CHAPITRE 6

Une aile du 747 d'Air France plonge gracieusement, comme celle d'une mouette planant à la recherche de courants d'air ascendants. Le sol s'incline dans le champ de vision de Stone. Des forêts de bouleaux défilent. La Moskova couverte de plaques de glace se courbe autour d'un amas de datchas en bois. Les hautes cheminées de brique d'un complexe industriel font intrusion dans le ciel ; leurs fines ombres s'introduisent comme des doigts dans les plis du paysage. La neige, qui fond partout, s'attarde dans les champs labourés, donnant l'impression d'énormes serviettes de table blanches, étendues à sécher au soleil. 

Peu importe que Stone n'ait jamais encore posé le pied en Russie. Se sentir chez soi est une question de reconnaissance du paysage du cœur. Et Stone éprouve la sensation gênante de rentrer chez lui. Il se voit se précipitant lui-même dans son passé, redécouvrant des racines que son père et le père de son père ont abandonnées lorsqu'ils ont fui en Chine, avec une tête d'avance sur les bolcheviks, tant d'années auparavant.

Stone fait de son mieux pour réprimer le curieux mélange de peur et d'exaltation qui lui fait tourner la tête ; les Russes hors de Russie ont tendance à être des infirmes émotionnels qui ont perdu l'habitude de compter avec les sentiments et donc les suppriment habituellement. Il se concentre sur l'ombre de l'avion filant au-dessus du sol, grandissant, s'élevant jusqu'à les rencontrer. Les roues touchent le sol et laissent sur la piste des traces noires de gomme brûlée ; brûlé aussi, le paysage du cœur de Stone !

— Je ressens la même chose, murmure la Française grassouillette assise dans le siège à côté de celui de Stone. (Elle a essayé, visiblement sans succès, de lier conversation avec lui dès le moment où il a rejoint le groupe de touristes français à l'aérodrome du Bourget dans la banlieue parisienne. À présent, voyant l'expression de Stone, elle se penche vers lui pour le mettre dans la confidence.) C'est électrisant de penser que tous les gens, dehors, sont des communistes, non ?

Stone passe le dos de son pouce sur sa moustache, ajuste ses lunettes, sourit poliment.

— Les musées sont ce qui m'attire, dit-il, pas les communistes. (Il hausse les épaules en guise d'excuse.) J'enseigne l'histoire de l'art dans un lycée.

L'aéroport est exactement tel qu'Avions et Trains l'a décrit : des Ouzbeks avec des valises de carton pleines à craquer, allongés sur les bancs, leurs manteaux leur servant d'oreiller ; des pendules électriques qui donnent des heures différentes ; des emballages de bonbons débordant des quelques cendriers qui n'ont pas été volés ; des familles entières campant dans les coins et attendant des avions qui n'apparaissent sur aucun tableau horaire ; des femmes aux ongles sales poussent des cris aigus de triomphe, absorbées par un jeu de cartes appelé « imbécile ».

Intimidés, mais faisant de leur mieux pour ne pas le montrer, les touristes français passent au contrôle des passeports. Le jeune officier du passage de la frontière, derrière son bureau, fait signe à Stone d'enlever ses lunettes, puis scrute la photo du passeport et le visage, les comparant pendant un long moment. Apparemment satisfait, il passe son pouce dans un carnet à feuilles mobiles, tamponne la page du passeport sur laquelle figure le visa, referme le passeport avec un claquement et le rend à Stone. Il y a une longue attente pour les bagages, et lorsque enfin ils arrivent, c'est la ruée pour s'aligner devant les inspecteurs des douanes. Stone choisit le plus jeune du lot, une femme à la coiffure crêpée et à la jupe ridiculement courte qui provoque de petites exclamations des Parisiennes qui portent les leurs à la cheville depuis déjà plusieurs années. Le premier de la file, un bruyant vendeur d'assurances de Lyon qui porte une perruque, se trouve en fâcheuse posture quand l'inspecteur des douanes découvre un numéro de Play boy dans sa valise. Elle appelle son chef, qui examine soigneusement la page centrale avant de hocher gravement la tête et de rendre le magazine à son propriétaire. 

