COMPLOTS

ET CABALES

CHAPITRE PREMIER

quand en novembre 1628 le siège de La Rochelle s'acheva, fort glorieusement pour nos armes, fort affreusement pour la pauvre ville huguenote qui, en un an, avait perdu de verte faim les deux tiers de ses habitants, je tombai en proie à des sentiments bien contraires : d'une part, la compassion que m'inspirèrent, à mon entrant dans la malheureuse cité, les cadavres qui jonchaient les pavés et, pis encore peut-être, trébuchant à chaque pas, les squelettiques survivants. Et d'autre part, bien que je fusse, comme avait dit Richelieu (qui savait toujours tout sur tout), u quasi souverain au ch

‚teau de Brézolles ", et m'y sentais déjà chez moi pour les raisons que l'on devine, j'éprouvais une vive et profonde joie à la pensée, et d'aller retrouver en son hôtel àNantes la marquise de Brézolles et de retourner avec elle et son fils, qui était aussi le mien, dans mon duché d'Orbieu.

Mais appartenant, et de fait et de coeur, à la maison du roi, le servant en de délicates et toujours urgentes missions que me confiait en son nom le cardinal de Richelieu, je ne pouvais sans l'assentiment de mon maître marier Madame de Brézolles, ni même me rendre à Nantes pour lui demander sa main.

Toutefois, au moment de tenter cette démarche, je fus pris d'un doute.

Fallait-il de prime toucher un mot de mes intentions à Richelieu, ou devais-je en réserver la primeur au roi ?

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Tous deux étaient, en effet, fort à cheval sur les égards qui leur étaient dus, le roi, parce qu'il avait été odieusement brimé en ses enfances par une mère désaimante et ses inf‚mes favoris, et le cardinal, parce qu'après être entré, non sans dol et labour, au Grand Conseil du roi, il avait d˚ en découdre avec quelques arrogants pour que son rang y f˚t reconnu.

Je m'avisai enfin d'un compromis qui p˚t me garder àcarreau. De Richelieu, je n'allais quérir que d'avisés conseils, et au roi, je ferais état de mes intentions. Cependant, au premier mot que je risquai à ce sujet, Son …

minence m'interrompit, et me dit tout de gob que Sa Majesté - dont la mémoire était prodigieuse - se ramentevait parfaitement Monsieur de Brézolles, qui en ses armées, dans l'ultime combat qui avait chassé

Buckingham de l'île de Ré, s'était fait tuer, et que d'après ce qu'il avait lui-même ouÔ, sa veuve était en tous points une dame de très grande qualité. Tant est que Sa Majesté ne ferait assurément aucune objection à

cette union, si mon intention était bien de la contracter.

J'entendis par là que, maugré les écrasants soucis et l'inhumain labour que lui imposait le siège de La Rochelle, le cardinal avait pris la peine de s'informer sur Madame de Brézolles, et à y réfléchir plus outre, je n'eus aucun mal àimaginer l'excellent effet que fit sur lui cette enquête.

Car, ayant découvert que la dame était de fort bonne noblesse, et fort bien accommodée en pécunes, qu'elle gérait, du reste, au mieux de ses intérêts -

comme le prouvait le procès qu'elle avait engagé contre ses beaux-parents

-, il en conclut qu'elle ne me mettrait jamais sur la paille, et qu'en conséquence, je n'aurais pas à faire appel aux finances de Sa Majesté pour remplir et redorer mes coffres. En second lieu, il avait trouvé tout à

plein rassurant que la dame f˚t née et nourrie au sein d'une bonne noblesse de province: ce qui voulait dire qu'elle n'avait jamais go˚té aux poisons et délices de la Cour au milieu de ces façonnières et de ces pimpésouées que leur humeur brouillonne portait à intriguer contre le roi et son ministre, comme faisaient la duchesse de

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Chevreuse et les vertugadins diaboliques, pour ne parler point ici de la reine et de la reine-mère. En bref, si j'épousais Madame de Brézolles, je n'épouserais pas une femme qui p˚t g‚ter mes bonnes qualités, ni me dresser contre le pouvoir, comme, hélas ! la princesse de Conti avait réussi à

faire avec Bassompierre, dès la minute o˘ ils s'étaient secrètement mariés.

quant au roi, le cardinal l'ayant instruit de ce qu'il en était de Madame de Brézolles, il me dit sobrement qu'il approuvait fort mon projet, " le premier devoir d'un gentilhomme étant d'assurer sa lignée ", adage dont mon père le marquis de Siorac s'était déjà plusieurs fois prévalu pour me pousser dans les chemins de la matrimonie.

Il est vrai que si mon père n'excluait pas le plaisir que j'y pourrais go˚ter, le roi, quant à lui, ne voyait là véritablement qu'un devoir dynastique qu'il assurait, quant à lui, en conscience, cinq ou six nuits par mois, poussant même le scrupule jusqu'à honorer la reine deux fois avant l'aube - ce qu'on savait le lendemain par la femme de chambre, témoin de ces royaux ébats, et dont le devoir était d'en informer dans l'instant Bouvard, le docteur du roi, lequel en informait la reine-mère, laquelle en informait la Cour.

Ces efforts de Louis étaient d'autant plus méritoires qu'ils étaient demeurés vains jusque-là, la reine n'ayant pu mener aucune de ses quatre grossesses à terme, tant est que la pauvrette se désespérait à l'idée qu'à

la mort du roi elle ne serait plus rien, faute d'un héritier qui, en montant sur le trône, ferait d'elle une reine-mère honorée de tous. Mais plus vive encore assurément, quoiqu'il l'exprim‚t peu, était l'affliction de Louis à la pensée qu'à défaut d'un fils, lui succéderait son frère Gaston, dont il avait, non sans quelques sérieuses raisons, la plus pauvre opinion.

Pour en revenir à nos moutons, Louis me bailla le nil obstat et pour mon mariage et pour mon voyage à Nantes. Mais quant à ce dernier, il ne se fit pas, car la veille du jour prévu pour mon département, comme j'achevais de me vêtir, j'ouÔs un grand tintamarre de cloches dans la cour de Brézolles, et jetant un oeil par ma fenêtre, je vis devant les grilles une carrosse et deux ou trois coches de voygge qui demandaient l'entrant. ¿ cet instant Hôrner et ses Suisses, saillant des écuries, accourèrent en armes, sans doute pour quérir des visiteurs quelle diantre d'affaire ils avaient à moi pour me visiter à une heure aussi matinale.

J'en étais moimême béant et fort empêché de deviner le "

qu'est-ce et le pourquoi " de cette visite inattendue. Cependant, quand je vis que Hôrner, loin de tirer son épée, retirait son chapeau et saluait profondément les visiteurs, mon coeur se mit àbattre la chamade, et en pourpoint, sans hongreline et sans chapeau, je gagnai le grand escalier du ch‚teau en un battement de cils et parvins en haut du perron au moment o˘

la première carrosse, bien plus chamarrée que les coches qui la suivaient, se rangeait devant la première marche. Je vis le blason sur sa portière, je dégringolai les marches à me rompre le col, tandis que le cocher, descendu en h‚te de son siège, déclosait l'huis. Madame de Brézolles apparut alors, fort souriante. Et le valet ayant déplié le marchepied, elle entreprit de saillir de la carrosse, ou plutôt de s'en extirper, l'affaire ne se faisant pas sans qu'elle se tortill‚t prou, étant donné le volume de son vertugadin. Elle y succéda enfin, et son pied mignon posé à terre, elle me tendit sa main, et comme je la baisais, elle me dit d'une voix douce et basse

- Monsieur, je suis bien aise de revenir en ma maison des champs et, plus encore, de vous y retrouver. Et voici votre fils, ajouta-t-elle à voix basse. Ne laissez rien paraître de votre émeuvement.

Saillit alors de la même carrosse une nourrice qui portait comme le Saint-Sacrement cet enfantelet tant chéri, qui se trouvait être, selon les registres de l'église-cathédrale de Nantes, le fils posthume de Monsieur le marquis de Brézolles, mais qui était, en réalité, le mien, comme je l'ai conté dans le tome précédent de ces Mémoires.

Cette nourrice, que j'envisageai à peine sur l'instant, n'ayant d'yeux que pour mon fils et de coeur que pour sa mère, devint dans la suite un personnage si important dans la maisonnée de Brézolles, que j'en veux dire ici et meshui

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ma r‚telée avant que de passer à des événements de plus grande conséquence.

La Nature avait somptueusement doté la mignote en tétins, lesquels étaient tout ensemble son patrimoine et son métier, car, je le sus plus tard, elle ne faisait rien d'autre en sa jeune et gaillarde vie que de courre se faire engrosser par son mari dès qu'une haute dame requérait ses offices, afin d'accoucher quasiment en même temps qu'elle, étant assez lachère 1 pour nourrir tout ensemble l'enfant de sa maîtresse et le sien. Elle en était à

sa sixième progéniture pour laquelle elle recevait de sa cliente, comme pour les cinq qui l'avaient précédée, une petite rente versée sa vie durant, sans compter, il va sans dire, le présent salaire de ses bons services. Elle s'appelait Honorée, et pensait le devoir être, en effet, ayant reçu du Seigneur ce don émerveillable, belle et solide garce qu'elle était en outre, l'oeil candide, le teint rouge comme pomme, le sourire large, la dent saine. Il me parut qu'elle se paonnait prou de ses deux fontaines de vie, car se tenant pour une sorte de prêtresse de qui la pudeur n'était pas requise, elle n'était pas rebelute, dès que braillait l'enfantelet, à se dégrafer, quel que f˚t le nombre des aregardants. Et tandis que le petit braillard apaisé la tétait à gorge goulue, elle ne se contentait pas de tenir son tétin à ses lèvres entre deux doigts, mais le mignotait tendrement de la main tout entière en le louant à mi-voix de sa fécondité.

- Mon ami, me dit Madame de Brézolles quand elle atteignit avec moi le haut du perron, pardonnez-moi de vous quitter si vite, mais je cours et vole à

ma chambre pour me rafraîchir et me repimplocher. Voulez-vous, de gr‚ce, dans une petite demi-heure, me rejoindre en mon petit cabinet, o˘ je ferai dresser une table pour déjeuner avec vous au bec à bec ?

Et quels yeux, avant le départir, elle tourna alors vers moi, je ne saurais les décrire, et d'autant que le regard fut fort bref, et que déjà les chambrières et les valets, saillant joyeu-1. Ayant beaucoup de lait.

sement des autres coches, et gravissant quasiment à la course les marches du perron, ne ralentissaient que pour me saluer jusqu'à terre, me tenant déjà pour leur maître. Cependant, Madame de Bazimont, apparaissant à mes côtés, mit de l'ordre dans cette envolée de moineaux et moinettes, et, en quelques ordres brefs, assigna à chacun et chacune sa t‚che pour l'heure qui allait suivre. Ayant ainsi rempli ses devoirs d'intendante, elle me fit une demi-révérence, son ‚ge ne lui permettant pas de se ployer plus outre, et me dit, les yeux brillant de larmes heureuses

- Monseigneur, n'est-ce pas pour vous et pour nous tous un jour émerveillable ?

- Assurément, Madame, dis-je sachant combien elle aimait être " madamée ", n'étant pas noble, malgré le " de

> de son nom, ce " Bazimont " n'étant qu'une terre que son défunt mari avait achetée.

- Monseigneur, reprit-elle, peux-je prendre congé de vous ? Il ne suffit pas, en effet, de donner des ordres, poursuivit-elle d'un air de profonde sagesse, encore faut-il veiller à ce qu'ils soient exécutés...

J'acquiesçai et le capitaine Hôrner, surgissant à mon côté, me demanda les miens.

- quelle sorte de gens sont-ce là ? dis-je, en montrant l'escorte de Madame de Brézolles.

- Des Suisses, Monseigneur, tout comme ceux qui ont l'honneur de vous servir.

- Comment sont leurs chevaux ?

- Fourbus, et deux ou trois déferrés.

- Il faut donc, avant que Madame de Brézolles les paye et les renvoie, leur donner l'hospitalité d'un jour et d'une nuit, afin qu'ils puissent panser leurs chevaux, les nourrir, les reposer, et les referrer. que te semble de ces gens, Hôrner ?

- Ce sont des Suisses, répéta Hôrner, comme si le seul nom de Suisses était le garant de toutes les vertus.

- Dès lors, dis-je, traite-les selon leurs mérites. N'épargne ni les viandes ni les vins, ceux-ci toutefois à la modération.

- J'y veillerai, Monseigneur.

Je gagnai alors ma chambre, ne touchant pas le sol en mon bonheur, et m'ôtai le pourpoint pour me raser le poil, quand on toqua à l'huis, lequel étant déclos par mes soins, Nicolas de Clérac apparut.

- Monseigneur, dit-il, avez-vous besoin de votre écuyer ?

- Nenni, Chevalier! Retourne à ta couche. Ta belle épouse sans toi doit s'y ennuyer à mourir.

- Ah, Monseigneur, dit-il, fort heureux de pouvoir parler d'elle, Henriette est toute trémulante du retour de Madame de Brézolles. Elle craint de ne lui plaire point.

- Billes vézées 1 ! Chevalier, elle lui plaira prou, je l'affirme, et ne laisse pas de le lui aller dire.

- Monseigneur, me permettez-vous d'ajouter un mot?

- Je t'ois.

- Madame de Bazimont me prie de vous dire que l'enfantelet dort sur le sein de sa nourrice et ne pourra être vu de vous qu'après le déjeuner.

Là-dessus, après un nouveau salut, Nicolas me quitta et j'entrepris de me savonner la face pour y passer moi-même le rasoir, ne consentant jamais à

confier ce soin à un barbier, ayant été blessé en mes vertes années par un de ces coquarts. Après quoi, j'entrepris de me testonner le cheveu, nourrissant l'espoir que le temps que je passerais ainsi à me beautifier raccourcirait les interminables moments qui me séparaient encore de ma belle. Hélas! Ce ne fut pas le cas, les soins que prenait d'elle-même Madame de Brézolles étant, assurément, plus longs et plus minutieux que ceux que je prenais de moi. Tant est qu'une longue heure s'écoula encore, minute après minute, avant que Monsieur de Vignevieille me vînt dire que sa maîtresse m'attendait pour déjeuner en son cabinet.

Le pauvre maggiordomo me sembla, tandis qu'il parlait, bien las de son long voyage de Nantes à Saint-Jean-desSables. Et bien que portant encore à son côté une épée

1. Ce mot qui vient de beille : boyau, et de vézé : gonflé, s'est contracté. Mais sans changer de sens.

désormais inutile, il me parut encore plus chenu et branlant qu'à son département de Brézolles quelques mois plus tôt. Sa faiblesse ne laissa pas de m'émouvoir, et je me fis in petto cette remarque que c'était, assurément, un effet de la bonté de sa maîtresse qu'elle lui permît de la servir encore, alors que tant de grandes maisons l'auraient déjà relégué

dans l'aigre solitude d'une moinerie pour y attendre la fin de ses terrestres jours.

La table dans le petit cabinet de Madame de Brézolles était très joliment dressée, et assurément, d'après ses directives, car elle aimait décorer les moindres choses et en faire des oeuvres d'art. Mais bien que cette élégance tir‚t mon regard et m'attendrézît, tant elle lui ressemblait, je n'avais d'yeux que pour la porte de sa chambre, tant j'avais h‚te qu'elle f˚t déclose. Je dis h‚te et non impatience, car je savais bien que Madame de Brézolles ne me ferait pas languir, n'étant pas de ces pimpésouées de cour, qui, dès lors qu'un homme est tombé dans leurs filets, le tantalisent par des indifférences et des retardements.

Les déjeuners à Brézolles sont véritablement fort simples et ne démentent pas l'origine du mot: ils rompent le je˚ne, mais sans vous empiffrer, ne comportant qu'une tisane ou du lait servi avec des tartines beurrées, et, si l'on veut, des confitures. Mais à vrai dire, ce matin-là, j'eusse je˚né

volontiers, n'ayant faim et soif que de ma visiteuse, laquelle était aussi mon hôtesse. Elle parut enfin, le front lavé d'eau claire, le cheveu joliment testonné, les yeux, les lèvres et les joues pimplochés à ravir, et dès qu'elle fut là, mince et bien rondie, tout s'éclaira jusqu'au jour gris, tracasseux et maussade, qui entrait par les carreaux brouillés de pluie.

- Monsieur, dit-elle, que je suis donc aise de vous revoir! Et que le temps, sans vous, m'a paru long!

Ce disant, elle me tendit sa main que j'eusse dévorée de baisers, tant j'avais appétit à celle qui me la tendait, si la bienséance ne m'e˚t retenu, mon coeur, pendant ce temps, battant à ce point la chamade que je demeurai bouche cousue. Fort heureusement, les banalités de la conversation,

qui sont dans tous les cas si utiles, soit qu'on ait rien, ou beaucoup à

dire, nous vinrent à rescourre, et nous asseyant au bec à bec, nous échange

‚mes pendant une grande partie de ce déjeuner, distraitement avalé des deux parts, ces paroles rebattues qui font à nos oreilles un petit bruit rassurant, mais ne signifient quelque chose que parce qu'elles ne disent rien.

Tout le temps que prirent ces courtois pépiements, j'envisageai Madame de Brézolles avec la dernière ferveur. Et elle, de son côté, ne fut pas chiche en tendres regards et en petites mines languissantes. Cependant, connaissant son caractère résolu, je ne laissai pas de penser qu'elle entrerait la première dans le vif du sujet. Ce qu'elle fit, en effet, avec tact et légèreté, enveloppant son propos - tout sérieux qu'il f˚t - dans de petites gausseries bien dans sa manière.

- Monsieur, dit-elle, au moment o˘ le roi érigea votre comté d'Orbieu en duché-pairie, vous m'avez écrit une lettre fort belle que j'ai lue et relue, au point de la savoir par coeur, et de la pouvoir répéter à moimême, dès lors que me prenait l'envie de l'aller dénicher dans ma remembrance. Vous y disiez qu'étant fort heureux d'être duc, vous alliez néanmoins faire de grands efforts pour ne pas devenir piaffard, hautain et paonnant, afin de ne point vous rendre odieux à votre entourage. Mon ami, je ne saurais vous dire, poursuivit Madame de Brézolles avec un sourire, à

quel point j'admirai et admire encore cette scintillante humilité.

- Madame, cette "

scintillante humilité " est une trouvaille, certes, mais c'est aussi, me semble-t-il, une petite pierre dans mon jardin.

- Nenni, Monsieur! C'est un éloge. Cela veut dire que lorsqu'on est ce que vous êtes, il est très difficile d'être modeste, sans qu'on y suspecte aussitôt, bien à tort, quelque degré d'affectation.

- Madame, il faut que vous soyez fée ou sorcière pour changer si vite une pierre aride en fleur épanouie. Cependant, il y a encore une épine sur la tige de cette fleur: le mot " affectation ".

- Si je l'enlève d'un coup d'ongle, serons-nous amis comme devant ?

- Je n'ai jamais cessé de l'être, Madame.

- Et j'espère bien, quant à moi, que vous le serez davantage, Monsieur, si vous voulez bien ouÔr ce qui suit.

- Madame, parlez! Je suis à votre endroit tout ouÔe, tout regard et tout coeur.

- Ah, Monsieur! quelle pitié que vous n'ayez pas, dans cette énumération, mentionné aussi le toucher!...

- C'est qu'il était implicite.

- La grand merci à vous! Monsieur, quand vous affirmez dans votre lettre votre résolution de ne point être odieux par votre piaffe à votre entourage, vous énumérez ceux qui le composent, vous dites: "mes amis, ma parentèle ", et vous ajoutez: " et par-dessus tout, ce que je chéris le plus au monde: mon fils et celle qui me l'a donné ".Vous ramentezvous ces paroles ? Expriment-elles meshui votre pensée ?

- Du tout 1.

- Il ne vous échappe pas, mon ami, que cette phrase comporte pourtant quelques implications.

- J'entends bien.

- C'est, en fait, une déclaration d'amour qui ne va pas tout à fait jusqu'à

une demande en mariage, encore qu'elle s'en rapproche fort. Et c'est là, Monsieur, o˘ le b‚t me blesse. Pourquoi ce demi-mot, et cette réticence ?

N'êtesvous pas plus assuré de vos sentiments pour moi ? N'avancez-vous d'un pas vers moi que pour être déjà un peu sur le recul ? Ou vous ménagez-vous, si votre humeur change, une porte de sortie ?

- M'amie, dis-je vivement, permettez-moi de le dire bien haut : votre interprétation est tout à fait erronée. La réticence dont vous vous plaignez était, dans ladite lettre, réserve et scrupule. Vous annonçant mon avancement dans l'ordre de la noblesse, je n'ai pas voulu vous donner à

1. Entièrement.

penser, par une démarche trop pressante, qu'étant duc, j'étais un peu trop assuré par avance de votre acquiescement.

- Mon ami, dit-elle, ce scrupule grandement vous honore.

- Nenni, nenni, m'amie! Ne voyez là qu'un des effets de ma "

scintillante humilité

>.

¿ quoi elle rit, et un aimable adoucissement se répandant sur son beau visage, elle reprit, mi-rieuse, mi-trémulante

- Donc, Monsieur, vous m'aimez.

- Oui, Madame.

- Et vous désirez me demander ma main.

- Assurément.

- Alors, de gr‚ce, demandez-la!

- Mais, Madame, dis-je béant, n'est-ce pas ce que je viens de faire ?

- Pas du tout. Vous avez jusqu'ici répondu à mes questions. Il faut maintenant que, de votre propre chef, vous fassiez la demande.

- Madame, dis-je, n'est-il pas un tantinet absurde de se tant jucher sur la cérémonie ?

- Monsieur, dit-elle avec un sourire à croquer, maugré que vous ayez une longuissime expérience des femmes, vous ne les connaissez pas encore tout à

fait bien. Vous ne sauriez imaginer, mon ami, la profonde et trémulante joie qui les envahit, quand le gentilhomme qu'elles aiment depuis des siècles leur dit tout uniment: " M'amie, je vous aime et désire vous épouser. "

- Madame, excusez-moi, mais la demande ne serait-elle pas quelque peu tardive ? N'avons-nous pas fait un enfant ensemble ?

- Mais cela n'a rien à voir. Je peux encore vous refuser!

- Madame! qu'est cela ?

- De gr‚ce, Monsieur, ne querellons pas plus outre, et je vous prie, faites cela que je veux...

- Madame, je le vais faire, puisque vous le voulez. Vous avouerai-je toutefois que, ce faisant, je me sentirai quelque peu ridicule.

- Mais justement, Monsieur, ce ridicule ne laissera pas de me toucher.

- Eh quoi, diablesse ! qui plus est, vous me daubez! Fort bien donc ! Le vin est tiré, il le faut boire ! Vais-je me lever pour faire cette déclaration ?

- Cela ne sera pas tout à fait suffisant. Le mieux serait encore que vous mettiez un genou à terre devant moi.

- Madame, vous savez sans doute qu'un duc et pair ne ploie le genou que devant roi ou reine.

- Ne suis-je pas votre reine ?

- Assurément, vous l'êtes, par toutes les fibres de mon coeur. Mais cela veut-il dire que vous allez parler en maître en ma maison ? Permettez-moi de répéter ici le dicton parisien: " Ne savez-vous pas que d'un homme on se gausse, quand sa femme chez lui porte le haut-de-chausses ?

- Fi donc, Monsieur ! Je ne suis pas faite de ce vilain métal ! Dès le moment que vous aurez prononcé la demande que je quiers de vous, je serai chez vous, pour vous et àjamais, votre humble, obéissante et dévouée servante.

- Madame, dis-je, j'en accepte l'augure.

Là-dessus, je me levai de ma chaire à bras, et me dirigeant vers Madame de Brézolles, je lui fis un profond salut, sans toutefois que mon genou touch

‚t terre, et je lui dis avec la dernière gravité

- Madame, je vous aime du bon du coeur et vous feriez de moi le plus heureux des hommes, si vous consentiez àm'accorder votre main.

- La voici ! dit-elle.

Mais ce n'était là qu'une façon de dire, car se levant, elle se jeta dans mes bras, et se pressant contre moi en son entièreté, elle me fit sur tout le visage, sans omettre un seul pouce carré, un violent picotis de poutounes, qui tout à la fois me remplit de bonheur et me coupa le souffle.

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Le roi, ayant appris par le cardinal que Madame de Brézolles était de retour en son ch‚teau de Saint-Jean-desSables, me fit savoir par Monsieur de Guron que, puisque mon intention était de la marier en l'église de Surgères, il aimerait que cela se fit le onze novembre au plus tard, devant lui-même départir le treize pour Paris. Il ajoutait que, voulant assister à

mon mariage et être mon témoin, il désirait que la messe f˚t courte, ayant peu de temps à lui en le tohubohu de son département. Toutefois, ayant davantage de loisirs le douze, il aimerait que je lui présente alors la duchesse d'Orbieu plus longuement qu'à l'église, afin de l'accueillir en sa Cour. Je devais donc le venir visiter avec elle sur le coup de onze heures ce jour-là.

Oyant cela, ma belle fut en même temps fort flattée et fort déquiétée.

- Doux Jésus! s'écria-t-elle, comment vais-je me pouvoir décemment vêtir, ayant si peu de temps devant moi si nous nous marions le onze ?

- M'amie, dis-je, étant veuve et vous remariant, la robe de mariée n'est pas de mise : votre plus belle vêture suffira.

- Encore faut-il l'approprier ! s'écria-t-elle très à la volée. Ne peut-on au moins reculer le mariage d'un jour ?

- M'amie! dis-je, béant, voudriez-vous que je demande au roi, pour vous accommoder, de retarder d'un jour son département ?...

- Et pourquoi pas ? dit-elle, mais tout aussitôt, elle rit àgueule bec, et se jetant dans mes bras, elle continua à rire, ses lèvres contre mon cou.

Un désir exprimé par le roi étant, en fait, la forme la plus courtoise que peut revêtir un ordre, nous f˚mes mariés, Catherine et moi, le onze novembre en l'église de Surgères par le curé prieur, et ce fut, en effet, la plus courte des messes, le roi se retirant dès que l'Ite, missa est fut prononcé. Assistèrent à la cérémonie: les ducs, les ministres et les maréchaux.

Je fus de prime surpris que Bassompierre f˚t de ceux-là, pour la raison qu'il avait mis depuis le début du siège tant de froideur et de distance entre lui et moi. Mais sa présence, en

fait, à mon mariage s'expliquait fort bien, du fait que le roi, pour préparer son départir, lui avait demandé d'être son hôte à Laleu, o˘

Bassompierre l'avait, en effet, reçu fastueusement. J'en conclus que le maréchal qui, sous l'influence de sa femme et des vertugadins diaboliques, était hostile à la politique royale et cardinalice, et par conséquent, au siège de La Rochelle, et n'avait pas souhaité son succès, ce jour d'hui faisait contre mauvaise fortune bon coeur et t‚chait de rentrer dans les bonnes gr‚ces de son roi, et par sa généreuse hospitalité et par sa présence au mariage d'un des plus fidèles serviteurs de Sa Majesté. En somme, il redevenait mon ami, parce que l'armée royale avait pris La Rochelle. C'est une triste vérité, lecteur, mais comme disent si bien les Anglais : " Rien ne réussit comme le succès. "

Parce que Louis ne courait pas, comme le Vert Galant, de cotillon en vertugadin, et aussi parce qu'il avait eu - comme le nonce en informa alors le pape en termes discrets et décents - quelque difficulté à " parfaire son mariage " avec Anne d'Autriche, nos bons caquets de cour répétaient àl'envi, quoique sotto voce, que Louis n'aimait pas les femmes.

Il serait plus équitable de dire qu'il n'aimait pas sa mère, Marie de Médicis, celle-ci ayant été pour lui, comme j'ai dit déjà, une odieuse mar

‚tre, le rabaissant, le brimant, l'humiliant de toutes les façons et allant, dans les occasions, jusqu'à prendre les armes contre lui.

Par malheur, Louis n'eut pas davantage à se louer d'Anne d'Autriche, traîtresse à sa nouvelle patrie dès le moment de son avènement, et plus tard ennemie avérée de son époux et participant aux complots dont il était l'objet. Tant est que pour Louis, s'il avait jugé les femmes par sa mère et par son épouse, il aurait eu quelque excuse à considérer avec malaise et suspicion la plus charmante moitié de l'humanité.

Il n'en fut rien pourtant. Comme bien le prouve, quelques années plus tard, la grande amour que lui inspirèrent les " yeux bleus, pleins de feu " de Mademoiselle de Hautefort, cette passion, toutefois, demeurant platonique du fait de la piété adamantine qui habitait le roi.

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quand à Laleu, le douze novembre, ainsi que Louis en avait exprimé le désir, je me rendis avec Catherine d'Orbieu pour le visiter, il ne parut nullement indifférent à la gr‚ce et à la beauté de mon épouse. Et quoiqu'il ne f˚t pas " grand parleur ", comme il disait en ses enfances, il fut avec elle charmant et courtois, l'appelant " ma cousine ", appellation, à la vérité, protocolaire quand le roi s'adressait à une duchesse, et qu'il n'omettait même pas, quand il écrivait àMadame de Rohan, alors même qu'elle soutenait la rébellion huguenote dans les murs de La Rochelle.

En cette présente occurrence, et bien que notre entretien f˚t bref, il usa sans chicheté des " ma cousine " avec Catherine, tant est que lorsque nous prîmes congé de lui, ma petite duchesse, en saillant avec moi de la maison de Bassompierre, était aux anges et ne touchait plus terre.

- Mon ami, dit-elle d'une voix trémulante, dès qu'elle fut assise à mon côté dans la carrosse, avez-vous ouÔ ? Le roi m'a appelée " ma cousine ", et plus d'une fois ! Je sais ! Vous m'allez dire que c'est le protocole!

Mais je croyais que ce ne l'était que pour les très vieilles duchesses, issues de très vieilles familles et vivant à la Cour! Mais moi ! Petite provinciale, née et nourrie à Nantes et qui n'ai pas plus de vingt-cinq ans ! Et le roi m'a appelée " ma cousine " ! N'est-ce pas émerveillable ?

