devenue célèbre : Invitus invitam dimisit 1.

Cependant le renoncement de Marie de Gonzague ne suffit pas aussitôt à

avancer les choses. Gaston s'accrochait comme fol à ses exorbitantes demandes de terres, de titres et de pécunes, montrant par là que la clicaille comptait pour lui

1. Malgré lui, malgré elle, il la renvoya (lat.).

198

plus que Marie. Ce qui fit dire à Catherine, quand je lui contai l'histoire, que la garcelette fut bien inspirée de ne l'épouser point.

Le roi, noulant quitter Paris, tant que Gaston n'y serait point revenu, mais fort désireux, d'autre part, de ne pas lanterner plus outre, décida de dépêcher, de prime, Richelieu avec le gros des troupes en Italie, lui-même le rejoignant dès qu'il aurait fait la paix avec son frère.

Catherine fut au désespoir d'ouÔr de ma bouche ce département. Elle craignait que Richelieu ne désir‚t m'emmener derechef comme interprète en Italie. Et ses craintes se firent certitudes quand un chevaucheur, le lendemain du Conseil du roi, me vint dire, quasiment au galop, que le cardinal me voulait voir d'urgence au palais. Catherine, m'entourant avec force de ses bras et me serrant à elle, me dit, les pleurs roulant sur sa belle face, que cette "urgence " voulait dire que la décision était prise déjà, et que le cardinal m'allait arracher à elle pour m'emmener avec lui dans la froidure des Alpes et là, à coup s˚r, je serais tué par balle ou boulet, ou pis encore péri de male peste...

- M'amie, dis-je, "urgence " dans la bouche du cardinal ne veut rien dire, car il n'a jamais assez de secondes dans une minute, ni de minutes dans une heure pour venir à bout de son immense labeur. Ce qu'il veut m'annoncer ce jour, je n'en ai aucune idée, et je ne formule non plus là-dessus la moindre hypothèse. En outre, je ne suis pas le seul gentilhomme à la Cour à

parler italien. Le maréchal de Créqui en est un autre, pour ne citer que lui.

- Mais il est vieil et mal allant.

- Mal allant, m'amie, il ne l'est plus. Il se porte meshui comme un charme et son ‚ge ne l'empêche nullement, comme il fit toujours, de courre comme fol le cotillon.

que cette remarque f˚t malheureuse, je l'appris à mes dépens sans tant languir.

- Et comme vous fites vous-même, Monsieur, avant que de me marier, dit Catherine du ton d'un juge qui prononce un arrêt. Et comme vous ferez sans doute, ajouta-t-elle d'une

199

- Assurément non. Ma démarche est inspirée simplement par le désir de prendre ma retraite.

- Alors, demandez-la au roi, mais je doute qu'il l'accepte. Ce n'est pas au moment o˘ nous partons en guerre qu'on peut abandonner un ministère, et surtout un ministère d'aussi grande conséquence que le vôtre. Il ne faut même pas y penser.

Cette démarche, pour le moins incongrue, fut bientôt connue de toute la Cour, et nos coquebins en firent des commentaires à l'infini. Les uns disaient que Marillac, par le poids seul de cette démission, voulait détourner le roi d'entrer en guerre. Les autres, " que le garde des sceaux avait bien fait de vouloir sortir par la porte, car un jour viendrait o˘ on le jetterait par la fenêtre ".

Cependant le roi ne pouvait partir pour l'Italie sans s'accommoder avec son frère, toujours festoyé par notre pire ennemi, e le duc de Lorraine (et c'était là, comme avait dit Richelieu, " un os longuissime à ronger"). Nous n'en serions jamais venus à bout, si Marie de Gonzague n'avait écrit àGaston qu'elle le priait de renoncer à elle, car un mariage clandestin, en f‚chant Louis XIII, aurait mis fort en péril son père qui, assiégé dans Mantoue par les Impériaux, n'attendait son salut que du roi de France.

En mon opinion, cette demoiselle fut admirable en son filial amour, et le lecteur ne peut qu'il ne se ramentoit l'histoire de Titus, lequel, maugré

qu'il f˚t follement épris de Bérénice, laquelle l'aimait aussi, dut renoncer à elle quand il devint empereur. L'historien romain Suétone a exprimé cette situation en une formule qui par son élégance et sa concision est devenue célèbre : Invitus invitam dimisit 1.

Cependant le renoncement de Marie de Gonzague ne suffit pas aussitôt à

avancer les choses. Gaston s'accrochait comme fol à ses exorbitantes demandes de terres, de titres et de pécunes, montrant par là que la clicaille comptait pour lui

1. Malgré lui, malgré elle, il la renvoya (lat.).

198

plus que Marie. Ce qui fit dire à Catherine, quand je lui contai l'histoire, que la garcelette fut bien inspirée de ne l'épouser point.

Le roi, noulant quitter Paris, tant que Gaston n'y serait point revenu, mais fort désireux, d'autre part, de ne pas lanterner plus outre, décida de dépêcher, de prime, Richelieu avec le gros des troupes en Italie, lui-même le rejoignant dès qu'il aurait fait la paix avec son frère.

Catherine fut au désespoir d'ouÔr de ma bouche ce département. Elle craignait que Richelieu ne désir‚t m'emmener derechef comme interprète en Italie. Et ses craintes se firent certitudes quand un chevaucheur, le lendemain du Conseil du roi, me vint dire, quasiment au galop, que le cardinal me voulait voir d'urgence au palais. Catherine, m'entourant avec force de ses bras et me serrant à elle, me dit, les pleurs roulant sur sa belle face, que cette " urgence " voulait dire que la décision était prise déjà, et que le cardinal m'allait arracher à elle pour m'emmener avec lui dans la froidure des Alpes et là, à coup s˚r, je serais tué par balle ou boulet, ou pis encore péri de male peste...

- M'amie, dis-je, "urgence " dans la bouche du cardinal ne veut rien dire, car il n'a jamais assez de secondes dans une minute, ni de minutes dans une heure pour venir à bout de son immense labeur. Ce qu'il veut m'annoncer ce jour, je n'en ai aucune idée, et je ne formule non plus là-dessus la moindre hypothèse. En outre, je ne suis pas le seul gentilhomme à la Cour à

parler italien. Le maréchal de Créqui en est un autre, pour ne citer que lui.

- Mais il est vieil et mal allant.

- Mal allant, m'amie, il ne l'est plus. Il se porte meshui comme un charme et son ‚ge ne l'empêche nullement, comme il fit toujours, de courre comme fol le cotillon.

que cette remarque f˚t malheureuse, je l'appris à mes dépens sans tant languir.

- Et comme vous fites vous-même, Monsieur, avant que de me marier, dit Catherine du ton d'un juge qui prononce un arrêt. Et comme vous ferez sans doute, ajouta-t-elle d'une

199

voix trémulante, demain en Italie. Dieu, que j'abhorre ce pays-là ! Et tous ses habitants, hommes et femmes ! Les femmes surtout! Avec leurs yeux de jais, leur teint mat, leur chevelure brune ! Vous ne m'en direz mais : tout ce noir veut bien dire quelque chose ! Fournaises, toutes ! Putains cramantes ! Et diablesses d'Enfer!

- Madame, dis-je, vous allez trop loin! Vous insultez le gentil sesso italien.

- Gentil sesso ! s'écria-t-elle. Vous en avez plein la bouche de votre gentil sesso ! Et vous avez encore le front de le défendre !

Dieu bon! me dis-je. Ne peux-je articuler un seul mot sans qu'aussitôt il ne se retourne contre moi ? Et voilà, hélas ! Catherine tout entière possédée derechef par ce tracassin de jalousie qui l'avait saisie au sujet des deux sueurs de Suse, dont j'avais eu le tort de parler avec trop de chaleur. Ah! lecteur, nous ne sommes jamais trop prudents avec nos sensibles épouses ! De reste, qu'on soit innocent ou coupable, c'est tout du même. Un rien, un semblant les enflamment! Ce sont alors des suspicions, des chasses aux indices, d'insensées interprétations et, pour finir, des réquisitoires toujours, toujours recommencés. Et le pis, c'est qu'il ne se peut alors trouver parole de raison qui puisse endiguer cette folie. Il n'e˚t servi de rien, par exemple, de dire àCatherine qu'il était inutile de s'effrayer à l'avance de ma future et présumée infidélité italienne, puisqu'il n'était pas encore certain que Richelieu me voul˚t emmener avec lui.

¿ mon sentiment, le gentil sesso parlant deux fois plus vite que le sexe barbu, on ne doit jamais répondre à l'orage par l'orage. Ce serait risquer d'être submergé. Je demeurai donc, sous les éclairs et la foudre, stoÔque et bouche cousue. Mais enfin, lecteur, quand sur mer la tempête grossit, que fait le lourd galion comme la légère frégate : il fuit devant le temps.

Et c'est là le parti qu'à la fin je pris, arguant que, hors Louis, nul en ce royaume ne pouvait faire attendre le cardinal de Richelieu.

200

Dès que je fus assis dans la chaire à bras qu'il me désigna, Richelieu dit à sa façon, prompte et péremptoire

- Mon cousin, pendant que je serai fort occupé dans les Alpes, vous aurez, vous, beaucoup à faire à Paris. Raison pour laquelle je ne vous emmènerai pas avec moi en ces froidures. Vous y serez suppléé en votre qualité

d'interprète par le maréchal de Créqui et le comte de Sault.