Quand c'est au tour de Stone, la femme se livre à une rapide inspection de son antique valise et des vêtements méticuleusement pliés. Elle est davantage intéressée par les deux livres d'histoire de l'art qu'elle trouve dans sa petite sacoche d'épaule, et par le roman policier qui dépasse de la poche de sa veste. Elle se fatigue à lire chaque mot des quatrièmes de couverture, puis rend les livres et fixe son regard inexpressif sur le touriste suivant. 

Stone, qui attend que les autres membres du groupe aient passé la douane, contemple distraitement deux jeunes gens, des Moscovites, d'après leur accent, qui discutent à un autre comptoir avec un inspecteur des douanes de sexe masculin. Celui-ci ne veut rien savoir et les deux jeunes garçons se mettent à contrecœur à dénouer les ficelles qui entourent leurs valises. Les yeux aux lourdes paupières de l'inspecteur s'animent tandis qu'il commence à sortir de la valise tout un assortiment de blue jeans, transistors japonais, disques, cassettes, montres-bracelets, chaussures d'hommes à hauts talons, écharpes bariolées et autres babioles en plastique qui, à Moscou, passent pour des trésors. Une foule se rassemble ; d'un geste impatient, deux policiers en uniforme font signe aux gens de circuler. L'inspecteur en chef arrive à pas lents, palpe une écharpe de soie, essaye de lire les gros titres du journal dans lequel les cassettes sont emballées, enfonce le bras dans une jambe de blue jeans et extrait un petit sac de velours rouge avec une étoile de David brodée dessus. Puis il en trouve un deuxième, puis un troisième. L'humeur vire. L'un des garçons commence à s'éponger nerveusement le front avec une écharpe de soie.

Stone contemple le sac de velours rouge. Un talleth juif ! Son cœur se serre au souvenir de son grand-père le présentant cérémonieusement, le jour de sa Bar Mitzvah, avec un talleth bien à lui. 

Stone est repoussé avec les autres, et il rejoint son groupe au car. Une guide sémillante de l'Intourist est assise sur un fauteuil pivotant à côté du chauffeur et souffle dans un micro pour voir s'il fonctionne.

— Bienvenue à Moscou, dit-elle dans un français prudent. L'aéroport où vous avez atterri s'appelle Vnoukovo. Vous allez séjourner à l'hôtel Rossiya, le plus grand hôtel du monde, sur la place Rouge. Le trajet jusqu'à l'hôtel dure une heure trois quarts. 

Le trajet jusqu'à Moscou se révèle être une expérience exaltante pour Stone. Le Comité des Quarante et ses babillages sur une guerre et demie sont à un monde de distance ; même Koulakov semble une invention de son imagination. Il est saisi par des spectacles et des sons qui remuent de faibles souvenirs ; des choses sur lesquelles ses yeux ne se sont jamais posés lui sont douloureusement familières. Les premières charrettes de kvas apparaissent dans les rues, et les Moscovites font déjà avidement la queue et comptent leurs kopecks. Le car dépasse un camion en stationnement plein à ras bord de choux provenant des fermes collectives les plus proches, des usines aux murs couverts de marteaux et de faucilles et de slogans, les premiers amas de maisons préfabriquées entourées de trous et de sentiers boueux sur lesquels des planches ont été jetées pour que les résidents passent dessus au sec. Il y a l'immense statue d'un Lénine pensif, de longues files de gens aux arrêts d'autobus, et les premières boutiques aux vitrines décolorées offrant un reflet de la route. Des taxis et de luisantes Zil noires aux rideaux tirés sur leur occupant les dépassent. Un policier avec des gants blancs et un bâton régule la circulation le bras levé de façon à ce qu'une classe de maternelle, marchant en double file – chaque enfant tenant le manteau de celui de devant –, puisse traverser. Un accident sans gravité entre un camion militaire et un taxi crée un embouteillage à la porte Kalouga, connue aujourd'hui sous le nom de place Gagarine. Stone examine les immeubles en forme de croissant de chaque côté de la route. Le guide de l'Intourist ne le dit pas, bien sûr, mais ces logements furent construits par des prisonniers, dont l'un d'eux décrivit l'expérience plus tard dans un livre intitulé Le Premier cercle. 