Dieu bon! Pensez qu'on m'avait dit et redit, et chuchoté qu'il était rude et roide ! Mais c'est tout le rebours ! Je me ramentevrai jusqu'à mon dernier souffle la bonté avec laquelle il m'a si gracieusement accueillie en sa Cour.

- M'amie, dis-je, le roi est rude et roide, quand il s'agit de ch‚tier les comploteurs, les rebelles et les traîtres, et Dieu sait s'ils foisonnent en ce malheureux royaume. Et si d'aucuns ont t‚té de la Bastille, ou, pis même, du bourreau, sachez qu'ils l'avaient mille fois mérité. Mais avec ceux qui le servent avec fidélité et ferveur...

- Comme vous-même, mon ami.

- ...Louis montre qu'il possède une vertu aussi belle que rare : la gratitude. Et avec ceux-là que j'ai dits, il se montre indubitablement amical, et même s'il lui arrive par exemple

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de gronder et de bouder le cardinal qui l'a servi et le sert au prix d'un immense labeur quotidien, j'oserai dire qu'il va aussi avec lui jusqu'à

l'affection, laquelle devient quasi filiale dans les occasions.

- En somme, dit Catherine avec un soupir, vous aimez Louis.

- Oui-da! Ce qui m'a valu beaucoup d'ennemis et même une tentative d'assassinat sur ma personne, comme je vous l'ai déjà conté.

- J'ai observé, toutefois, qu'il vous appelle K Sioac ", plus souvent que "

mon cousin *.

- Et j'en suis infiniment touché. Car dans ses enfances il ne savait pas prononcer le u r ", et c'est H Sioac " qu'il me nommait, quand nous jouions au soldat dans le parc de Saint-Germain-en-Laye, moi étant toute son armée, et lui mon capitaine.

- Sioac ! N'est-ce pas mignon en diable! J'ai grande envie d'ores en avant de vous appeler ainsi.

- Nenni, m'amie, n'en faites rien! Laissons à Louis ce privilège !

- Mais, n'y ai-je pas autant de droits que lui ? dit-elle en s'ococoulant à

moi, la tête sur mon épaule. Ne suis-je pas, meshui, votre petite compagne de jeu ? Et n'êtes-vous pas mon capitaine ?

Ah !lecteur ! que j'eusse aimé que ces heures joyeuses et bondissantes de la fin du siège durent la vie entière ! La Rochelle vaincue, mais renaissant à la vie, le roi la nourrissant quasi à la becquée, de jour en jour; une armée victorieuse, commandée par un souverain compatissant, une gloire qui retentissait dans toute l'Europe et qui glorifiait, tout autant, la ténacité du vainqueur que l'héroÔsme du vaincu. Et pourtant, à peine de retour en Paris, et acclamé par tout un peuple, le roi et son génial ministre sentirent se mouvoir dans l'ombre, aspirant à les séparer, les artifices des " Princes des Prêtres ". Déjà, au cours du siège, Richelieu avait soupçonné l'approche lente et sournoise de leurs tortueux desseins.

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Plaise à toi, lecteur, de me permettre de revenir en ce récit de quelques mois en arrière, c'est-à-dire au moment o˘ achevant d'élever les redoutes qui entouraient La Rochelle, le roi et le cardinal envisageaient déjà de construire la fameuse digue pour barrer à l'Anglais l'entrée du port.

qui e˚t cru que le venin des dévots aurait de prime pris la forme innocente et naÔve d'une lettre du cardinal de Bérulle à Richelieu ? ¿ la pique du jour, tous les matins je me présentais à Pont de Pierre à Richelieu, bien assuré qu'il aurait quelque mission à me confier. Ce jour-là, Richelieu, la mine songeuse et ruminante, me tendit une lettre, et me dit .

- D'Orbieu, voici une lettre que m'envoie le cardinal de Bérulle, lisez-la et dites-moi ce que vous en pensez.

Je la parcourus aussitôt, et mon étonnement, puis ma stupéfaction croissant à chaque ligne, je la relus pour être assuré de ne m'être point trompé. Je regrette fort ce jour d'hui de n'avoir pas eu le temps de l'apprendre par coeur, mais si je ne peux en garantir le mot à mot, je suis bien assuré de son contenu: Bérulle confiait au cardinal qu'il avait eu, au sujet de La Rochelle comme auparavant au sujet de l'île de Ré, une révélation du Très Haut: la ville tomberait comme un fruit m˚r entre les mains du roi. Il était donc inutile de construire toutes ces redoutes, et moins encore cette ruineuse digue. La ville tomberait de soi.

- Eh bien, d'Orbieu, qu'en pensez-vous ? dit Richelieu.

- que c'est là, Monsieur le Cardinal, une lettre bien étonnante. Peux-je quérir de vous si vous avez demandé àMonsieur de Bérulle de préciser l'heure et le jour de cette miraculeuse capitulation ?

- Je l'ai fait, en effet, par deux fois, dit Richelieu. Et la deuxième fois, le cardinal m'a répondu que la révélation ne précisait pas la date...

- C'est donc, Votre …minence, une révélation incomplète... Et d'autre part, si c'est le Seigneur qui décide du moment o˘ il va déterminer la chute de La Rochelle, il va sans dire, Monsieur le Cardinal, que ni Sa Majesté, ni vous-25

même, ni les maréchaux, ni les soldats n'auront dans l'affaire le moindre mérite.

- C'est, en effet, dit Richelieu, l'aspect un peu déplaisant de cette révélation. Avant même que de vaincre, notre gloire est déjà rabaissée.

- Il se peut aussi, dis-je, que Monsieur le cardinal de Bérulle pense que le siège de La Rochelle est inutile, et qu'il vaudrait mieux s'en prendre à

l'Angleterre, véritable bastion du protestantisme en Europe...

- Il est probable, en effet, qu'il pense cela, puisqu'il recommande l'inertie devant La Rochelle, mais cela n'est pas dit dans sa lettre.

Monsieur d'Orbieu, je vous remercie de vos remarques. je les répéterai à Sa Majesté en même temps que les miennes. Il est toujours un peu déquiétant de porter un jugement sur un ami dont on a beaucoup aidé l'avancement, et qui paraît s'éloigner de vous. C'est pourquoi votre avis m'a été utile.

Au sortir de cet entretien, retrouvant Nicolas et nos chevaux, je me ramentus tout soudain que j'avais invité àdîner le docteur médecin chanoine Fogacer, que déjà il nous attendait sans doute à Brézolles, et je pressai ma monture autant que je pus pour gagner le ch‚teau. Et, en effet, Fogacer était là, grand, mince, arachnéen, ayant bras et jambes fort longs, le cheveu blanc, le sourcil mince et noir et, quand il s'égayait, relevé vers ses tempes, tandis que sa large bouche s'élargissait en un lent et sinueux sourire : ce qui lui donnait un air quelque peu diabolique, lequel correspondait en ses jeunes années à quelque réalité, étant alors bougre et, athée, mais la Dieu merci, n'était plus meshui qu'une apparence, puisqu'il avait renoncé à ses moeurs sodomiques et à sa mécréance pour entrer dans les ordres.

Madame de Bazimont, qui l'adorait, l'avait accommodé, en attendant mon retour, dans un petit cabinet d'un flacon de vin d'Aunis et de quelques friandises de gueule. Dès qu'il me vit, il se leva, et me bailla une forte brassée en y mettant, comme à l'accoutumée, une tendresse qui me gênait quelque peu, n'étant point aussi fraternelle qu'elle e˚t d˚ l'être. Je 26

partageai alors quelque vin avec lui, mais fort sobrement, n'aimant point me g‚ter l'appétit avant ma repue de midi. Cependant, étant si soucieux de la lettre que je venais de lire chez Richelieu, et sachant combien Fogacer était toujours bien informé de tout, je lui demandai s'il savait que le cardinal de Bérulle avait eu une révélation touchant une reddition miraculeuse de La Rochelle.

- Oui-da ! dit-il avec son très particulier sourire, et d'après une lettre que j'ai reçue hier de Paris, on jase prou àla Cour de cette révélation, les uns la décroyant, les autres la croyant, sans aucune raison raisonnante des deux parts, mais selon que cette révélation conforte ou déconforte des partis déjà pris.

- Ce qui désigne qui, mon sibyllin ami ?

- qu'ici même, dans le camp de La Rochelle, Monsieur de Marillac...

- Lequel ?

- Le garde des sceaux. Son frère, ayant choisi le métier des armes, agit mais ne pense pas. Cependant, dans les occasions, il se rallierait fraternellement et fougueusement au point de vue d'un aîné qui est si savant et qui a tant d'esprit.

- Et Monsieur de Marillac croirait à la révélation de Monsieur de Bérulle ?

- II ne le dira pas au camp, car il craindrait de déplaire au cardinal et au roi. Mais je suis bien assuré qu'il y croit, ou plutôt veut y croire.

- Et pourquoi cela ?

- Mais parce qu'il est dévot.

- Mais, mon ami, le roi aussi est dévot.

- Mais pas du tout! Le roi est pieux...

- quelle est la différence ?

- Elle est immense ! Les pieux, du mieux qu'ils peuvent, suivent les enseignements du Christ, mais les dévots descendent en droite ligne des ligueux de la prétendue Sainte Ligue et sont des fanatiques qui désirent l'éradication totale par le fer et le feu de l'hérésie protestante. Tant est qu'ils ne seraient pas du tout hostiles à une Saint-Barthélemy à

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l'échelle de l'Europe. Mais, bien s˘r, pour cela ils ne peuvent compter ni sur Louis qui ne révoquera jamais l'…dit de Nantes, oeuvre d'un père admiré

et chéri, ni sur le cardinal qui a bien plus à coeur les intérêts du royaume de France que les plus encharnés de ces dévots. C'est pourquoi nos dévots considèrent le siège de La Rochelle comme inutile et même nuisible.

Car ils n'ignorent pas que, la ville prise, Louis rétablira, certes, le culte catholique dans les villes protestantes, mais sans supprimer pour autant le culte protestant. Tant est que les huguenots, cessant d'être des sujets rebelles, traîtres à leur patrie, deviendront des serviteurs fidèles du souverain, et de ce fait, acquerront aux yeux de tous une nouvelle légitimité. D'autre part, le crédit de Richelieu, si La Rochelle est prise, sera tel et si grand auprès de Louis qu'il deviendra très difficile de le séparer du roi et de le détruire.

- De le détruire! Dieu bon! Et Richelieu une fois "

détruit ", par qui sera-t-il remplacé auprès du roi ?

- Mais, cela va sans dire, par Marillac. Marillac et Bérulle sont aiglons de même couvée, l'un et l'autre dévots, ayant bonnes dents et solides griffes l'un et l'autre, bien qu'ils soient à l'accueil si polis et si doux.

- Et que deviendrait la France sous leur chattemite tyrannie ?

- L'humble auxiliaire du roi d'Espagne...

- Diantre ! Et pourquoi cela ?

- Parce que nos dévots professent - je les cite - que < l'hérésie ne sera jamais éteinte que lorsque les catholiques, n'ayant plus à leur tête qu'un seul monarque, n'auront plus aussi d'autre intérêt que de la détruire "...

- Dieu bon! Détruire encore! On détruit beaucoup dans la cervelle de nos bons dévots !

- Toutefois, notez bien, je vous prie, qu'ils détruisent en toute bonne conscience, puisqu'il s'agit de la volonté de Dieu, dont nos dévots ont, comme vous savez, des révélations...

Et ce disant, Fogacer sourit de son sinueux sourire, ses minces et noirs sourcils s'étirant vers les tempes.

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- Est-ce à dire, mon cher docteur médecin, que vous décroyez la révélation de Monsieur de Bérulle touchant la chute de La Rochelle ?

- Nenni! Nenni! que suis-je, moi, petit chanoine, pour révoquer en doute la révélation d'un grand cardinal si proche de Dieu et si avant dans les bonnes gr‚ces de la reine-mère.

- Vous y attachez donc créance ?

- Non plus! Non plus! Ne sais-je pas que le Saint-Père, dont je suis, parmi tant d'autres, l'humble soldat, voit avec méfiance et suspicion les révélations, les voix de saintes, les extases et autres liens directs de certains fidèles avec Dieu, lesquels liens empiètent pernicieusement sur la prérogative essentielle du Saint-Père, qui est de dire aux catholiques ce qu'il faut croire et décroire.

- ¿ vous ouÔr, mon cher chanoine, vous croyez et ne croyez pas tout ensemble ladite prédiction...

- Et par-dessus tout, mon jeune et sémillant ami, sauf avec vous, je me tiens là-dessus à carreau, bouche close et cousue, pour ce que je redoute fort les dévots qui sont gens redoutables. Et si vous me permettez, in fine, ce paternel conseil, vous devriez là-dessus imiter ma prudence. N'at-on pas tenté déjà de vous u détruire " ?...

Un an, presque jour pour jour, après la conversation que je viens de relater, à savoir, le vingt-cinq décembre 1628, me trouvant à la parfin après un longuissime voyage avec Catherine, notre enfantelet, notre bonne nourrice, et nos Suisses, en mon hôtel de la rue des Bourbons en Paris, je me couchai, à la fois fort aise de retrouver avec Catherine mes pénates parisiens, et fort déconsolé d'avoir à assister le lendemain au Louvre au Grand Conseil du roi, o˘ allait se débattre une affaire de grande conséquence, et dont je prévoyais qu'elle serait très périlleuse, soulevant tant de colère, voire même de haine sourde et recuite contre le roi et 29

Richelieu, et, pourquoi ne pas le dire aussi ? contre tes plus fidèles de leurs serviteurs.

Ma petite duchesse, lassée de ce long voyage, chaque jour répété par route cahotante et froidure hivernale, s'endormit en un battement de cils dès qu'elle fut entre deux draps, mais pour moi, tracasseux que j'étais, je mis un temps infini à m'ensommeiller, et quand je le fus enfin, je tombai dans les lacets de songes calamiteux, rab‚chés sans arrêt en cervelle. Tant est que je fus bien aise que la pique du jour, traversant les rideaux, les fenêtres et les courtines du baldaquin, me vînt ouvrir les yeux et me retirer, par conséquent, de cette géhenne.

Mais cette bonace fut de courte durée, car quels ne furent pas mes chagrins et stupeurs, dès que j'eus déclos les yeux, de voir ceux de Catherine fixés sur moi avec colère, tandis que, soulevée sur son coude, elle me dévisageait.

- Monsieur, dit-elle, vous êtes un traître !

- M'amie, dis-je béant, un traître, moi ? Et qu'ai-je fait pour mériter cette messéante accusation ?

- Méchant! reprit-elle de plus belle, vous n'avez cessé dans vos songes de parler à voix haute de Casal. Et qui est cette garcelette, o˘ l'avez-vous encontrée, et quel est votre lien avec elle ? C'est ce que je vous requiers de me dire!

¿ quoi, sans que j'en pusse mais, je m'esbouffai à rire, ce qui mit la pauvrette en tel courroux que, levant ses deux petits poings, elle m'en e˚t martelé, je crois, la poitrine, si je n'avais, sans tant languir, emprisonné ses fins poignets.

- M'amie, dis-je, excusez-moi! mais Casal, qu'il faudrait, pour bien faire, prononcer " Cazalé ", n'est pas une garcelette, c'est une ville en Italie.

- Une ville ?

- Pour être plus précis, dis-je en l‚chant ses poignets, c'est la capitale du marquisat de Montferrat, lequel est accolé à la Savoie, mais appartient, en fait, au duc de Mantoue, dont le duché, par malheur, est fort loin de ce marquisat, étant situé à l'est de la péninsule et non loin de l'Adriatique.

Tant est que pour se rendre de Mantoue à

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Casal, le duc devrait traverser la Lombardie et, qui pis est, le Milanais.

- Et pourquoi," qui pis est"?

- Parce que le Milanais est occupé par les Espagnols qui ne cherchent qu'à

s'étendre dans toutes ces régions de l'Italie pour assurer en cas de guerre des communications faciles entre les Habsbourg d'Espagne et les Habsbourg d'Autriche. Or, le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, dont le marquisat de Montferrat se trouve si proche, alors qu'il est si éloigné de son véritable maître, est un roitelet qui tout au long de son règne (qui dure depuis un demi-siècle) se paonna de l'ambition de devenir roi et, à cette fin, t‚cha sans cesse de s'agrandir aux dépens de ses voisins. Mais, Madame, dois-je poursuivre ? Je crains de vous fatiguer. Un lit n'est peut-être pas le lieu le mieux choisi pour une leçon d'histoire.

- Monsieur, dit Catherine avec une dangereuse petite lueur dansant dans ses yeux mordorés, vous pouvez, certes, vous paonner d'un cr‚ne plus gros que le mien, mais ce n'est pas à dire que ma cervelle soit moins agile. La croyez-vous occupée uniquement à des affiquets, des attifures et des pimplochements ?

- De vous, m'amie, pas plus que d'aucune autre représentante de votre gentil sesso, je n'ai jamais conçu une si pauvre opinion. Ma remarque avait un sens tout autre, car après tout, dans un lit vous n'êtes pas sans vous ramentevoir qu'on ne fait pas que rêver et dormir.

¿ ouÔr cela, Catherine passa si vite de l'ire au rire que j'entendis bien, en effet, combien sa cervelle était plus agile que la mienne.

- Mon ami, dit-elle s'adoucissant à chaque mot qu'elle prononçait et me caressant la joue de sa menotte, vous êtes attendrissant de gentillesse, mais il se trouve, hélas, que ce matin que voici, je ne suis pas de force forcée accessible àvos enchériments. Votre leçon d'histoire n'est donc pas déplacée. De gr‚ce, poursuivez-la. Nous parlions de CharlesEmmanuel de Savoie, petite souris ducale qui se voulait aussi grosse qu'un roi.

- Oyez donc l'histoire de cette souris. La seule annexion qu'elle fit et qui fut réussie, fut la première, celle du marquisat de Saluces. Henri II de France, pour dire la vérité, le lui avait volé et notre duc le reprit en 1588 fort astucieusement au moment o˘ Henri III était contraint d'abandonner Paris aux mains du duc de Guise. Et ce n'est certes pas ce pauvre roi sans pécunes et sans capitale qui pouvait courir sus ànotre duc.

Le voilà donc heureusement engraissé du marquisat de Saluces.

- Mon ami, peux-je quérir de vous o˘ se trouve le marquisat de Saluces ?

- Borné au sud par le comté de Nice, il est fort proche au nord-ouest de notre Barcelonnette. Toutefois, ayant conquis ce joli morceau, CharlesEmmanuel ne s'arrêta pas là et, en sa folle imprudence, il s'attaqua à

Genève qui le repoussa, et plus étourdiment encore, à Grenoble. Mon amie, avez-vous bien ouÔ ? Henri IV régnant, invincible, sur notre douce France, Charles-Emmanuel Ier de Savoie attaque Grenoble ! que se passe-t-il à votre avis ? Le tigre français rugit de stupeur à sentir cette petite souris savoyarde lui taquiner les narines. Il lui envoie Lesdiguières qui, en un tournemain, occupe son duché.

< quand tout est fini, Henri IV survient, goguelu et débonnaire, mais l'oeil sur ses intérêts. II reconnaît à CharlesEmmanuel la possession du marquisat de Saluces, mais exige en compensation qu'il lui cède la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex. Ayant ainsi arrondi la terre de France de quelques jolis lopins, et voyant le pauvre duc déconsolé, le Vert Galant lui promet, s'il reste, d'ores en avant, son plus fidèle allié, de l'aider à s'emparer du duché de Milan, et dès que cela sera fait, de le reconnaître comme roi. Par cette offre généreuse qui ne lui co˚te rien, il rebiscoule l'humeur de Charles-Emmanuel, et Henri départi, notre duc, plus heureux de sa future dignité que marri de ses pertes territoriales, vogue sur un petit nuage, d'o˘ il tombe brutalement àterre en 1610, quand le couteau de Ravaillac, en mettant fin aux jours d'Henri, met fin aussi à ses propres espoirs.

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- Tout ceci, mon ami, est fort intéressant et même -s'agissant de CharlesEmmanuel - passablement comique. Mais que vient faire là-dedans Casal et le marquisat de Montferrat ?

- J'y viens, mon ange, et vais meshui déverser de merveilleux faits dans votre mignonne oreille. Le vingt-six décembre 1627, Louis et Richelieu étant fort occupés depuis trois mois à assiéger La Rochelle, le duc Vincent de Mantoue meurt sans autre héritier que le duc de Nevers, prince français.

M'amie, quelle pierre dans la mare italienne !...

<i L'héritage est tout de gob contesté par quatre prétendants, dont celui de l'Espagne, et il va sans dire, par CharlesEmmanuel qui, au nom de très obscurs droits, réclame le marquisat de Montferrat pour sa petite-fille.

quant àl'Espagne, Don Gonzalve de Cordoue, gouverneur du Milanais, est plongé dans des perplexités et des angoisses qui ne peuvent se dire, mais qu'il dit néanmoins, et de la façon la plus véhémente, par lettre, à

Olivares, ministre de Philippe IV d'Espagne : que si un prince français s'installe àl'est, à Mantoue, et à l'ouest, dans le marquisat de Montferrat, il lui sera loisible de prendre en tenailles le Milanais espagnol et de l'attaquer sur deux fronts.

< Olivares, à lire cette missive alarmante, décide d'agir. Mais, c'est un dévot espagnol, cérémonieux et formaliste. Il réunit ses théologiens et gravement leur demande si le roi d'Espagne serait justifié devant Dieu à

user de la force pour soutenir ses droits. Après en avoir gravement et longuement débattu, les théologiens, à l'unanimité, répondent < oui "...

- Ah, mon ami, dit ma petite duchesse en riant, comme cela est beau ! Et que cela me touche ! Est-ce que les ancêtres de Philippe IV ont consulté

aussi des théologiens avant d'exterminer les Indiens d'Amérique, de lancer contre l'Angleterre l'Invincible Armada, d'occuper tyranniquement les PaysBas et de s'emparer du Milanais ?

- M'amie, dis-je en prenant Catherine dans mes bras, vous me laissez béant!

Bien loin sommes-nous des affiquets, des attifures et des pimplochements !

Votre cervelle n'est pas

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seulement agile ! Elle est bien pleine ! Et, par surcroît, bien faite !

M'allez-vous meshui révéler tout soudain que vous connaissez aussi le grec et le latin ?

- Nenni! Nenni! Je ne suis pas allée si loin! J'eusse craint de vous offenser, mon ami.

Là-dessus, elle rit derechef, et reprit

- Mais Monsieur mon père était friand et féru d'Histoire, et il aimait en dire ses r‚telées à la table de famille, lesquelles mes deux frères faisaient le semblant d'écouter, n'ayant go˚t qu'à la chasse, au cheval et à l'escrime, mais que moi je buvais à grands traits, parce que j'aimais mon père de grande amour. Mais revenons, de gr‚ce, au marquisat de Montferrat et à Casal. qu'arriva-t-il ?

- Charles-Emmanuel de Savoie et Don Gonzalve s'entendent comme larrons en foire. Le premier saisit pour sa part, dans le Montferrat, quelques places sur la rive gauche ' du Pô. Et Gonzalve, plus gourmand, met le siège devant Casal, place forte de grande importance stratégique, car elle commande le passage du Pô et l'entrée dans le Milanais espagnol. Plaignez, plaignez, ma belle, le triste sort de la garcelette dont je " rêvais " ! Casal est en grand danger d'être forcée par le méchant hidalgo !...

- Monsieur, cria Catherine, vous me moquez encore ! Vous êtes un méchant!

Mais prenez garde! Si vous me daubez derechef, je vous ferai, comme disait Jeanne d'Arc, "

battures et frappements ".

- M'amie, dis-je, quelle figure ferai-je, si ma pucelle me bat ? Et si j'arrive tout éclopé et sanglant au Conseil du roi ? Et de reste, poursuivis-je en jetant un oeil à ma montrehorloge, il est grand temps que je me lève et fasse quelque toilette, si je veux arriver au Louvre avant que les portes ne se ferment sur les conseillers du roi. Mais ne voulezvous pas savoir, m'amie, avant que je départe, ce qu'il en alla de Casal, quand le méchant Gonzalve la voulut forcer ?

- Je vous ois.

- Casal résista, et mieux et plus longtemps que La Rochelle, puisqu'elle résiste encore. Et notre Gonzalve se

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demande meshui, si, comme cela arrive dans les grandes guerres, il ne va pas attirer à lui la foudre en voulant la prévenir.

- Cela veut-il dire, mon ami, que Louis va courre délivrer Casal ? Mais n'est-ce pas bien naturel, le duc de Mantoue étant prince français ?

- Voire ! Il y a des gens au Conseil qui vont juger qu'il est bien le rebours, tout à plein anti-naturel et quasi sacrilégieux, de s'attaquer aux Espagnols. Sachant ce que je sais, et conjecturant ce que j'hésite à

croire, je crains que la disputation au Grand Conseil, ce matin, ne soit (bien que feutrée) ‚pre et rude, et ne laisse derrière elle des rancoeurs, voire des haines, dont nous aurons à craindre, dans la suite, de fort funestes conséquences.

CHAPITRE II

Ce Grand Conseil du roi o˘ je ne parvins pas une minute trop tôt, eut lieu au Louvre le vingt-six décembre 1628. Cette date ne court aucun danger d'échapper jamais à ma remembrance, tant ce qui s'y révéla, comme je l'ai déjà laissé entendre, fut gros de menaces directement pour Richelieu, indirectement pour le roi, et à coup s˚r aussi pour tous ceux qui demeuraient fidèles à leurs personnes et à leur politique.

Nul n'était de par son rang, ou son sang, admis ipso facto au Conseil du roi. Il y fallait une décision de Louis. La reinemère elle-même, au retour de son exil bien mérité, ne l'obtint pas sans peine pour elle-même, et elle eut plus de mal encore à l'obtenir pour Richelieu, lequel passait alors pour son plus fidèle serviteur.

Gaston, bien qu'il la réclam‚t plus d'une fois à cor et cri, n'y eut jamais sa place. Les ducs et les pairs n'étaient pas tous admis, et des dix maréchaux que comptait alors le royaume seuls Schomberg et Bassompierre étaient conseillers. Les huit autres - Vitry, Saint-Géran, Chaulnes, Créqui, Ch‚tillon, La Force, d'Estrées, Saint-Luc - n'assistaient pas au Conseil. Des quatre cardinaux - La Rochefoucauld, La Valette, Bérulle et Richelieu -, seuls les deux derniers siégeaient parmi nous.

Les raisons pour lesquelles les conseillers étaient choisis ne 36

relevaient que de l'idée que se faisait Louis de leur suffisance 1, de leur discrétion et de leur fidélité, à telle enseigne que la reine elle-même n'était pas admise à siéger au Conseil, tant le roi avait de raisons de suspecter sa loyauté à son égard et à l'endroit de sa nouvelle patrie.

Peux-je ajouter que Louis, bon ménager de ses finances, avait le souci de ne pas augmenter ind˚ment le nombre de ses conseillers, car ceux-ci recevaient des émoluments, fort bien venus, même de ceux qui, comme moi, n'étaient pas pauvres. Bien le savait Louis, qui le rappela un jour avec la dernière rudesse à Bassompierre, qui, frondeur comme àl'accoutumée, se refusait à dire ce qu'il pensait sur la question qu'on débattait: "Mon cousin! s'écria Louis. Opinez! Opinez, je vous prie ! C'est votre devoir et votre fonction! N'êtes-vous pas conseiller du roi ? Et n'en touchez-vous pas les gages

quand le Conseil tenait une assemblée, seuls le roi et la reine-mère étaient assis. Les conseillers demeuraient debout, station qui, en termes de repos du corps, devenait à la longue pénible, mais avait du moins l'avantage que personne parmi eux n'avait intérêt à prolonger verbeusement les débats.

Richelieu se tenait debout à la gauche du roi, et la reinemère était assise à sa droite. Parée comme une idole, pimplochée à la truelle, alourdie de bijoux, elle remplissait tout àplein sa chaire à bras et même en débordait du côté des hanches, étant volumineuse en toutes les parties de son corps, la face en outre fort joufflue et le menton double. Bien qu'elle e˚t été la plus médiocre régente de l'histoire du royaume, elle avait d'elle-même une très bonne opinion, et promenait de haut sur les conseillers du roi un regard déprisant, borné, buté, vindicatif.

Elle n'entendait rien aux grandes affaires qui se débat-1. Compétence.

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taient en sa présence, et ne voyant jamais des choses que leur petit côté, elle se f‚chait pour des riens et se laissait alors aller à des colères véhémentes, au cours desquelles elle déversait sur l'objet de son ressentiment des injures dignes des harengères des halles, dont on se demandait bien o˘ diantre, vivant au Louvre, elle les avait apprises, sinon peutêtre de son cocher, quand il vitupérait contre d'autres cochers dans les embarras de Paris. En général, lors des Conseils, ennuyée de ces longues palabres pour elle si incompréhensibles, quand elle parlait, elle le faisait si incongr˚ment que personne, et son fils moins que tout autre, n'attachait la moindre importance à ses propos.

Si, comme j'ai dit, je n'arrivai pas au Conseil une minute trop tôt, le cardinal de Bérulle apparut, lui, une minute trop tard, mais si p‚le, si défait et si visiblement mal allant, que Louis se retournant dit à

Beringhen, debout derrière lui, d'apporter une chaire au prélat. J'entendis bien alors, et Richelieu, à qui je jetai un oeil , l'entendit mieux que personne : le pauvre Bérulle, fiévreux et suant sa fièvre, ne s'était tiré

à si grand dol et effort de sa couche que pour assister au Conseil et y répondre "non " avec véhémence à la question qui était posée ce matin-là

aux conseillers : " Faut-il ou ne faut-il pas se porter au secours de Casal assiégée par les Espagnols ? "

Bien que je fusse ce jour-là, et le suis toujours, en total discord en cette occasion avec la politique du cardinal de Bérulle, laquelle, si elle avait été adoptée, e˚t été si funeste àla fortune de France, je n'éprouvai que respect pour sa personne, et l'oeuvre qu'il avait accomplie à grand-peine et labeur en fondant l'Oratoire, institution qui avait pour but de tirer les prêtres français de l'ignorance et des mauvaises moeurs o˘ ils étaient tombés. C'étaient là le mérite et la gloire de Monsieur de Bérulle, et il e˚t d˚ y demeurer. Par malheur, on ne sait quel ligneux mal repenti l'avait ancré dans cette idée que seule l'Espagne possédait assez de puissance et de pécunes pour éradiquer l'hérésie protestante, àtelle enseigne que Bérulle inspira en 1626 le désastreux traité

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de Monzon qui visait à rétablir l'entente entre l'Espagne et la France en sacrifiant nos alliances italiennes.