La Dieu merci! m'apensai-je. je ne serai donc pas tué par balle ou boulet, ni non plus péri de male peste, ni pis encore, embrasé par les fournaises ardentes.

- Le comte de Sault ? dis-je avec quelque surprise.

- Il a beaucoup labouré à son italien depuis son retour de Suse, et à Suse même il s'était initié à la langue en parlant quotidiennement avec les habitants. Tant est que meshui, d'après le maréchal de Créqui, orfèvre en la matière, il le parle très bien.

je souris en mon for. ¿ mon sentiment, ou bien le cardinal pour une fois était mal renseigné, ou bien il feignait de l'être, ou bien quand il s'agissait du gentil sesso il trahissait quelque naÔveté : car les

"habitants de Suse ", gràce à qui le comte de Sault s'était initié à

l'italien, se réduisaient aux deux orphelines qui nous logeaient et se partageaient ses faveurs, tandis que je restais à l'écart, victime de ma vertu. Mais que le bellissime comte voul˚t aussi apprendre leur langue, c'est bien là la preuve qu'il n'était pas qu'un miroir pour attirer les alouettes de cour. Homme de bon métal, il ne craignait pas de se donner peine pour faire travailler sa cervelle et étendre son savoir.

Il est vrai que dans cette t‚che à Suse il était fort aidé. Rien ne vous entre plus vite en méninges qu'une langue étrangère, quand elle vous est apprise au bec à bec, et chacun des deux becs ayant de l'amour pour l'autre.

201

- Mon cousin, reprit Richelieu, vous connaissez bien, je crois, le chanoine Fogacer.

- En effet, …minence. Il a été le condisciple et le mentor de mon père à

l'…cole de médecine de Montpellier et dès l'enfance je l'ai connu et admiré.

- Il passe pour être à la Cour les yeux et les oreilles du nonce apostolique.

- …minence, qui le sait mieux que vous ? Mais je suis bien assuré que le chanoine Fogacer ne révèle rien au nonce de ce qui peut être dommageable à

Louis.

- Le voyez-vous souvent ?

- Pour lui, mon huis est toujours déclos, et ma table, mise.

- En votre opinion, le nonce apostolique déplore-t-il que Louis intervienne contre les Espagnols et les Impériaux afin de repousser leurs attaques sur Mantoue et Casal ?

- Je .suis bien assuré que non, tant Fogacer paraissait heureux, après le dernier Conseil du roi à Fontainebleau, de courre annoncer au nonce la nouvelle de notre entrée en guerre.

- Et qu'en concluez-vous ?

- que le Saint-Père n'est pas dupe de l'hypocrisie espagnole. Le roi très catholique se donne pour le champion de la lutte contre les protestants, et en réalité il ne s'attaque, pour les asservir et les occuper, qu'à des principautés catholiques comme le Milanais et meshui le Mantouan. D'après Fogacer, le pape commencerait àcraindre pour ses propres …tats, sachant bien que si les Espagnols s'en emparaient, ils ne manqueraient pas, ensuite, de le vassaliser.

- Si cette analyse est juste, mon cousin, reprit Richelieu après un moment de réflexion, il s'ensuivrait que quiconque aide Henri dans sa politique anti-espagnole rendrait du même coup un grand service au Saint-Père. Dans ces conditions, le chanoine Fogacer serait-il rebelute à servir le roi en ses desseins ?

- Je suis bien assuré que non, dis-je aussitôt. Dois-je le 202

demander à Fogacer, …minence ? Et s'il dit oui, que lui faudra-t-il faire ou faire faire ?

- Rien qui ne soit convenable à sa robe. OuÔr en confession une ou plusieurs petites personnes qui ont l'oreille fine et la remembrance excellente, mais qui, la chair étant faible, ont aussi des péchés à

confesser.

- Dois-je en conclure, …minence, que si notre chanoine oit ces petites personnes en son confessionnal, il doit ensuite demander que je le reçoive à pot et rôt. Je devrais alors jeter sur le papier tout ce qu'il m'aura dit et le communiquer àLouis et à vous-même ?

- Cela même. Et comme vous ne me quérez pas, mon cousin, pourquoi je désire que le chanoine devienne une sorte de relais entre vous et moi, je vais là-dessus vous éclairer. Je crains que les petites personnes que j'ai dites ne soient un jour suivies jusqu'au domicile de Monsieur de Guron ou du vôtre, et par là, confondues. Mais qui penserait du mal àles voir entrer dans une église pour se confesser ? quant au courrier que vous m'adresserez à leur sujet en Italie, signezle du nom d'un philosophe grec, mais différent à

chaque fois.

- Il y en a donc tant ?

- Il y en a beaucoup, et tous, fort subtils. Et s'ils n'ont pas résolu toutes les énigmes que nous posent le monde et la vie, ce n'est pas faute d'avoir essayé.

Là-dessus, le cardinal s'enquit fort civilement de la santé de Madame la duchesse d'Orbieu, et sans écouter ma réponse plus qu'il n'e˚t fallu, il me fit raccompagner par un de ses mousquetaires jusqu'à la porte de sa demeure. Ce n'était pas que courtoisie, il en était, en effet, aussi difficile de sortir de chez lui que d'y pénétrer.

Avant même que j'eusse sailli hors le palais cardinalice, le tendre hennissement de mon Accla, qui m'avait senti avant même que de me voir, m'accueillit. J'avais alors avec moi peu de monde : Nicolas et quatre Suisses, les escortes privées, sur l'ordre du roi, étant réduites à minima pour ne pas gêner, dans la capitale, les mouvements des régiments.

203

La pauvre Accla n'eut pas tant de caresses qu'elle e˚t voulues tant j'avais h‚te de retrouver Catherine et la tirer de ses mésaises. Mais apparemment je n'étais pas le seul à

m'inquiéter, car dès qu'il put trotter à mon côté, Nicolas me dit d'une voix quelque peu trémulante

- Monseigneur, peux-je vous poser question ?

- Déjà ! dis-je. Ne peux-tu attendre que nous ayons atteint chacun notre chacunière 1 ?

- Monseigneur, c'est que la question est importante pour moi, mon destin étant lié au vôtre.

vous sers, Monseigneur.

- Destin! Diantre! que voilà un grand beau mot pour désigner l'avenir!

- C'est que le dol serait grand, Monseigneur, en nos familles si nous étions arquebusés.

- Ou péris de male peste ? Ou qui sait, embrasés par des fournaises ardentes ?

- Monseigneur, vous vous moquez. Songez pourtant aux pleurs que co˚terait à Madame la duchesse votre dispa rition !

- Ou à Henriette, la tienne !

- Monseigneur, vous me daubez!

- Mais pas du tout. Pose ta question, Nicolas, et fais-la brève.

- Monseigneur, la voici en deux mots: irons-nous ?

- Nicolas, il manque un mot à tes deux mots. Irons-nous o˘ ?

- Là o˘ vous savez. On le crie déjà sur le Pont-Neuf, Monseigneur, et toute la ville le sait.

- Et tu sais, toi aussi, o˘ nous allons ?

- Oui, Monseigneur. En outre, j'ai appris par mon aîné, Monsieur de Clérac, que les mousquetaires du cardinal sont meshui consignés dans leurs quartiers et fort occupés à

bichonner et à ferrer de neuf leurs chevaux.

- Et Nicolas, dis-moi comment un capitaine aux mousquetaires du roi peut savoir ce qui se passe chez les mousquetaires du cardinal ?

- C'est que nous les espionnons un tantinet, étant pour ainsi parler quelque peu leurs rivaux.

- quelque peu ?

- Nous craignons surtout qu'ils n'aillent au combat avant nous.

- Tu dis "nous

>. Tu n'es pas encore mousquetaire.

- Et bien heureux de ne pas l'être encore, puisque je 1. Chacunière a ici le sens de maison.

204

- Tu me sers, Nicolas, mais du même coup tu as l'effronterie de quérir de moi un secret d'…tat.

- Un secret d'…tat ! dit Nicolas.

Et il ajouta avec une naÔveté qui ne laissa pas de m'égayer et de m'attendrézir

- C'est que je n'en demandais pas tant!

- Allons! Allons! dis-je avec bonne humeur. Le grave, le sérieux, c'est de dire, ce n'est pas de demander. Une fois arrivé à l'hôtel des Bourbons, voici ce que je ferai : je dirai àMadame ce qu'il en est, et avec ma permission elle le répétera à ton Henriette.

Je dis à l'accoutumée "mon hôtel des Bourbons

> mais seulement pour faire court, car c'est la rue qui s'appelle ainsi.

L'hôtel lui-même n'a jamais été occupé par une famille royale. Il est, de reste, un peu trop grand pour nous, mais ayant été construit sous François Ier avec des fenêtres àmeneaux, il a une tournure élégante, dont je suis quasiment amoureux tant est que je l'entretiens avec beaucoup de soin, d'amour et de pécunes.

Catherine, qui sans être chiche-face regarde plus que moi à la dépense, e˚t voulu que, pour acheter moins grand, je vende mon hôtel des Bourbons. Mais je m'y refusai tout àtrac et avec tant de véhémence qu'elle ne revint jamais sur le sujet, n'étant pas femme à harceler son mari au nom de ses propres partialités.