Et puis les voilà dans l'épais tourbillon de la circulation du centre qui s'écoule en des boulevards immensément larges autour du Kremlin, sinistre forteresse où les envahisseurs tartares plantèrent leurs étendards du haut de leurs chevaux six cents ans plus tôt. L'énorme gouffre financier, l'hôtel Rossiya, apparaît devant eux à côté de la Moscova. 

La stratégie, concoctée par Entrées et Sorties, est assez simple. Stone, voyageant avec un passeport français établi au nom de Bernard du Bucheron, quarante-deux ans, célibataire, enseignant l'histoire de l'art au lycée Carnot à Cannes, fait semblant de recevoir les consignes concernant sa chambre auprès du guide de l'Intourist.

— Dîner dans une demi-heure dans la salle à manger à l'angle, indique-t-elle à son troupeau, et ses membres obéissants se hâtent d'aller défaire leurs bagages, critiquer la plomberie et béer devant les dômes bulbeux et colorés de la cathédrale Saint-Basile. Stone emporte sa valise dans sa chambre, verrouille la porte et se met rapidement au travail. Il vide la valise, découpe la doublure, fourre une partie des roubles dans les poches de sa veste et le reste dans sa sacoche d'épaule, ainsi que des chaussettes de rechange, des sous-vêtements et plusieurs chemises propres. Il étale sur le lit les quatre jeux de papiers d'identité russes. Il en coud trois dans la doublure de la veste de son costume ; le quatrième – l'identité avec laquelle il va commencer – va dans sa poche poitrine. La moustache est décollée et jetée dans l'eau des toilettes, les lunettes rangées dans une poche (il les jettera à la première occasion). Stone vérifie qu'un exemplaire de Grani, la revue antisoviétique publiée à Paris par des émigrés, se trouve toujours dans la doublure découpée de la valise ; quand les Russes en viendront à fouiller sa chambre, ils tomberont sur l'exemplaire de Grani et (espérons-le !) supposeront que le Français qui est entré dans le pays sous le nom de Du Bucheron n'était qu'un commissionnaire de Grani avec une valise pleine de revues subversives. Ce genre de choses arrive tout le temps ; la police cherchera le commissionnaire, a supposé Entrées et Sorties, mais sans trop d'ardeur. 

Stone passe un peigne dans ses cheveux, change sa raie de côté, et s'examine dans la glace de la salle de bains ; le pardessus est vieux, sans rien de particulier, les chaussures italiennes (disponibles au marché noir), le chapeau est celui d'un bureaucrate russe typique.

Il est prêt à disparaître dans la foule bruyante des Moscovites qui se hâtent de rentrer chez eux pour y prendre leur dose d'anesthésique (vodka, poésie, ou sexe) qui marquera encore une fois la fin d'une journée.

 

 

C'est le genre de fille qui se remarque dans n'importe quelle foule, sans parler d'une foule russe. Stone la repère exactement là où Résidences Clandestines lui a dit qu'elle se trouverait ; flânant contre le côté d'un kiosque dans le passage souterrain qui va de la rue Gorki à la place Rouge.

— Elle a environ vingt-cinq ans, et les traits d'un beau garçon, a dit Résidences Clandestines (qui a été lui aussi un beau garçon autrefois). Ma source de renseignements, qui a été un genre de poète manqué* malgré ses antécédents militaires, a affirmé qu'elle avait toute l'innocence d'un chaton regardant dans un miroir pour la première fois. Cherche un visage fin, des lèvres fines, un long nez fin – je crois qu'on le décrit généralement comme aquilin –, d'épais sourcils, pour ainsi dire pas de hanches, une poitrine absolument plate. Elle porte les cheveux courts, plaqués en arrière par un foulard. Des traits nets. Un profil de beaupré – nez, mâchoire tendus en avant – ici Résidences Clandestines a fait une imitation acceptable – le genre de visage qui a l'air parfaitement naturel avec du vent lui soufflant dessus, si tu vois ce que je veux dire. 