Et pourtant, sept ans plus tôt, il n'était point du tout dans ces dispositions-là, puisqu'il avait accepté du roi une ambassade à Rome, dont le but était d'obtenir une dispense pour le mariage, qui à ses yeux e˚t d˚

paraître suprêmement scandaleux: celui de la catholique Henriette de France, sueur de Louis XIII, avec le protestant prince de Galles ! J'opine donc qu'il e˚t d˚ demeurer dans les lumières de sa foi, au lieu de se hasarder dans les finesses et les obscurités des grandes affaires politiques du royaume.

- Cette affaire de Casal, dit-il le souffle court et d'une voix à peine audible, tant elle était faible, est un de ces grands problèmes qui confrontent Votre Majesté. Et pour le dire sans fard, il me paraît de nulle conséquence d'aller à grand péril et dépenses secourir cette petite ville italienne, capitale d'un marquisat obscur, alors que tant de grandes villes protestantes, en France même, se dressent encore contre Votre Majesté les armes à la main. Maintenant que le ciel, en sa souveraine bonté, vous a donné, Sire, la gloire de réduire La Rochelle, ne faut-il pas persévérer dans le sillon que le Seigneur a tracé devant vous, et courber d'abord, et ch‚tier ensuite, partout o˘ elle est vivace encore, l'insolence des hérétiques ? Sans cela ce serait commettre l'erreur de courre éteindre le feu en lointaines écuries quand des parties du ch‚teau sont encore la proie des flammes ?...

Lecteur, tu as sans doute observé que, dans ce discours, Monsieur de Bérulle ne pipait mot de l'Espagne et de la nécessité de s'entendre avec elle plutôt que d'arracher Casal à sa griffe. Et le garde des sceaux Marillac, dans le discours qui suivit, observa la même réserve, tant ils étaient l'un et l'autre désireux qu'on ne les accus‚t pas de sacrifier àl'…

glise les intérêts du royaume.

¿ peine le cardinal de Bérulle s'était-il tu, d'évidence épuisé par cet ultime effort, que le garde des sceaux Marillac demanda la parole, et comme il venait, lui aussi, de cette

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nichée des grands dévots, bien avant qu'il n'ouvrît le.bec, on sut ce qu'il allait dire. Mais s'il était de cette même couvée, si dorlotée jadis par la pieuse Madame Acarie qui était allée, en son édifiante vie, d'extase en extase au grand dol de sa santé, il n'avait pas le coeur aussi bon que celui du cardinal de Bérulle : "

bon homme ", au dire de Louis, < belle ‚me

>, au dire de Richelieu, mais si naÔf en sa vertueuse simplesse qu'il croyait que l'Espagne n'avait en ce monde qu'un seul dessein: éradiquer l'hérésie. "Utopie! disait Richelieu à qui le voulait ouÔr. Le roi d'Espagne se dit chef des catholiques ! Mais il n'y a personne qui ne sache que l'Espagne est comme le chancre, qui ronge et mange tout le corps o˘ il s'attache, et personne aussi qui ne sache qu'il le fait d'ordinaire sous prétexte de la religion ! "

Je ne doute pas que Monsieur de Marillac f˚t sincère dans son erreur, mais force m'est toutefois d'ajouter qu'il mêlait àce dessein d'anéantir l'hérésie une aspiration qui était davantage de ce monde : la politique de Richelieu abandonnée, et Richelieu lui-même tombé en noire disgr‚ce, Monsieur de Marillac aspirait à lui succéder...

A cette fin, tout autant que Bérulle, mais dans un esprit bien différent, il cultivait les bonnes gr‚ces de la reine-mère. A mon sentiment, il ne montrait pas là beaucoup de finesse ; car c'était étrangement surestimer le crédit qu'elle pouvait avoir dans l'esprit de son fils, dont le naturel n'était certes pas d'oublier les offenses, et moins encore de les pardonner. Or, Marie de Médicis, si bien il vous en ramentoit, lui avait été mauvaise mère. Et Dieu sait si Louis avait eu maille à partir avec elle, et dans ses enfances et dans sa majorité, ayant d˚ par deux fois prendre les armes contre les bandes de mécontents qu'elle avait rameutées contre lui.

quoi qu'il en f˚t, avant même cette fameuse séance du Grand Conseil que je décris céans, Marillac à qui, dans les occasions, ne faillait ni crochet ni venin, avait entrepris de ruiner Richelieu dans l'esprit de la reine-mère.

¿ cette fin il avait mis au point une stratégie tortueuse, dans 40

laquelle il réussit à entraîner le malheureux cardinal de Bérulle.

Voici quelle était la manoeuvre : chaque fois qu'on parlait de Richelieu devant la reine-mère, les deux compères observaient un silence artificieux, abaissaient tristement la tête, poussaient des soupirs de compassion ou de crainte. C'étaient là grimaces de dévots qui réussissaient à dire beaucoup de mal d'un ennemi justement en n'en disant pas. Mais sur l'esprit borné et suspicionneux de Marie, la répétition de ces simagrées finit par faire beaucoup d'effet, et dès qu'ils sentirent la reine-mère ébranlée et douteuse, nos dévots changèrent de tactique et leur attaque devint frontale.

Assurément, Richelieu était un grand ministre, mais ne montrait-il pas quelque ingratitude en ne consultant plus jamais la reine-mère sur les décisions à prendre ? Oubliait-il qu'il lui devait ce qu'il était meshui ?

N'était-il pas évident que ce n'était plus d'elle qu'il attendait ses lumières ? Il la rabaissait ! Il la délaissait ! D'elle il n'attendait plus rien ! Il n'aimait que le roi ! Il n'était occupé que de lui ! Pis même, il faisait écran entre elle et Louis, de qui il la tenait éloignée et comme reléguée dans l'obscurite et l'impuissance! N'était-ce pas outrage insufférable que de voir ce faquin l'emporter partout sur celle qui avait régné sur la France ? La Mère du roi ! Celle entre toutes dont Richelieu devrait àdeux genoux quêter et suivre les avis ! Pis même! Richelieu feignait de partager la juste aversion de la reine-mère pour le mariage de Gaston avec la fille du duc de Nevers, mais en fait, nous avons la preuve (que les compères ne fournissaient pas) qu'il encourageait Gaston en sous-main dans ce funeste projet.

Lecteur, c'était là pur mensonge, et mensonge bien impur! Le roi et Richelieu, bien que pour de tout autres raisons que Marie de Médicis, étaient tout aussi hostiles au mariage de Gaston avec la fille du duc de Nevers, lequel duc était devenu, comme on sait, ce duc de Mantoue à qui l'Espagnol t‚chait de prendre Casal. Nous voilà donc, lecteur, après ce détour, revenus - plus sages et plus tristes

- à nos moutons, et aux paroles prononcées en cette séance du Grand Conseil par Monsieur de Marillac.

- Sire, dit-il, je pense aussi que Casal n'a pas l'importance que d'aucuns lui accordent. Sans compter que de bonnes et solides raisons se dressent pour ne pas nous engager plus outre à la secourir. Les armées de Votre Majesté ont été fort éprouvées par le longuissime siège de La Rochelle.

Sont-elles en état de fournir derechef un aussi grand effort ? quant aux finances, elles sont aussi épuisées que les hommes. En outre, s'il faut intervenir, on ne peut attendre l'été, car d'ici là Casal serait en grand danger d'être prise. Il faudrait donc départir de suite ! Et une campagne en plein hiver comporte bon nombre de dangers redoutables. Pour gagner la Savoie, il faut traverser les Hautes-Alpes, franchir le col de Montgenèvre, la neige jusqu'au genou. Sa Majesté, dont la santé est fragile, peutElle souffrir les peines et les périls d'une telle entreprise ? Et si le pire -

à Dieu ne plaise - lui devait arriver, il laisserait derrière lui une succession bien hasardeuse. Et qu'arriverait-il enfin si, une fois arrivé à

Suse, le duc de Savoie, dont l'humeur est changeante et la fidélité

incertaine, lui refusait le passage jusqu'à Casal et les envitaillements pour rafraîchir son armée ?

Bien que Louis n'en laiss‚t rien paraître, je suis bien assuré qu'il ne go˚ta guère ces allusions à sa santé et aux difficultés de sa succession, car, levant la tête, il dit d'une voix empreinte d'une froide courtoisie

- Monsieur de Marillac, vous quérez de moi ce que je ferais si le duc de Savoie, en forfaiture de notre alliance, me refusait l'envitaillement de mes armées et le passage dans ses …tats pour gagner Casal ?

- Oui, Sire, dit Monsieur de Marillac.

- Eh bien, je ferais comme Henri IV en 1601 : je battrais le duc, je saisirais sa bonne ville de Suse, occuperais son ch‚teau, et j'aurais ainsi tout ensemble un bon cantonnement, des vivres pour mes soldats et le passage libre pour atteindre Casal...

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Louis articula ces paroles avec une force qui me donna àpenser qu'il avait déjà envisagé, non sans plaisir, de marcher en cette campagne sur les traces d'un père qu'il vénérait. Je m'apensai aussi que, loin d'être acquise, la victoire de nos dévots paraissait bien douteuse. La reine-mère dut le sentir aussi, car elle demanda la parole. Comme au cours de sa ruineuse régence il avait été malheureusement prouvé que, de toutes les options qui s'offraient un moment donné àelle, elle choisissait invariablement la moins bonne, j'avais peu de doutes sur celles qui en cette occasion auraient ses préférences. Toutefois, elle trouva le moyen de surprendre tous les conseillers, le roi et Richelieu compris, par les raisons pour le moins inattendues qu'elle donna de son choix.

- Sire, dit-elle d'un ton altier, si je vous entends bien, vous envisagez de tirer l'épée contre le duc de Savoie, s'il ne vous livre pas le passage pour aller secourir Casal.

- En effet, Madame.

- Sire ! Cela ne se peut. Le duc de Savoie est mon gendre.

- Madame, pardonnez-moi, dit Louis, votre gendre n'est pas le duc de Savoie, mais son fils, le prince de Piémont. C'est lui dont ma sueur Christine est l'épouse.

Cette petite rebuffade, à laquelle Louis ne se livra pas sans plaisir, irrita au plus haut point Marie de Médicis. Et tout de gob, perdant la capitainerie de son ‚me, et par là oubliant décorum et décence, elle se laissa aller à la violence de son humeur. La face empourprée, les yeux de braise, le tétin haletant, elle entra dans une de ces colères criardes, vulgaires et injurieuses qui n'avaient cessé d'ébranler le Louvre, dès l'instant o˘, ayant marié Henri IV, elle y fut introduite.

- que le gendre soit le père ou le fils, cria-t-elle, peu me chaut! C'est mon parent! Allez-vous faire la guerre à un de mes parents ? Et de toutes manières, sachez que je suis résolument opposée à ce qu'on porte secours à

Casal !

- Madame, dit Louis avec le plus grand calme, peux-je savoir le pourquoi de cette opposition ?

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- Casal appartient au duc de Nevers, et je tiens le.duc de Nevers pour il pi˘ emerito furfante della creazionel.

- Madame, dit le roi, peux-je vous prier de vous exprimer en termes moins messéants sur le duc de Nevers? Et de nous dire aussi la raison de votre hostilité à son endroit.

- Il detestabile bandito ha arruolato un esercito contro di me durante la mia reggenza Z.

- Madame, vous avez été reine de France, et il est coutumier dans les Conseils du roi de France que les conseillers s'expriment en français.

D'autre part, Madame, la rébellion du duc de Nevers contre vous date de plus de vingt ans, et elle a été pardonnée en même temps que toutes celles qui se sont dressées contre moi après ma prise de pouvoir en 1617.

L'allusion aux rébellions armées de Marie de Médicis contre lui-même était claire, et elle n'échappa à personne dans le Conseil, sauf, peut-être à

l'intéressée.

- Ma un simile insulto non puô essere perdonato 3 ! s'écria la reine-mère avec la dernière violence. En outre, poursuivitelle, Gaston, qui se remet mal de son veuvage, s'est toqué de la fille du duc de Nevers. Et je ne veux à aucun prix de ce mariage. je l'ai dit, je le redis, hurla-t-elle en regardant autour d'elle avec le dernier courroux, à aucun prix, je ne veux de ce mariage !

- Madame, dit le roi, c'est là une affaire de famille, et nous n'avons pas à en discuter en mon Conseil. Si cela peut vous apazimer, sachez que je suis moi aussi tout aussi hostile à ce projet, bien que je ne le sois pas pour les mêmes raisons que les vôtres.

Et que celles de la reine-mère fussent, comme à l'accoutumée, mesquines et personnelles, c'est ce que sentirent tous

1. Le plus fieffé coquin de la création (ital.)

2. Le détestable bandit a levé une armée contre moi pendant ma régence (ital.).

3. Mais une insulte pareille ne peut être pardonnée (ital.).

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les conseillers qui l'avaient écoutée, comme toujours, avec un respect apparent.

que le roi f˚t, lui aussi, hostile au projet matrimonial de Gaston, fut pour Marie une fort bonne nouvelle, laquelle n'e˚t pas toutefois réussi à

la calmer tout à plein, si la tempête de son ire ne l'avait mise si hors d'haleine qu'elle peinait à reprendre souffle, ses deux mains boudinées pressant le dessous de son volumineux tétin pour t‚cher de calmer les battements désordonnés de son coeur. Tant est qu'à la parfin, après quelques mots confus, elle reclouit enfin le bec, non sans avoir fait le plus grand mal au parti qu'elle désirait servir.

je n'avais, pour en être certain, qu'à envisager à la dérobée les longues et tristes figures que tiraient à cet instant Bérulle et Marillac. Un an plus tard, me ramentevant cette scène, je ne laissai pas de m'en étonner: comment un homme aussi averti que Marillac pouvait-il manquer à ce point de prudence et de raison que d'employer une seconde fois, pour parvenir à ses fins, une princesse tant balourde et malhabile, qu'un complot, dont elle était l'instrument, ne pouvait que faillir ? Mais ceci est une autre histoire, laquelle me plongea, quand je la vécus, dans des alarmes et des angoisses qui ne peuvent se dire.

quand la reine-mère eut terminé sa furieuse diatribe, Louis promena son regard sur les conseillers, mais il n'y en eut aucun qui os‚t approuver ou désapprouver Marie de Médicis, de peur d'encourir soit son courroux, soit celui de son fils. Et bien que Richelieu, changé en statue de pierre, ne bouge‚t ni ne pip‚t mot, Louis lui donna la parole sans qu'il l'e˚t demandée. Une vive curiosité apparut alors sur le visage des conseillers, la plupart se demandaient sans doute comment Richelieu allait s'y prendre pour opiner sans se f‚cher irrémédiablement avec la reine-mère. Cependant, Richelieu, impavide, n'avait à coeur que le roi et l'intérêt du royaume, et bien le montra-t-il en cette occasion.

- La réputation de Votre Majesté, dit-il tourné vers le roi, lui impose de prendre en main la cause de ses alliés, dès

lors qu'on les veut dépouiller. L'Espagne rêve de se.donner un importantissime avantage en t‚chant de saisir Casal. En la contraignant à

lever le siège, Sire, vous ne secourez pas seulement le duc de Nevers, vous rassurez les villes italiennes qui sentent leurs possessions menacées chaque jour par l'insatiable appétit de Philippe IV et d'Olivares : Florence, Parme, Modène, la république de Venise tremblent à l'idée de perdre leur indépendance. Le pape lui-même craint pour ses …tats (assez jolie pierre, m'apensai-je, jetée en passant dans le jardin des dévots).

Sire, l'Italie est comme le coeur du monde. C'est là o˘ tout se joue, et le Milanais est ce qu'il y a de plus important dans l'Empire espagnol. La raison en est qu'en occupant le Milanais, les Habsbourg de Madrid peuvent joindre à tout moment les Habsbourg de Vienne et ainsi décupler leurs forces. Ce n'est donc pas le moment de cligner doucement les yeux et d'oublier Casal. Et d'autant que l'Italie est le lieu o˘ l'Espagnol craint le plus d'être attaqué, 'y étant le plus vulnérable.

Après cette analyse o˘ tant de faits étaient exposés en si peu de mots, et qui rendaient par comparaison si creuses, maigrelettes et insuffisantes les interventions de Bérulle et de Marillac, Richelieu fit une pause et envisagea le roi comme s'il lui demandait la permission de poursuivre. Cet habile silence avait pour but de ramentevoir à Louis qu'il était le maître, et que son ministre ne pensait et ne parlait que sur son ordre.

- Poursuivez, Monsieur le Cardinal, dit le roi.

- Il n'y a pas lieu, Sire, dit Richelieu, de mettre en concurrence la levée du siège de Casal et la poursuite de la guerre contre les huguenots. Il faut s'attacher, l'une après l'autre, à ces entreprises, car l'une et l'autre sont nécessaires. Sire, je ne suis point prophète, mais je crois pouvoir assurer à Votre Majesté que, ne perdant pas de temps dans l'exécution de ce dessein, vous aurez fait lever le siège de Casal et donné

la paix à l'Italie dans le mois de mai. En revenant alors avec votre armée dans le Languedoc, vous réduirez les villes protestantes sous votre obéissance et y donnerez la paix

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dans le mois de juillet. De sorte que Votre Majesté pourra, comme je l'espère, revenir victorieuse à Paris dans le mois d'ao˚t.

Il y avait dans ce discours tant d'adresse, qu'il me laissa béant.

- Monsieur, un mot, de gr‚ce.

- Belle lectrice, je vous prête une oreille attentive.

- Il ne manquerait plus que vous ne me la prêtiez pas ! Je vous ai rendu tant de services ! Chaque fois que dans vos Mémoires vous aviez un point délicat à faire entendre au lecteur, vous ne laissiez pas que de m'appeler à rescourre.

- Mais j'en appelle aussi au lecteur.

- Mais vous ne lui donnez pas la parole.

- Parce qu'il ne la prend pas. qui ignore, Madame, qu'en ce monde les mignotes parlent plus tôt, plus vite et plus volontiers que les droles 1 ?

- C'est bien pourquoi je crains fort que votre petite duchesse, Monsieur, si vive et si frisquette, ne me relègue d'ores en avant dans les faubourgs de votre " bon plaisir

>, comme vous aimez à dire.

- Ma duchesse, Madame, ne me fera jamais oublier mes amies, et jamais je ne refuserai mon oreille à vos pertinentes questions.

- Puisque vous m'y encouragez, les voici donc sans tant languir. Pourquoi, Monsieur, cet "emploi du temps épique

> que Richelieu dresse pour le roi (de prime Votre Majesté lève le siège de Casal, ensuite Elle réduit les huguenots du Languedoc) vous laisse si béant et si admiratif ?

- Justement, Madame, parce qu'il est épique. Vous saisissez au vif dans ces façons de faire et de dire la finesse du

1. <4 Droles " en oc désigne de jeunes hommes et ne prend pas d'accent circonflexe.

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cardinal. D'abord, il convainc Louis par des raisons : tout est dit et bien dit, avec force et en peu de mots. Mais il ne suffit pas de convaincre le roi. II faut aussi le persuader. D'o˘ le calendrier guerrier. Pour de bonnes raisons, mais est-il besoin de les répéter ? Louis n'aime pas sa mère ; en revanche il chérit son père. II connaît par coeur ses campagnes et ses victoires. Il aspire à lui ressembler. Et tout soudain, voilà que le succès du siège de La Rochelle lui a apporté cette possibilité enivrante.

Il vaincra puisqu'il a vaincu à La Rochelle, il ne s'arrêtera pas là, il ajoutera à la gloire de ses armes. Il redeviendra, comme son père, le roisoldat, si l'intérêt du royaume l'exige, et il partira à la tête de ses armées, et en hiver et dans la neige, héroÔquement, il franchira les Alpes et ira délivrer Casal...

Au Grand Conseil du roi rien n'est plus inconnu que le vote, et le roi, ayant ouÔ ces opinions diverses, choisit et tranche. Le vingt-six décembre, il tranche dans le sens que je viens de dire, et avec une telle alacrité

que Richelieu s'inquiète de l'effet que cette h‚te à s'embarquer dans une aussi périlleuse entreprise va produire sur les conseillers. Tant est qu'ayant beaucoup poussé le roi dans cette voie, il va à la dernière seconde le freiner, ou plutôt feindre de le freiner: il lui demande de réfléchir encore trois jours avant de se décider. Il se donne, ainsi, les gants de la prudence et à peu de frais, puisqu'il n'ignore pas, connaissant bien Louis et son adamantine fermeté, qu'il ne reviendra mie sur sa décision.

Comme bien sait le lecteur, ni dans l'‚me, ni dans le fait, je ne suis soldat. Je sers Louis, comme mon père a servi Henri IV, par des missions d'une grande diversité, le plus souvent diplomatiques, assez souvent secrètes, plus rarement périlleuses : comme le fut néanmoins, lors du siège de La Rochelle, une marche nocturne à travers les marais de la ville pour reconnaître la porte de Maubec, et qui fut d'autant plus nauséeuse et inquiétante que je dus la faire en la seule compagnie du pi˘ emerito furfante della creazione, comme aurait dit la reine-mère.

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J'étais donc bien loin de m'attendre à ce que Louis quit de moi de l'accompagner en Italie. La raison qu'il voulut bien m'en donner fut que je savais bien l'italien, et que, par conséquent, je lui pourrais être fort précieux dans ses négociations avec le tortueux duc de Savoie, dont il doutait qu'il consentît, par peur de l'occupant espagnol en Milanais, à le laisser traverser ses …tats pour atteindre Casal et délivrer la ville.

De retour à mon hôtel de la rue des Bourbons, je fus béant d'y trouver Nicolas qui, dès la fin du siège de La Rochelle, avait d˚ cesser auprès de moi ses fonctions d'écuyer et rejoindre les mousquetaires du roi, comme il avait été prévu qu'il ferait dès ses maillots et enfances, son frère aîné

Monsieur de Clérac étant un des capitaines de cet illustre corps.

Je fus fort aise de le revoir, ayant gardé de lui la meilleure remembrance, et lui donnai à l'étouffade une forte brassée, laquelle il me rendit sans lésiner, me considérant comme le maître et mentor de ses vertes années, et n'ayant pas eu de père, nourrissant pour moi, qui n'était pourtant que de dix ans son aîné, une quasi filiale gratitude.

- Nicolas, dis-je, que te voilà bellement attifuré en ton neuf uniforme de mousquetaire! Et comment se fait-il que je te voie céans, alors que déjà

tes camarades, clos en leur quartier, astiquent leur uniforme, fourbissent leurs armes et bichonnent leurs chevaux pour suivre Louis en Italie ?

- Monseigneur, je suis céans précisément sur l'ordre de Sa Majesté.

- Et que me veut le roi ?

- Il craint que vous ne puissiez me trouver un successeur avant votre département pour l'Italie, et il n'aimerait pas que vous soyez sans écuyer en ce longuissime voyage. Pour cette raison, il a demandé aux mousquetaires de me détacher auprès de vous pour la durée de la campagne.

- Ma fé ! dis-je, je suis infiniment touché qu'ayant présentement tant de choses à faire, Louis ait pensé à mes commodités. Je suis et je serai fort aise, en effet, Nicolas, de

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t'avoir à mes côtés en ce prédicament. Car pour te le dire àla franche marguerite, je te regrette fort. Un mot encore, Nicolas, as-tu dit à Madame d'Orbieu la raison de ta présence céans ?

- Fallait-il le lui cacher ? dit Nicolas, une patte en avant et l'autre déjà sur le recul.

- Tout le rebours ! J'aime autant ne pas avoir à lui faire moi-même cette annonce. Comment l'a-t-elle prise ?

- Monseigneur, précisément comme vous pensez qu'elle l'a fait.

- C'est-à-dire ?...

- Fort trémulante, et une larme au bord des cils, laquelle aura plus d'une sueur, si j'en crois celles qu'Henriette a versées en cette même occasion.

Et en effet, dès qu'elle me vit, Catherine se leva de sa couche o˘ elle sanglotait son ‚me, et se jetant contre moi, elle m'étreignit comme si elle noulait me jamais laisser départir, et cela sans mot piper et mouillant mon cou de ses larmes. Cette brassée dura une bonne minute. Après quoi, se déliant de moi et essuyant ses yeux d'un petit mouchoir brodé, elle se redressa toute et me dit d'une voix o˘ l'ire l'emportait sur le chagrin

- Monsieur, vous êtes un méchant! ¿ peine m'avez-vous mariée que déjà vous m'abandonnez.

- M'amie, dis-je, fort déconforté de ce ton, je ne vous abandonne pas. Le roi m'a ordonné de le suivre en sa campagne d'Italie. M'allez-vous reprocher de lui obéir ?

- Mais vous n'êtes pas soldat!

- Ce n'est pas en cette qualité que je dois accompagner Sa Majesté, mais comme interprète d'italien et comme diplomate.

- Et croyez-vous, dit-elle, que le boulet ennemi va choisir entre un soldat et un interprète ?

- M'amie, ledit boulet n'aura pas lieu de choisir: je ne me trouverai jamais ès lieux périlleux, n'ayant pas t‚che de monter aux assauts.

- Monsieur, dit-elle sans transition, ôtez-moi d'un doute.

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Ne m'aviez-vous pas dit un jour que vous aviez appris au bec à bec avec des belles les langues étrangères dont vous vous paonnez ?

- En effet.

- Ne serait-il pas dès lors tentant, Monsieur, dit-elle, ses yeux mordorés jetant de dangereux éclairs, qu'une fois en Italie, et loin, bien loin de moi, vous ne t‚chiez de perfectionner votre italien au bec à bec avec une personne du gentil sesso ?

- Madame, je n'en aurai ni l'occasion ni le désir.

- Et si vous en aviez l'occasion, en auriez-vous le désir ?

- Mais point du tout! Madame, vous déformez mes paroles de la plus captieuse façon! Ma phrase veut dire que, si même j'en avais l'occasion, je n'en aurais pas le désir.

- Et en aurez-vous l'occasion ?

- Cela importe peu, Madame, que j'en aie l'occasion, puisque je n'en aurai pas le désir.

Mais cette irréfutable logique fut perdue pour Catherine.

- Vous voudrez bien me concéder cependant, Monsieur, que votre phrase était passablement malheureuse.

- Elle n'était malheureuse que pour des oreilles qui noulaient entendre ce qu'elle dit.

- Monsieur ! dit-elle très à la fureur, vous me parlez là bien vertement, il me semble.

- M'amie, dis-je d'une voix douce et grave, si dans mon ton et mes paroles vous avez trouvé quoi que ce f˚t qui vous donn‚t à penser que je fus impertinent, je vous prie du bon du coeur de m'en bien vouloir excuser.

Lecteur, je me permets de te recommander ici la méthode dont je viens d'user: dès que dans une querelle une dame avec quelque dureté te malmène, demande-lui pardon. Elle te sera gré de lui présenter les excuses qu'elle aurait d˚ te faire.

Et en effet, la bonace succédant à la tempête, le regard de ma belle s'adoucit, elle rentra les griffes, et son ton redevint doux et délicieusement féminin.

- Ah! mon ami, dit-elle, pardonnez à ma folle imagination, mais depuis que j'ai appris avec dol et tristesse l'affreuse nouvelle de votre département, je vous ai vu mort, mutilé ou infidèle.

Si j'avais eu à choisir entre ces trois perspectives, j'aurais, je le crains, préféré la troisième, mais la remarque, si je l'avais faite, e˚t été aussi mal accueillie que la phrase, en effet, malvenue sur "

l'occasion et le désir ". Je fus sage, et je me tus.

Dans les jours qui suivirent et précédèrent mon département, je t‚chai de persuader Catherine - et y réussis, je crois - que je n'allais courir aucun danger en cette campagne. Cependant, je me gardai de toute promesse de lui garder ma foi, car cela même lui aurait mis en pensée des doutes. Alors même que j'avais pris en mon for la plus adamantine décision, en me cuirassant à l'avance, contre les charmes et les sortilèges du gentil sesso italien.

Bien qu'on ne sache à quel aune l'absence et le déconfort puissent se mesurer, je ne laissais pas, en fait, de p‚tir autant que Catherine de notre séparation, et maugré tant de choses intéressantes, tragiques et nouvelles que je me flattais de vivre et voir en cette belle Italie, au cours de cette campagne, dès que le jour, en campagne, laissait place à la nuit et que je gagnais seul ma couche, ma vie me paraissait fade, insipide, sans matière ni raison, et comme étrangère àmoi-même.

Avant que de départir, je t‚chai du moins que Catherine ne f˚t pas exposée, pendant mon absence, aux périls et incommodités de la solitude. Non sans raison, elle regrettait sa belle ville de Nantes o˘ une fraîche brise, venue de la mer océane, balayait quand et quand ciel et terre. Elle voyait, disait-elle, en Paris une villasse sale et malodorante, les rues fort embrennées et, au surplus, si encombrées de tant de coches, de carrosses, de litières, de cavaliers et de piétons qu'on ne pouvait avancer qu'au pas au milieu des querelles, hurlades et claquements de fouet des cochers. Ces mêmes rues étaient, de reste, infestées la nuit par des bandes de mauvais garçons, coupeurs de bourses, casseurs de trognes, 52

forceurs de filles et, à l'occasion, ne faisant pas plus cas de la vie d'un homme que de celle d'un poulet. Ce n'étaient que bruit et noise insufférables, et à peine s'endormait-on, qu'à la pique du jour les deux cents églises de la capitale se mettaient à carillonner toutes en même temps pour appeler les dévots aux m‚tines. Lesdites cloches, à peine tues, étaient relayées par les cocoricos à l'infini des dix mille ou vingt mille coqs de la capitale, les Parisiens ayant la manie et folie d'élever des poules, f˚t-ce même dans leurs caves, pour avoir des neufs frais.