Comme fit mon père pour son propre hôtel, j'ai fortifié le mur qui donne sur la rue et j'ai aspé de fer mon huis, me

205

prémunissant ainsi contre les attaques nocturnes des mauvais garçons. En outre, j'ai, comme mon père, acheté la maison qui fait face à la mienne de l'autre côté de la rue, et j'y loge une partie de mes Suisses, tant est que si mon huis était nuitamment attaqué par d'audacieux coquarts, ils seraient pris pour leur plus grand dol entre deux feux de mousqueterie. Mes Suisses ont bonne réputation dans la rue des Bourbons, car ils ne sont ni querelleurs, ni bruyants, et leur apparence, leur carrure et leur allure rassurent nos voisins. J'ai ouÔ dire que l'un d'eux, qui voulait vendre sa maison de ville pour se retirer en sa maison des champs, faisait valoir aux acheteurs que la rue des Bourbons était la plus s˚re de Paris, les caÔmans prenant leurs jambes à leur col à la seule vue de mes Suisses...

Dès que Catherine ouÔt l'huis de l'hôtel des Bourbons se déclore en grinçant et les sabots de nos chevaux frapper le pavé de la cour, elle parut sur le haut du perron et moi, déjà démonté de mon Accla, je lui criai en latin: K Maneo 1 ! ", noulant que le domestique l'apprît avant elle.

quant àCatherine, ayant été élevée par les bonnes sueurs de Nantes, elle m'entendit fort bien, sa belle face se fleurit de la joie la plus vive, et elle dégringola les degrés si vite qu'elle manqua la dernière marche et tomba dans mes bras. Elle ne se fit aucun mal, et moi non plus.

Comme il est étrange que cette étreinte me revienne meshui si proche en cervelle comme un moment doré de ma vie, alors qu'avant et depuis, j'ai si souvent serré contre moi le corps tendre de Catherine dont le contact, seul, est déjà une caresse. Je ne sais si la puissance qui gouverne le ciel me voudra déclore un jour son paradis, ni si dans ce lieu éthéré - mon ‚me ayant perdu son corps - je go˚terai à coeur content un bonheur infini. Pour moi - mais de gr‚ce, ne répétez pas à mon curé ce damnable propos - mon paradis, ce sont les personnes

1. Je reste! (lat.).

que j'aime céans sur cette terre.

206

Le vingt-huit décembre 1629, devant le Grand Conseil réuni à cet effet, Louis bailla à Richelieu par commission le titre de lieutenant général des armées royales, lui donnant ainsi toute autorité sur les maréchaux de France et nommément sur Bassompierre, Schomberg, Créqui et La Force qu'il devait emmener avec lui le lendemain en Italie.

Ce n'est pas la première fois que Louis conférait ses pouvoirs à Richelieu.

Il l'avait déjà fait à La Rochelle au moment o˘, las et recru du temps venteux et froidureux de l'Aunis, il était départi se rebiscouler à Paris pendant quelques semaines.

Cependant, quelque peu jaloux de la grande autorité qu'il laissait derrière lui au cardinal, il lui avait fait cette remarque acerbe : < Sans moi, vous n'aurez pas plus d'autorité qu'un marmiton.

> Petite méchantise, mais dont, le jour suivant, il consola le cardinal par des paroles très affectueuses, venues du bon du caeur.

En fait, le propos pessimiste de Louis se trouva démenti. Les maréchaux s'aperçurent que le cardinal connaissait beaucoup mieux qu'eux-mêmes les batailles d'Henri IV, qu'il travaillait beaucoup sur les cartes (qu'eux-mêmes ne consultaient que rarement), que son service de renseignements était excellent, qu'il prévoyait avec la dernière minutie les péripéties de toute entreprise, mais qu'il savait aussi improviser dans le chaud du moment.

¿ cette compétence il savait joindre la séduction. Ferme avec les maréchaux, il était avec eux, hors service, le meilleur fils du monde. Il les invitait à sa table, les traitait magnifiquement, jouait avec eux aux cartes et perdait volontiers.

J'ai toujours pensé que, s'il n'y avait pas eu dans sa famille un évêché

qu'il ne fallait pas laisser perdre, jamais Richelieu, cadet impécunieux, n'aurait choisi la soutane plutôt que la cuirasse. Avec quelle évidente joie il avait porté ladite

207

cuirasse pendant le siège de La Rochelle, et avec quel visible contentement il la portait le vingt-neuf décembre 1629 quand, tôt le matin, à la tête de vingt-deux mille hommes, il quitta Paris. Je le vis alors. Il possédait, ce que je ne savais pas, une très belle jument baie et il la chevauchait, panache au vent, en bottes blanches, vêtu d'une cuirasse couleur d'eau qui laissait voir un habit feuille morte brodé d'or. Et enfin une belle épée, plus guerrière que véritablement évangélique, battait sa cuisse gauche.

Calculant qu'à la vitesse de marche de l'infanterie il faudrait plus d'un mois et demi pour que son armée atteignît Briançon, et la moitié moins aux chevaucheurs du courrier de cabinet (lequel est plus rapide et surtout plus s˚r que la poste ordinaire), je n'attendais pas de nouvelles avant un mois et demi. Et en effet, elles arrivèrent à peine un peu plus tard sous la forme d'un courrier, lequel était cacheté de cire, et couleur mauve, et par surcroît parfumé. Diantre! m'apensai-je, le cardinal ne se mettrait-il pas au go˚t de nos coquebins ?

Le mystère s'éclaircit dès que j'eus fait sauter le cachet de la missive, laquelle contenait en fait deux plis : l'un adressé àmoi-même par le comte de Sault, le second adressé au roi et signé par Richelieu, mais visiblement écrit, sous la dictée, par la plume du comte de Sault.

Voici la lettre adressée à moi par le comte de Sault. Autant celle de Richelieu au roi décrivait gravement une situation gravissime, autant celle-ci, à moi adressée par le comte, était rieuse et enjouée, comme j'eusse d˚ m'y attendre d'ailleurs de la part d'un gentilhomme qui ne rêvait que parfaire son italien à Suse en si bonne compagnie. Ah lecteur!

quel petit pincement au coeur je ressentis alors de n'être pas le comte de Sault ! Et qu'il est donc dur d'être vertueux, même en pensée !

Voici la lettre du comte de Sault dont, pour plus de lisibilité, je ne reproduis pas l'orthographe

208

< Mon cher duc, à peine e˚mes-nous franchi le col de Montgenèvre dans la froidure et la neige, que Charpentier et les deux autres secrétaires de Son

…minence se réveillèrent un beau, quoique glacé, matin, catarrheux, toussoteux et fébriles, tant est que Monsieur le cardinal n'eut d'autre recours que moi-même pour dicter sa lettre au roi. Mais trouvant à me relire " mon écriture illisible, mon orthographe incertaine, et ma syntaxe fautive " (vous savez combien le cardinal est parfois prodigue en éloges...), il me pria d'expédier cette missive à vous-même afin que vous la rhabilliez de neuf avant que de la remettre à Sa Majesté. Je vous demande mille pardons pour ce pensum dont je porte l'évidente responsabilité. Hélas, mon cher, nous ne sommes pas àSuse. Je vous écris ceci de Chiomonte o˘ j'ai ouÔ de la part des habitants de splendides éloges sur vous: sur votre élégance, votre munificence, et l'estrema gentilezza d'animo avec laquelle vous avez transporté à Suse dans votre propre carrosse un paysan qui voulut recouvrer sa hache, instrument retenu depuis dix ans par un cousin indélicat. En bref, j'ai appris tant de merveilleuses choses sur vous que je m'attends, d'ici cinquante ans -si je vis jusque-là

- à vous retrouver transformé en saint sur un des vitraux de la chiesa comunale 1. En ce pieux espoir, je vous embrasse du bon du coeur.

Comte de Sault "

Et voici la lettre adressée à Sa Majesté par le cardinal

< Sire, au mépris de toutes nos conventions, et infidèle une fois de plus à

ses engagements, le duc de Savoie nous interdit la traversée de son territoire pour courre au secours de Casal. qui pis est, j'apprends que le duc, en sa noirceur, a enlevé partout sur ses terres 1. …glise communale (ital.).

209

les foins et les vivres, afin que notre armée ne puisse pas se nourrir sur le pays. Confronté à cette nouvelle trahison, je pense que le mieux est d'attaquer et de traiter désormais la Savoie en pays ennemi. Sire, je n'attends que vos ordres, et vous prie, dans cette attente, de me croire votre humble, fidèle et respectueux serviteur.

Richelieu

>

Louis s'empourpra à lire les navrantes nouvelles que lui écrivait Richelieu sur ce duc de Savoie qu'il avait traité jusque-là avec une singulière mansuétude en raison de leurs liens familiaux. Le fils du duc, si bien on s'en ramentoit, avait épousé la sueur du roi. Mais les liens de famille ne tinrent pas longtemps devant son ire. " Ma fé ! dit-il, si celuilà veut la guerre, il l'aura. " Et cette fois il n'ajouta pas " jusqu'à la gueule "

mais je suis prêt à gager qu'il le pensait.

Pendant les longues semaines o˘ j'avais attendu le courrier de Richelieu, je reçus plusieurs fois Fogacer au bec à bec à la repue de midi, et il me fit plusieurs récits des redisances qu'il avait ouÔes en confession, en exceptant, bien s˚r, les péchés. Je fus grandement atterré d'apprendre ce qui se disait sur le roi et sur Richelieu en de certaines cabales à la Cour et à la ville. Je répétai fort exactement au roi ces vils et bourbeux propos. Une fois, une fois seulement, je me permis, non sans quelque vergogne et mésaise, à changer une parole de ces médisances qui, à mon sentiment, mettrait un jour grandement en danger le fol qui l'avait prononcée.