Plusieurs des femmes qui ont fait leurs courses, luttant avec des paquets et mortes de fatigue d'avoir fait la queue, regardent avec une évidente jalousie son pantalon à pli enfoncé, dans le style parachutiste, dans ses coûteuses bottes italiennes, la large ceinture en tissu de l'armée avec l'étoile rouge sur la boucle de cuivre poli, sa veste de fourrure raccourcie jusqu'à la taille, récupérée sur un élégant manteau qui raclait le sol lorsque débuta sa vie quarante ans plus tôt.

— Il te faudra t'approcher d'elle pour avoir confirmation du point suivant, l'a prévenu Résidences Clandestines. Ses pupilles sont si énormes que les gens croient qu'elle a les yeux noirs. En fait, l'un est vert, l'autre kaki. Ne me regarde pas comme ça, Stone ! C'est ce que jure l'attaché de l'air qui a couché avec elle.

Stone est suffisamment près à présent pour voir par lui-même : des pupilles énormes, un œil vert, l'autre kaki. Et encore autre chose dans ses yeux, quelque chose qu'il se souvient avoir vu dans ceux de son grand-père, alors qu'il scrutait, nuit après nuit, de vieilles photos de la guerre civile : une faim qui ne provient pas du fait de ne pas manger assez.

— Qui vous a autorisé à regarder ? demande la fille. (Le nez, la mâchoire pointent avec arrogance.) Si vous êtes intéressé, faites-moi une offre que je ne puisse pas refuser. Si vous faites seulement du lèche-vitrines, tirez-vous.

Stone parvient à faire un large sourire.

— Je suis intéressé, dit-il lentement. Qu'est-ce que je peux m'offrir avec dix roubles ?

« Elle est extrêmement indépendante, l'a prévenu Résidences Clandestines. Si ta tête ne lui plaît pas, c'en sera fini. »

La fille examine Stone de la tête aux pieds.

— Moi, pour commencer, avec un verre de vodka jeté dedans si vous n'êtes pas trop grossier.

— J'ai besoin de plus, dit Stone. (Il l'entraîne hors du flot des passants.) J'ai besoin d'un toit sur ma tête.

— Essayez un hôtel, riposte la fille, l'air moqueur.

— Les hôtels ne me conviennent pas, dit Stone. Ils veulent voir toutes sortes de papiers. J'ai besoin de quelque chose de plus discret.

« À tout moment, lui a expliqué Résidences Clandestines, il y a à Moscou des milliers de Russes en situation illégale – ils vendent ou achètent au marché noir, corrompent des fonctionnaires, se dérobent au service militaire, pourchassent de grosses cargaisons de matières premières pour leurs usines, etc. Ceux qui n'ont pas de proches s'installent habituellement avec des prostituées pour rester en dehors des projecteurs. Le problème c'est simplement de les payer suffisamment pour qu'elles ne tuyautent pas la milice. » 

La fille, à présent, parle affaires.

— Combien de temps comptez-vous rester à Moscou ?

— Ça dépend de comment marche mon travail, dit Stone. Qu'est-ce que je peux m'offrir avec vingt-cinq roubles ?

La fille dit :

— Avec vingt-cinq roubles par jour, payés d'avance, vous vous offrirez un lit chaud, un petit déjeuner chaud, mon corps chaud et pas de questions. (Soudain son visage s'éclaire d'un sourire.) Je suis du genre curieux… Il se pourrait que je fasse une hypothèse ou deux.

Stone lui tend la main.

— Il y en aura cent de plus quand je partirai si je n'ai pas été ennuyé par la milice, lui promet-il. Mon nom est Pavel.