Certes, mon hôtel de la rue des Bourbons était bien remparé, se trouvant clos par un lourd portail de chêne aspé de fer, flanqué de murs fort hauts, garnis de fortes pointes en leurs sommets, gardé par un herculéen portier et quatre dogues allemands qui, rien qu'à les envisager, vous faisaient dresser le poil.

Mais l'audace des coquarts parisiens étant sans limites, je jugeai que ces défenses se trouvaient insuffisantes pour la sécurité de ma belle, et qu'elle les perdrait en fait tout àplein, dès qu'elle voudrait saillir hors des murs en sa carrosse pour courir les boutiques et acheter ses affiquets.

Je retournai la chose en mon esprit pendant une journée, et en fin de compte, je décidai d'envoyer ledit Nicolas au capitaine Hôrner pour le prier de me venir visiter dès lors qu'il le pourrait. Et dès qu'il fut là, et il fut là en un battement de cils, je le reçus en le cabinet o˘ j'écris mes lettresmissives, le fis asseoir à une petite table ronde, et partageai avec lui un flacon de mon vin de Moselle accompagné de quelques friandises de gueule.

- Also, Herr Hôrner ! dis-je. Wie geht es Ihnen ? Sie sehen etwas abgemagert aus.

- Das stimmt 1 ! dit Hôrner, sa large face, d'ordinaire 1. - Eh bien, Monsieur Hbrner, comment allez-vous ? Vous paraissez quelque peu amaigri.

- C'est cela (all.).

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rouge comme un jambon, me paraissant bien p‚lie. Je suis, en effet, bien amaigri, dit-il, et mes hommes aussi. Depuis que, le siège fini, nous vous avons escorté de La Rochelle àParis, nous n'avons pas trouvé un autre engagement. Et comme un malheur ne vient jamais seul, la campagne d'Italie va achever de nous ôter le pain de la bouche.

- Et pourquoi donc ? dis-je.

- Mais, Monseigneur, il n'est pas de gentilhomme de bonne maison qui ne veuille servir en cette occasion dans l'armée du roi, ne serait-ce que pour s'en paonner ensuite devant sa belle. Et comme ces gentilshommes sont à

l'ordinaire ceux qui nous emploient, nous voilà ruinés. que faire pourtant ? La campagne d'Italie ne peut pas durer moins de quatre mois (par bonheur, m'apensai-je, Catherine n'est point céans pour ouÔr cette malencontreuse prédiction), et d'aucuns de mes hommes sont déjà au bout de leur pain, d'aucuns même n'ont plus un seul sol vaillant pour payer loyer à

leur logeuse. quant à nos beaux et bons chevaux, fierté de notre vie, faute d'avoir orge et avoine à leur donner, nous avons d˚ les louer à un manège, qui les nourrit sans doute, mais les g‚che et g‚te leur dressage en les faisant monter par le premier venu.

Tout en tenant ce discours si déconforté, Herr Hôrner, contrairement à son habituelle discrétion, ne laissa pas de puiser largement dans les friandises de gueule, tant est qu'à la parfin il en nettoya l'assiette. Ce qui me donna à penser qu'il se pouvait bien que lui aussi " f˚t au bout de son pain ". Cela me fit grand-peine, car j'estimais fort mes bons Suisses qui avaient quitté leurs montagnes natales faute d'y trouver pitance, et avaient choisi de quitter leur patrie pour venir en terre étrangère y louer leurs bras et exposer quotidiennement leur vie à seule fin de la gagner.

Bien je me ramentevais avec quelle loyauté, discipline et vaillance, ils avaient combattu avec moi et pour moi lors de l'emb˚che de Fleury en Bière, deux d'entre eux étant tués au cours du combat, et d'autres sérieusement navrés.

Exploit moins brillant sans doute, mais tout aussi 54

louable : au cours du siège de La Rochelle, faute d'avoir à m'escorter dans un camp riche de vingt mille soldats, ils s'étaient mis, de fort bon gré et avec beaucoup de patience et de suffisance, à reconstruire le mur d'enceinte du ch‚teau de Brézolles, lequel était par places entièrement écroulé.

- Herr Hôrner, dis-je, les choses vont changer pour vous et pour vos hommes, pour peu que nous nous mettions d'accord sur les conditions.

J'aimerais vous employer, d'ores en avant, sans limitation de temps, à

titre d'escorte permanente.

Hôrner n'en crut pas ses oreilles de cette proposition.

- Permanente, Monseigneur! s'écria-t-il, permanente! Mais ce serait le bonheur des bonheurs! Et la gr‚ce des gr‚ces! Gott im Himmell ! Permanente!

quel cadeau du ciel ! Ne plus sentir l'angoisse vous étreindre le coeur quand, une escorte touchant à sa fin, on aspire de toutes ses forces à en trouver au plus vite une autre ! Et cela, hélas, ne se fait pas toujours !

Bien loin de là ! Et qui d'entre nous, alors, ne connaît pas la peur du lendemain, et des vaches maigres, et de la famine finale, laquelle s'installe en vous, rongeant toute joie et fierté, tant est qu'on se sent démuni et en même temps rejeté d'un monde qui ne veut plus de vous !...

Ce disant, il suffoquait, tout trémulant d'un trop-plein de bonheur, tant est que je lui versai pour le rebiscouler un plein verre de mon vin de Moselle et, agitant ma clochette pour appeler le valet, je lui commandai de regarnir en friandises de gueule, sans tant lésiner, l'assiette vide.

Je proposai alors à Hôrner pour lui et ses hommes un vaste grenier au-dessus de l'écurie de mon hôtel de la rue des Bourbons, o˘ ils pourraient, comme à Brézolles, loger et faire la cuisine, les viandes leur étant fournies par mon intendant.

1. Dieu du ciel! (all.).

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Toutefois, chose qui me laissa béant, Hôrner, tout heureux qu'il f˚t, barguigna ‚prement quand on en vint aux soldes, alors même que mes propositions me semblaient des plus honnêtes. J'arguai, en effet, que lesdites soldes pour un permanent emploi ne pouvaient être aussi élevées que pour une escorte temporaire, alors que H˚rner tenait, tout au rebours, qu'elles devaient être semblables, le péril et le labeur étant les mêmes.

En fin de compte, j'eus quelque vergogne à discuter plus outre avec ces braves gens, si bons serviteurs et si fidèles (" en quoi vous avez eu bien tort", dit mon père), et donnai à Hôrner ce qu'il voulut, jugeant que cette dépense ne pouvait en rien m'appauvrir et qu'au surplus, ce n'était pas perdre pécunes que d'assurer la sécurité de Catherine dans les murs et hors des murs en mon absence.

Curieusement, bien que Catherine me s˚t le plus grand gré des soins que je prenais pour sa protection, elle envisagea aussi l'embauche permanente de Hôrner et de ses hommes de tout autre manière.

- La Dieu merci ! dit-elle, vous n'aurez plus d'ores en avant à vous rendre au Louvre accompagné - si l'on peut dire " accompagné" - par un pelé et deux tondus, au risque que nos coquebins de cour se gaussent de vous et vous traitent, derrière votre dos, de pleure-pain et de chiche-face ! Dieu bon ! n'êtes-vous pas duc et pair ? Vous devez à votre rang plus de pompe et de magnificence ! Vos bons Suisses, avec leur carrure terrible et leur forte et m‚le face, feront fort bien l'affaire, encore faudra-t-il les vêtir d'une casaque à vos couleurs, lesquelles étant vert et or seront du plus bel effet, tant est qu'en voyant un de nos Suisses passer par sa rue pour porter un message, un quidam dira en hochant la tête d'un air important: " Voilà un Suisse du duc d'Orbieu ! Et à quelle grande affaire trotte-t-il donc si vite ? " Mon ami, voulez-vous qu'on voie en vous un petit duc crotté de province sans un sol vaillant et lésinant sur tout, alors que nous sommes tous deux si bien garnis en pécunes ? Ah, mon ami!

connaissez mieux

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votre temps : à la Cour il ne suffit pas d'être ! Il faut paraître !

quand je rapportai ces propos à mon père avant mon département pour l'Italie, à ma grande surprise, il donna raison à ma petite duchesse.

- Votre jolie épouse, dit-il, porte sur ses belles épaules une tête bien faite. Nous autres, anciens huguenots dont " la caque sent toujours le hareng ", nous sommes beaucoup trop bibliquement économes et attachés à nos pécunes comme glue aux pattes d'un oiseau. Cela e˚t convenu dans l'ancienne république romaine qui était sobre et vertueuse. Mais dans une monarchie comme la nôtre, la pompe est un instrument de pouvoir. Le roi doit éblouir par sa magnificence, non seulement ses propres sujets, mais les autres rois d'Europe, leur donnant à penser que la pécune qu'il dépense à ses fastes est telle et si grande qu'elle pourrait, à l'occasion, lever de puissantes armées. Et quant au duc et pair, qui dans sa sphère est déjà un petit roi, il ne suffit pas qu'il soit une des colonnes qui soutiennent l'…tat; il faut aussi que par sa pompe il le fasse apparaître...

De toutes les croix que mon pauvre roi eut à porter dans sa brève et peu heureuse vie, les plus lourdes, assurément, furent celles que sa mère, son frère et son épouse firent peser sur lui. Ainsi se révèlent les visages très dissemblables que le mot " famille " peut recouvrir: pour les uns, la solitude partagée, le ferme soutien dans les épreuves, les tendres retrouvailles ; pour les autres, les pointilles, les tracas, les amertumes à l'infini...

Le lecteur se ramentoit que le jeune Gaston d'Orléans, veuf inconsolable, s'était toutefois épris, peu de temps après la mort de son épouse, de Marie de Gonzague, fille du duc de Nevers, à qui le duché de Mantoue venait d'échoir. La reine-mère, comme on l'a vu, était hostile à cette union pour 57

une raison peu raisonnable : le père de la garcelette avait pris les armes contre sa régence vingt ans plus tôt. Mais le roi et Richelieu n'en voulaient pas davantage, et en voici le pourquoi. Ils craignaient que Gaston, éternel brouillon, et toujours en rébellion plus ou moins ouverte contre son aine, n'all‚t, pour un oui pour un non, se réfugier chez son beaupère en Italie, o˘ il brouillerait sans doute tout à plaisir. qui sait même ? en prenant langue avec les Espagnols du Milanais...

Vif, spirituel, aimable, mais plongé dans les débauches et les pitreries, Gaston aspirait toujours à plus de viandes qu'il n'en pouvait m‚cher. Il avait voulu commander au siège de La Rochelle, et toutefois à pied-d'oeuvre, sortant sottement de son rôle de général, il avait en première ligne joué les héros. Après quoi, se lassant vite de ce jeu guerrier, il s'était dégo˚té aussi du plat pays rochelais, des marais, du climat tracasse˘x, et s'en était retourné, sans crier gare, en Paris pour se livrer, loin du Louvre sous l'oeil de sa mère, en un hôtel discret, à des occupations qui demandaient moins d'efforts.

Gaston, pour qui une femme n'était qu'une femme, n'aimait pas Marie de Gonzague au point de vivre éternellement dans la défaveur de son aîné, et privé de ses pécunes qui lui étaient d'autant plus nécessaires qu'elles lui coulaient comme ruisseau entre les mains. Il conçut l'idée de barguigner avec le roi un assez peu rago˚tant accommodement: il renoncerait à Marie de Gonzague pour peu que le roi lui donn‚t le commandement de l'armée d'Italie et cinquante mille écus d'or pour son équipage. Gaston était tout joyeux d'avoir imaginé avec ses conseillers ce bargoin, dont il n'apercevait même pas l'indécence. Le cardinal était là, et moi à ses côtés quand le roi reçut la lettre-missive dévergognée qui contenait cette proposition. Tout sévère et austère qu'il f˚t, elle fit rire le roi.

- Cinquante mille écus pour un équipage ! dit-il. C'est payer cher un cheval et son harnachement ! qu'en pensezvous, Monsieur le Cardinal ?

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- Sire, dit gravement Richelieu, Monsieur le duc d'Orléans est par le rang le deuxième personnage de l'…tat. Il est aussi difficile de lui refuser ce commandement qu'il est impossible de le lui accorder.

- je vais pourtant le lui refuser, dit Louis. Mais comment ?Voilà le hic.

Car je vois bien qu'il y faudra mettre quelque ménagement.

- Sire, dit Richelieu, la seule façon courtoise que vous ayez de refuser à

votre frère cadet ce commandement, c'est de l'assumer vous-même.

- Mais c'est bien ce que je comptais faire, dit Louis, fort satisfait d'être poussé à une décision qu'il aspirait à prendre, sans être encore résolu à la faire connaître.

- Cependant, dit Richelieu, vous pourriez, ce faisant, demander à Monsieur le duc d'Orléans d'être votre brillant second dans cette campagne.

- je ne sais si je le dois, dit Louis avec un soupir. C'est qu'il pourrait bien accepter.

¿ quoi le cardinal se permit un discret sourire, et moi aussi, et Louis, le rire le plus franc. Il fallait que ce f˚t un jour béni des Dieux, et que Louis f˚t très heureux, pour qu'il se permît, à l'idée de redevenir le roisoldat, deux rires dans une même journée.

- Sire, dit Richelieu, n'ayez pas la crainte que Monsieur le duc d'Orléans accepte cette proposition. Si, comme je crois, cette campagne d'Italie consacre votre gloire, Monsieur le duc d'Orléans ne voudra pas en recevoir un reflet, à son gré, trop p‚le.

Et en effet, quelques jours plus tard, le cardinal sut par ses espions que Gaston avait rejeté l'idée de prendre part à la campagne d'Italie, arguant que sa présence ne serait pas utile, Richelieu accompagnant le roi, ce qui voulait dire, qu'il saurait tout et qu'il ferait tout... Belle fléchette qui avait des chances, en retombant, de blesser son aîné autant que le cardinal.

- je ne saurai pas tout, dit Richelieu en commentant ce méchant propos devant moi, mais je ferai beaucoup, et dans

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l'ombre et sans gloire, puisque je me suis donné pour t‚che d'assurer l'envitaillement en viandes et en munitions, les séjours aux étapes et le paiement des soldes.

C'est-à-dire, lecteur, une t‚che surhumaine, o˘ jusque-là les intendants du roi avaient donné peu de satisfactions, sauf à leurs propres boursicots.

Le quinze janvier 1629, Louis quitta Paris pour l'Italie avec trente mille soldats et cinq mille cavaliers : grandissime armée, comme on voit, aussi nombreuse que celle avec laquelle en 1627 il avait investi La Rochelle, le but étant de frapper l'ennemi de terreur par le nombre, afin de ne pas avoir besoin d'engager le fer.

Pour.commander cette armée, Louis emmena avec lui, outre le cardinal - qui devait jouer le rôle " humble ", mais importantissime que l'on sait -, les maréchaux Schomberg, Bassompierre, d'Estrées et Créqui. Lecteur, je ne sais pas quel fut ton grade dans les armées o˘ tu servis, cependant, même, et surtout s'il fut modeste, j'espère que tu éprouveras quelque contentement à

renverser les rôles et à passer en revue avec moi ces quatre maréchaux.

Des deux premiers, j'ai déjà beaucoup parlé dans les tomes de mes Mémoires précédant celui-ci, et ce que j'en dis ici n'est pas inconnu de ceux qui les ont lus. je commence par Schomberg, parce que la vertu étant sans histoire, il suffit de quelques mots pour en rendre compte : Schomberg était vaillant, discipliné, compétent, consciencieux, et, tant au roi qu'à

son épouse, d'une adamantine fidélité. Chose digne d'être noté, la Cour (et par ce mot j'entends les caquets et caquettes qui foisonnent en ce lieu clos) ne trouva jamais rien à dire à son détriment.

Fils d'un père lorrain et d'une mère française, Bassompierre était de son côté un étonnant mélange de grandes qualités et de défauts qui n'étaient pas petits, qualités et

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défauts dont je laisserai au lecteur le soin de décider lesquels étaient français, et lesquels germaniques. Bassompierre avait beaucoup lu, sans que cela l'e˚t rendu pédant. Il connaissait fort bien le métier des armes. En outre, il était gai, souple, charmant et plein d'esprit, et il sut se faire aimer, non seulement de femmes innumérables, mais d'Henri IV, de la reinemère et de Louis XIII. Par malheur, après son mariage avec ma demi-sueur, la princesse de Conti, il devint tout soudain piaffant et paonnant et, sous l'influence des vertugadins diaboliques, dont la duchesse de Chevreuse et la princesse de Conti étaient les inspiratrices, il se mit à

danser si imprudemment sur la corde de la fronde et de l'infidélité, voire de la demi-trahison, que Louis, à la parfin, l'en fit tomber et le fourra en Bastille.

Le maréchal d'Estrées était le frère aîné - et c'est quasiment tout dire -

de la belle Gabrielle d'Estrées, maîtresse d'Henri IV Il avait cinq autres sueurs, tout aussi insufférablement escalabreuses et dévergognées que luimême et Gabrielle, tant est que la Cour les avait surnommés "les sept péchés capitaux".

Au moment o˘ la campagne d'Italie débuta, il avait cinquante-sept ans, et il était tout aussi vif, allègre et bondissant qu'un jouvenceau frais émoulu du collège de Clermont, n'ayant que gratitude pour les jésuites qui l'avaient instruit, et fort heureux, toutefois, de les quitter.

En cette campagne d'Italie, il fut le seul des quatre maréchaux à ne pas franchir les Alpes. Louis lui donna comme mission de se porter jusqu'à Nice afin de ravager les campagnes autour de la ville : cette diversion avait pour but de retenir sur la côte les troupes du gouverneur Don Félix de Savoie, afin d'empêcher qu'elles n'allassent se porter au secours de Suse, s'il devenait nécessaire de s'en saisir pour s'assurer un passage jusqu'à

Casal.

Le maréchal d'Estrées mourut quasi centenaire, à l'‚ge de quatre-vingt-dix-huit ans, ce qui fit dire à la Cour qu'il se pouvait que le vice conserv‚t mieux que la vertu.

Le maréchal de Créqui, lui, était le seul des maréchaux à

bien connaître l'italien, pour la raison qu'en 1597, br˚lant de servir les intérêts d'Henri IV, il leva sur ses deniers un régiment et guerroya contre Charles-Emmanuel Ier de Savoie pendant trois ans, de 1597 à 1600.

Sa petite armée était trop valeureuse pour être vaincue, mais trop faible pour vaincre. Créqui eut du moins la satisfaction de tuer en duel Philippe, le demi-frère du duc, qui l'avait provoqué.

En outre, il se plaisait fort en Italie. …tant raffolé du gentil sesso, il n'y perdit pas son temps, car dans les bonaces qui suivent les tumultes, il cueillit sur les lèvres des belles Italiennes leur beau langage, si chantant et si chaleureux. Pour parfaire ces entretiens, il fit alors quelque chose qu'il n'avait fait que rarement en France : il ouvrit un livre et il le lut. C'était L'Enfer de Dante, et il en devint amoureux.

C'est parce que Créqui connaissait bien la langue, les moeurs et le terrain, que Louis l'emmena avec lui en Savoie. Le maréchal, qui était alors assez mal allant, accepta cette mission avec d'autant plus de joie que devait y prendre part son fils, le comte de Sault, qui commandait un régiment. Au cours de la campagne d'Italie, je partageai avec le comte épreuves et périls, je le trouvai fort honnête homme, et nous devînmes amis.

Bien que le maréchal de Créqui f˚t estimé de tous, la Cour ne laissait pas de le dauber quelque peu, disant que, s'il épousait garce, ce ne pouvait être qu'une fille de Lesdiguières. Et ce n'était pas faux: Créqui, marié de prime àMadeleine, fille du Connétable, épousa, devenu veuf, Françoise, autre fille de Lesdiguières, mais née d'un second mariage.

Une autre particularité dans la vie de Créqui étonna la France: seul de nos dix maréchaux, il ne mourut pas dans son lit. En 1638, en cette Italie que tant il aimait, il fut fauché sur le champ de bataille par un boulet. < L'ennemi y a mis le prix

>, dit la Cour qui, étant sans coeur, se gaussait de tout.

Lecteur, tu connais maintenant les acteurs de cette 62

campagne : d'un côté, Charles-Emmanuel Ier, duc de Savoie, son fils, le prince de Piémont (qui a marié, comme tu sais, Christine de France), Don Gonzalve de Cordoue qui assiège Casal ; de notre côté, Louis, Richelieu, les quatre maréchaux, le maréchal de camp Toiras qui, venu de La Rochelle, nous rejoindra à Grenoble, le jeune et charmant comte de Sault, moi-même enfin, que je te prie d'accepter céans comme le chantre de cette histoire.

Il est temps, en effet, de frapper les trois coups pour laisser place à ce drame qui se déroula dans l'émerveillable décor des Alpes de HauteSavoie -

drame qui contient aussi, comme toujours, quelques éléments de comédie, et se peut aussi, des leçons. Mais celles-là, pardonnez-moi de ne pas les tirer moi-même

ce n'est pas là mon rollet.

CHAPITRE III

Le roi, le cardinal, les quatre maréchaux que j'ai dits, et l'armée d'Italie forte de trente mille soldats et de cinq mille cavaliers, quittèrent Paris le quinze janvier et atteignirent Grenoble le quinze février. Lecteur, il se peut que tu me fasses remarquer que parcourir cent quarante-deux lieues l en trente et un jours, cela fait à peine cinq lieues par jour; ce n'est donc pas un exploit. Oui-da, pour les cavaliers et les carrosses ! Mais pour les soldats à pied, c'était prou ! Surtout quand il fallait que le lendemain ils remettent leurs pieds meurtris dans les bottes, et le lourd mousquet sur l'épaule, pour retrouver l'interminable route, o˘ ils avançaient la face criblée de coups d'épingles par le vent glacé.

La Dieu merci, les tentes et les piques sont dans les charrettes avec les viandes, mais les charrettes, pas plus de reste que les carrosses, ne sont de tout repos pour les cochers sur les routes mal empierrées du royaume.

Les roues souvent se rompent et les essieux se cassent, et il faut alors réparer, les doigts gourds par la froidure et par 1. Il existe tant de lieues de longueur différente qu'il est difficile de préciser, en termes modernes, celle dont il est question ici. Elle devrait se situer entre quatre et cinq de nos kilomètres.

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la neige. La nuit venue, si faillent les lieux clos dans les villes pour loger tant de monde, il faut dresser les tentes, puis à la pique du jour les démonter, ce qui mange du temps, sans compter les nécessaires arrêts au cours d'une longue étape pour nourrir et rafraîchir les troupes. que de fois j'ai ouÔ, en cette longue étape, les vieux soldats, originaires des montagnes de Suisse, dire aux jeunots sous couleur de les consoler: "

Herrgott, _7unge ! Tu te plains ! et c'est quasiment rien que du plat! Tu verras à partir de Grenoble! Les cols à passer! Le Lautaret! La neige jusqu'aux genoux!

>

N'ayant point de commandement en cette armée d'Italie, je la pouvais suivre en carrosse. J'avais néanmoins emmené aussi mon Accla, dont Nicolas prenait soin; sa nouvelle jument s'entendait fort bien avec elle, cependant, la tolérance ayant des limites, elle souffrait mal que Nicolas mont‚t Accla.

Ce que je faisais, quant à moi, quand et quand, tant pour me donner de l'exercice que pour qu'elle ne perdît pas l'habitude de répondre au mors et à ma voix. Mon Accla portait le poil bourru qu'émerveillablement elle revêt en hiver, si bien qu'à mon sentiment elle supportait mieux le froid que moi, mais le vent bien plus mal, n'étant pas aussi bien encapuchonnée que je l'étais dans ma hongreline. ¿ l'étape, je ne craignais pas de déchoir en donnant la main à Nicolas pour la brosser et la bichonner, ce dont elle me savait le plus grand gré, me remerciant par de tendres hennissements. Du diantre si je sais pourquoi nos animaux ont pour nous tant de gratitude, alors que les humains en ont si peu!

quelques lieues avant Grenoble, un mousquetaire du cardinal me vint au trot dire que Son …minence me voulait voir au prochain arrêt, lequel était imminent. Il me conduirait lui-même à sa carrosse, pour peu que je voulusse bien monter mon cheval, lequel se faufilerait plus aisément que ma carrosse dans l'interminable colonne de troupes qui, sur une bonne lieue de long, occupait toute la largeur de la chaussée, à telle enseigne que des éclaireurs, loin devant

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nous, interdisaient aux bonnes gens, qu'ils fussent montés ou à pied, de cheminer en sens inverse du nôtre.

Il régnait dans la carrosse du cardinal une chaleur qui me parut douce et confortante. Elle était due au grand nombre de chaufferettes qu'on voyait sur le sol, sans lesquelles les trois secrétaires eussent eu les pieds gelés et, en voie de conséquence, les doigts trop gourds pour écrire à tour de rôle les lettres-missives que Richelieu leur dictait. Charpentier, que je connaissais bien, se poussa pour me laisser place au côté du cardinal et, à ma grande joie et soulage, je pus prendre la place qu'il abandonnait et poser mes bottes sur sa chaufferette.

Cette carrosse était d'évidence le cabinet de travail du cardinal, d'o˘ ses messages partaient à tous les postes de l'armée avec des instructions précises. ¿ mon sentiment, le cardinal devait oublier, à moins que quelque violent cahot ne le lui rament˚t, que ce cabinet-là, monté sur roues, roulait sur les grands chemins de France. quelqu'un qui ne l'e˚t pas connu aurait jugé, à observer sa face maigre, triangulaire, son nez busqué et le creux de ses yeux, qu'il était mal allant. Mais il n'en était rien. Sa fragilité apparente cachait des réserves de force. Et bien que son encharné

labeur lui donn‚t un air grave et tracasseux, cette apparence était pourtant trompeuse. En fait, depuis qu'il avait quitté Paris, c'est peu dire qu'il était content : en son for il rayonnait de joie. La raison en était, qu'ayant vécu cette grande aventure du siège de La Rochelle, dont le succès lui devait tant, il s'apprêtait à en vivre une autre, inspirée par cette politique résolue et entreprenante qu'il partageait avec Louis : défendre du bec et des ongles, et partout o˘ ce serait utile, les intérêts de la France et de ses alliés, sans accepter un seul instant, comme l'eussent désiré aveuglément nos archidévots, l'hégémonie sournoise de l'Espagne.

En outre, cette nouvelle campagne, maugré les duretés de l'hiver, avait ceci d'enivrant que la supériorité de nos forces sur celles du duc de Savoie, et sur celles des Espagnols du

Milanais et des Impériaux i, nous promettait, cette fois-ci, une victoire rapide.

Richelieu ne voyait aucune incompatibilité entre sa robe de prélat et la guerre, pour peu qu'elle f˚t juste et défensive. Il était, par ailleurs, fort entiché de sa noblesse, et je ne laisse pas d'être persuadé qu'il e˚t choisi le métier des armes, si la nécessité ne l'avait contraint à devenir évêque, afin que l'évêché qui était dans sa famille ne tomb‚t, par sa faute, en désuétude. Cependant, une fois consacré, nul n'ignore qu'il s'attacha à ses devoirs de prélat avec un zèle sans défaillance et un labeur infini, tant est que son petit évêché qui était, selon ses dires, "

le plus crotté de France " devint aussi le mieux tenu. Cependant, son grand esprit, insatiable d'action et de perfection, se rapprocha par degrés des grandes affaires du royaume, auxquelles il aspirait, non par piaffe ou cupidité, mais parce qu'il savait que, parvenu au plus haut degré du pouvoir, il ferait merveilleusement bien son métier, et cette fois pour le bien, non d'un petit évêché, mais d'un vaste royaume.

Une fois dans la carrosse, et avant que je pusse même ouvrir le bec, le cardinal coupa court d'un geste aux salutations.

- Mon cousin, dit-il, Louis vous confie par ma bouche une mission délicate.

Apprenez, de prime, que Toiras est pour nous rejoindre à Grenoble avec ce qui reste de l'armée de La Rochelle, soit à peu près cinq mille hommes.

L'officier de cantonnement a reçu l'ordre de lui trouver en ladite ville, pour la durée de l'étape, un logis qu'il partagera avec vous. tes-vous contraire à cet arrangement ?

- Tout le rebours, …minence.

- C'est donc que vous aimez bien Toiras.

- je l'aime, et je l'estime aussi, cependant avec quelques nuances.

- Plaise à vous de me les préciser.

1. Il s'agit ici des soldats de l'Empereur.

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- Toiras, …minence, est un homme droit, franc comme écu non rogné, vaillant, tenace, plein de bon sens. Et il sait la guerre.

- Je ne vois pas là les nuances auxquelles vous faites allusion.

- Eh bien, …minence, disons que Toiras, par ailleurs, se paonne un peu trop de ses exploits et, par malheur, comme tous les piaffards, il est susceptible à l'excès. Tant est qu'étant d'humeur escalabreuse dès qu'il croit qu'on lui manque, il éclate en ires tempétueuses qui ne respectent rien ni personne. Sa Majesté en sait quelque chose, puisqu'il a été son favori.

En réalité, Richelieu savait tout cela aussi bien que moi, et ce qu'il t

‚chait de connaître par cet interrogatoire, ce n'était point tant les faits que les sentiments que m'inspirait Toiras.

- Pouvez-vous me citer un exemple de ces véhémentes colères ?

- L'une est célèbre, …minence, et toute la Cour la connaît.

- Contez-la néanmoins. J'aimerais ouÔr votre version.

- La voici. quand Louis fit tomber Toiras de son piédestal de favori et le remplaça par Saint-Simon, Toiras éclata, urbi et orbi, en propos violents et déprisants contre son pauvre successeur, disant haut et fort que tout le génie de ce

foutumacier de merde " avait été, à mi-chasse, de présenter tête-bêche, et parallèlement au cheval fourbu du roi, le cheval de relais, de sorte que Sa Majesté pouvait passer de l'un à l'autre sans toucher terre. Votre …minence n'ignore pas que Saint-Simon, indigné, voulait envoyer ses témoins àToiras, et que le roi le lui défendit roidement en disant

"

Toiras vous tuera, Saint-Simon, et je serai obligé de lui couper la tête, perdant ainsi deux bons serviteurs. Point ne le veux. "

- Et comment vous êtes-vous accommodé, mon ami, dit le cardinal, de son caractère escalabreux, quand vous avez été assiégé avec lui par Buckingham pendant de longs mois dans la forteresse de l'île de Ré ?