Ce fol était mon demi-frère le duc de Guise, lequel, si le lecteur se ramentoit, s'amusait en ses vertes années à élever un lion dans son hôtel parisien, à la grande détestation et terreur du domestique. Le duc voulait ainsi prouver, qu'à défaut d'esprit et de savoir, il pouvait montrer du courage. Et en effet, la Cour s'amusa un jour ou deux de cette bravura, puis s'en lassa, et finit par la dauber. Et comme il fallait s'y attendre, l'éducation du fauve tourna mal. Car il se trouva que le lion, faisant ses affaires comme à l'accoutumée

210

sur les tapis de la noble demeure, un valet un jour le tança vertement et le menaça même d'une brosse qu'il tenait à la main. Le lion, qui était aussi haut que son maître, fut outragé par l'insolence de ce faquin, et d'un seul coup il sauta sur lui et d'un coup de ses terribles m‚choires lui ouvrit la gorge. On avertit le duc qui, étant à ses cartes, noulut se déranger pour si peu, et ordonna à ses soldats d'aller arquebuser le fauve et de l'enterrer ainsi que le valet dans le jardin.

Revenons à nos moutons, bien que je les trouve bien noirs. Il se trouva que peu avant le départ de Richelieu pour la seconde campagne d'Italie, Bassompierre et le maréchal Louis de Marillac (frère du garde des sceaux) étaient venus voir le duc de Guise à son hôtel. L'entretien tomba sur Richelieu et s'échauffa au point que, souhaitant d'un coeur ardent la disgr

‚ce du cardinal, notre trio en vint à la tenir pour certaine et se mit à

rêver à ce qu'on ferait de lui, dès que le roi l'aurait renvoyé. Ici, me dit Fogacer, la rediseuse hésita quelque peu à me révéler la suite. Mais, à

mon instante prière, elle finit par la déballer : le maréchal de Marillac avait opté pour la mort, Bassompierre pour la prison, et le duc de Guise également pour la mort, en ajoutant " et, bien entendu, la plus ignominieuse des morts".

J'enrageais d'ouÔr des propos aussi peu rago˚tants. Car bien que j'estimasse peu le duc, fils de même mère sans doute, je n'eusse pas aimé

pourtant qu'on le ch‚ti‚t aussi durement que le méritait son propos, car la disgr‚ce aurait rejailli alors sur ma bonne marraine, la duchesse douairière de Guise, que j'aimais, comme on sait, de grande amour et qui était depuis peu si mal allante qu'elle ne quittait plus guère le lit.

Je m'ouvris de cette difculté à Fogacer qui me dit d'une voix suave : "Mon ami, cela ne ferait de mal ni au cardinal ni au duc de Guise si son choix était par vous corrigé, et s'il choisissait, par exemple, au lieu de la mort, l'exil, punition assurément plus douce. En outre, la symétrie est meilleure àl'oreille, ne trouvez-vous pas : Marillac choisit la mort, Bassompierre la prison, et le duc, l'exil. Le plus grand seigneur choisit le moindre mal. "

Je sus gré à Fogacer d'avoir vaincu mes scrupules et je fis au roi la relation que Fogacer jugeait "

la meilleure àl'oreille ". La face royale néanmoins se durcit comme pierre àouÔr mes révélations, et il dit: " Ce sont là de grands nigauds. Ils parlent à la volée. Et parce que leurs propos sont inconséquents, ils croient qu'ils n'auront pas de suite. Ils se trompent. "

Pour tout dire, la mission à laquelle j'étais employé ne me plaisait guère, combien qu'elle f˚t utile à Louis et au cardinal. Fogacer, bien au rebours, trouvait plus de plaisir à ces redisances que je n'aurais pensé

- Vous ne sauriez croire, me dit-il un jour, comme je suis las de ces luxures qui me sont confessées - de reste, du bout des lèvres - par des gens qui, avant même d'être pardonnés, ne songent qu'à se replonger dans les mêmes délices. ¿ son sentiment, poursuivit-il avec un sinueux sourire, mon …glise bien-aimée attache beaucoup trop d'importance aux péchés de chair, d'autant que la luxure est infiniment moins grave, par exemple, que l'avarice qui engendre tant de mesquineries, de bassesses, d'injustices, et même de cruauté. Car c'est l'amour des autres qui nous sauve, et l'avare est un être inhumain.

- Et que pensez-vous des rediseurs et des rediseuses que vous oyez ?

- Chose curieuse, du bien. Ce serait une erreur de les croire seulement intéressés par les pécunes qu'ils reçoivent. Je les trouve souvent indignés par les propos qu'ils ont àrépéter. Et j'ai souvent le sentiment que ces petites personnes se sentent ineffablement heureuses de servir les s˚retés d'un grand roi. Elles sont aussi impavides, car elles n'ignorent rien des tortures affreuses que leur feraient subir leurs maîtres, si leur commerce avec nous était découvert.

Les semaines passèrent, puis le mois, et c'est seulement àla fin de mars 1630 qu'une lettre du cardinal, avec croquis,

212

parvint au roi, lequel, éprouvant quelque difficulté à la lire lui-même, me pria de la déchiffrer et de la lire ensuite devant son Grand Conseil. En voici le contenu

Le quinze mars, de Chiomonte, que le lecteur connaît déjà, ne serait-ce que par la plaisante prophétie qu'a faite le comte de Sault de me voir immortaliser en vitrail dans la chiesa comunale, Richelieu dépêcha un ultimatum à Suse pour demander libre passage pour l'armée royale par les chemins et routes du duché. Il ne reçut qu'une réponse, bien dans la manière du duc de Savoie : vague, évasive et dilatoire. Le cardinal décida alors d'attaquer. Il entra à Suse sans coup férir, le duc de Savoie l'ayant quitté pour se retirer à Turin. Le cardinal poursuivit alors son chemin vers Turin, mais sans l'intention d'en faire le siège, et à quelques lieues de la ville, alors qu'il faisait halte dans un village nommé Rivoli, il apprit qu'un millier de soldats savoyards s'étaient réfugiés à Pinerolo (qu'on nomme en français, Dieu sait pourquoi, Pignerol), petite place, lui dit-on, fortifiée. Il envoya alors le maréchal de Créqui avec sept mille hommes pour reconnaître ladite place. Mais quand ils parvinrent sur les lieux, ils étaient vides. Les troupes savoyardes, craignant d'être accablées sous le nombre, s'étaient retirées sans tirer une mousquetade.

Créqui, jetant alors sur la place fortifiée de Pignerol le regard du soldat, fut enchanté de sa prise et dépêcha aussitôt une lettre par un chevaucheur au cardinal, lequel fut tellement alléché par la description que lui faisait Créqui qu'il accourut à brides avalées. Et dès lors qu'il survint sur les lieux, il fut lui aussi au comble de l'enthousiasme et écrivit sur l'heure au roi que la prise de Pignerol - obtenue sans combat -

était une "grande victoire ". La place avait, en effet, une immense valeur stratégique.

213

- Monsieur, un mot de gr‚ce.

- Belle lectrice, je vous ois.

- Il me semble que vous tombez ici dans un travers qui me taquine fort chez les historiens. Ils vous disent d'un ton docte qu'une place a une immense valeur stratégique, mais ils ne vous expliquent jamais pourquoi. C'est à se demander si eux-mêmes le savent!

- Belle lectrice ! Vous les calomniez! Bien entendu, ils le savent, mais peut-être la valeur stratégique d'une place leur paraît-elle trop évidente pour exiger une explication

- Et à vous, Monsieur, celle de Pignerol vous paraît évidente ?

- Assurément ! Et désirant, m'amie, conserver vos bonnes gr‚ces, je vais t

‚cher, sans être trop docte, de vous l'expliquer. Mais permettez-moi, de prime, un petit retour en arrière.. Jusqu'ici la place que nous considérions comme étant pour le roi de France la clef de l'Italie, c'était Casal, cette ville que Toiras tenacement défend depuis plusieurs mois contre une puissante armée espagnole commandée par Spinola. Or, à bien examiner, Casal, bien que ville beaucoup plus grande que Pignerol, est loin, bien loin d'avoir la même valeur stratégique !

- Et comment cela ?

- Casal est d'abord beaucoup trop éloignée de la frontière française : de Briançon pour porter secours à Casal il faut parcourir quarante-cinq lieues. Mais de Briançon pour atteindre Pignerol on n'a que quinze lieues à

franchir.

- Si je vous entends bien avec Pignerol, Monsieur, la clef de l'Italie se rapproche considérablement de la Porte de France.

- Ce mot, Madame, est tout à fait galant et, qui plus est, il ne laisse pas d'être vrai. Observez, en effet, m'amie, que les quinze petites lieues qui séparent Briançon de Pignerol rendent infiniment plus faciles les communications, les envitaillements et, si besoin est, les renforts, alors que Casal est périlleusement éloignée de la France et située en outre de la façon la plus périlleuse entre deux villes hostiles : Turin, qui 214

appartient au duc de Savoie, meshui ouvertement notre ennemi, et Milan que l'Espagnol occupe.

- Cependant, Casal, avez-vous dit, est beaucoup plus grand que Pignerol.