— J'l'aurais parié, dit la fille en riant, et elle scelle le marché d'une poignée de main. Je suis Ekaterina. Mes amis, et j'en ai tellement que je ne sais pas quoi en faire, m'appellent Katiouchka.

Elle passe son bras sous celui de Stone et se met en route à grandes enjambées vers la rue Gorki.

— Vous avez de la chance, dit-elle aimablement à Stone. Mes règles viennent de finir. Quand j'ai mes règles, je ne couche qu'avec les femmes.

Katiouchka conduit Stone à sa petite Zigouli, la Fiat fabriquée en Russie.

— Faim ? demande-t-elle. (Stone hoche la tête, et elle dit :) Je peux organiser quelque chose à l'Union des Écrivains, si ça vous convient, ou un dîner privé à l'appartement d'une femme que je connais. Ça vous coûtera vingt roubles pour nous deux, et ça inclut une bouteille de vodka polonaise et une de vin rouge de Géorgie, bien que je préfère la bière, si ça vous est égal.

Servi dans un appartement au rez-de-chaussée d'un immeuble situé dans une des communes satellites, à vingt-cinq minutes de la ville vers le nord, le repas est fait maison et les portions sont généreuses. Un petit garçon se montre de temps en temps et débarrasse les assiettes sales lorsque Katiouchka lui fait signe. Un disque de chants traditionnels russes se fait entendre à l'arrière-plan, et la pièce est éclairée aux chandelles. Katiouchka les contemple – Stone remarque encore une fois ses énormes pupilles – sans parler durant un long moment.

— Pourquoi portez-vous vos bagues avec les pierres vers l'intérieur ? demande Stone.

Elle sort de sa rêverie.

— Je les porte comme ça parce que ma mère porte les siennes comme ça. Et elle les porte comme ça parce que l'intérieur des mains ne vieillit pas. (Elle rit gaiement.) On dit que la paume d'une femme a toujours l'air d'avoir quinze ans. (Les flammes des chandelles qui sont courtes et régulières, soudain s'amenuisent et vibrent faiblement, comme si on soufflait sur elles.) Les esprits sont dans la pièce avec nous, chuchote la fille, là – elle fait un signe du regard – au-dessus de nos têtes, ils flottent, ils écoutent.

Stone a l'impression qu'elle s'invente un personnage à mesure qu'elle avance.

— Croyez-vous aux esprits ? demande-t-il.

Le petit garçon apporte un plat de kourniki, composé de poulet en croûte et des petits pois, et le pose devant Stone. La mère du garçon, qui fait la cuisine, place une deuxième assiette devant la fille. Katiouchka parle la bouche pleine : 

— Je suis le septième enfant d'un septième enfant. Je suis un esprit. Je lis dans les paumes, les entrailles, les feuilles de thé. Je peux avoir des nouvelles de quelqu'un en ouvrant un livre au hasard. Quand je rêve, je fais les rêves de quelqu'un d'autre – j'essaye de découvrir cette personne depuis mon enfance. Je porte toujours mes chandails à l'envers pour que ça me porte chance. Vous croyez que je plaisante. Dites-le, vous ne m'offenserez pas. Tiens, donnez-moi votre paume.

Stone hésite, mais Katiouchka insiste. Elle l'examine longuement à la lueur de la chandelle, traçant des lignes du bout de ses doigts, retournant la paume pour étudier les ongles de Stone, puis la retournant encore pour contempler davantage les lignes. Finalement elle lève les yeux.

— Vous ne travaillez pas avec vos mains, dit-elle doucement, ce qui signifie que vous travaillez avec la tête.

— N'importe qui peut voir ça, ironise Stone.

Katiouchka sourit légèrement.

— Vous progressez lentement pour éviter l'arrivée car c'est le voyage qui vous intrigue. (Elle s'interrompt.) Vous avez le sentiment d'être de retour à la maison. (À nouveau elle s'interrompt.) Vous avez eu de la malchance, mais la chance vous sourit naturellement. Vous en avez eu tellement que vous croyez que c'est votre dû. Moi, je dois travailler à longueur de journée. Je dois fabriquer ma chance. J'en ai la nausée. (Elle touche du bout du doigt un point dans la paume de Stone où une ligne en rencontre une autre et s'écarte.) À Moscou, vous trouverez ce que vous cherchez mais vous ne vous en servirez pas.