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- Très mal au début, …minence. Très bien ensuite. Mais il y a fallu, de ma part, beaucoup de miel et quelques efforts d'humilité.

- L'humilité, dit Richelieu qui, j'en jurerais, pensait à ce moment à ses rapports avec Louis, n'est pas seulement une vertu louable. Elle est aussi fort utile dans les occasions. Je suis heureux que vous soyez capable d'en maîtriser la rigueur. Toiras est, en effet, malgré ses piquants, un très bon soldat. Et le roi compte l'employer en Italie à une t‚che aussi difficile que périlleuse. Il compte aussi sur vous pour la lui faire accepter.

- Sur moi, …minence ?

- Sur vous, mon cousin. Et voici qui va éclairer votre lanterne. quand nous aurons passé le Pas de Suse - avec ou sans l'assentiment de CharlesEmmanuel de Savoie -nous marcherons, la voie étant libre, sur Casal, que l'Espagnol Don Gonzalve de Cordoue assiège, comme vous le savez, depuis des mois. Il est alors à prévoir que Don Gonzalve, dont l'armée ne compte pas dix mille hommes, ne voudra pas affronter la nôtre qui est trois fois le nombre, et se retirera de Casal sans tirer une mousquetade. La ville sera nôtre alors, mais pour combien de temps ? Dès le jour o˘ nous aurons quitté

l'Italie, les Espagnols la viendront assiéger derechef. Et à qui Olivares et Philippe IV d'Espagne confieront-ils alors le soin de la prendre ?

¿ qui, sinon àl'illustre vainqueur du siège de Breda : le marquis de Spinola. En ce périlleux prédicament, le roi estime que nous ne pourrons opposer au Prince des Assiégeants que le Prince des Assiégés : Toiras.

Là-dessus, Richelieu me jeta un oeil perçant et, le sourcil levé, se tut.

- C'est donc moi, …minence, qui devrai persuader Toiras de s'enfermer derechef pendant un an, ou plus encore, dans les murs d'une ville assiégée.

Ce ne sera pas si facile.

En disant ces mots, j'envisageai Richelieu, et je fis des voeux pour qu'il sentît, gr‚ce aux fines antennes de son émerveillable tact, ce qui se passait au même instant dans

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mon esprit. Je ne fus pas déçu, car le cardinal eut un petit sourire qui valait bien des paroles et me dit avec l'air de n'y pas toucher

- Mon cousin, le roi n'entend pas quérir de vous que vous apportiez de nouveau votre aide à Toiras, votre concours dans ce siège n'étant pas indispensable. Toiras parle italien, point tout à fait aussi bien que le maréchal de Créqui et vous-même, mais bien assez pour se faire entendre.

Je me sentis alors si immensément soulagé qu'à peu que je ne sentisse me pousser des ailes. Ah, Catherine, mon cher ange ! m'apensai-je, vous quitter, alors qu'à peine nous étions mariés ! Vous ne savez pas, et vous ne saurez jamais, à quelle longue et insufférable séparation nous venons d'échapper, vous et moi...

- Tout du même, …minence, repris-je, ce ne sera pas t‚che aisée. Toiras est pétri d'aigreur et d'amertume, estimant que sa splendide résistance dans l'île de Ré e˚t d˚ lui valoir le maréchalat.

- Hélas ! Il l'aurait eu, dit le cardinal avec un soupir, s'il n'avait été

si piaffard et si paonnant, et chantant ses éloges àtous échos. Mais ce qui a surtout rebroussé Louis contre lui fut cette chasse à courre qu'il imagina de lancer en plein siège entre les lignes rochelaises et les nôtres, courant gros risque de se faire tuer par les uns et les autres. Et tout cela pour lever deux lapins ! Ce jour-là, Monsieur de Toiras a g‚ché

de lui-même toutes ses chances d'accéder au maréchalat.

- J'entends bien, …minence, combien cette extravagance a d˚ heurter chez le roi le souci de la décence et de la discipline. Toutefois, je me suis apensé, à l'instant, que je réussirais à coup s˚r si Louis pouvait m'autoriser à dire àMonsieur de Toiras que, s'il résistait au moins un an dans Casal assiégée par Monsieur de Spinola, cet exploit lui vaudrait, à

coup s˚r, la dignité à laquelle il aspire.

- Je demanderai pour vous, ce jour même, au roi cette autorisation, dit Richelieu, et je vous la ferai tenir par Char-70

pentier. Un simple "

oui " ou un simple " non " de bouche àoreille suffira.

Autrement dit, je n'aurais rien d'écrit pour soutenir cette assurance que j'allais donner à Toiras, ce qui me laisserait dans une fort méchante position, si Louis faillait à sa promesse.

¿ Grenoble, je fus logé, et bien logé, dans un logis fort commode, et Dieu merci, bien chauffé, et au surplus accueilli, quasiment à bras ouverts, par une veuve des plus accortes qui m'assura que, plaignant les duretés de mon longuissime voyage, elle allait m'ococouler de son mieux dans le douillet de ses lares domestiques. "Dieu bon! m'apensai-je, déjà une tentation !

Dieu bon, au secours ! Comment résister, quand on n'en a pas l'habitude ? "

- Monseigneur, dit Nicolas en m'aidant à me déshabiller, car me sentant fort poussiéreux, je me voulais laver avant l'heure du souper, il m'a semblé que notre hôtesse vous donnait le bel oeil.

- Et en quoi cela te concerne, Chevalier ?

- Monseigneur, pardonnez-moi, cela en un sens me concerne aussi, car la chambrière qui me mena à ma chambrifime en fit autant, y ajoutant, douce comme chatte, quelques petits frôlements. J'oserai donc vous demander quel exemple et quel conseil vous m'allez donner en ce prédicament.

- Nicolas ! m'écriai-je, c'est un comble ! Et du diantre si je sais pourquoi, en plus de ma propre conscience, je devrais me charger aussi de la tienne !

- C'est que, Monseigneur, vous êtes mon aîné de quelques années et possédez plus d'expérience que moi.

- Mais je n'ai pas plus d'expérience que toi dans l'art de résister au gentil sesso !... J'en aurais plutôt moins, vu le nombre de fois que j'ai cédé à ses petites mines languissantes. Cependant, Nicolas, si tu me permets de te faire cette remarque, il n'y a qu'un mois que tu as quitté

ton épouse, et moi la mienne. Si tu défailles au bout d'un mois, n'est-ce pas

mauvais signe pour l'avenir ? que diantre ! O˘ est l'urgence ? O˘ est la presse ?

- La presse, Monseigneur, dit Nicolas rougissant (et comme il paraissait jeune, quand le rouge lui montait aux joues ! Et comme on pouvait comprendre, rien qu'à le voir, qu'une chambrière un peu chaleureuse e˚t envie de le cajoler), la presse, Monseigneur, c'est que je crains que ma lame ne se rouille dans son fourreau.

¿ cette guerrière métaphore, je ris à gueule bec.

- Une bonne lame, Nicolas, ne rouille pas si vite. Je me suis même demandé

si elle rouillait jamais, quand j'ai ouÔ qu'un certain maréchal de France, remarié à soixantequatorze ans, avait une deuxième fois fait souche. Au demeurant, une faim comme celle-là n'est pas comme celle de l'estomac. Elle vous tourmente, mais sans vous affaiblir. Il est donc possible de lui résister sans dommages, sauf se peut à la longue.

- Cela veut-il dire, Monseigneur, que vous allez résister àla tentation ?

- Mais je n'en sais encore rien ! Et cesse, Nicolas, je te prie, cesse, à

tout le moins dans ce domaine, de me prendre pour modèle ! C'est déjà bien assez difficile d'être vertueux tout seul. Pourquoi le devrais-je être pour deux ?

Nous allions passer à table pour le souper, quand Monsieur de Toiras survint. Comme il se peut qu'on ne se ramentoive point à quoi Toiras ressemblait, je m'en vais derechef le décrire. Il était de bonne taille et bien pris, le poil ch‚tain, abondant et frisé, l'oeil noir, tantôt rieur, tantôt jetant des flammes, la face tannée par le soleil, le nez gros, la m

‚choire forte, la membrature carrée. Si vous me permettez de me mettre à

votre place, chère lectrice, je dirais, qu'à défaut d'être beau, il était viril. C'est du moins ce que parut

penser notre hôtesse quand je le lui présentai, car ses affectueux regards à table se partageaient alors équitablement entre Nicolas, Toiras et moi.

Je dois avouer qu'après ces froidures et ces extrêmes fatigues, le fait d'être si chaleureusement envisagé dans ce logis si bien chauffé était fort 72

réconfortant. Une belle lectrice, m'écrivant un jour de sa plus belle plume, m'a fait observer avec un soupçon de malice que, dans ces Mémoires, les hôtesses sont souvent très pliables aux désirs de leur hôte. Je ne crois pas que je doive m'en excuser, car il y a à cela une raison évidente, et que je vais dire ici.

quand l'officier chargé du cantonnement à l'étape cherche le gîte d'une nuit pour un gentilhomme de haut rang, il voudra s'adresser le plus souvent à une veuve, afin d'éviter d'avoir maille à partir avec un mari. Et cette veuve, bien qu'elle puisse rejeter la requête, l'accepte le plus souvent, se peut parce qu'elle désire rompre la solitude et la monotonie de sa vie, se peut aussi parce qu'elle nourrit de bons sentiments pour le sexe opposé.

Et "opposé

>, dans ce cas, il ne l'est que fort peu.

Madame de Chamont - c'était là le nom de la dame -, observant que Toiras et moi parlions à mots couverts, fit preuve d'une discrétion exemplaire, et la dernière bouchée avalée, se retira gracieusement en ses appartements. Et Nicolas sans tant languir l'imitant, je demeurai seul avec Toiras, et lui fis part alors des desseins du roi àson endroit.

Il fut roide et rude, comme à l'accoutumée, et se serait, je crois, encoléré, mais à la dernière seconde, il s'avisa de remplacer l'ire par l'ironie.

- La grand merci, dit-il, j'ai déjà fait plus que ma part. Le siège subi à

l'île de Ré me suffit. Et pourtant, qui sait? ajouta-t-il avec la dernière aigreur, si j'acceptais, qui sait si pour me remercier on ne me nommerait pas sergent?

- L'attitude de Sa Majesté à votre égard, dis-je vivement, a changé ! Elle regrette de ne point vous avoir récompensé comme Elle aurait d˚ après votre superbe exploit de l'île de Ré. Et je suis persuadé que, cette fois, Elle ne faillira pas à reconnaître votre valeur par un avancement digne de vous.

- Dois-je croire le beau Sire ? dit Toiras sans trop de 73

respect, ni dans le ton, ni dans les mots. Vous verrez qu'il attendra que je sois mort pour me nommer maréchal àtitre posthume! Je le connais mieux que vous! Il n'aime pas, dit-il, mes manières. Elles le piquent. Et dès qu'il est piqué, bien qu'il ait bon coeur dans son fond, il devient méfiant, méchant et rancuneux. Il a été, à ce que je crois, fort mal traité

en ses maillots et enfances par sa mère, laquelle, je dirais pour imiter son jargon, qu'elle est la donna la pi˘ cattiva della creazione 1. Et meshui, dès que Louis croit qu'on lui manque, il se sent outragé et vous veut mal de mort! Voilà l'homme! Vramy ! Je n'aime pas trop Richelieu, mais il y a des jours o˘ je le plains de supporter Louis du matin au soir! Et de mon côté, croyez-moi, ce n'était guère enviable d'être son favori ! Il voulait à force forcée réformer mes manières! Ce n'était du matin au soir que gronderies et remontrances ! Et qu'est-ce qu'elles ont, après tout, mes manières de si damnable ? qu'en êtes-vous apensé, Duc, qu'opinez-vous ?

Parlez à la franche marguerite !

Diantre! Franche, la marguerite avec Toiras ? Et comment lui dire le début du commencement de la vérité ? Avec quels ménagements et avec quelle infinie légèreté de main ?

- Mon ami, dis-je enfin, je ne vois rien à bl‚mer en vous. Vous êtes franc comme l'or. Cependant, quand on est franc à ce point, il est difficile d'être en même temps diplomate.

Dieu bon! qu'est-ce que j'avais dit là ?

- Moi ? je ne suis pas diplomate ? hurla-t-il. C'est le comble !

Par bonheur, juste à temps pour faire diversion, le maggiordomo de Madame de Chamont dit qu'un certain Charpentier, qui se disait secrétaire du cardinal de Richelieu, me voulait, maugré l'heure indue, visiter dans l'instant.

- Faites-le entrer ! dis-je aussitôt.

Et comme Toiras faisait mine de se retirer, je lui dis 1. La femme la plus méchante de la création (ital.).

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- Nenni! Nenni! Demeurez de

concerne.

Charpentier entra alors, me salua pr~G,:"~gà un peu moins profondément Monsieur sageant oeil à oeil, me dit non sans d'importance

- Monseigneur, voici le message qui concerne Monsieur de Toiras, c'est

- Et que veut dire ce v oui" ? dit Tc

- Mon ami, dis-je, Monsieur Chayo.u,giàle n'en sait rien, c'est à moi qu'il revient dz~,,,fe~9uer,

- Monseigneur, peux-je me retirer montrant quelque h‚te à s'enfuir.

- Avec tous mes mercis.

De tout le temps que Charpentier vauD, bon l9 pièce, Monsieur de Toiras bouillonna d'i~,~,

- Mon ami, dis-je, oyez-moi, je vov!~;,a,z~efquC patience. Le roi pense qu'il prendra Ca~,pro~or,~ln~ n'osant pas affronter une aussi grandi Etf~, p Pend aussi que l'armée royale quittant

dra à la charge, cette fois réservant le au marquis de Spinola, dont vous reddition de Breda, l'immense réputatitEj~"pouf; quoi, avant qu'il ne quitte les lieux, dans la ville, défendant ses murailles, rieusement au Prince des Assiégés

geants...

- Cette phrase est-elle du roi ? dita,toucsoudaf~ ému jusqu'aux larmes.

- En effet, dis-je, elle est de lui.

Dieu bon! m'apensai-je, pardonuyy re 61e mensonge!

- Et que veut dire le <

oui " de Toiras.

- Si dans un an, jour pour jour, Casal, le roi vous fera connaître les e vous savez bien lesquels.

75

La transformation de Toiras fut alors émerveillable ; on e˚t dit un autre homme : il se leva, haussa haut le chef, se redressa de toute sa taille, carra les épaules et de ce ton fendant qui n'appartenait qu'à lui, il articula avec force

- Plaise à vous, mon cher duc, de dire ceci à Sa Majesté: je serai dans Casal dès qu'il l'aura prise. Dans un an j'y serai encore, Spinola n'y mettra pas le pied ni même le bout de l'orteil ou de sa mentule 1 ! Et s'il croit qu'il peut m'assaillir à l'avantage, il sera bien déçu : je l'enverrai, d'un coup, cul sur pointe...

Il y a vingt-neuf lieues de Grenoble à Briançon, ce qui, àraison de cinq lieues par jour, n'e˚t pas été, par beau temps, fort difficultueux, mais l'hiver étant en son extrême froidure, la neige de cette fin février tendait à glacer plutôt qu'à fondre. Dès que par places elle fondait, on s'y enfonçait jusqu'aux genoux, ce qui gênait tant les chevaux qu'il fallait que les cavaliers, démontant, les tinssent par la bride pour les faire avancer. En outre, le grand chemin que nous suivions, était, par endroits, très élevé (le col du Lautaret que nous pass‚mes entre Le Grave et Le Monetier atteignait mille quarante-neuf toises 2), et pour ceux d'entre nous qui avaient grandi dans les plaines, cette altitude gênait fort le souffle, et il fallait de force forcée commander des arrêts pour reposer les soldats. Mais les moins bien lotis en ce prédicament furent assurément les artilleurs. Les malheureux passaient leur temps à

désembourber leurs canons, tant est qu'ils arrivaient, aux étapes, fourbus et deux ou trois heures après le gros de l'armée. Le cardinal, compatissant à leur dur labeur, ordonna pour eux une double ration de viandes et de 1. Sexe masculin.

2. La toise vaut deux mètres.

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vin, laquelle combla leur estomac et leur donna aussi quelque fierté

d'être, par droit de gueule, distingués des porteurs de mousquets et autres fragiles freluquets...

Entre Grenoble et Briançon l'armée s'arrêta à Vizille, puis à Bourg-d'Oisans, Le Grave, puis Monetier et, enfin, Chantemerle. " Je gage, dit Nicolas, qu'à'steure et par cette froidure, le pauvre n'a pas plus envie de chanter que moi. " De l'autre côté des Alpes s'élèvent, si semblables aux nôtres, les Alpes italiennes, et dans la comune di Gravere 1 se trouve un village qui se nomme aussi " Cantamerlo ", et bien me le ramentois-je, car le régiment des Suisses, le comte de Sault qui le commandait, et moi-même, nous y fîmes, bien plus tard, un arrêt d'une demi-heure, étant tout exténués par une marche dans le Gravere que je conterai plus loin et qui fut de grande conséquence dans l'assaut contre Suse.

Mais revenons à Briançon, dernière étape avant le franchissement de la frontière italienne par le col de Montgenèvre. La fortune m'y sourit: je fus logé à la Grande Gargouille, laquelle n'a rien à voir avec ces gouttières des cathédrales par o˘ l'eau de pluie s'écoule par la gueule d'un animal assez peu rago˚tant. On appelle ainsi à Briançon un canal qui fut construit au milieu d'une rue en 1624 pour apporter de l'eau à pied-d'oeuvre à la suite d'un incendie qui dévasta sur les deux bords quelques maisons avec encorbellement et corbeaux de bois. Les maisons br˚lées furent reconstruites en moellons avec une façade plate sur l'ordre du seigneur du lieu, ce qui, certes, les mit davantage à l'abri du feu, mais g‚te un peu trop, à mon gré, la symétrie de l'ensemble. Mon hôtesse était une dame fort avancée en ‚ge, aimable et douce, qui me traita comme son fils et versa des larmes à mon départir.

Une fois qu'il fut à Briançon, le roi écrivit une lettremissive à CharlesEmmanuel Ier, duc de Savoie, pour quérir de lui le libre passage par Suse afin de pouvoir atteindre et

1. Prononcez < Gravéré ".

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délivrer Casal. Cette lettre, que j'eus l'honneur de traduire en italien, ne pouvait être que courtoise et même affectionnée, le fils du duc, le prince de Piémont, ayant marié la sueur du roi de France, Chrétienne 1. Le prince de Piémont, comme son père, se paonnait excessivement de la valeur stratégique de Suse qu'ils appelaient l'un et l'autre " les clés de l'Italie

>, affirmant qu'ils prêtaient ces clés seulement àqui ils voulaient et alors selon leurs conditions. Le prince fit d'emblée des demandes exorbitantes, tant financières que territoriales, pour ouvrir aux Français il passo di Susa, le passage étant une succession de trois barricades érigées devant la grande porte de la ville. Et quoi que fit Richelieu pour l'amener à de moindres exigences, le prince ne branla pas d'un pouce. Tant est que le cardinal entendit bien que cet entretien n'avait pour dessein que de l'amuser afin de gagner du temps. Et en effet, on sut plus tard que le prince avait reçu de son père la consigne secrète di trattare, ma di concludere nulla 2.

Avant que son beau-frère ne s'en retourn‚t à Suse, Louis le tira à part et lui dit au bec à bec que l'accord une fois conclu entre le duc de Savoie et lui-même, il aimerait que le prince lui permette d'encontrer sa sueur cadette Chrétienne, et le prince lui assura aussitôt qu'il en serait ainsi.

Louis, comme on sait, avait trois sueurs puînées : …lisabeth, unie à

Philippe IV d'Espagne, Henriette, épouse de Charles Ier d'Angleterre, et Chrétienne qu'on avait donnée en mariage au prince de Piémont, lequel, certes, était un tout petit seigneur comparé aux deux puissants monarques que je viens de citer, mais qui fut, toutefois, le seul à rendre sa femme heureuse. qui pourrait ne pas plaindre, pourtant, 1. On dit indifféremment < Christine " ou " Chrétienne ".

2. De traiter, mais de ne pas conclure (ital.).

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ces pauvres princesses que leur rang condamnait à être exilées leur vie durant en pays étranger, tout lien d'affection pour toujours rompu avec leurs proches, et mariées au nom d'éphémères alliances à des inconnus qui, de leur côté, n'avaient aucune raison de se plaire à elles. Pis même !

l'ironie de ces tristes hyménées politiques était, en fin de compte, qu'ils ne servaient jamais à rien, car la présence d'…lisabeth en Espagne, d'Henriette en Angleterre et de Chrétienne en Savoie, n'empêcha en aucune façon que la guerre, quand et quand, fit rage entre ces trois pays et le royaume de France.

…lisabeth, assurément, ne se sentit pas fort heureuse en Espagne, prisonnière d'une étiquette étouffante et rigide, et voyant fort peu ce prince à la longue et triste figure qui lui préférait la chasse. Mais la plus malheureuse fut sans conteste Henriette. Détestée d'entrée de jeu par le peuple anglais qui lui reprochait et d'être Française et d'être catholique, la pauvrette était mariée à un prince qui, certes, n'était point méchant, mais qui aimant assez peu le gentil sesso, préférait, quand il avait un bracelet de diamants à offrir, le donner à son favori plutôt qu'à son épouse.

Louis, en ses enfances pleurant la mort d'un père adoré, avait reporté

cette grande amour, non point, il va sans dire, sur la plus désaimante des mères, mais sur ses trois cadettes, par qui, remplaçant leur père, il se faisait appeler "mon petit papa

> et avec qui il jouait, en effet, à la perfection son rôle d'aîné

paternel, les gourmandant ou les cajolant selon les cas, cuisant pour elles des " neufs meslettes ", et leur faisant àl'occasion des cadeaux choisis avec le plus grand soin. Louis appelait ces cadeaux " de petites besognes

", se peut pour indiquer qu'ils n'étaient pas co˚teux, sa bourse étant si maigrelette dans le même temps o˘ sa mère couvrait d'or le couple inf‚me qui la gouvernait.

Si le lecteur me permet de muser encore quelque peu en chemin, j'aimerais lui ramentevoir l'immense chagrin dont Louis p‚tit en ses quinze ans, quand il dut sur l'île de la Bidassoa, frontière entre la France et l'Espagne, abandonner

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…lisabeth - laquelle devait marier à treize ans le prince des Asturies -, et en échange de qui il reçut lui-même des Espagnols sa future épousée Anne d'Autriche. Dieu bon! Comme celle-ci fut malvenue au coeur du roi, quand elle remplaça à ses côtés sa sueur bien-aimée qu'au départir il avait serrée désespérément contre lui, couvrant sa face de poutounes, la face en pleurs et poussant cris et soupirs. C'était là bien pis qu'une mort, car la pauvrette, certes, vivrait, mais sans jamais avoir accès à son aîné, et sans qu'il p˚t oncques la revoir, sauf s'il pénétrait en Espagne à la tête d'une armée victorieuse.

Or, lecteur, c'est là justement le point o˘ je voulais en venir. Louis était bien trop roide en sa conscience et trop ancré en ses devoirs de roi pour rassembler la puissante armée d'Italie à seule fin de satisfaire ses aspirations domestiques. Mais il ne lui échappait pas que l'entrée victorieuse dans Suse, si satisfaisante qu'elle serait pour ses soldats et pour ses maréchaux, comportait pour lui personnellement un bonheur de plus : l'encontre, f˚t-ce pour quelques journées, de sa sueur cadette.

Après la visite du prince de Piémont à Briançon, Louis et le cardinal, bien assurés qu'on les voulait lanterner par de vaines et longuissimes négociations, décidèrent de passer la frontière entre la France et le duché

de Savoie. Et bien qu'on ne f˚t plus qu'à dix lieues de Suse, distance qui se pouvait franchir en deux ou trois jours, ils résolurent de ne pas pénétrer en Savoie plus loin que le village d'Oulx, afin d'observer si leur intrusion sur son territoire n'amènerait pas le duc Charles-Emmanuel à

composition. Et en effet, l'armée royale était à peine cantonnée à Oulx qu'un chevaucheur savoyard apparut, demandant à Sa Majesté s'il voulait bien recevoir le comte de Verrua (que les Français, en leur étrange manie de franciser les noms étrangers, appelèrent le comte de Verrue), lequel le duc de Savoie dépêchait à Louis en tant qu'ambassadeur. Le roi l'accepta en cette qualité et le comte de Verrua fit à l'abord le meilleur effet, étant un gentilhomme fort bien tourné, jouant fort bien du plat de la langue, et dont la face, la voix, les manières étaient empreintes de cette gentilezza qui a donné dans toute l'Europe une si bonne opinion au peuple italien.

Mais il apparut assez vite qu'il bello Conte 1 n'avait rien d'autre à

offrir que les inacceptables conditions qu'avait déjà proposées le prince de Piémont, et qu'en fait, lui aussi, avait reçu Pordine di trattare, ma di concludere nulla. On le renvoya donc à Suse avec des paroles courtoises et des cadeaux pour le duc et pour lui-même.

Là-dessus, un des rediseurs du cardinal, qu'il avait dépêché à Suse avant même que l'expédition commenç‚t, nous revint annoncer une nouvelle de conséquence. Don Gonzalve de Cordoue, qui assiégeait Casal, avait promis au duc de Savoie une armée de huit mille hommes pour le soutenir contre les Français: promesse qui, si fallacieuse qu'elle f˚t (car dans cette hypothèse, Don Gonzalve n'aurait plus eu que deux mille soldats pour poursuivre le siège de Casal), flatta le duc de Savoie d'un faux espoir et lui donna l'idée de nous lanterner afin de laisser le temps aux renforts espagnols de parvenir jusqu'à lui.

Il bello Conte avait à peine quitté notre camp (non sans avoir quand et quand évalué d'un oeil attentif l'importance de notre armée) que le cardinal me dépêcha, quasiment àla pique du jour, un de ses mousquetaires pour me prier de le venir visiter dans le très humble logis qu'il occupait àOulx.

Combien que je fusse assez déconforté de me lever si tôt par temps si froidureux, j'y fus sans tant languir et trouvai Richelieu plongé dans une grammaire italienne, laquelle, maugré son immense et quotidien labeur, il picorait un peu

1. Le beau comte (ital.).

chaque matin pour rafraîchir sa connaissance de la langue, étant si méticuleux dans le soin qu'il prenait de s'instruire de tout. L'armée, pourtant, ne manquait pas d'interprètes, àcommencer par le maréchal de Créqui, Monsieur de Toiras et moi...

- Mon cousin, dit le cardinal, le roi vous veut confier une ambassade à

Suse, ni le maréchal de Créqui ni Toiras ne la pouvant assurer aussi bien que vous, Créqui, parce qu'il se trouve ces jours-ci mal allant, Toiras, parce qu'il est peu diplomate. Voici la chose. Louis est irrité par les lanternements dont le duc de Savoie depuis Besançon l'a payé. Il voudrait donc - ici le cardinal, par coquetterie, passa àl'italien - contraporre astuzia ad astuzia 1, et dépêcher àSuse un envoyé qui traitera avec le duc, ma con l'ordine di concludere nulla. Cette mission a donc une apparence traiter. Elle aura une réalité : étudier de visu les portes de la ville, les barricades du Pas de Suse' les fortifications éventuelles du flanc nord et du flanc sud desdites barricades, le nombre des soldats qui les défendent et surtout la présence de canons, si canons il y avait, dont les défenseurs pourraient disposer.

Dès qu'on put rassembler les gens qu'il y fallait, le hérault du roi, un trompette, une demi-douzaine de mousquetaires et Nicolas, sans oublier les tentes et les viandes dans une charrette, je quittai Oulx pour Suse.

Richelieu m'ayant pour me guider remis une petite carte très bien faite, je l'étudiai avant mon départir, et conclus que l'itinéraire était la simplicité même, car le chemin - ouvert jadis par les Romains pour passer de l'Italie du Nord à la Gaule du Sud-Est, et que j'allais, quelques siècles plus tard, parcourir en sens inverse - longeait une rivière appelée par les Savoyards la " Doria Riparia ", qui roule des eaux abondantes jusqu'à Suse, et qu'il suffisait, par conséquent, de longer pour parvenir à

la ville.

1. Opposer l'astuce à l'astuce (ital.).

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Le contraste me parut saisissant entre sa rive gauche, dominée par des montagnes élevées comme la Cime Vallone qui culminait à mille deux cent dix-huit toises et, d'autre part, sa rive droite, infiniment plus riante, dont les montagnettes arrondies ne dépassaient pas quatre cents toises.

J'avais sur le chemin à traverser deux villages : Exilles et Chiomonte. Le premier me donna, de prime, quelque appréhension, car je voyais sur ma carte que, situé au confluent de la Doria Riparia et du Rio Salambra, il était flanqué de dextre et de senestre par un forte della guardia et une fortezza. Je me demandais si ce fort et cette forteresse n'étaient pas défendus par des garnisons qui chercheraient noise à ma faible escorte.

Aussi décidai-je, dès que j'approchai, d'envoyer en avant-coureur le hérault et le trompette pour dire qui j'étais. Ils revinrent promptement, disant qu'ils n'avaient trouvé là que des paysans apeurés, les garnisons des forts étant repliées sur Suse dès qu'elles avaient appris que l'armée de Louis s'était établie à Oulx. Voilà, m'apensai-je, une démarche qui ne paraît pas très guerrière. Néanmoins, je voulus en avoir le coeur net, et après avoir rassuré les villageois de nos dispositions pacifiques en leur faisant quelques petits cadeaux, je visitai les deux ouvrages, lesquels étaient très bien fortifiés et faisaient grand honneur aux ingénieurs italiens qui les avaient conçus. Je conclus de cet examen qu'ils eussent pu retarder l'armée royale de quelques jours si le duc de Savoie avait mieux su la guerre.

Je décidai d'établir mon campement à Exilles, mais pour éviter les surprises, hors le village, et non sans allumer des feux et poser des sentinelles.