- M'amie, la valeur stratégique d'une place ne se mesure pas à sa taille, mais à la difficulté pour un ennemi de s'en emparer. Or, Pignerol est, de prime, un excellent site. Il est huché sur le haut d'une colline et comporte en son centre un donjon remarquablement haut qui donne des vues lointaines sur les alentours et permet ainsi de surprendre toute approche ennemie. Ce donjon est entouré par un ch‚teau lui-même défendu par des tours percées de meurtrières. Le roi et le cardinal ajoutèrent fort au site pour le rendre inexpugnable. Ils entourèrent le ch‚teau primitif non pas d'une, mais de deux murailles successives, lesquelles n'étaient pas rondes, mais rectangulaires, et comportaient l'une et l'autre des créneaux et des échauguettes. Au surplus, ces murs étaient construits, non pas droits, mais obliques, tant est que le bas étant plus en retrait que le haut, il était quasiment impossible de placer une échelle d'escalade contre eux : elle n'e˚t pas trouvé assez de pied pour tenir.

"Un ch‚teau d'entrée défendait l'accès des deux enceintes successives et on y entrait par un pont, lequel pont était porté sur des colonnes et défendu par des tours carrées.

- Et par qui, Monsieur, furent construites ces astucieuses fortifications ?

Par l'architecte de la digue de La Rochelle ? Par Métezeau ?

- Madame, ai-je bien ouÔ !Vous vous ramentez de Métezeau à qui pourtant je n'ai consacré que deux ou trois pages dans le onzième tome de mes Mémoires!

Votre mémoire, Madame, me laisse béant.

- Monsieur, de ce que j'ai le cheveu long, il ne faudrait pas conclure que j'ai la mémoire courte.

- Fi donc, Madame ! Jamais telle sottise sur le gentil sesso ne m'a traversé les mérangeoises ! Mais pour répondre àvotre question, je doute que ce f˚t Métezeau qui fortifia

215

Pignerol, car en 1630 il était fort occupé à construire l'hôtel Le Barbier sur le quai Malaquais à Paris.

- Une dernière question, Monsieur, pour finir. Maintenant que nous avons Pignerol, allons-nous abandonner Casal ?

- que nenni ! Si nous laissions Casal, les troupes espagnoles qui l'assiègent se retourneraient aussitôt contre Mantoue, notre alliée et amie, que déjà les Impériaux d'Autriche menacent.

- La guerre n'est pas donc près d'être finie ?

- Ne dites pas la guerre, Madame, dites les guerres d'une part, celle du roi et du cardinal contre les Espagnols et les Impériaux. Et d'autre part, la guerre de la reine, de la reine-mère, de Gaston, de Marillac, des dévots et des Grands contre le roi et son ministre. Et celle-ci, Madame, en cette année 1630, va devenir de plus en plus encharnée et cruelle.

CHAPITRE IX

C'est seulement après un long et pénible bargoin - qui lui co˚ta de considérables pécunes - que Louis réussit àfaire saillir Gaston de la coquille Lorraine o˘ il s'était escargoté, et à le faire revenir à Paris.

Pour Gaston, frère du roi et héritier présomptif du trône, il n'y avait ni mésaise, ni vergogne à être l'hôte d'un ennemi juré de la France. Tout le rebours : cela lui permettait d'exiger de son aîné apanages, terres et clicailles, pour revenir en son pays. L'idée qu'il e˚t pu être davantage fidèle aux lares paternels ne l'effleurait même pas. Bien différent en cela de son aîné, l'ombre d'Henri IV ne planait pas sur lui.

Dès lors qu'il fut revenu, d˚ment payé pour faire son devoir, dans la capitale, et pour qu'il y demeur‚t, Louis le nomma par commission "

lieutenant général de Paris

>, titre flatteur dont Gaston se paonna prou, mais qui, s'il lui apportait des pécunes, ne lui donnait aucun pouvoir, car toutes les troupes royales étaient aux mains de Louis et de Richelieu. Gaston pouvait, tout au plus, commander aux archers qui avaient la charge - qu'ils assuraient assez mal -

de garder les Parisiens contre les coupe-bourses, les caÔmans et autres coquarts qui, dès qu'on éteignait les lumières de la ville, devenaient les maîtres de la rue.

Son frère englué, les poches pleines, dans les délices parisiennes, et le roi étant, par là, libéré d'un tracassant souci, 217

départit avec son armée de Paris le vingt-huit avril et arriva àLyon le deux mai. Les deux reines, fortement accompagnées, reçurent l'ordre de l'y rejoindre le cinq mai, et bien que je n'eusse rien à voir avec cet équipage, je le suivis avec Nicolas, Fogacer et le nonce apostolique dont il était le bras droit, et qui était fort désireux de connaître les négociations qui allaient s'engager entre les Espagnols et nous.

Je départis le vingt-neuf avril 1630 de Paris, et bien je me ramentois que la veille j'eus au lit avec Catherine un longuissime "babil des courtines

". La lumière des bougies, voilée, mais non cachée par lesdites courtines, me permettait de voir son ravissant visage o˘ étrangement la colère se mêlait aux larmes, alors même que son corps contre le mien demeurait tendre et chaleureux.

Mais tendre, sa voix ne le fut pas, lecteur, quand elle m'attaqua, pour ainsi parler, sabre au clair...

- Monsieur, dit-elle, vous êtes un traître ou un méchant, et peut-être les deux! Vous m'avez juré de ne point aller en Italie et meshui vous y courez !

- Nenni! Madame, je n'y cours point. J'ai reçu un ordre du roi, mais je vais demeurer à Lyon sans être, en conséquence, exposé aux combats.

- Et que ferez-vous à Lyon ? dit Catherine, toujours aussi suspicionneuse.

- Ce que le roi m'ordonnera de faire.

- Et qu'est cela ?

- Je ne sais, dis-je, le sachant fort bien.

Elle décela, Dieu sait comment, qu'il y avait en cette réponse quelque dissimulation, et l'interprétant selon sa passion de jalousie, elle me dit d'un ton acerbe

- que me chantez-vous là ?Vous allez partir demain avec seulement Fogacer et six Suisses par les chemins hasardeux de France ?

- Point du tout. Je suivrai le convoi des reines, lequel est très fortement accompagné.

- Et qu'avez-vous affaire avec les reines ?

- Rien du tout. Puis-je vous ramentevoir, m'amie, que je 218

n'appartiens ni à la maison de la reine, ni, la Dieu merci, àcelle de la reine-mère.

- Mais vous êtes duc et pair: elles voudront vous voir.

- Je suis bien assuré que non. Servant le roi et Richelieu avec fidélité, je ne suis à leurs yeux qu'un suppôt de Satan.

- Mais vous serez à la portée des yeux et des mains de leurs dames d'honneur!

- Des mains, Madame! Comme vous y allez!

- Et pourquoi pas ?

- Madame, vous ne connaissez pas la Cour: tout y est clan et cabale, et jamais une dame d'honneur n'oserait donner le bel oeil à un gentilhomme que sa maîtresse tiendrait pour un ennemi de son clan.

Et preuve qu'en effet Catherine ne connaissait pas la Cour, elle ajouta foi à cette hasardeuse allégation... Mais ce ne fut là qu'une brève rémission de sa jalousie. Elle reprit tout aussitôt

- Et quid des logeuses en vos étapes ?

- Madame, je serai logé aux étapes avec le chanoine Fogacer. Et vous n'allez pas penser qu'à proximité d'un chanoine j'irai enfreindre les commandements de Dieu.

Pour une fois j'avais été prudent et j'en fus récompensé. Je n'avais jamais touché mot à Catherine du temps o˘, en sa folle jeunesse, Fogacer semait ses folles avoines, et circonstance aggravante, les semait dans des terrains qui n'étaient pas faits pour elles.

Ma remarque sur Fogacer apaisa tout à plein Catherine, et sa jalousie se tournant en curiosité, elle quit de moi pourquoi diantre le roi avait ordonné aux reines de l'accompagner jusqu'à Lyon.

- Sans doute pour qu'elles quittent Paris et soient ainsi soustraites à

l'influence des cabales et de Marillac. Si c'est bien là le sens de cette manoeuvre, elle n'a qu'à demi réussi. Car la reine-mère a déclaré haut et fort qu'elle n'irait pas àLyon si elle n'y était pas accompagnée par Monsieur de Marillac. Et il a bien fallu que Louis s'inclin‚t, encore que la

219

place d'un garde des sceaux f˚t bien plutôt en Paris qu'en Lyon.

- Ne trouvez-vous pas que Louis a fait là preuve de faiblesse ?

- Tout le rebours ! Il a fait preuve de patience et de prévoyance. Un conflit avec la reine-mère, au moment d'entrer en campagne en Italie, e˚t été désastreux. Dieu sait ce qu'elle aurait pu faire dans la capitale avec la complicité de Gaston, toujours à l'aff˚t d'un mauvais tour à jouer à son frère.

- Dieu bon! dit Catherine, comme je plains le pauvre roi! La triste famille que voilà ! Pour pires ennemis il a sa mère et son frère !

- Et ajoutez aussi son épouse, m'amie, et le tableau sera complet.

- quoi! La reine, ennemie du roi ?

- Ou se conduisant du moins comme telle. M'amie, avez-vous ouÔ parler du procès Chalais ?

- Fort peu. Monsieur, ramentez-vous que je n'étais alors à Nantes qu'une petite provinciale et que j'ignorais tout de la Cour et de ce qui s'y passait.