Dehors, dans la Fiat, Katiouchka dit abruptement :

— Ça me plaît que tu aies laissé un rouble au garçon.

(Elle utilise le « Ti » intime presque comme si c'était une récompense, mais repasse immédiatement au « Vui » plus formel.) 

— Ça vous ferait plaisir d'écouter de la musique de danse maintenant, ou bien préférez-vous faire l'amour et dormir ?

Stone indique qu'il préférerait en rester là, et elle prend la direction de sa maison, un appartement au dernier étage d'un immeuble qui surplombe le zoo de Moscou.

— Ça présente certains avantages, explique-t-elle, quand on fait mon métier. C'est central, les deux personnes avec qui je partage l'appartement sont discrètes, et on peut entendre le braiement des animaux en bas quand ils sont en chaleur. C'est un son très excitant.

— C'est comme ça que vous vous distrayez, demande Stone, en écoutant les animaux en chaleur ?

— Je me distrais du mieux que je peux, répond-elle. Quand j'étais jeune et que je me souciais énormément de choses qui ont cessé de m'intéresser, j'essayais de saboter les orchestres de danse qui jouaient cette horrible musique soviétique. Je m'avançais devant l'orchestre – elle donne un coup de klaxon, fait une queue-de-poisson à une voiture lente et brûle un feu rouge – et je suçais un citron devant eux. Ça faisait saliver les joueurs de cuivres et ça gâchait le morceau.

— Et maintenant ? demande Stone.

Katiouchka ne comprend pas la question.

— Et maintenant quoi ?

— Que faites-vous pour vous distraire, maintenant ?

De nouveau elle sourit, bien que son sourire soit plus triste cette fois.

— Maintenant je m'hypnotise avec des peut-être. Par exemple, peut-être notre univers avec ses milliards de galaxies dérivant à travers des étendues d'espace infinies est-il une molécule d'un grain de sable dans un monde gigantesque. Qu'y a-t-il de si absurde là-dedans ? Chaque fois que nos savants regardent dans un microscope, ils y voient des mondes de plus en plus petits. Pourquoi ce ne serait pas pareil quand ils regardent dans un télescope ?

Ils traversent le hall de l'immeuble sur la pointe des pieds, passent devant le gardien de nuit dont la tête a sombré sur la page ouverte de la Pravda, sur le bureau. Son fromage de chèvre, son pain et sa Thermos de thé sont dans un panier à ses pieds. 

— Certains disent qu'il est tellement vieux qu'il travaillait pour le KGB quand c'était encore la Tchéka, chuchote Katiouchka. Posant un doigt sur ses lèvres, elle fait signe à Stone de ne pas faire de bruit. Ils montent les cinq étages à pied car l'ascenseur réveillerait le vieil homme. Elle introduit sa clé dans la serrure, et le tenant par la main elle le conduit à travers un long couloir sombre jusqu'à la chambre.

— Les toilettes sont ici, la cuisine là, chuchote-t-elle. Vous rencontrerez mes colocataires demain matin.

Katiouchka allume la lumière d'un coup de pouce et Stone entre dans la chambre.

« Normalement, tu ne peux pas dire quels sont les goûts des Russes d'après les choses qui se trouvent dans leurs appartements, avait prévenu Résidences Clandestines. C'est parce qu'ils n'achètent pas ce qu'ils veulent, mais ce qui est disponible. Elle fait exception à la règle. Elle n'achète jamais, elle troque. Services rendus contre articles qui lui tapent dans l'œil. Croirais-tu qu'elle a même une serre sur son toit ? »