Avec leur gentilezza italienne, les paysans nous conduisirent à un champ pour monter les tentes, et en leur générosité nous montrèrent même leur puits, ce que d'aucuns villageois français que je connais n'eussent pas fait, étant si jaloux de leur eau. Il est vrai qu'avec la Dora Riparia àleur porte, ces paysans en avaient plus qu'il ne leur en fallait.

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Tout le village était là à notre survenue, nous considérant à la lumière des torches, les hommes admirant nos armes et nos chevaux, et d'aucunes garcelettes lorgnant mes mousquetaires, qui déjà cambraient la taille et se lissaient la moustache.

Voyant quoi, j'appelai leur sergent et lui dis sotto voce que le lieu et le moment étaient mal choisis pour le repos du guerrier, et que si d'aucuns de ces gens passaient outre, mettant par là nos s˚retés en péril, la foudre du cardinal, au retour, leur tomberait sus.

Cela suffit, et nos coquardeaux en furent quittes pour faire de beaux rêves dans la nuit glacée. Pour moi, j'aurais, certes, préféré à ma tente la plus humble masure pour peu qu'elle f˚t close avec un beau feu dans l'‚tre, mais je noulus me séparer de mes gens en me logeant mieux qu'eux.

Ma prochaine étape était Chiomonte - que les Français, Dieu sait pourquoi, traduisent par " Chaumont ", alors que " Chiomonte ", en italien, désigne un piton rocheux. Ce village-là ne comportait ni fort, ni forteresse et se trouvait construit sur la rive droite de la Dora Riparia et un peu en retrait et en hauteur, assurément pour se mettre à l'abri des crues de la Dora Riparia qui devaient être fort brutales, puisqu'elle drainait pluies et neiges des hautes montagnes qui, sur sa rive gauche, la bordaient.

Nous f˚mes accueillis à Chiomonte tout aussi bien qu'à Exilles, dès lors que les villageois furent rassurés sur nos intentions. Mais comme eux non plus ne pouvaient ignorer qu'une très forte armée française campait à Oulx, je me demandais s'ils aimaient tant leur duc pour nous recevoir si bien.

¿ eux aussi, je fis quelques cadeaux, et cette attention me valut de leur part beaucoup de gratitude. Je leur prêtai aussi mon charron pour réparer l'unique charrette du village, dont un essieu était cassé depuis des mois sans qu'ils eussent pu, ou su, le réparer.

J'étais maintenant fort impatient d'atteindre mon but et le lendemain, à la pique du jour, je levai le camp afin de parve-84

nir à Suse aux meilleures heures des brefs jours hivernaux. Pendant que Nicolas m'équipait, un villageois de Chiomonte me vint trouver; il me dit se nommer Filiberto et me pria, avec je ne sais combien de bonnetades, de l'emmener avec lui à Suse o˘ demeurait un de ses parents, pour y démêler une affaire qu'il m'expliqua par le menu, sans que j'y entendisse goutte, tant sa logique n'était pas de celles qu'on nous apprend en nos collèges.

Filiberto était petit, noueux, le visage tanné, et il avait tant de cheveux plantés très bas sur le front, tant de barbe sur les joues et le cou, et tant de sourcils broussailleux et de poils saillant du nez et des oreilles, qu'on voyait peu d'endroits en son visage qui fussent lisses. L'oeil, cependant, ne faillait pas en finesse, et il était parfaitement poli et me fit mille mercis quand je lui permis de prendre place à côté du cocher de ma carrosse.

Il s'avéra du reste utile en cours de route : quand je lui demandai quel était, entre Chiomonte et Suse, le meilleur lieu pour s'arrêter et manger un morcel, il répondit tout àtrac : " L'endroit le plus beau, dit Filiberto avec un air de profonde sagesse, c'est o˘ le Rio Clarea se fout dans la Dora Riparia. " Il dit: " se fout

> et non : " se jette ", ce qui m'ébaudit, de prime, mais qui, au fond, s'avéra, quand je vis la confluence des deux rivières, laquelle était, en effet, fort tumultueuse, avec violents remous, blanches écumes et grondements sourds.

…tant né et ayant grandi dans le plat pays, je trouvai, maugré la froidure pour moi quasi insufférable, une grande beauté à ces hautes montagnes, à

ces neiges infinies, à ces sombres forêts de sapins et à ces rivières alpines si limpides et si précipiteuses. Ma fé ! me dis-je, comme j'aimerais revenir céans en été, et cette fois avec Catherine ! Eh oui, belle lectrice ! voilà à quoi et à qui je rêvais, l'oeil perdu dans les eaux de la Dora Riparia, au lieu de penser à ma mission, comme j'eusse d˚.

Mais à partir du moment o˘ le Rio Clarea se " fout " dans la Dora Riparia, celle-ci, qui jusque-là coulait dans la direc-85

tion du nord-est, infléchit sa course dans la direction de l'est, tandis que sa rive gauche, jusque-là si altière, descend au niveau de la rive droite, c'est-à-dire, d'après ce que j'en croyais à vue de nez, à quatre cents toises environ, et parvient enfin à Suse o˘ elle pénètre par une arche de pierre pratiquée dans les murailles, laquelle, à ce que je suppose, est doublée intra muros par une forte grille pour empêcher les intrusions. Mais qui voudrait en hiver s'introduire dans la ville en nageant dans ces eaux glacées ? Et, à la parfin, je vis, des yeux que voilà, les fameuses barricades. Elles étaient construites sur la route entre la rivière à senestre et la montagnette, laquelle descendait vers elles par une pente abrupte.

Si vous deviez escalader la montagnette de droite, vous verriez au sommet, de l'autre côté du versant, vers le sud, une région de monts et vallons de faible altitude, peuplée de villages. On appelle cette région le " Gravere

>, et j'ai toutes les raisons du monde de me ramentevoir cette région, et, plaise à toi, lecteur, de graver ce Gravere en ta remembrance, car il est pour jouer un rôle de grande conséquence dans la suite de ce récit.

Arrivé à une trentaine de toises des trois barricades qui défendaient l'entrée de Suse, je fis arrêter ma carrosse et montai mon Accla, me voulant présenter de façon noble et cavalière, f˚t-ce seulement aux soldats, dont on voyait paraître, au-dessus de la première barricade, les visages nous dévisageant, mais sans aucun mousquet. Il est vrai que rien ne ressemblait moins à une attaque que notre avance, laquelle était lente et majestueuse.

En tête venait, monté sur un grand cheval blanc, le hérault, lequel, comme il convient au représentant d'un grand roi, était fort chamarré, et portait une belle et virile face sur de larges épaules.

Tout était grave en lui, y compris la voix, dont le volume et la sonorité

évoquaient les grandes orgues d'une église-cathédrale. ¿ côté de lui, sur un cheval, lui aussi immaculé, mais beaucoup plus petit, venait le trompette, lequel était, assurément, de stature bien moindre, mais 86

tout aussi bien tourné, avec un joli visage et une petite bouche, mais à la petitesse de celle-ci il ne fallait pas se fier, car dès qu'il avait embouché sa trompette, il en tirait des sons puissants d'une infinie variété, tantôt mélancoliques et tantôt impérieux.

Immobile sur mon Accla, j'étais seul derrière eux, attifuré en ma plus belle vêture, très conscient de jouer, en tant que duc et pair de France, le premier rôle en ce thé‚tre, mais toutefois, bien qu'impassible, l'oeil alerte et fureteur, comme il convenait à ma mission. Derrière moi, Nicolas, qui imitait, j'en suis bien assuré, d'une façon parfaite mes attitudes, se prenant à demi pour moi et préparant déjà en ses mérangeoises les récits épiques que, de retour en France, il allait faire à sa belle sur cette ambassade.

Des six mousquetaires qui se tenaient derrière lui, je ne voyais rien, mais je suis bien certain qu'en cette solennité ils incarnaient à merveille la virilité vaillante et courtoise, dont ils n'ignoraient pas qu'ils étaient en France les parangons, et tout aussi bien dans les ruelles des dames que dans les batailles du roi.

Après la sonnerie du trompette et l'annonce du hérault, toutes deux émerveillables, un nouveau personnage apparut de derrière la barricade, Il Signor Bellone, maître de camp (ainsi se présenta-t-il à moi), lequel me dit, avec tout le respect du monde, qu'il allait dépêcher un sergent pour annoncer ma venue et ma mission à Son Altesse Illustrissime, CharlesEmmanuel Ier, duc de Savoie.

J'attendis peu, la porte des barricades fut devant moi déclose, et démontant tout de gob, car je voulais marcher àmon pas, je vis tout ce que je voulus voir de ces défenses, tout en échangeant des propos courtois avec Il Signor Bellone. " On e˚t d˚ l'appeler " Pallone "

>, me dit plus tard Nicolas, tant il était rond de partout: du ventre, des épaules, des fesses, de la face et des yeux.

De ce que je vis et observai en cette occurrence, je ne pensai pas grand bien. Le passage était fortifié par trois

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barricades successives, faites en bois et comportant chacune un fossé, lesquels fossés, justement, me parurent de nulle utilité, car pour qu'une charrette ou carrosse p˚t saillir de la ville, ou y pénétrer, on avait aménagé, à côté d'eux, un passage en terre-plein, par o˘, tout aussi bien, un éventuel ennemi pouvait passer sans être le moindrement du monde arrêté

par les fossés que j'ai dits. Au surplus, la porte de ces barricades qu'on avait déclose pour moi était, en mon opinion, trop faible pour ne pas être rompue de la main de l'homme, sans même qu'il f˚t besoin d'employer le canon. Par ailleurs, l'espace entre les grandes portes monumentales de la cité et la première barricade était bien trop restreint et resserré pour pouvoir admettre plus de deux cents défenseurs : ce qui était une bien faible force à opposer à nos trente-cinq mille soldats.

quant aux portes monumentales de la ville, dont je viens de parler, leur faiblesse se découvrit à moi au premier regard : elles n'étaient défendues, ni par un pont-levis, ni par une douve, et pas davantage par un ch‚telet d'entrée comportant des m‚chicoulis, gr‚ce auxquels les assaillis eussent pu battre les assaillants en déchargeant des mousquetades. J'oserais dire ici, et sans la moindre piaffe, que le ch‚teau de Mespech en Périgord, berceau de mes aÔeux, était autrement défendu, ne serait-ce que parce qu'il se trouvait entouré de douves, lesquelles, céans, eussent été, pourtant, d'autant plus faciles à aménager que la Dora Riparia pouvait fournir, pour les remplir, toute l'eau qu'il e˚t fallu.

Cependant, Bellone (peu s'en faut que je n'aie écrit " Pallone ", tant le gioco di parole i de Nicolas me trotte encore en cervelle) me dit qu'il fallait que je demeurasse dans les barricades un petit, en attendant qu'un gentilhomme me vînt chercher pour m'amener intra muros au ch‚teau ducal de Suse. …tant un buon diavolo qui ne voyait

1. Jeu de mots (ital.).

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malice à rien, Bellone me confia innocemment qu'il était arrivé la veille du Milanais pour fortifier les barricades, et qu'il espérait bien qu'il n'y aurait pas la guerre, car il n'aimerait pas qu'elles fussent détruites. Le voyant alors si peu suffisant dans le métier qui était le sien, je lui demandai, feignant la naÔveté, s'il comptait fortifier la montagnette abrupte qui, sur notre droite surplombait la barricade. " Ma no ! ma no !

dit-il en riant, qui voudrait passer par le Gravere o˘ il n'y a que monts et vallons, des sentiers muletiers disparaissant en hiver sous la neige, alors qu'il peut venir à nous, sans se perdre et sans encombre, par une route aussi facile que celle qui longe la Dora Riparia ? " Je ne suis pas moimême, comme l'on sait, un homme de guerre, mais c'est àce moment-là que j'appris, et appris une fois pour toutes, que rien n'est plus fatal à un général qu'un raisonnement a priori.

Là-dessus, qui apparut pour me mener au ch‚teau ducal, sinon il bello Conte di vrrua ? lequel, m'ayant vu deux ou trois fois à Briançon, devait penser que nous étions, de ce fait, grands amis, car il me bailla une forte brassée, que je lui rendis sans chicheté, aimant fort son caractère ouvert et chaleureux. Il commanda qu'on ouvrît les grandes portes pour me laisser passer, ainsi que mon escorte, laquelle, pénétrant dans la ville, fut cause que toutes les fenêtres se garnirent en un battement de cils d'un grand nombre de curieux, hommes et femmes, lesquels nous envisagèrent sans la moindre hostilité, mais tout le rebours, avec faveur, comme si nous étions pour eux un spectacle agréable et brillant qui les égayait d'être clos en leur ville.

J'étais fort curieux de connaître enfin de visu ce duc de Savoie, dont on avait tant parlé. Comme bien on s'en ramentoit, ce roitelet, qui voulait être roi, attaqua successivement et sans succès ses voisins pour s'agrandir à leurs dépens : la Suisse, la France et Montferrat; il était pour cela fort peu en odeur de sainteté à la Cour de France. Et Richelieu disait de lui en termes déprisants : " Depuis cinquante ans qu'il règne, il ne s'est étudié à autre chose qu'à se tirer par art, ruses et 89

tromperies des mauvais pas o˘ son injustice et son ambition l'ont porté.

Je trouvai, assis, tassé sur une chaire pauvrement dorée, un vieil homme, podagre, impotent et mal allant qui se faisait appeler Charles-Emmanuel "

le Grand", sans avoir réussi às'agrandir, du moins autant qu'il l'e˚t voulu. Il avait un visage fort long, allongé encore par une toque de velours très haute, laquelle une grande plume blanche allongeait encore à mon sentiment, toutes ces hauteurs superposées étaient comme le symbole d'un puéril orgueil.

Comme il s'était d'évidence donné à lui-même, comme à l'ambassadeur qu'il nous avait dépêché, l'instruction di trattare ma di concludere nulla, et comme, de mon côté, j'avais de Richelieu reçu la même, notre entretien ne pouvait être qu'une sorte de gioco, et puisque c'était un jeu, m'apensai-je, il ne m'était pas défendu de m'ébaudir un peu. J'eus donc la malice de faire au duc les mêmes propositions de paix et passage en ses …tats que le comte di Verrua avait suggérées en son nom à Louis, et sans hésiter le moindre, comme bien je m'y attendais, le duc les repoussa.

J'en conclus que les mérangeoises de Charles-Emmanuel étaient, se peut, presque aussi engourdies que ses pieds et, comme d'un autre côté, j'éprouvais pour ce vieil homme un étrange mélange d'antipathie et de compassion qui me rendait ce bec à bec assez pénible, je décidai que cet entretien, n'étant plus qu'une sorte de buffonata 1, je ferais mieux d'y mettre un terme en demandant mon congé au duc.

Il parut surpris, et comme déquiété, que notre inutile transaction ne dur‚t pas aussi longtemps qu'il s'y était préparé, et me bailla mon congé d'un air excessivement hautain que je trouvai bien étonnant de la part d'un duc s'adressant à un autre duc, mais que je reçus sans ciller, ni sourciller le 1. Bouffonnerie (ital.).

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moindre, lui faisant au départir un profond salut, suivi d'une bonnetade d'une courtoise ampleur.

Les dés étaient jetés ! Et, pour le pauvre sire, n'allaient point rouler du bon côté ! Mais après tout, qu'allait-il y perdre? Son fils étant le beau-frère de Louis, on ne lui prendrait rien, et même très probablement, on lui baillerait pécunes pour qu'il nous prête ces " clefs de l'Italie "qu'il disait détenir sans avoir du tout la force de les retenir...

CHAPITRE IV

¿ peine étais-je de retour au camp royal d'Oulx et le pied à terre, que déjà un mousquetaire du roi accourait pour me dire que Sa Majesté

m'attendait au débotté : ce qui, en fait, voulait dire que je ne pourrais même pas prendre le temps d'enlever mes bottes, ni de me faire raser, ni de me laver, ni de changer de pourpoint, ni même de manger un morcel avant de me présenter à Sa Majesté.

Le malcontentement que j'en éprouvai alors me fit une fois de plus toucher du doigt pourquoi je n'avais jamais été tenté d'embrasser le métier des armes : je n'aimais pas recevoir des ordres inutilement rigoureux et, par là, vexatoires. Passe encore que Louis et le cardinal, à l'occasion, me donnent des instructions, mais essuyer les instructions quotidiennes de l'arrogant Bassompierre, de l'irascible Toiras, du méticuleux Schomberg, ou même du cérémonieux Créqui, voilà ce que je n'eusse jamais pu souffrir.

Et justement nos quatre maréchaux que le lecteur connaît déjà et au nombre desquels j'inclus prématurément Toiras -on verra plus loin pourquoi -

étaient là, et bien là, gaillards, bien allants et s˚rs d'eux-mêmes à

l'exception, toutefois, du pauvre Créqui qui toussotait, crachotait et, qui plus est, larmoyait, ce qui était bien humiliant pour un soldat.

Louis n'abrégea pas, comme l'e˚t fait Richelieu, mes salutations, étant fort à cheval sur l'étiquette, mais en revanche il 92

eut la gentillesse que n'aurait pas eue le cardinal d'introduire en sa réponse une note d'affectueuse familiarité en m'appelant c Sioac ", le lecteur sait pourquoi.

- Sioac, dit-il, dites-nous ce qu'il en est des défenses de Suse.

je fis alors la description et la critique des trois barricades, de leurs fossés inutiles, de l'absence de ch‚teau d'entrée et par conséquent de m

‚chicoulis et de douves, insistant surtout sur le fait que la montagnette qui surplombait le côté droit des barricades n'était ni fortifiée ni surveillée, Il Signor Bellone, maître du camp, jugeant a priori qu'une force ennemie ne pourrait arriver de là, étant donné qu'elle aurait, venant de Chiomonte, à abandonner la route et à traverser des monts et vallons desservis par des sentiers muletiers enneigés.

- Sioac, comment s'appelle cette région ? demanda Louis.

- Le Gravere, Sire, bien qu'aucun village ne porte ce nom.

- quelle altitude ont ces montagnettes dont vous parlez ?

- Rarement plus de quatre cents toises.

- Cependant, lui dit Bassompierre, il sera bien difficile de s'orienter dans ce dédale de monts et vaux, les sentiers muletiers étant au surplus enneigés. On peut se perdre à tout moment et, pis encore, tourner en rond.

- Les boussoles, dit Toiras d'un ton peu amène, ne sont pas inconnues dans l'armée royale.

Remarque que Bassompierre fit le semblant de ne pas ouÔr.

- Mais, dis-je rondement, il y a tout aussi bien, et même mieux que les boussoles, car il sera facile de recruter des guides dans les villages du Gravere.

- Les envahis sont-ils donc si accueillants aux envahisseurs ? dit Bassompierre avec ironie.

- En effet, ils le sont, intervint le cardinal d'une voix suave. Les Français ont en Savoie une bonne réputation. Ils le doivent, Sire, à

Monsieur votre père, quand il occupa le duché en 1601. Consigne fut alors donnée aux soldats de ne

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toucher point aux bêtes, aux moissons, aux maisons et aux femmes.

Concernant du moins il gentil sesso, cette consigne si étonnante dans la bouche du Vert Galant fit sourire les maréchaux, mais Louis ne retint même pas en ses mérangeoises un détail aussi frivole. Il était comme toujours ému quasiment jusqu'aux larmes quand il oyait

l'éloge de son père. Richelieu avait donc fait d'une pierre deux coups. Il s'était acquis d'entrée de jeu la sympathie du roi et il avait ébahi les maréchaux par sa connaissance des campagnes guerrières du temps passé.

- En outre, poursuivit Richelieu, les troupes reçurent l'ordre, s'ils achetaient, de payer toute chose au double de son prix. Ce qui les fit, comme bien l'on pense, extrêmement bien voir.

- Eh bien, que faisons-nous ? dit Bassompierre d'un air pressé, péremptoire et expéditif, comme si les précisions qu'avait apportées Richelieu n'avaient été que babillages.

- C'est à vous, Messieurs, de vous poser la question, dit Louis qui, ayant trouvé plaisir et profit dans les propos du cardinal, n'avait pas aimé que Bassompierre, implicitement, les rabaiss‚t.

# C'est à vous, Messieurs, répéta Louis, de vous poser la question.

Comme presque toujours dans ces cas-là, un assez long silence tomba, personne ne se souciant de parler le premier.

- Schomberg ? dit le roi en levant le sourcil.

- L'alternative est la suivante, Sire, dit Schomberg qui se montra comme toujours méthodique et méticuleux. Ou bien nous ne menons contre les barricades qu'une attaque frontale, ou bien nous l'accompagnons d'une attaque sur le flanc sud des barricades en passant par le Gravere. Cette attaque selon moi serait décisive, si ledit flanc est, en effet, dégarni de toute défense et surveillance.

- Il l'est, dis-je, regrettant aussitôt d'avoir pris la parole sans la demander, pour le moment, mais je ne saurais prédise (avenir. Cependant l'a priori du Signor Bellonte, sa

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belle assurance que les Français n'attaqueront pas par là, me paraît indiquer que ce flanc sud restera dans l'état o˘ je l'ai vu, c'est-à-dire sans défense.

- Je ne vois pas l'intérêt de ce mouvement tournant, dit Créqui. Si les barricades sont en bois, quelques boulets de canon feront l'affaire.

J'eus le sentiment, en l'oyant, qu'il craignait, dans le mauvais état o˘ il se trouvait, qu'on lui confi‚t l'expédition dans le Gravere pour la raison que, connaissant l'Italie et les Italiens, il serait mieux en mesure que personne de recruter des guides afin de retrouver les sentiers muletiers recouverts par les neiges.

Je levai alors la main pour quérir du roi la parole et Louis me dit aussitôt

- Mon cousin, vous pouvez intervenir en ce débat àégalité avec nos quatre maréchaux, puisque vous avez apporté les renseignements dont ils étudient l'usage.

Du coin de l'oeil je ne faillis pas d'apercevoir combien Toiras était heureux et ébahi d'être compté par le roi parmi les "quatre maréchaux "

alors qu'il n'en possédait pas encore le titre : que ce f˚t lapsus, ou promesse voilée, de toute façon il y avait là de quoi lui réchauffer le coeur.

- Sire, dis-je, voici ce que j'avais à dire. ¿ la hauteur du village d'Exilles, qui est à mi-chemin entre Oulx et Chiomonte, nous avons trouvé

tant de neige sur la route que notre charrette s'est enfoncée profondément, les roues disparaissant et les chevaux ayant de la neige jusqu'au ventre.

Il a fallu des heures de dur travail pour les désembourber. Et àmoins d'une improbable fonte des neiges, il me paraît impossible, Sire, que votre artillerie puisse passer par là -ou par tout autre chemin - car à gauche vous avez la rivière, et à droite une pente abrupte.

Après cette précision, un silence tomba qui me parut lourd de quelque appréhension: quel homme de guerre aimerait partir en campagne, privé de son artillerie ?

- Voilà, dit Toiras, qui, après l'implicite avancement dont il avait fait l'objet, ne se trouvait plus si gêné pour prendre la 95

parole parmi ses " pairs

>. Voilà, Sire, qui me paraît tout changer. Sans artillerie, une attaque frontale contre les barricades ne se pourra faire que mousquet contre mousquet, c'est fort aléatoire. Dès lors, une attaque par le flanc, et un flanc découvert, me paraît tout à plein s'imposer.

- Je le crois aussi, dit Schomberg.

Créqui et Bassompierre se turent. Le premier pour la raison que l'on sait.

Bassompierre parce qu'il aimait faire le contrariant et le difficile, afin de demeurer clos et solitaire dans la forteresse de ses infinies supériorités.

Le roi qui avait eu déjà maille à partir avec Bassompierre parce qu'il refusait en son Grand Conseil d'opiner, prit cette fois-ci le parti d'ignorer son silence et dit, s'adressant à ma personne

- Mon cousin, qu'en pensez-vous ?

…tant pair de France et appartenant à son Grand Conseil, il n'était pas hors d'usage que le roi me consult‚t. Il était toutefois surprenant qu'il le fît, s'agissant d'une affaire de stratégie débattue par des maréchaux.

- Sire, dis-je, je ne suis pas grand clerc en la matière, mais il me semble qu'une attaque par le flanc, devançant une attaque frontale, pourrait emporter plus rapidement la position.

- Monsieur le Cardinal, dit Louis, qu'opinez-vous ?

- Sire, dit Richelieu, plaise à Votre Majesté de me permettre un retour vers le passé qui soit susceptible d'éclairer le présent. Le connétable de Montmorency, en 1537, se présentant devant Suse, l'attaqua de front, et simultanément par la face sud que les Savoyards n'avaient pas cru bon de fortifier, et la ville fut prise en un tournemain. Je propose àVotre Majesté de suivre la même stratégie.

Ce rappel d'un siège presque vieux d'un siècle, soit qu'ils le connussent, soit qu'ils ne le connussent pas, laissa béants les maréchaux et les ancra dans cette idée - pour d'aucuns d'entre eux peut-être déquiétante - que Richelieu savait toujours tout sur tout et sur tous, dans la paix comme dans la guerre, et dans le présent comme dans le temps passé.

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- Ce choix-là me paraît, en effet, s'imposer, dit Louis d'un ton sans réplique. Messieurs les Maréchaux, notre entretien est terminé. Nous voulons toutefois que demeurent céans le maréchal de Créqui et le duc d'Orbieu.

Les trois maréchaux quittèrent alors les lieux et chacun d'une façon bien différente. Schomberg, en soldat discipliné pour qui un ordre est un ordre et ne souffre ni discussion ni même réflexion. Toiras, qui avait peine à

cacher la jubilation qui le soulevait de terre à l'idée d'avoir été compté

au nombre des maréchaux, et enfin Bassompierre qui, n'ayant pas voulu avoir part à la décision que le roi avait prise, allait d'ores en avant critiquer sans fin son principe et son exécution, comme il avait fait à La Rochelle du premier jour au dernier jour du siège.

Le pauvre Créqui, quant à lui debout et à peine debout, taillait bien triste figure, l'oeil larmoyant, le nez coulant et aspirant bien plus au lit et aux tisanes chaudes qu'à une pénible et longuissime marche dans les neiges du Gravere.

- Mon cousin, dit Louis en se tournant vers lui, votre fils le comte de Sault a fait ses preuves à la tête du régiment de Suisses qu'il commande.

Parce que ces Suisses sont montagnards, et parce qu'on me dit le plus grand bien du comte de Sault, j'ai l'intention de lui confier la mission de se porter sur le flanc sud des barricades de Suse et de l'attaquer avant que commence mon attaque frontale.

- Sire, dit Créqui, à la fois soulagé de ne pas subir cette épreuve, et en même temps navré de ne pas prendre le commandement d'une expédition qui e˚t ajouté à sa gloire, j'eusse avec joie assuré cette mission, si mon catarrhe ne m'avait pas en effet affaibli, et je vous suis infiniment reconnaissant de l'avoir confié à mon fils.

- Je vous remercie, mon cousin, dit Louis. Le docteur médecin Bouvard va vous accompagner à votre logis et vous donnera tous les soins que votre état commande.

Se tournant alors vers moi, dès que le maréchal eut franchi l'huis, Louis ajouta

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- Mon cousin, êtes-vous consentant à faire bénéficier le jeune comte de Sault de vos talents de diplomate et de votre connaissance de l'italien, ne serait-ce que pour gagner la confiance des paysans du Gravere et recruter parmi eux des guides ?

Dieu bon, m'apensai-je. Consentant ! Il ferait beau voir que je ne le fusse pas...

- Avec joie, Sire, dis-je avec un profond salut.

Je rejoignis mon logis d'Oulx, qui était bien fruste et bien froid comparé

au bel hôtel grenoblois de Madame de Chamont, avec laquelle je m'étais si bien conduit tout en la décevant, tant est que si ma conscience se trouvait satisfaite, ma tendreté de coeur ne l'était point. Ah lecteur ! - et vous, belle lectrice qui à ce propos, je le sens, allez froncer le sourcil.

Néanmoins permettez-moi de vous le dire sotto voce Dieu ! que l'exercice de la vertu est une chose ingrate ! Et comme j'aimerais que mes cantonnements ne me posent plus, comme celui-là, de troublants problèmes ! Et comme j'aimerais que mes hôtesses soient toutes des personnes dont l'‚ge a refroidi les ardeurs, ce dont, de reste, je doute fort pour les pauvrettes, c'est bien là le drame. Je me ramentois entre autres celle qui m'a si bien reçu en sa belle demeure de la Grande Gargouille à Briançon: vramy ! elle était toujours si émerveillablement coiffée et pimplochée, ses beaux cheveux blancs testonnés à ravir en jolies coques qui entouraient son beau visage, dans lequel brillaient de beaux yeux tendres, tristes et comme étonnés que la jeunesse se f˚t si vite en allée.

Puis pensant derechef à ma mission, je m'apensai avec quelque ironie que, même si j'avais peu de go˚t pour le métier des armes, du diantre si je savais pourquoi il me rattrapait toujours, et dans la forteresse de l'île de Ré avec Toiras et meshui dans le Gravere avec le comte de Sault. Après tout, si les soldats de Charles-Emmanuel tiraient sur nous des mousquetades, celles-ci, comme avait si bien dit Catherine, sauraient-elles faire la différence entre le guerrier et son interprète ?

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Louis avait le plus grand souci de la santé de ses soldats et avait, en conséquence, considérablement étoffé le service sanitaire de ses armées, lequel comprenait des docteurs médecins, des barbiers chirurgiens, et des curateurs au pied qui étaient en même temps épouilleurs, le pou étant le grand ennemi des armées en campagne. Pour y parer, les revues étaient fréquentes, le cheveu du soldat tenu scrupuleusement court et les toisons de corps du haut en bas rasées pour ne point que la vermine s'y mît.

Tout prosaÔques que furent ces soins et cet épouillement, ce fut la raison pour laquelle nous rest‚mes à Oulx deux jours encore après le Conseil de guerre dont je viens de dire ma r‚telée.