- Rien de bien rago˚tant, je vous assure. Chalais, gentilhomme sans cervelle, avoua qu'il avait été quinze jours <4 dans l'intention de tuer le roi

>. Il y eut procès et on décapita ce petit sot. Mais au cours de l'enquête, on apprit que la reine, sous la pression de l'ambassadeur d'Espagne, avait accepté l'idée, si le roi mourait, d'épouser son beau-frère Gaston, successeur à son aîné sur le trône de France.

- Et o˘ était, dans ce cas, l'avantage pour l'Espagne ?

- La reine, mariée à Gaston, demeurait reine de France et pourrait, comme elle avait fait ci-devant, transmettre par l'ambassadeur Mirabel, des informations importantes sur la politique de la France.

- Dieu du Ciel ! s'écria Catherine. Deux fois traîtresse i Et à son mari et à son roi! que fit Louis en apprenant cette éprouvante nouvelle ?

220

- que voulez-vous qu'il fit ? Le roi très chrétien ne peut pas divorcer.

- Et pardonna-t-il à Anne sa double traîtrise ?

- Dix-sept ans plus tard, sur son lit de mort.

- Et pendant ces dix-sept ans put-il vivre avec sa reine comme mari avec sa femme ?

- Il le fallut bien: la reine devait donner un dauphin à la France.

- Et vous, Monsieur, dit-elle en me faisant une petite moue ravissante, que feriez-vous si je vous trahissais ?

- ¿ coup s˚r, je vous tuerais, dis-je en faisant la grosse voix.

Et ce disant, la prenant avec force dans mes bras, je me juchai sur elle, l'écrasant de mon poids.

- Ma fé ! dit-elle avec un petit rire. je n'eusse jamais cru que la mort f˚t si douce! Frappez, beau Sire! Frappez! Pardon ne quiers, et gr‚ce ne veux!

Dans la nuit, dormant précairement moi-même, j'ouÔs Catherine qui pleurait à petit bruit, et sans que je pipasse mot, et comme si j'étais moi-même en un demi-sommeil, je lui caressai doucement le dos, la nuque et les épaules, ce qui, par degrés, l'apazima. je m'attendais le lendemain, au déjeuner, avant mon départir, à de nouvelles larmes, mais l'arrivée de Fogacer, qui devait voyager avec moi dans ma carrosse et que j'invitai incontinent à

déjeuner, ainsi que le petit clerc qui l'accompagnait, rassura Catherine et la rasséréna. On e˚t dit qu'elle voyait en mon chanoine une sorte d'ange gardien qui, par sa seule présence, m'empêcherait de tomber dans les pièges de chair qui n'allaient pas manquer de se refermer sur moi au cours de cette longue absence.

En outre, Fogacer, qui de sa vie n'avait jamais serré une femme dans ses bras, les aimait néanmoins beaucoup, et se faisait aimer d'elles par des gentillesses et des délicatesses

221

qui n'étaient pas elles-mêmes sans affinité avec celles du gentil sesso.

Au sujet du petit clerc que Fogacer m'avait demandé d'asseoir à son côté, je ne laissais pas d'apercevoir, au cours du déjeuner, que Fogacer avait pour lui des attentions d'une mère, et de temps à autre, interrompant notre entretien, il lui expliquait par signes de quoi il s'agissait, car le pauvret, qui était, de reste, fort joli, était sourd et parlait difficilement, et Fogacer m'expliqua qu'il avait pour lui inventé un langage par signes qui n'était connu que de lui-même et de son protégé.

Lecteur, je ne te veux point celer qu'il me vint alors en cervelle l'idée que Fogacer n'avait peut-être pas abandonné les folles avoines de son passé

autant que l'exigeait sa soutane, et d'autant que l'infirmité du petit clerc, si mon hypothèse était juste, lui assurait une discrétion exemplaire. Cependant, je ne laissais pas d'écarter de mes mérangeoises cette pensée, car de tout ce long voyage que nous limes tous trois ensemble, rien ne vint jamais confirmer la déquiétante supposition que je m'étais forgée.

Non que je me permette de formuler céans le moindre jugement sur ces hommes qui, préférant leur propre sexe àl'autre, ont péri pendant tant de siècles dans les flammes du fanatisme. Et du diantre si j'irai jamais apporter ma petite b˚che à ces b˚chers barbares ! Je n'ai pas lu non plus sans mésaise dans l'Ancien Testament la cruelle destruction de Sodome, et d'autant que dans la ville devaient subsister des hommes et des femmes qui s'aimaient; sans cela, faute de naissances, la ville aurait de soi dépéri, sans qu'il f˚t nécessaire de l'embraser et de la tuer toute.

Je ne me ramentois que deux choses de ce long voyage,, l'une qui éclaira la physionomie de Fogacer d'une lumière inattendue, et l'autre qui fut une "

redisance " dont il me dit qu'elle était de la plus grande conséquence. Et en effet, lecteur, elle l'était, comme on verra plus loin.

Pendant les premiers temps de ce chemin cahotique, Fogacer, qui était pourtant, comme disait mon père, <

bien

222

fendu de gueule

>, baissait beaucoup la voix, ou même demeurait bouche cousue, quand le petit clerc, s'aquiétant, s'assoupissait ou paraissait s'assoupir. ¿ mon sentiment, il ne devait pas avoir plus de dix-sept ans. Il s'appelait SaintMartin, et quand il dormait, il avait, en effet, l'air d'un saint, et même d'un ange, tant il portait sur le visage un air d'innocence, de bonne foi et d'enfantine gentillesse.

Rien de tout cela n'était perdu pour Fogacer. Mais n'osant trop le couver de l'oeil en raison de ma présence, il le regardait quand et quand d'une façon rapide et furtive, et même alors, ses yeux ne laissaient pas de faire apparaître une amour sans limites, et dont je m'apensais qu'elle irait jusqu'aux derniers sacrifices, s'il en était besoin. Je me fis alors cette réflexion que tout sentiment, quel que f˚t son objet, était noble, dès lors qu'il comportait un tel oubli de soi.

Ce fut seulement quand le petit Saint-Martin s'endormit tout à plein que Fogacer, sotto voce, me révéla la redisance qu'il avait annoncée.

- La source, dit-il, est tout à fait digne de confiance. Et de reste vous la connaissez. Elle appartient à ce que vous appelez - bien inexactement -

le gentil sesso, et vous l'avez encontrée chez ce luron de Guron (giocco di parole, m'apensai-je, bien dans la manière d'un chanoine).

Toutefois, même au bec à bec et Saint-Martin dormant àpoings fermés, Fogacer ne cita pas de nom : on e˚t dit que les coussins de la carrosse pouvaient avoir des oreilles, tant il était prudent. Il est vrai que ce qu'il me répéta dépassait tout ce que j'eusse pu imaginer de pire, et me laissa béant et consterné.

Voici, lecteur, le récit de Fogacer tel que je le transcrivis aussitôt, afin de le remettre sans délai au roi.

La reine-mère reçut à la nuitée, avant que de départir de Paris, un quidam, lequel avait le nez fort bouché dans son manteau. L'entretien eut lieu sans témoin, à tout le moins visiblement, car notre rediseuse, éveillée par ce mystère, colla à l'huis sa mignonne oreille et apprit de prime que le visiteur de sa maîtresse s'appelait le Censuré.

223

- Mais j'ai ouÔ parler de ce coquart! dis-je, béant.

- Moi aussi, dit Fogacer, et d'autant que c'est mon évêque qui l'a censuré

pour avoir tiré pécunes d'aucunes sottes gens à qui il avait prédit l'avenir en affirmant connaître, par ses charmes, le secret des destins.

Toutefois, étant protégé par un grand seigneur, aussi crédule que les commères des halles, il ne fut ni serré en geôle, ni pendu. Tant est que faisant de sa propre censure une gloire, il se fit appeler, avec la dernière effronterie, Monsieur le Censuré, ce qui - les hommes étant ce qu'ils sont - ajouta prou à sa réputation et augmenta sa clientèle.

- Et la reine-mère fit appel à cet imposteur ?

- Eh oui ! Et ce ne fut assurément pas la première fois qu'une reine ou un roi de France consulta un devin. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la crédulité n'est pas l'apanage des manants et des ouvriers mécaniques.

- Et quelles questions la reine-mère posa-t-elle à ce coquart d'enfer ?

- Ah, mon ami ! dit Fogacer. C'est là que le b‚t commence furieusement à

blesser, tant étranges et déquiétantes furent ces questions-là...

- Et les réponses ?

- Les réponses ? Prudentissimes. Le Censuré n'est pas un enfantelet dont on beurre le pain en tartines. Il est retors, et ne tient pas outre mesure à

jeter un jour par un noeud coulant son dernier regard vers le ciel.

Première question de la reine-mère : quel est l'avenir du cardinal ?

- Diantre !

- Réponse du Censuré : pour l'instant fort bon, mais il se pourrait qu'il change.

- Ce qui se pourrait dire tout aussi bien de vous, de moi ou même de la reine-mère.

- En effet. Deuxième question: le cardinal possède-t-il des charmes pour se faire aimer ?

- En tout cas, dis-je, pas du gentil sesso.