Je fus, en fin de compte, fort aise du prolongement de notre séjour à Oulx, car ce délai donna l'occasion au maréchal de Créqui de m'inviter à dîner avec son fils, le comte de Sault. J'aimais le maréchal, maugré qu'il f˚t un peu altier, et j'admirais la munificence avec laquelle il traitait ses hôtes, ayant toutes les clicailles et pécunes qu'il fallait pour cela, et ne partant jamais en campagne sans se faire suivre d'une partie de sa cave, de sa porcelaine chinoise si délicatement assortie à la couleur de ses yeux, d'un cuisinier merveilleux et de ses aides et même, disait-on, de deux chambrières déguisées en pages pour ne point offenser le roi. Je n'ai jamais pu jeter l'oeil sur elles, pour ce qu'elles voyageaient, m'a-t-on dit, rideaux bien clos dans une carrosse. On murmurait pourtant que leur office était, aux étapes, de réchauffer le lit du maréchal. Ce qui donna lieu, quand Créqui fut saisi de son fiévreux catarrhe, aux plaisanteries que l'on devine sur l'insuffisance supposée de ce réchauffement.

¿ ce dîner de Créqui, la chère, en effet, fut fort bonne, mais Créqui luimême picora comme un moineau et quitta

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la table à mi-repue, n'ayant désir que pour son lit, tant est que je pus à

loisir parler au bec à bec avec le comte de Sault.

…tant Créqui par son père et Lesdiguières par sa mère, il n'avait pas à se faire grand souci et tracassement quant à son avenir. qui plus est, non content d'être né, comme disent les Anglais, avec un cuiller d'argent dans la bouche, il était grand, bien fait, la tête belle avec une magnifique chevelure noire bouclée, des yeux marron clair, des traits réguliers, une belle bouche, et des dents éclatantes. On aurait pu croire qu'ayant, comme dit la Bible, tant à se glorifier dans la chair et laissant derrière lui tant de coeurs trémulants, il serait devenu à la longue aussi piaffant et paonnant que Bassompierre. Or tout le rebours, ni dans son abord, ni dans son langage, ni dans son corporis habitus, on ne trouvait le moindre soupçon de morgue. Sans qu'on p˚t savoir de qui il tenait ce bon naturel, car ni son père, ni sa mère (née Lesdiguières) n'étaient des parangons de modestie, il était avec tous, y compris avec le domestique', son écuyeur et ses soldats, d'une politesse si patiente et si douce qu'elle l'e˚t, se peut, fait mépriser, s'il n'avait été en même temps si beau, si vaillant et si riche. Bien qu'il n'aboy‚t jamais et ne punît que peu, il avait fait de son régiment un exemple de discipline. Il est vrai qu'il commandait à des Suisses et que les Suisses, si j'en crois le brave Hôrner, "sont soldats dès le sein de leur mère ".

Me ramentevant qu'à mon advenue dans la citadelle de l'île de Ré, j'avais eu maille à partir avec Toiras, pour la raison qu'il avait cru que le roi m'envoyait à lui pour partager son commandement, je voulus rassurer dès l'abord le comte de Sault au cas o˘ il aurait conçu à mon endroit les mêmes alarmes. Je ne laissais donc pas de lui dire que ne sachant pas la guerre, j'entendais que ma mission se born‚t àservir de truchement entre les paysans du Gravere et luimême. Il me répondit à la franche marguerite que, de son

1. Ce mot désigne au xvne siècle l'ensemble des domestiques d'une maison.

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côté, il l'entendait bien ainsi, mais qu'il n'ignorait pas que j'avais acquis, au cours de mes missions, une grande expérience et qu'il ne faillirait pas d'avoir recours à moi, au cas o˘ il serait embarrassé et douteux quant à la décision qu'il aurait à prendre dans tel ou tel prédicament. Je trouvai qu'il y avait dans ce propos une charmante bonne foi, et dès cet instant commença de lui à moi une amitié qui, à ce jour, dure encore.

Le trois mars 1629, sur l'ordre de Louis XIII, notre armée quitta Oulx et s'engagea sur le chemin qui longe la Dora Riparia. Et comme j'avais parcouru deux fois déjà ce dit chemin, et d'Oulx à Suse et de Suse à Oulx en passant par Exilles et Chiomonte, Sa Majesté m'envoya en avant-garde prévenir les habitants de notre survenue, afin qu'ils ne fussent pas épouvantés par une aussi grande armée.

Je demandai alors à Sa Majesté d'adjoindre à mon avantgarde les officiers du cantonnement, les tentes et leurs monteurs, et surtout le magnifique hérault qui m'avait précédé lors de mon ambassade à Suse, pour la raison que les paysans d'Exilles et de Chiomonte l'avaient trouvé si grand, si beau, si chamarré et son cheval aussi, qu'ils l'idol‚traient à l'égal d'un saint Georges, tant est que si une querelle surgissait entre un soldat et un paysan, le hérault n'avait qu'à paraître pour que tout s'apais‚t. Il est vrai qu'il avait reçu de moi l'instruction de donner de préférence raison au paysan, à moins que ses torts fussent flagrants.

Je pris rapidement une belle avance sur le gros de l'armée, tous mes hommes étant montés et moi aussi (ainsi que Nicolas qui me suivait comme mon ombre). Ma carrosse armoriée, brinquebalant en queue, fut indignée de se trouver mêlée aux charrettes roturières des impedimenta. C'est du moins le sentiment qu'exprima vertement son cocher àportée, bien s˚r, de mon ouÔe.

Mon Accla qui me boudait quand je la montais peu, et m'en voulait quand je la montais trop, était encore en ses charmantes humeurs matinales et je le voyais à ses oreilles qui me disaient des gentillesses par de petites trémulations,

et pour moi longeant la Dora Riparia, sur la route qu'avaient construite les Romains, je jetais l'oeil tantôt sur la claire et précipiteuse rivière, tantôt à senestre sur les hautes cimes qui se profilaient derrière elle dans la brume, tantôt enfin à ma dextre sur les montagnettes arrondies du Gravere. Je commençais à m'énamourer de ces sites alpestres, et je ne me sentis plus d'aise quand, trouant les nuages, un clair soleil apparut.

Hélas, c'était un soleil traîtreux. quand et quand, il nous réchauffait assez bien, nous berçant d'un faux espoir que l'hiver était fini. Et quand et quand, il s'escamotait derrière de gros nuages, nous replongeant dans la froidure.

Notre première étape était Exilles - village dont le lecteur se ramentoit sans doute qu'il était sis de l'autre côté de la Dora Riparia et qu'il était, en apparence du moins, belliqueusement flanqué d'une fortezza et d'un forte della guardia, ouvrages qui, lors de ma première incursion en ces lieux, me donnèrent quelque tracassin avant que je reconnusse qu'ils étaient sans garnison.

Dès que les paysans d'Exilles eurent reconnu de loin mon géantin hérault monté sur son géantin cheval, ils accoururent tous et toutes à notre encontre avec des signes amicaux, et bien firent-ils, car à cet instant même les charrettes portant les tentes s'enfoncèrent dans la neige, les roues en leur entièreté et les chevaux jusqu'au ventre. C'était la deuxième fois qu'à Exilles m'advenait cette mésaventure et bien m'aidèrent alors ces braves gens qui après avoir baisé les mains du H duca d'Orbioul " (c'était bien moi, lecteur, à n'en pas douter) et donné des brassées à l'étouffade à

ceux de mes gens qu'ils connaissaient, proposèrent de nous aider à nous désenliser, assistés aussitôt par les mousquetaires qui, tout nobles qu'ils fussent, retroussèrent leurs manches. Les pelles ne faillaient pas, Richelieu y ayant largement pourvu. Mais la conséquence de cela fut que je dépêchai aussitôt sans languir un message au roi pour lui conter ma mésaventure et le

1. Duc d'Orbieu.

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prévenir que son artillerie, à mon sentiment, ne pourrait jamais franchir Exilles. Toutefois, il pourrait la faire passer par un solide pont de pierre de l'autre côté de la Dora Riparia et la retirer dans la fortezza o˘

elle pourrait être gardée en s˚reté jusqu'à la fonte des neiges.

Les choses se passèrent bien comme j'avais prévu et quoique le roi e˚t la mort dans l'‚me de laisser là son artillerie au moment o˘ il allait assiéger Suse, quand je le revis, il n'en laissa rien paraître. Pour moi, dès qu'il fut présent et que je lui eusse montré les lieux, je poursuivis mon chemin en avant dans la direction de Chiomonte, village que Sa Majesté

avait choisi comme base de départ de son attaque contre Suse, laquelle, selon ses ordres, devait avoir lieu le six mars. J'atteignis Chiomonte le quatre mars, et Sa Majesté le cinq.

Si l'accueil d'Exilles avait été amical, celui de Chiomonte, par ce clair matin, fut tout entier délirant. La raison en était que les villageois me gardaient une grandissime gratitude pour leur avoir prêté le charron qui répara leur unique charrette, depuis si longtemps hors d'usage.

Dans la foule qui se pressait autour de mon cheval, j'aperçus soudain deux yeux de geai qui brillaient au milieu d'une touffe de cheveux et de poils, et à cette exubérante pilosité je reconnus Filiberto.

- Filiberto, criai-je, vieni qui!

Il fendit alors la foule avec la neuve autorité que je lui avais sans nul doute conférée en l'appelant à moi, titre qui le haussait en son opinion bien au-dessus de ses concitoyens. D'ailleurs, n'avait-il pas déjà reçu de moi une inoubliable faveur en obtenant que je l'emmenasse à Suse, assis à

côté de mon cocher, pour recouvrer une dette de famille. Filiberto avait donc le sentiment qu'il appartenait d'ores en avant à ma maison et qu'en quelque façon je lui appartenais aussi, puisque j'étais son maître.

- hostra Altezza si recorda di me e del mio nome 1 ! dit-il, ivre d'orgueil.

1. Votre Altesse se souvient de moi et de mon nom ! (ital.).

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- Si, certamente Filiberto. Vieni nella mia tenda a mezzogiorno in punto.

horrei parlarti a te.

- Agli ordini, hostra Altezza 1, dit-il en me saluant jusqu'à terre.

Et il se retira de nouveau dans la foule, comme il convenait à sa nouvelle dignité, avec un air de pompe qui n'était en aucune façon ridicule, tant il était bien joué. Dieu que ce peuple me plaît! m'apensai-je. Il a au plus haut degré le sens du gioco et de la comédie.

Je finissais ma repue de midi quand Filiberto pénétra àpetits pas révérencieux dans ma tente, et j'eus toutes les peines du monde à l'amener à s'asseoir et à accepter un verre de vin des mains de mon valet. Mais, si pour me témoigner son respect, il ne s'assit que de la moitié d'une fesse sur le tabouret qui lui fut tendu, en revanche il honora ma cave en vidant d'une seule goulée son verre. De ce vin-là, m'apensai-je, il sera parlé à

Chiomonte dans les siècles des siècles.

- Filiberto, dis-je, je vais te confier un secret que tu dois taire à

jamais et quérir de toi un service, lequel, si tu l'acceptes, devra lui aussi demeurer à jamais enfoui au plus profond de tes mérangeoises.

- hostra Altezza, dit-il avec solennité, si ce service-là ne va pas au rebours de ma conscience, je le rendrai avec joie, étant dévoué anima e corpo 2 a hostra Altezza.

- Filiberto, dis-je, il ne va pas contre ta conscience. Je compte demain me rendre à Suse, non par le chemin qui longe la Dora Riparia, mais par le Gravere.

- Una marcia lunghissima et difficoltosa 3, dit Filiberto. Peux-je demander à Votre Altesse si Votre Altesse sera seule, ou faiblement accompagnée ?

1. - Certainement ! Viens à ma tente à midi. Je voudrais te parler. - ¿ vos ordres, Votre Altesse (ital.).

2. Corps et ‚me (ital.).

3. Marche très longue et difficile (ital.).

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- Nenni! Je serai accompagné par un régiment.

- Ce sera donc une action militaire, dit Filiberto avec gravité.

- Nenni ! Le roi de France compte demander à Son Altesse le duc CharlesEmmanuel Ier libre et amical passage en ses terres pour gagner Casal.

- Il ne sera donc fait aucun mal à Son Illustrissime Altesse ?

- Aucun. Et d'autant que son fils, comme tu sais, Filiberto, est le beau-frère du roi de France.

- Lo so, dit Filiberto, e sono ora interamente rassicurato 1.

¿ mon sentiment, il se rassurait avec une facilité qui montrait peu d'amour pour son souverain. Sans doute avaitil, comme les villageois d'Exilles et de Chiomonte, quelques raisons pour cela. Moi-même j'aimais fort peu le duc, sa longue figure, la longue plume blanche qui la surmontait et sa folle arrogance.

- Il va sans dire, repris-je, que le roi de son côté se rendra à Suse par le chemin qui longe la Dora Riparia 2. Mais à quel endroit dois-je, moi, quitter ce chemin-là pour gagner à ma dextre le Gravere dans la direction de Suse ?

- Je vais vous le dire, hostra Altezza, un peu avant l'endroit o˘ le Rio Clarea se fout dans la Dora Riparia. Votre Altesse doit alors marcher droit vers l'est.

- Et c'est là que je trouverai le Gravere ?

- Votre Altesse, le Gravere n'est pas un village, mais un ensemble de villages, dont le plus important est Refornetto.

- Et pourquoi est-il si important ?

- Parce qu'il possède une église, et dedans l'église, un curé.

- Et qu'ai-je affaire avec le curé ?

- Tutto 3.

1. Je le sais et suis maintenant entièrement rassuré (ital.).

2. La Dora Riparia est une rivière qui traverse Suse.

3. Tout (ital.).

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Ce tutto me laissa songeux et je dis

curé ?

- Pour lui graisser les roues 1.

- Et pourquoi dois-je lui graisser les roues ?

- Pour que ses roues, Votre Altesse, aillent dans votre sens, et non dans le sens contraire. Après que je lui aurai dit que vous prendrez pour guide Vincenzo Tallarico, il faudra qu'il accepte ce choix.

- Et s'il ne l'accepte pas ?

- Votre Altesse, que peut-on attendre d'une charrette dont les roues sont mal graissées. Elles grincent! Et se peut que son grincement parvienne jusqu'aux oreilles de Son Illustrissime Altesse, le duc de Savoie. E allora che disgrazia per il povero Vincenzo Tallarico 2 !

- qui est Vincenzo ? O˘ vit-il et que fait-il ?

- Je vous l'ai dit : il vit à Refornetto, c'est mon cousin. Et pour son métier, il fait des meubles.

- II est donc menuisier.

- No, certamente, hostra Altezza ! protesta Filiberto avec quelque indignation, Vincenzo è un grande artista ! Il dessine des meubles ! Et il les fait! Et en outre il est grand marcheur et connaît a memoria tous les sentiers du Gravere.

- Dois-je entendre qu'il accepterait de me guider le cas échéant de Refornetto à Suse ?

- Si, certamente. Pour peu que je lui demande et que son curé y consente.

- Et comment pourras-tu le lui demander?

- quand Votre Altesse quittera le chemin de la Dora Riparia pour s'engager dans le Gravere, alors, si Votre Altesse est d'accord, je tiendrai à grand honneur de le guider jusqu'à Refornetto.

Eclaire ma lanterne, Filiberto. Pourquoi dois-je voir le 1. …quivalent italien de " graisser la patte ".

2. Et alors quel malheur pour le pauvre Vincenzo Tallarico ! (ital.).

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- Ma sei un tesoro, Filiberto 1 ! m'écriai-je. C'est un grand service que tu me rends là, et je l'accepte comme tu me le proposes, du bon du coeur.

Le six mars, il grandissimo esercito francese 2, comme disaient les Chimontais, s'ébranla avant même la pique du jour, sur la route qui longeait la Dora Riparia dans la direction de Suse. Le roi avait voulu que le régiment des Suisses, le comte de Sault, moi-même et mon guide devancions d'une demi-lieue son armée, ce qui nous permettrait, à la hauteur du confluent du Rio Clarea et de la Dora Riparia, de quitter la route sur notre dextre et de pénétrer dans la comune di Gravere sans retarder la marche des colonnes qui nous suivaient.

Tout, en fait, se passa fort bien, sauf que traverser une suite de sentiers enneigés, une série de monts et vallons dans la froidure et le petit matin, même si la hauteur desdits monts n'excède pas quatre cents toises, est bien, comme avait dit Filiberto, une marche difficoltosa e lunghissima. < Mais ce n'est rien encore, dit Filiberto pour me rassurer, ce sera bien pis de Refornetto à Suse. "

Nous arriv‚mes à Refornetto comme le curé achevait sa messe du matin, ce qui me permit de haranguer les fidèles comme ils sortaient de la chiesa parrochiale 3, leur assurant que nous ne leur ferions aucun mal, ni brutalité, ni indécentes injures, ni picorées de maisons, ni forcements de filles, que de reste nous ne faisions que passer en toute gentillesse et amitié, après avoir rendu nos devoirs à leur bon curé.

Comme j'achevais, ledit curé apparut majestueusement sur le seuil de son église, je lui baillai aussitôt une gracieuse bonnetade, et le comte de Sault une autre, et Filiberto une profonde révérence, tandis que nos Suisses, qui ne

1. Mais tu es un trésor, Filiberto ! (ital.).

2. La grande armée française (ital.).

3. L'église paroissiale (ital.).

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manquaient ni de tact ni d'à-propos, se mirent d'un seul mouvement au garde à vous en claquant les talons : claquement qui, au demeurant, fit peu de bruit, étant donné les neiges dont lesdites bottes étaient recouvertes.

Le curé inclina alors la tête avec une bénévolence des plus évangéliques et nous pria de le suivre jusqu'à la sacristie o˘ br˚lait un bon feu, et d'o˘

il chassa sans tant languir les trois chierichetti 1 qui s'y trouvaient encore, ne voulant pas de témoin, à ce que j'augurais, de notre entretien.

J'ai oublié le nom de ce curé et c'est pitié, car bien souvent rien ne ressemble plus à un homme que le nom qu'il porte. Prenez par exemple Filiberto : quel autre patronyme e˚t pu mieux convenir à sa chaleureuse et éloquente humeur ? Tant est que sans un nom auquel je peux raccrocher le curé de Refornetto, il me paraît très ingrat de le décrire, car si bien je me ramentois, c'était un homme d'‚ge moyen, de taille moyenne, de corpulence moyenne, et j'ose,rais dire aussi, d'‚me moyenne.

En tout cas, il ne vit aucun inconvénient à ce que je lui e graissasse les roues

>, primo avec cinq flacons de vin que Nicolas lui remit de ma part, et que sur son ordre il déposa sur une longue table o˘ l'on voyait disposés des ornements sacerdotaux usés jusqu'à la trame. Secundo, je lui offris un petit boursicot qui contenait deux louis d'or. Il les sortit l'un après l'autre du boursicot, les soupesa, envisagea longuement le profil de Louis Treizième, et s'il ne mordit pas dedans pour s'assurer de la solidité des pièces, c'est sans doute par une vergogne de la dernière minute.

Belle lectrice, je ne voudrais pas que vous pensiez que je daube céans sur ce pauvre curé. Car pauvre, il l'était comme assurément tous les curés de campagne, qu'ils fussent Italiens ou Français, la raison en étant qu'ils ne recevaient de leurs richissimes évêques que de petitimes salaires. Tant est que leur vie dépendait souvent de la générosité de leurs 1. Enfants de choeur (ital.).

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paroissiens qui étaient, au demeurant, aussi pauvres diables qu'eux. Bien je me ramentois que Louis s'était alarmé de cette pauvreté des curés du plat pays et il en avait fait de graves remontrances à l'…piscopat dont je ne puis dire si elles furent suivies d'effet.

Ayant achevé de <~ graisser ainsi les roues

> sans épargner la graisse, je demandai au curé s'il était consentant à ce que je demandasse à Vincenzo Tallarico, son paroissien, de me servir de guide de Refornetto jusqu'à Suse.

Il acquiesça aussitôt, ajoutant que je Vincenzo Tallarico qu'il n'y voyait, pour

pouvais dire àsa part, aucun inconvénient, et que s'il était consentant, lui-même l'était aussi.

Toutefois au départir, il me demanda pourquoi je prenais le chemin long et difficile à travers les monts et vaux du Gravere, alors qu'il aurait été si facile pour moi de suivre la route longeant la Dora Riparia pour atteindre Suse. Je jugeai périlleux de répondre à cette question et je feignis l'ignorance : je ne savais pas moi-même à quoi rimait ce détour et je ne faisais qu'obéir à l'ordre de mon roi. que le curé me cr˚t ou me décr˚t, je ne sais, mais de toute évidence il jugea de son côté plus prudent de ne pas pousser plus loin l'inquisition et accepta de bonne gr‚ce que je prisse congé de lui sans l'éclairer davantage.

Comme nous sortions de l'église, le comte de Sault me dit .

- Monsieur mon aîné (c'est ainsi que nous étions convenus de nous appeler, ne voulant pas nous encombrer àchaque mot de " duc " et de " comte "), j'admire la gentillesse avec laquelle vous avez mené rondement les choses avec le bon curé de Refornetto.

- Monsieur mon cadet, dis-je, ce n'est pas de la gentillesse, c'est de la gentilezza.

- Et quelle est la différence ?

- La gentillesse est un effort amical. La gentilezza coule de source, et en Italie je me sens, quant à moi, tout à fait Italien.

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Pour un grande artista, Vincenzo Tallarico était logé àl'étroit, mais cependant avec beaucoup de go˚t, et dès les premiers mots de Filiberto il accepta quasiment sans déclore le bec d'être notre guide et s'enferma sans tant languir dans une petite pièce attenante pour se vêtir, nous laissant seuls avec son épouse qui avait fort affaire, d'une part, à filer de la laine avec sa quenouille et, d'autre part, à surveiller deux petites diablesses qui faisaient mille tours et drôleries autour de son cotillon.

La maman s'appelait Francesca et était très belle, et Sault et moi l'envisagions, immobiles et silencieux, avec admiration, quoique aussi discrètement qu'il se pouvait. Mais quant aux garcelettes, à observer à la parfin notre présence, elles cessèrent aussitôt leurs pendables jeux, et se campant devant nous, elles nous envisagèrent de pied en cap avec la plus grande gravité et leur inspection finie, pointant leurs petits index sur nous, elles se mirent à chantonner " Sono belli ! Sono belli ! Sono belli 1

1 ", antienne qui ne cessa qu'avec l'entrée de leur père.

Cette scène charmante me fit à la fois du bien et du mal. De prime, elle m'attendrézit, mais elle ne laissa pas ensuite de me ramentevoir ma Catherine et mon enfantelet, meshui si loin de moi, et ce qui me serrait le coeur encore plus, c'est que je ne savais même pas quand je les reverrais, cette campagne guerrière commençant à peine.

Au départir, je donnai deux écus à Filiberto, étonné et flatté que je lui donnasse autant qu'au curé de Refornetto. Il protesta aussitôt que c'était

" troppo, Vostra Altezza, troppo 2 ! "¿ ma grande surprise, au lieu que de se reposer quelque peu chez son cousin, il décida d'affronter sans tant languir le chemin du retour, soit qu'il e˚t un travail urgent à Chiomonte, soit plutôt qu'il br˚l‚t de montrer à sa femme comment ses peines avaient été par moi récompensées.

Vincenzo Tallarico apparut enfin, fort bien équipé pour 1. " Ils sont beaux ! " (ital.).

2. <4 Trop, Votre Altesse, trop!

>

une longuissime marche par neige et froidure. C'était un homme de bonne taille, la membrature carrée, le cou robuste, et une face tannée dont les traits réguliers et virils me firent penser à ceux qu'on prête à

l'ordinaire aux légionnaires romains. quand il prit la tête de notre colonne, il me parut de prime marcher avec quelque lenteur, mais je m'aperçus vite que c'était là un vrai pas de montagnard, fait pour les longues distances et qui ne variait ni dans les descentes ni dans les montées. Tout le temps qu'il fut avec nous, Vincenzo se montra extraordinairement taciturne, soit qu'il le f˚t de nature, soit qu'il voul˚t économiser son souffle.

Lecteur, cette longuissime marche de Refornetto à Suse fut si dure qu'il me serait pénible de la conter, et d'autant qu'il ne s'y passa rien de remarquable, sauf quelques chutes et à la fin quelques Suisses, qui marchant en dormant, s'égarèrent, mais qu'on retrouva le lendemain.

Toutefois, mon coeur se mit à battre quand Vincenzo me fit appeler pour me dire qu'arrivé au sommet de la montagnette, que nous étions en train de gravir, je pourrais voir Suse et les barricades qui la défendaient. Je dépêchai Nicolas pour l'aller conter au comte de Sault, qui aussitôt ordonna une pause, et venant àmoi, me demanda si je désirais reconnaître les lieux par moi-même, auquel cas il m'adjoindrait deux Suisses pour m'accompagner.

J'acceptai tout de gob et me mis en route incontinent avec mes deux Suisses, dont je ne savais pas trop ce qu'ils pourraient faire pour moi, sauf peut-être ramener mon corps au comte de Sault, au cas o˘ la crête franchie nous tomberions sur une avant-garde. ¿ vrai dire, ce n'était pas tant cette perspective qui me donnait du souci, pour déplaisante qu'elle f˚t. Je tremblais à l'idée que les choses eussent changé depuis ma furtive reconnaissance des lieux lors de ma feinte ambassade auprès de CharlesEmmanuel Ier ; car àsupposer que Bellone, ébranlé dans sa certitude que les Français n'allaient pas l'attaquer sur le flanc sud, e˚t depuis ma visite et au dernier moment décidé de fortifier ledit flanc, d'y construire une fortification et d'y loger des soldats, la stratégie que mes renseignements avaient inspirée au cardinal et au roi perdrait alors entièrement le bénéfice de la surprise.

Le jour étant levé et quoique le ciel f˚t nuageux, il n'y avait pas l'ombre d'une brume pour nous dissimuler, et nous franchîmes les dernières toises qui nous séparaient de la crête à plat ventre dans la neige. Après quoi, haussant la tête avec prudence et risquant un oeil, je me sentis infiniment soulagé. La Dieu merci! il n'y avait là ni fortifications, ni avant-postes, ni soldats. Le flanc sud des barricades était nu et découvert, et sans avoir encore tiré la moindre mousquetade, nous en étions déjà les maîtres, et voyant tout sans être vus.

Il ne me parut pas non plus que les soldats qui garnissaient les trois barricades successives fussent véritablement en alerte, encore que sur la route qui longeait la Dora Riparia et aboutissait comme elle à la ville, je vis, rangée parfaitement en colonne par quatre, immobile et mousquet au pied, notre armée hors de portée naturellement des b‚tons à feu des Savoyards.

- Les nôtres attendent notre attaque pour attaquer à leur tour, dit le comte de Sault en apparaissant à ma dextre, et comme moi à plat ventre dans la neige. Et du diantre si nous allons les faire languir davantage.

Et tournant la tête en arrière, je vis une compagnie d'arquebusiers suisses ramper sur deux lignes, l'une pour garnir la crête, et la seconde en retrait d'une toise pour remplacer les premiers, une fois que leurs mousquets seraient déchargés.

- La cible est presque trop bonne, dit le comte de Sault à voix basse et j'ai presque vergogne à tirer sur ces pauvres gens.

Cependant, empoignant son pistolet, il l'éleva au-dessus de sa tête et tira en l'air, imité aussitôt par le capitaine, le lieutenant et l'enseigne du régiment. Ces quatre coups successifs étaient le signal que les arquebusiers attendaient,

car ils l‚chèrent leur coup tous à la fois sur la barricade. Cette mousquetade éclata comme un tonnerre, brève, mais assourdissante, et quand la fumée des armées à feu se fut dissipée, je vis les Savoyards des barricades refluer en désordre par les grandes portes de la ville et les franchir pour se mettre à l'abri. Au même instant, l'armée royale déferla sur la route et, n'encontrant aucune résistance, occupa les barricades et s'engouffra par les portes que l'ennemi, dans son épouvante, avait laissées ouvertes.

- Belle lectrice, avez-vous affaire à moi ?

- Monsieur, je suis fort étonnée. II me semble que ce n'est pas ainsi qu'à

l'ordinaire on conte le combat du Pas de Suse.

- En effet, Madame, je n'ai pas encore touché mot des deux versions de l'événement qui sont les plus connues : la française et la savoyarde, et la raison de ce silence c'est que ni l'une ni l'autre n'emportent mon adhésion.

- Monsieur, avec votre permission, j'aimerais, toutefois, les ouÔr.

- Les voici. Je vous fais juge et arbitre de mes réticences à les prendre tout à fait au sérieux. La version française communément admise est due au maréchal de Bassompierre. La campagne d'Italie finie et de retour en Paris, il conta cette version-là à la princesse de Conti, à la duchesse de Chevreuse, au reste des vertugadins diaboliques, en bref àtoutes celles et ceux qui, à la Cour, tenaient le roi et le cardinal en grande haine et déprisement. Madame, plaise à vous de revenir avec moi quelque peu en arrière dans le temps, c'est-à-dire au moment o˘ les Suisses du comte de Sault, mousquet au poing, ne sont pas encore apparus sur la crête qui domine le flanc sud des barricades. Sur la route, l'armée royale, immobile comme j'ai dit à cent toises desdites barricades, attend l'arme au pied.

Une fois de plus, Louis a fait

par son hérault demander libre et amical passage au duc de Savoie et, une fois de plus, le duc de Savoie a rejeté cette proposition. Et qui s'impatiente alors, sinon notre grand Bassompierre, notre superbe Bassompierre, et il le dit au roi en ce style amphigourique et métaphorique dont nos pimpésouées de cour sont tout à plein raffolées, mais que déteste le roi, qui comme son père aime le parler rude et roide du soldat.

" - Sire, dit Bassompierre, l'assemblée est prête, les violons sont entrés et les masques sont à la porte. quand il plaira à Votre Majesté, nous danserons le ballet.

" ¿ quoi le roi répond qu'il n'a pas cinq livres de plomb dans le parc de l'artillerie. quel curieux propos Bassompierre lui prête ici ! Madame, ne trouvez-vous pas étrange que le roi se plaigne de ne pas avoir de munitions, alors que, s'il les avait, il ne pourrait pas les utiliser, son artillerie étant restée, comme vous savez, dans la fortezza d'Exilles, c'est-àdire à deux bons jours de marche de Suse. Le roi est-il donc fol devenu ? A-t-il perdu tout à plein mémoire et mérangeoises, et le pauvret sait-il encore ce qu'il dit ?

" Bien entendu, Bassompierre balaye cette objection stupide d'un tournemain. Mieux même, il gronde et morigène le roi comme on ferait avec un béjaune, et par sa fougue, semble-t-il, emporte la décision.

" - Sire, dit-il, il est bien temps maintenant de penser àcela ! Faut-il parce qu'un masque n'est pas prêt que le ballet ne danse pas ?

" Madame, ne voyez-vous pas quel beau rôle Bassompierre se baille céans !

Dans quel magnifique péplum il se drape! Et à côté de ce pauvre Louis, qui apparaît, sous sa plume déprisante, faible, fol, et falot, quelle belle statue Bassompierre sculpte de lui-même en hérault superbe, plein de cette furia francese, tant admirée des Italiens, et joignant à ces belles vertus guerrières ces attributs bien français et tant admirés des dames : le panache et l'esprit. Madame, je vous prends à témoin. Comment ne se point p

‚mer devant des façons de dire aussi galantes que celles-ci : "Faut-il pour un

masque qui n'est pas prêt que le ballet ne danse pas ! " Les soixante-quatre canons de l'artillerie française comparés à un <i masque qui n'est pas prêt". Bonnes gens, oyez! c'est un maréchal de France qui parle !

- Vous n'attachez donc pas créance, Monsieur, à ce récit.

- Pas la moindre. Ni à son récit, ni au rôle que Bassompierre veut se donner, ni à sa conclusion implicite, d'autant que Bassompierre présente ces propos comme ayant été dits au bec à bec avec le roi.

- Et c'était faux ?

- Oui, Madame, c'était faux. Il y avait là, pour commencer, le favori du roi, Saint-Simon, lequel demeurait bouche cousue, mais l'oreille déclose.

Il y avait là surtout et comme il est curieux que Bassompierre ne l'ait pas aperçu à ses côtés, la présence d'un personnage importantissime dans l'…

tat.

- Richelieu ?

- Oui-da, Madame! Richelieu, à qui le roi demanda àson tour d'opiner, et qui opina qu'il ne fallait pas attaquer les barricades avant que le comte de Sault n'appar˚t sur le flanc sud dégarni, créant l'effet de surprise et d'épouvante qu'on attendait de lui. Et c'est bien entendu cette opinion-là

qui prévalut dans l'esprit du roi. On avait avec grand soin et labour préparé un mouvement tournant, et au dernier moment allait-on, comme le voulait Bassompierre, y renoncer pour mener une attaque frontale toujours si co˚teuse en hommes ?

- Et quant aux récits savoyards du combat, Monsieur, d'après ce que vous avez suggéré, ils ne seraient pas non plus plus proches de la vérité.

- C'est ce que je crois, Madame, mais quant à eux, ils ont à mes yeux davantage d'excuses. Les Savoyards sont vaincus, il faut donc qu'ils se consolent en montrant combien ils ont été héroÔques dans leur défaite.

" C'est ainsi qu'on a conté que Charles-Emmanuel, tout podagre et impotent qu'il f˚t, ordonna qu'on le port‚t sur sa

chaire à bras à l'intérieur des barricades : ce qui voulait dire qu'en cas de retraite, lui et ses porteurs seraient en grand danger d'être pris. On raconte aussi qu'au moment o˘ le hérault royal lui vint demander s'il laisserait passage libre et amical à l'armée royale, il répondit par une de ces phrases superbes dont on forge plus tard des mots historiques. Il dit "

non ", bien s˚r, mais en se drapant dans l'honneur savoyard: "

Noi, dit-il, non siamo inglesi e sapremo difendere i nostri passaggi 1. "

Allusion claire, Madame, au siège de La Rochelle, mais allusion toutefois quelque peu boiteuse, car àLa Rochelle ce ne furent pas les Anglais qui eurent àdéfendre leurs passages, mais les Français qui réussirent àinterdire les leurs, gr‚ce à cette fameuse digue dont toute l'Europe a parlé.

Mais voici, Madame, le second épisode héroÔque d'après les historiographes savoyards. quand les Français envahirent les barricades, le fils du duc de Savoie, le prince de Piémont, dégagea son père qui, immobilisé sur sa chaire, était en grand danger d'être capturé. Il le dégagea, disent les Savoyards, par una brillante carica 2. Voilà qui donne à réfléchir, une brillante charge et comment ? ¿ cheval par les fossés et les barricades ?

ou à pied, alors que les barricades sont déjà submergées et par l'armée royale et par les Suisses du comte de Sault, les défenseurs fuyant en ouvrant toutes grandes les portes de Suse et les laissant ouvertes derrière eux, ce qui permit aux assaillants de les poursuivre à la chaude et surtout, Madame, comment accepter que le duc et son fils se fussent tous deux enfermés dans les barricades ? Fallait-il courre le risque qu'ils fussent en ce combat tous les deux tués, la Maison de Savoie disparaissant alors à jamais d'Italie ? Je ne sais ce qu'il en est des princes italiens, mais l'usage en France, et je crois en toute l'Europe, est que les 1. Nous, nous ne sommes pas Anglais et nous savons défendre nos passages (ital.).

2. Une brillante charge (ital.).

rois ne s'exposent pas, comme disait Richelieu, < ès lieux périlleux ", courant le risque d'être tués, leur mort entraînant presque toujours la prompte défaite de leurs armes.

- Vous ne croyez donc pas, Monsieur, que le duc de Savoie se fit porter sur sa chaire de podagre jusque dans les barricades ?

- Je ne serais pas si discourtois envers la Maison de Savoie. Je dirais que le duc s'y est fait porter, de prime, pour inspecter les défenses et encourager les défenseurs, mais que son inspection terminée, ses ministres lui ont conseillé de regagner son ch‚teau et d'y attendre l'issue de la bataille. Ce qu'il fit assurément et sans le moindre déshonneur : aucun monarque en Europe n'aurait agi autrement.

- Cependant, Monsieur, accepter de se mesurer, quand on est une poignée d'hommes, à une armée aussi puissante que celle de Louis, n'était-ce pas folie ?

- Folie ? Nenni! Je dirais plutôt calcul.

- Calcul, Monsieur, cette garnison si faible ? Ces barricades de bois ? Ce général obtus ? Toutes ces faiblesses et insuffisances confrontées à

trente-cinq mille soldats ?

- Si le mot calcul ne vous convient pas, Madame, disons plutôt simulacre.

- Simulacre ?

- Eh oui, Madame! Considérez, je vous prie, la situation difficile o˘ se trouve Charles-Emmanuel, pris entre deux puissants voisins, l'un permanent, l'Espagnol, l'autre, le Français, qui ne fait jamais que des séjours limités en Italie. S'il fraternise trop avec cet hôte passager, l'Espagnol, après son départ, va lui chanter pouilles et pis peut-être. N'oubliez pas que Charles-Emmanuel de Savoie est l'allié du roi d'Espagne, et c'est en cette qualité d'allié qu'ils se sont partagé des villes dans le Montferrat: à l'Espagne Casal, et àla Savoie, Tino. Venons-en au moment présent. Donner les clefs de l'Italie aux Français, c'e˚t été, aux yeux de Gonzalve de Cordoue, trahir l'allié espagnol, mais se les laisser arracher de vive force était tout différent. Charles-Emmanuel, àce moment-là, pouvait paraître blanc comme neige.

- Et ce simulacre eut l'effet souhaité ?

- Nenni, Madame! La faiblesse de toute politique machiavélique est qu'elle ne réussit que pour un temps. L'Espagnol ne fut pas longtemps dupe et quand il apprit que Louis faisait à Charles-Emmanuel des conditions de paix fort douces : le duc gardait en effet Tino et obtenait une rente de quinze mille écus par an. quand Gonzalve apprit au surplus les retrouvailles, les effusions et les enchériments du roi de France avec sa sueur cadette, la princesse de Piémont, il s'avisa qu'on l'avait peut-être floué et d'autant qu'en conséquence du libre passage à Suse de l'armée royale, Casal fut délivrée des assiégeants et Toiras, avec une forte garnison, put s'y installer.

La conséquence ne se fit pas attendre. Dès que Louis s'en fut retourné en sa douce France, l'Espagnol se retourna contre Charles-Emmanuel, lui montra les dents, exigea de lui de ne point exécuter une des clauses du traité

avec Louis : l'envitaillement de Toiras à Casal. Cela, à vrai dire, arrangea fort Charles-Emmanuel qui était chiche-face àmourir, et cela ne gêna guère Toiras qui, connaissant bien les sièges, avait fait d'amples provisions. Et quant aux reproches qu'on peut faire ici à Charles-Emmanuel, je n'en vois pas la justification. Sa malheureuse situation géographique le condamnait à trahir tantôt l'Espagne et tantôt la France. Et quant à nous, belle lectrice, pour soutenir Casal, Mantoue, la Savoie et la république de Venise, n'était-il pas évident que nous aurions à revenir en Italie quand et quand, nos succès n'y étant jamais que précaires, puisque nous n'y résidions pas...

CHAPITRE V

Une fois franchies les portes de Suse, le roi confia à Richelieu - et non point, lecteur, à Bassompierre - le soin de pacifier la ville, ce que le cardinal fit avec beaucoup d'adresse et de patience, et sans aucun souci de gloire paonnante, à telle enseigne qu'une des trois tours intra muros ne voulant pas se rendre, il consentit à ne pas lui donner l'assaut, pour peu que ses défenseurs s'engageassent à ne pas tirer sur nos soldats. Ce qu'ils promirent, et ils tinrent leurs promesses.

¿ l'égard de Charles-Emmanuel de Savoie et du prince de Piémont, Louis ne laissa pas d'user de la même mansuétude. ¿ leur prière, il leur permit de se retirer à Aveillane, petite place fortifiée à quelque distance de Suse, et après leur départ, Louis, avec une fort rare courtoisie, ne voulut pas occuper le ch‚teau qu'ils venaient de quitter, et logea dans une maison voisine, assurément moins belle et moins commode.

C'est avec son beau-frère, le prince de Piémont, que Louis établit le traité de paix qui mettait fin à la belligérance des deux pays et, comme on l'a vu, les conditions en furent fort douces pour le duc et son fils.

Cependant, sur la fin du séjour, les choses entre eux et nous se g‚tèrent.

Voici comment.

Lecteur, si tu es étourdi, oublieux et sans ordre comme je le suis moi-même - sauf cependant dans mes t‚ches et missions - je voudrais que tu saches que c'est là, non point un défaut mignon dont on peut se gausser entre amis, mais un vice gravissime dont les incalculables conséquences peuvent amener le pécheur, s'il n'est pas gentilhomme, à se balancer un jour au bout d'une corde.

Dans l'année, et le mois qui nous occupe, un certain Clausel perdit, sur les chemins de France, des papiers qui apparurent à celui qui les trouva et les lut d'une importance telle et si grande qu'il les fit remonter, de proche en proche, jusqu'à Suse et jusqu'au roi.

¿ lire et relire ces papiers, Louis fut béant et bouillit d'indignation. Il appela incontinent à la rescourre le cardinal qui, les ayant lus à son tour, demeura sans voix : il s'agissait d'un traité entre le très catholique roi d'Espagne Philippe IV et le duc de Rohan, chef des huguenots de France. Selon les termes de ce traité, le duc recevrait quarante mille ducats d'or annuellement s'il réussissait à établir en France un …tat protestant indépendant.

Vramy, il y avait de quoi éclater! La dévergognée hypocrisie de la politique espagnole éclatait à plein dans ce peu rago˚tant document. Le roi d'Espagne se donnait urbi et orbi comme le champion de l'…glise catholique, et proclamait qu'il était le seul à posséder les moyens d'éradiquer un jour l'hérésie, mais dans le même temps, il baillait de l'or au duc de Rohan pour qu'il cré‚t en France un …tat protestant, àseule fin d'affaiblir l'unique pays qui, en Europe, pouvait s'opposer à son rêve hégémonique.

Louis, à lire ce traité, allait, je l'ai dit, de dégo˚t en colère, mais le dernier degré de la fureur bouillonna en lui, quand il découvrit que la personne qui avait servi d'intermédiaire pour parvenir à cet arrangement entre le duc de Rohan et le roi d'Espagne n'était autre que son beau-frère, le prince de Piémont. Le roi le fit venir d'Aveillane, lui chanta pouilles sans merci, exigea de lui une confession écrite et, de retour en France, communiqua le traité et la confession du prince de Piémont à nos dévots qui, comme on sait, adorent le roi

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d'Espagne. Mais les dévots sont gens étranges qui, en telle occasion, croient ce qu'ils croient et rien d'autre. Ils décrurent tout. Le traité

était un faux évident, l'histoire de sa perte, invraisemblable, et de reste, on n'avait pu mettre la main sur celui qui l'avait perdu. quant à la confession du prince, elle lui avait été dictée par le vainqueur de Suse.

Tout cela ne fut pas dit à voix haute par respect pour le roi, mais de bouche à oreille en de pieux murmures. Et même quand Clausel fut enfin capturé et fit des aveux avant d'être pendu, ils décrurent ces aveux. Tout cela n'était que machination, issue d'une tortueuse cervelle et vous savez bien laquelle, disaient-ils avec un soupir, en baissant les yeux.

La révélation de ce traité secret entre Rohan et le roi d'Espagne rendait encore plus urgente la t‚che de soumettre une fois pour toutes les villes huguenotes du royaume. ¿ mon grand soulagement, le roi, qui était demeuré

quarante jours à Suse, pressa alors les préparatifs pour s'en retourner en France. J'en fus pour ma part fort aise, car ce retour me permettrait de regagner à Orbieu les bucoliques pénates o˘ Catherine m'attendait, le roi n'ayant plus d'ores en avant besoin de mon truchement, la bataille, cette fois, se déroulant entre Français.

Hélas, il n'en fut rien, Louis demeurant clos et coi chaque fois que je faisais allusion à mon duché d'Orbieu o˘ je serais bien aise, laissais-je entendre, d'être de retour pour les foins ou pour les moissons.

Les foins ont bon dos", disait Nicolas sotto noce, mais n'était-il pas logé

à la même enseigne, son Henriette, l'été venu, tenant compagnie à ma Catherine en mon domaine ?

Ayant pressenti sans succès le roi, et n'osant m'ouvrir de mes desseins au cardinal, Richelieu ne consentant jamais àmarcher, f˚t-ce du bout des pieds, sur les brisées de Sa Majesté, je m'en ouvris à Monsieur de Guron, dont j'ai déjà parlé dans le tome précédent de ces Mémoires.

Heureux sont les hommes qu'un seul mot suffit à définir droiture pour Schomberg, fidélité pour Guron. Et chanceux

aussi ceux qui les ont pour amis. Ils leur peuvent tout dire, sans méfiance ni doutance.

¿ l'étape de notre armée qui se devait faire à Orange, j'invitai Monsieur de Guron - qui était un des goinfres de la Cour (au nombre desquels Louis, on se ramentoit, se rangeait) - à une franche repue dans le logis qui m'avait été dévolu, et là, au dessert, sur une dernière lippée, je lui fis confidence de mon tracassin.

- Mon ami, me dit Guron qui n'avait, lui, aucune h‚te àrevenir en Paris, n'ayant depuis belle heurette d'amour et de soulas que par les garcelettes encontrées au hasard des gîtes et des étapes. Mon ami, répéta-t-il, vous êtes victime de vos bonnes qualités. Si grands sont les services que votre truchement lui a rendus dans l'île de Ré, comme go between entre Buckingham et Toiras, et ceux, plus éclatants encore, dans le Gravere, que le roi entend bien employer vos talents de diplomate pour barguigner, le cas échéant, avec les villes huguenotes et pour en finir, avec le duc de Rohan, celui-ci vous sachant gré d'avoir traité la duchesse, sa mère, avec tant de gentillesse et de courtoisie quand vous la visit‚tes en La Rochelle assiégée par nos armes.

- Ma fé ! dis-je, bien je me ramentois, en effet, la charmante vieille dame (charmante, quoique altière assez) qui me reçut à La Rochelle, et combien j'avais admiré sa vaillance à demeurer au milieu de ses sujets, affrontant la faim et les périls, alors que Louis lui avait proposé par deux fois de se retirer de cette géhenne pour habiter un proche et paisible ch‚teau.

C'en est donc fait de moi! m'apensai-je, en accompagnant Guron jusqu'à son cheval, et me voilà sous les armes une fois de plus, loin de Catherine et de mon enfantelet, et pour combien de temps ?

Lecteur, si tu veux bien te remettre les faits en ta remembrance, tu te ramentevras assurément qu'après la prise de La Rochelle, et maugré la douceur avec laquelle le roi l'avait traitée, aucune autre ville huguenote n'était venue à résipiscence. Il fallait donc bien, Suse prise et Casal délivrée,

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revenir en douce France régler aussi ce problème-là, si l'on voulait que le royaume guérit enfin de ses guerres civiles et revînt au roi en son entièreté.

¿ considérer une carte du royaume de France, on ne laissera pas d'apercevoir que les villes huguenotes dessinent un arc de cercle qui part de Privas et, passant par SaintAmbroix, Alès et Anduze, se poursuit jusqu'à

Nîmes. ¿ partir de cette ville, l'arc de cercle suit sa course vers l'ouest et, décrivant une large courbe, rejoint, à la parfin, Castres, Mazamet et Montauban.

Le pouvoir royal n'avait jamais osé jusque-là attaquer ces villes simultanément, et s'en prenait tantôt à l'une, tantôt àl'autre, ce qui fait que si l'une tombait, les huguenots se consolaient de sa perte en comptant toutes celles qui restaient debout " gr‚ce à la Providence". En revanche, si le pouvoir royal échouait devant l'une d'elles, par exemple devant Montauban, cet échec relevait le courage de toutes les autres et les ancrait davantage dans les sentiments d'invincibilité que leurs pasteurs, au nom de la Cause, leur avaient insufflés.

Au retour d'Italie, c'est au cardinal de Richelieu que Louis confia la reconquête des villes huguenotes.

¿ cet instant, Richelieu, de ministre principal de Sa Majesté qu'il était, devint, sans en avoir le titre, le lieutenant général de ses armées. Sur tous ceux qui jusque-là l'avaient précédé en ces fonctions, il détenait un avantage immense

une grande armée, laquelle était de surcroît réputée invincible depuis qu'elle avait pris La Rochelle et occupé Casal. Une armée en outre bien garnie en soldes, en vivres, disciplinée et aguerrie.

Il disposait surtout d'un atout dont n'ont pas toujours disposé nos vaillants maréchaux: un jugement clair, libre de tout a priori, qui pèse, en de fines balances, le pour et le contre d'une situation et d'une stratégie avant de prendre une décision en toute clarté et connaissance de cause. Et il imagine, en effet, de ne point attaquer de prime une seule place huguenote importante, mais de les attaquer toutes, 123

sans en excepter aucune, et en même temps. Or, l'armée dont il est maintenant le chef est assez nombreuse pour qu'il puisse la fragmenter et attaquer partout o˘ la rébellion résiste encore derrière ces murailles : le prince de Condé met le siège devant Montauban, Monsieur de Vantadour devant Castres, le maréchal d'Estrées devant Nîmes. quant au roi et à Richelieu, ils attaquent le sommet de l'arc de cercle que nous avons décrit, c'est-àdire la pointe la plus avancée vers le nord des huguenots en le royaume de France : Privas. Le dix-neuf mai, dix-neuf mille fantassins, six cents cavaliers et une artillerie, qui n'avait plus à craindre d'être immobilisée par les neiges d'Exilles, encerclent la ville. Le vingt-six mai, la ville se rend.

Belle lectrice, pardonnez-moi : vos beaux yeux vont pleurer. Privas prise, le roi et le cardinal disputèrent s'il y avait lieu de la faire bénéficier de la généreuse clémence dont ils avaient usé après la capitulation de La Rochelle, et certes, ni l'un ni l'autre n'avaient la tripe cruelle, mais il leur apparut que cette magnanimité, si belle en soi, n'avait servi de rien.

Aucune autre ville huguenote, ensuite, ne s'était déclose à eux. Et cette fois ils se prononcèrent pour la sévérité. Pour la première fois, et j'imagine non sans vergogne ni remords subséquents, Louis l‚cha la bride à

ses soldats, et aussitôt ils coururent à leurs coutumiers exploits. Privas fut pillée, saccagée, br˚lée et, en oyant les cris de désespoir des pauvres habitants, les hautes flammes qui dévoraient leurs maisons, j'en fus fort troublé et malheureux, mais les jours suivants, force me fut de constater que Saint-Ambroix, Alès, Anduze, Nîmes, Castres, Mazamet et Montauban, ouvrirent l'une après l'autre leurs portes au roi. Chose étrange, ces redditions sans coup férir ne laissèrent pas, en y réfléchissant plus outre, de me donner quelques idées fort tristes sur l'espèce humaine, l'odieuse brutalité des soldats à Privas réussissant o˘ clémence et douceur avaient jusque-là échoué.

Pourtant, clémence et douceur réapparurent, mais accompagnées aussi de quelques précautions, quand Louis, le

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vingt-sept juin, promulgua l'…dit de gr‚ce qui réglait le sort des villes protestantes. Elles devaient raser leurs murailles et remparts, et c'était bien le moins qu'elles rétablissent partout le culte catholique. On supprima aussi les privilèges concédés par Henri IV et dont le plus exorbitant était l'exemption de la taille. Mais surtout - miracle de l'équité royale ! - les biens confisqués leur furent restitués, et Louis, s'interdisant de revenir sur le passé, s'engagea àrespecter à jamais la s˚reté des huguenots et de leur religion en France.

quant à moi, je n'eus pas à faire preuve de grandes qualités diplomatiques pour traiter au nom du roi avec le duc de Rohan. Il n'aspirait qu'à tirer son épingle du jeu, et pour de fort bonnes raisons. Le traité de paix entre la France et l'Angleterre l'avait privé de son alliée naturelle et la reddition des villes huguenotes venait de lui ôter, en même temps que l'espoir d'un …tat protestant en France, son alliée contre nature : l'Espagne. Les grands de ce monde apparemment ne sont pas aussi chatouilleux que leurs peuples sur les religions qu'ils professent.

J'avais, quant à moi, à offrir au duc de Rohan des conditions si généreuses qu'il e˚t été bien malvenu de les barguigner. Il recevait sa gr‚ce, ses biens lui étaient restitués, et on lui versait, pour le consoler de sa défaite, cent mille écus. Il y avait toutefois une ombre à ce tableau : le duc était tenu d'ores en avant de résider hors de France, et de prime au sein de la république de Venise, notre amie de toujours, laquelle, redoutant fort les empiétements des Espagnols, du Milanais, avait grand besoin d'un chef de guerre pour le moins aussi suffisant que l'était dans le camp adverse le marquis de Spinola.

On conduisit donc le duc de Rohan avec tous les honneurs possibles jusqu'à

Toulon o˘ sans tant languir on l'embarqua avec femme, fille et trésors jusqu'à la perle de l'Adriatique à laquelle il rendit, en effet, les plus grands services avant d'en rendre d'autres tout aussi précieux au roi, quand Sa Majesté l'employa à empêcher les Espagnols de 125

s'installer dans la Valteline : ce qui succéda, mais peur un temps seulement, faute de renforts.

Louis, je l'ai dit mille fois, avait trouvé très mauvais le venteux, pluvieux et tracasseux climat de La Rochelle et de l'Aunis. Mais à peine Nîmes fut-elle en juin 1629 tombée en ses mains, qu'il trouva la belle cité, malgré ses arbres et ses fontaines, tant chaude, étouffante et insufférable, qu'il ne pensa plus qu'à la quitter. Je n'oserais affirmer qu'il aimait, par-dessus tout, le climat de Paris, car dès qu'il sortait du Louvre, il se plaignait de la malodorance des rues de sa capitale. La commodité de Paris, c'était surtout que SaintGermain-en-Laye, berceau de ses maillots et enfances, en f˚t si proche, et que là, enfin, il pouvait respirer, et aussi chasser à loisir dans la garenne du Peq 1.

Il laissa donc le cardinal en Languedoc pour veiller à la bonne exécution de l'…dit de gr‚ce, et le quinze juillet quitta Nîmes. Et de façon tout à

fait brusque, inattendue, et comme toujours " au débotté " me fit dire, deux heures avant son départir, que je le devrais suivre. Il se peut qu'il se f˚t ramentu du désir que j'avais exprimé de me trouver en mon duché

d'Orbieu pour les moissons, mais je me gardai bien de lui en toucher mot, ni même de le remercier, de peur qu'il pens‚t qu'il avait cédé à ma suggestion, ce qui le rebroussait fort, étant si méfiant, si susceptible et si jaloux de son pouvoir.

Il n'emmena avec lui que Schomberg, Saint-Simon, Monsieur de Guron, les officiers de sa maison et moi-même et, pour son escorte, ses trois régiments préférés, chacun prétendant de reste, sans trop le dire, qu'il était meilleur àsoi seul que les deux autres.

Saint-Simon 2 - assurément le plus fin, le plus avisé, le plus fidèle, et le moins paonnant des favoris qui se sont succédé auprès du roi - était seul admis de façon perma-1. qu'on écrit maintenant Le Pecq.

2. Le père du mémorialiste.

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nente dans la carrosse royale, et " permanente ", c'est encore trop dire, car Louis, quand il était là, ne laissait pas quand et quand de l'en chasser - le pauvret devant alors se réfugier dans ma carrosse, ou celle de Schomberg, ou celle de Guron. Et comme un jour que je l'avais ainsi accueilli, ou plutôt recueilli, je lui demandais ce qu'il avait fait pour encourir l'ire du roi, il me dit avec un petit sourire

- Comme de tous ceux qui le servent fidèlement, Louis prend de moi des dégo˚ts.

- Et à quel propos ?

- Tantôt parce que dans la carrosse je parle trop, et tantôt parce que je ne parle pas assez.

- Et du cardinal, Louis prend-il aussi des dégo˚ts ?

- que voilà, dit Saint-Simon avec ce sourire malicieux et juvénile qui le rendait si plaisant à tous, que voilà, Monseigneur, une question délicate !

- Je la retire, dis-je, si vous la trouvez indiscrète.

- Nenni! Nenni! Louis aime, estime et admire le cardinal plus que tout autre être au monde, mais parfois son écrasante supériorité l'agace, et comme on fait à un cheval rétif, il lui donne alors un coup de caveçon qui lui meurtrit les m‚choires, pour lui ramentevoir qu'il est la monture et luimême le cavalier. Mais du diantre si je ne suis pas en train de vous dire, Monseigneur, ce que vous avez vous-même, comme moi-même, éprouvé.

- que voilà, dis-je en riant, une question délicate ! Mais pour parler à la franche marguerite, la réponse est "oui". Louis aime taquiner et tantaliser les gens qui le servent, et c'est dans cet esprit, je crois, qu'il m'a promis mon duché plusieurs mois avant de me le donner.

Là-dessus, toutefois, Saint-Simon resta clos et coi comme nonnette en carême, ce qui me donna à penser que le bruit qui courait à la Cour n'était pas faux, et qu'à lui aussi le roi avait promis un duché... Dieu bon!

m'apensai-je, que ce gentil écuyer a peiné peu pour avancer dans l'ordre de la noblesse, et comme d'autres ont peiné prou!...

Si bien je me ramentois, c'est dans l'avant-dernière étape 127

avant Paris que Louis m'accueillit dans sa carrosse, et il avait l'air en ce clair matin si malengroin que je me demandais si l'honneur qu'il me faisait ne tournerait pas à l'aigre en chemin. Le voyage débuta par un longuissime et déquiétant silence, car il allait sans dire que je ne pouvais pas ouvrir le bec avant qu'il n'ouvrît le sien, ce qui n'empêcherait en aucune manière Louis de me reprocher de ne parler point, si le silence se prolongeait.

Je fus donc fort soulagé quand, tirant une lettre-missive de la manche de son pourpoint, Louis me la tendit en disant

- Sioac, comme vous savez, je ne peux lire en carrosse, le branle me donnant la nausée. Voici un rapport que j'ai reçu ce matin de Monsieur le cardinal. Il m'en envoie un tous les jours, dit-il d'un air accablé, qui me donna aussitôt à penser qu'il e˚t été fort f‚ché, si Richelieu était resté

un jour, un seul, sans lui rendre compte des affaires du royaume. De gr‚ce, lisez cette missive.

- Tout haut, Sire ?

- Nenni ! Je ne vous saurais aucun gré d'assassiner le silence en ma carrosse. Lisez-la à voix basse, et quand vous en aurez fini, résumez-la à

voix haute. Monsieur le cardinal est toujours si long. Il n'en finit pas de donner des raisons àl'infini.

C'est justement cette dialectique socratique que j'admirais le plus chez Richelieu et de reste, j'avais ouÔ plus d'une fois Louis le louer pour la clarté, la méthode et le caractère exhaustif de ses exposés.

Je lus donc tout bas, pour "n'assassiner personne " en cette carrosse, la lettre de Richelieu, et je dis quand j'eus fini

- Sire, je suis prêt.

- Je vous ois, dit Louis, avec un air de grande lassitude qui cachait mal son plaisir d'être chaque jour par le cardinal renseigné sur tout.

- Sire, le cardinal vous écrit du ch‚teau de Piquecos.

- Piquecos ? dit Louis, que bizarre me paraît ce nomlà !

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- C'est un nom languedocien, Sire.

- Je l'avais deviné. Et o˘ est ce ch‚teau de Piquecos ?

- ¿ faible distance de Montauban, Sire.

- Voilà qui va bien. Monsieur le cardinal ne veut point dormir dans la ville qui vient de se soumettre à lui. Poursuivez, Sioac.

- Voici, Sire. Le corps de ville, lors de l'entrée du cardinal dans la cité, a voulu, quand il est descendu de son cheval, qu'il prît place sous un dais dressé en son honneur, mais Son …minence a refusé, arguant que c'était là un privilège réservé au roi.

- C'est bien, en effet, le cas, dit Louis, en laissant apparaître quelque satisfaction.

- Le cardinal a aussi refusé, pour la même raison, que les consuls de la ville escortent à pied sa monture jusqu'à la maison de ville.

- Et cette fois encore, il a bien fait. que sont, de reste, ces gens qui se donnent des noms romains ? Des consuls ! Sommes-nous à Rome ou à Montauban?

- Sire, <~ consuls " est le nom qu'on baille en votre Languedoc aux membres du corps de ville.