- Mon cher ami, celui dont le cardinal se fait aimer, se peut par des "

sortilèges diaboliques ", est assurément le 224

roi... La reine-mère n'entendant rien aux grandes affaires, n'entend pas davantage les grands services que Richelieu a rendus à Louis, ni en contrepartie l'attachement du roi pour K le meilleur serviteur qu'il e˚t jamais ". D'o˘ les " charmes et sortilèges", évidemment diaboliques, qui, aux yeux de la reine-mère, expliquent l'inexplicable.

- Et quelle fut la réponse du Censuré ?

- Fort astucieuse. " Il se peut, dit-il, que celui que désigne Votre Majesté possède des sortilèges, mais on ne peut les acertainer, parce qu'il les cache sous des qualités apparentes.

- Les qualités apparentes ! quel habile homme! Je suis raffolé des qualités apparentes...

- Troisième question. Et là, mon cher ami, nous sortons de la comédie pour entrer en plein dans le drame. Voici cette troisième question qui jette un jour sinistre sur cette consultation : Richelieu possède-t-il des charmes pour échapper aux arquebusades ?

- Dieu bon! Mais c'est abject! Pense-t-elle vraiment àun assassinat ?

- J'en ai peur, et le Censuré le craignit aussi, car il feignit de ne pas entendre le sens de la question. " Si le cardinal, dit-il, s'expose en Italie ès lieux périlleux, tous les charmes du monde ne sauraient l'empêcher d'être arquebusé. "

- Excellente réponse !

- Je le crois aussi, et je poursuis. quatrième et dernière question de la reine-mère, et de toutes la plus déquiétante. La voici: voyez-vous dans l'avenir que le cardinal puisse être un jour blessé par un coup de hallebarde ?

- Révérend chanoine, cette fois la chose est claire. L'instrument de la meurtrerie étant une arme blanche, la reinemère envisage une embuscade rapprochée. Et que répondit le Censuré ?

- Ceci: " Votre Majesté voudra bien m'excuser, mais ma voyance ne voit pas au-delà des cinq années futures et en deçà de ces cinq années, je ne discerne pas le moindre coup de hallebarde à la personne que vous dites. "

225

- …merveillable Censuré ! m'écriai-je. Je lui souhaite, loin des geôles et des gibets, longue vie et prospère voyance !

je ne me ramentois aucune des étapes de Paris à Lyon, tant je me tracassais les mérangeoises au sujet du cardinal. Outre que la reine-mère était une Médicis et que les Médicis, comme l'Histoire l'atteste, sont race assassinante, il me semblait que la crédulité de la reine-mère, son peu de bon sens, et la fureur qu'elle mettait à l'assouvissement de ses rancunes la pouvaient, en effet, pousser à des entreprises qui, en cas de succès comme en cas d'échec, ne pourraient que lui valoir un exil éternel. Par malheur, elle était si obtuse et en même temps si emportée en ses ressentiments, que je suis bien certain qu'elle n'avait même pas perçu les réticences du Censuré à ses périlleuses questions.

Dès que nous atteignîmes Lyon - ville que j'aime entre toutes pour ses deux fleuves et sa presqu'île - je confiai à Fogacer le soin de prendre langue avec les officiers du cantonnement afin de quérir d'eux un logis, et je gagnai en grande h‚te le palais de l'archevêché o˘ je savais que le roi logeait.

¿ l'exception de Beringhen et du Révérend docteur médecin Bouvard, il n'y avait assurément, sur l'ordre de Sa Majesté, personne auprès d'Elle. Déjà

en vêtements de nuit, allongé à demi sous son baldaquin, et le dos soutenu par de grands oreillers, Sa Majesté tenait fermement entre ses cuisses une large et profonde écuelle de soupe épaisse, fumante et odorante dont il tirait provende quand et quand avec un cuiller aussi grand qu'une louche, dont il s'engouffrait le contenu en gueule avec une visible délectation, m

‚chant et aspirant avec des succions si bruyantes que ma bonne marraine, la duchesse douairière de Guise, les e˚t trouvées "

ressentant par trop le commun

>. Mais peu chalait à Louis qu'on le trouv‚t goinfre. Il en tirait gloire, au contraire. Tout comme le roi Henri, m'avisai-je un jour, Louis souffre d'insatiabilité. Mais l'objet de ce gros appétit n'est pas le même. Pour Henri, la garcelette, et pour Louis, le mangeoir.

226

Mon père, quant à lui, se désolait fort qu'il f˚t si grand mangeur et s'étonnait que le défunt docteur Héroard comme le docteur Bouvard, qui lui avait succédé, n'aient pas t‚ché de le freiner en des excès qui lui paraissaient si nuisibles à la santé du roi, étant donné la faiblesse de ses entrailles et le p‚timent qu'elles lui baillaient souvent.

Dès qu'il me vit, Louis entendit aussitôt qu'il se passait quelque chose d'inusité, et faisant à Beringhen et à Bouvard un geste qui les éloigna à

l'autre bout de la pièce, il me dit sotto voce

- Sioac, prends place à mon chevet, là, sur cette escabelle, et de gr‚ce, dis-moi ce qu'il y a dans ce papier que tu tiens à la main.

Lecteur, je te confesse que ce fut pour moi assez déquiétant de lire la redisance que l'on sait, tandis que Louis avalait sa soupe à grande noise et succion. Toutefois, cette noise même ne dura que le temps de la première et deuxième question de la reine-mère, lesquelles lui parurent, comme à

Fogacer et à moi-même, plus sottes que venimeuses.

Tout changea, quand il fut question d'arquebusade et de coup de hallebarde.

Le cuiller lui tomba des mains dans la soupe, et il p‚lit en son ire, le visage crispé, les lèvres tremblantes, les yeux lançant des éclairs.

Toutefois, cette colère blême ne dura que peu. Louis se reprit, le sang lui revint aux joues, et il dit d'une voix sourde

- De toutes les cabales qui me font des complots, c'est celle de la reinemère qui me donne le plus de tracassin. Elle est pour mon malheur et pour le sien vindicative à l'excès, et n'ayant pas l'ombre d'une jugeote, ses erreurs ne lui apprennent rien. Elle fonce, elle ne rencontre que le vide, et elle recommence. Sioac ! Avez-vous jamais ouÔ parler d'une pareille folie ? Une reine-mère rêvant d'assassiner le ministre de son fils, le meilleur serviteur qu'il e˚t jamais !

Louis parut alors se perdre, les yeux mi-clos, en des songeries mélancoliques dont il ne saillit que pour dire àBeringhen : "Enlève-moi cette écuelle. Je n'ai plus faim.

227

Puis il soupira et dit, comme se parlant à lui-même : " Il faudra bien pourtant qu'un jour je mette fin à ces extravagances. >>

¿ peine fus-je hors l'évêché que je vis mon équipage au complet qui m'attendait, et Fogacer nous guida jusqu'à mon nouveau logis qui me parut petit, mais fort plaisant. J'y vis Nicolas, allant et venant, l'air très malengroin, portant assiettes et couverts sous la houlette de l'hôtesse qui me parut, comme sa demeure, petite, plaisante et l'oeil fort fripon. Elle m'expliqua qu'elle venait de renvoyer valet et soubrette pour < insolence, paresse et lascivité ". Ce dernier mot me donna à penser que la soubrette, ayant du go˚t pour le valet, avait, se peut, perdu les bonnes gr‚ces de sa maîtresse en marchant sur ses brisées. e

Me voilà donc, dit l'hôtesse, comme navire désemparé, et j'aurais été bien en peine, si Monsieur de Clérac n'avait consenti à m'aider dans mes humbles t‚ches domestiques avec beaucoup de bonne gr‚ce. "

Nicolas l'aidait, en effet, mais que ce f˚t de bonne gr‚ce, j'en doutais fort. Il était bien plutôt humilié de porter des assiettes au lieu que de bichonner nos chevaux et de vérifier leurs fers. Cependant, il ne laissait pas de jeter des regards mécontents à la ronde, tantôt sur Saint-Martin -

trouvant que nous faisions trop de cas de " ce petit pimpésoué " -, tantôt à moi-même, parce que de Paris à Lyon je n'avais pas une seule fois admis mon écuyer dans ma carrosse, comme j'en avais l'habitude, alors que durant tout ce voyage, ce "petit pucelet de merde" s'était aparessé avec nous sur les coussins.

Je ne lui donnais pas tort. Mais comment Fogacer aurait-il pu me redire la redisance que l'on sait devant un écuyer qui avait, lui, l'oreille fort bonne, et aimait fort en user ?

Notre hôtesse, qui se nommait Madame de Monchat, 228

présida notre table au souper et parut fort aise d'avoir à elle seule en son logis tant d'hommes à la fois, dont l'un, comble de bonheur, était chanoine, ce qui plaçait, si je puis dire, le remède à côté du mal, car si notre bonne dame de Monchat succombait au mitan de la nuit obscure à la tentation, elle pourrait, dès l'aurore, confesser sa faiblesse au chanoine Fogacer, et la conscience fraîchement lavée, commencer une nouvelle journée sans tache ni macule. La pauvrette, hélas, ne se doutait pas que des quatre hommes qui se trouvaient là, deux n'aimaient pas les femmes, et les deux autres qui les aimaient prou, avaient fait voeu d'être fidèles à leurs épouses.

…tant las de ce long voyage, je me préparais à m'ococouler sur ma couche, derrière les courtines, tout au long d'une longuissime nuit. Mais il n'en fut rien, car à la pique du jour un garde du cardinal vint toquer à l'huis pour dire que Son …minence m'attendait sur le coup de huit heures en son logis, ayant besoin de mon truchement en italien. Morbleu! m'apensai-je en me tirant de ma couche tout en pestant contre qui vous savez, et o˘ diantre à cette heure est le comte de Sault qu'il faille que je le remplace au pied levé ! Et avec quelle mauvaise gr‚ce il se leva, ce pied, je vous le laisse, lecteur, à penser.

Ce n'était guère dans la manière du cardinal de s'excuser pour avoir fait lever un duc et pair aux aurores. Néanmoins, il voulut bien m'expliquer que le comte de Sault, souffrant depuis Paris d'une molaire, s'était enfin décidé à la faire arracher à Lyon, son hôtesse lui ayant affirmé qu'elle connaissait en sa ville un barbier aussi renommé pour sa douceur que pour son adresse.

Or, un truchement était, ces m‚tines, indispensable au cardinal, car il allait accueillir le légat du pape, Barberini, accompagné de son secrétaire Mazarini 1, lequel, poursuivit le cardinal, est " le plus beau génie et celui des deux qui entre le plus heureusement dans les négociations ".

Mazarini,

1. Mazarin.

229

il est vrai, gazouillait assez joliment le français, mais point du tout Barberini à qui Mazarini traduisait au fur et à mesure ce qui se disait entre le cardinal et lui.

- Je voudrais, dit Richelieu, savoir exactement de vous ce que Mazarini dit en italien à Barberini, et ce sera là votre t‚che, mon cousin.

- Il se pourrait, …minence, que je sois mieux à même de remplir cette t‚che si je savais au préalable ce dont il s'agit.

Comme bien sait le lecteur, pas plus qu'à Louis on ne doit au cardinal poser questions, tant est qu'il faut prendre des détours infinis, quand ces dites questions vous paraissent nécessaires.

- J'allais le préciser, dit Richelieu en marquant quelque humeur. Voici ce dont il est question. Le pape s'entremet entre les Espagnols et le roi de France afin d'éviter un affrontement sur le sol italien, lequel affrontement, penset-il, pourrait être fatal à ses …tats. Cette entremise, qui a pour but d'éviter la guerre entre les deux rois catholiques, n'est pas seulement évangélique, elle est aussi très habile. Elle permet au pape de ne prendre parti ni pour l'un ni pour l'autre des belligérants. Mais en réalité elle nous favorise, car du fait même qu'il y a négociation, le pape reconnaît que la présence des Français en Italie est tout aussi légitime que celle des Espagnols. Or, ce n'est assurément pas la position de Philippe IV d'Espagne qui a toujours considéré qu'il a occupé le Milanais de la façon la plus pieuse. De reste, ajouta Richelieu avec quelque dérision, n'avait-il pas toujours consulté au préalable ses théologiens pour savoir si le Seigneur permettait cette appropriation ?

S'agissant d'une tractation et non d'une ambassade, l'entretien n'eut pas lieu en présence de la Cour, mais dans un petit salon, le roi étant seul assis, le cardinal debout à sa dextre, et moi à sa senestre, et faisant face tous deux au légat Barberini et à Giulio Mazarini.

Franscesco Barberini était parent du pape Urbain VIII. Et selon une coutume que je trouve quelque peu étrange, mais qui est bien enracinée en Italie, le pape, dès qu'il fut élu,

230

commença par faire la fortune de sa famille. Il nomma cardinaux son frère Antonio et ses deux neveux Francesco et Antonio.

Celui-ci, dédaignant la pourpre et le palais, se fit moine, et fut le seul de la famille - pape compris - qui véc˚t une vie ascétique, vouée à la charité.

Moins édifiant, mais en revanche plus artiste, Francesco, que je vous présente céans, consacra ses pécunes, son temps et ses pensées à élever ce qui devint le fameux Palais Barberini, lequel est, assurément, le plus magnifique, en notre siècle, des palais romains. Toutefois, le pape lui confia aussi quelques missions diplomatiques dont, par nonchalance, il se serait bien mal acquitté, s'il n'avait pas requis les services de Giulio Mazarini. En la présente circonstance, Son …minence Francesco Barberini, après un profond et gauche salut à Sa Majesté, se contenta de réciter, en français, un petit compliment fort bien tourné, mais dont il n'était assurément pas l'auteur, car il trébucha deux ou trois fois dans ses phrases, les rendant quasi inintelligibles. Venant enfin à bout de cette ingrate besogne, Francesco voulut bien dire à Sa Majesté que son secrétaire, Il Signor Mazarini, allait entrer dans le détail de sa mission.

Puis, ayant salué profondément le roi, il ne pipa plus mot de tout l'entretien, et les yeux à demi clos se retira en ses pensées, lesquelles, à ce que j'imagine, touchaient à la construction de son émerveillable palais.

Giulio Mazarini avait alors vingt-huit ans, et d'après ce que j'ai ouÔ dire à Rome, à Paris et à Madrid, il était K il pi˘ elegante cavaliere della creazione 1 " et un grand favori des dames, lesquelles ne restaient jamais insensibles à ses manières courtoises, à ses attentions délicates, à sa vêture o˘ dentelles, soies, broderies et rubans étaient du meilleur go˚t, et par-dessus tout, il va sans dire, à ses yeux vifs et veloutés, à ses lèvres si bien dessinées et aux paroles dorées qui s'en échappaient.

1. Le cavalier le plus élégant du monde (ital.).

231

Cependant, Mazarini plaisait aussi aux hommes mais pour d'autres qualités.

Bien que n'ayant passé que quelques mois aux armées pour la raison que discipline et routine ne le rago˚taient guère, il était néanmoins renommé

pour sa bravoure qui était, en effet, sans faille et dont je donnerai plus loin un éclatant exemple.

¿ cette bravoure-là s'ajoutait, sinon la plus belle vertu, du moins la plus utile en ce monde : Mazarini avait de l'esprit àrevendre, lequel allait droit au coeur de tout problème et en trouvait la solution. Richelieu l'admirait, et c'est tout dire, car le cardinal, hors lui-même, admirait peu de gens. Ajoutez à cela, en ce qui concerne Mazarini, un caractère qui se pliait avec gr‚ce aux circonstances sans se raidir jamais, mais sans non plus perdre de vue son but. Bien je me ramentois qu'ayant un jour demandé à

Fogacer comment il définirait au besoin l'humeur de Mazarini, il répondit:

< souplesse, finesse, adresse ".

Le salut que fit Giulio Mazarini au roi, avant que de parler, fut infiniment gracieux et plut à Sa Majesté, et d'autant plus que sans être bougre, Elle aimait les beaux hommes, pourvu qu'ils ne fussent ni rudes, ni grossiers.

- Sire, dit Mazarini en un français dont toutes les intonations étaient chantantes et italiennes, je suis votre très humble serviteur, et je quiers de Votre Majesté de bien vouloir ouÔr le message que Sa Sainteté le pape a confié àSon …minence Francesco Barberini, son légat, dont je ne suis ici que le modeste truchement.

- je vous ois, Monsieur, dit le roi.

- Sire, reprit Mazarini, Sa Sainteté, soucieuse que le sang des Français et des Espagnols ne se répande pas sur le sol italien, a demandé à l'Espagnol à quelles conditions il consentirait à ne pas assiéger Mantoue.

- Et qu'a-t-il répondu ? dit le roi.

- Sire, dit Mazarini, j'ose à peine vous répéter ses conditions, tant elles me paraissent extravagantes et léonines.

- Répétez-les, Monsieur, de gr‚ce ! dit le roi. Nous sommes prêts à tout ouÔr.

232

- Sire, l'Espagnol consentirait à ne pas assiéger Mantoue pour peu que Votre Majesté rende Pignerol et Casal...

Un silence suivit cette impudente proposition. je vis Louis p‚lir et serrer les dents, tant est que je craignis qu'il laiss‚t éclater une ire bien légitime. Mais une fois de plus il se brida, et se tournant vers Richelieu qui bouillait lui aussi de fureur contenue, mais qui ne perdait pas pour autant le jugement incisif qu'il portait sur les événements, il lui fit signe de répondre à sa place.

- Sire, dit Richelieu, c'est un bien étrange échange qu'on nous propose là

- un échange o˘ les deux objets échangés ne sont pas de valeur identique, ni même payés de la même monnaie... D'une part, Votre Majesté abandonnerait àl'Espagne deux villes fortes dont l'une, Casal, est de reste assiégée, sans aucun succès, par l'Espagnol depuis un an. Et comme si Casal n'était pas suffisant, nous devrions livrer aussi Pignerol que nous venons de conquérir. L'une et l'autre de ces places sont construites à chaux et à

sable et possèdent une immense valeur stratégique. Et que nous donnerait-on en échange ? La promesse de ne pas assiéger Mantoue! Vous avez bien ouÔ, Sire, une promesse! Une simple promesse écrite sur beau parchemin et décoré

d'un sceau princier à coup s˚r très élégant. Monnaie bien légère, Sire, comparée aux solides murailles de Casal et de Pignerol, et qui ne co˚te guère à celui qui la donne, puisque la feuille de parchemin sur laquelle elle est écrite, même un enfant pourrait la br˚ler à la chandelle.

- Sire, dit Mazarini, peux-je répondre à l'exposé de Son …minence le cardinal de Richelieu ?

- De gr‚ce, Monsieur, répondez, dit Louis avec une courtoisie un peu froide.