La pièce est douce, des coussins abricot sont empilés dans un coin à côté de la chaîne japonaise et de la collection de disques. La moquette est blanc cassé. Le matelas, qui est posé sur une plate-forme de bois, basse, est recouvert d'un grand couvre-lit en patchwork et d'une autre petite montagne d'oreillers. Les fenêtres ont des doubles vitres, et l'espace entre les deux est rempli de mousse répandue sur du coton, afin d'éviter que les fenêtres s'embuent. Sur un mur se trouve une exquise icône du dix-huitième siècle avec une mince bougie de cire de chaque côté. Il y a une étagère basse pleine de livres ; Stone entrevoit les poèmes de Pasternak et un livre rare de Mandelstam intitulé simplement Poèmes. Suspendu au-dessus du lit et illuminé par un spot situé de l'autre côté de la pièce, une grande peinture à l'huile représentant la Vierge à l'Enfant est à la fois réaliste et romantique. Katiouchka remarque le regard de Stone. 

— Le peintre qui a fait ça n'était pas autorisé à vendre ses toiles, dit-elle. Les autorités qui s'y connaissent en la matière lui ont dit que ce n'était pas de l'art, et qu'en conséquence, vendre ça constituerait une fraude. Quelques années plus tard, lorsque le peintre a émigré en Israël, les mêmes autorités lui ont dit qu'il ne pouvait pas emporter son œuvre hors du pays car elle était considérée comme de l'art. Alors il me l'a confiée. Ça me plaît que vous l'aimiez.

Un chat noir charbon, le dos arqué, le poil dressé, apparaît sorti de nulle part et se frotte contre la jambe de Katiouchka. Elle le prend dans ses bras et l'embrasse sur la bouche.

— Ceci est mon ombre, dit-elle à Stone. Je l'appelle Thermidor. Il a la particularité d'être le seul chat gaucher qui existe.

Stone s'installe sur le lit bas.

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Oh, j'ai un sixième sens pour ces choses-là, dit-elle l'air mystérieux. (Elle pose le chat avec douceur au milieu d'un grand coussin et commence à se déshabiller.) J'ai un penchant particulier pour les chats. Ils ont le même pour moi. Thermidor, par exemple, sait sans que je le lui aie jamais dit que j'ai peur du tonnerre. Je me représente toujours deux grands nuages s'écrasant l'un contre l'autre, quelque chose comme des navires dérivant l'un vers l'autre. Boum !

Katiouchka allume les bougies de chaque côté de l'icône, éteint les autres lumières, met en marche une cassette de Stan Kenton enregistrée sur la Voix de l'Amérique. Nue, maigre comme un clou dans la lueur vacillante des bougies, ses mamelons projetant de grandes ombres sur sa poitrine plate, elle se laisse tomber sur les genoux devant Stone et commence à lui délacer ses chaussures. Quelque part en contrebas résonne le bruit lointain d'un animal qui braie.

— C'est une femelle zèbre, explique-t-elle en souriant à demi. Elle est en chaleur. (Elle regarde Stone droit dans les yeux, la tête penchée sur le côté.) Comment aimez-vous faire l'amour ? demande-t-elle.

— Étonnez-moi, réplique Stone.

Et c'est exactement ce qu'elle entreprend de faire.

 

 

— Debout. (Katiouchka donne un coup de coude dans les côtes de Stone. Il roule sur le côté et enfonce sa figure dans l'oreiller, mais elle insiste.) Allez, dit-elle d'un ton cajoleur.

— Quelle heure est-il ? (À contrecœur, Stone se tourne vers elle.)

Elle ignore la question.

— J'ai deviné, lui dit-elle.

— Qu'est-ce que tu as deviné ? demande Stone, irrité parce qu'elle l'a réveillé. (Il remonte la couverture sous son menton.) Bon Dieu, on gèle ici.

— C'est ton russe qui m'a ouvert les yeux, explique-t-elle. Tu le parles très bien. Où as-tu appris ?

Stone est instantanément en alerte.

— Je croyais que notre arrangement incluait qu'il n'y aurait pas de questions.

La bouche de Katiouchka est très près de l'oreille de Stone.

— Tu n'es pas russe, dit-elle avec excitation. (Elle pose un doigt sur ses lèvres dès qu'il commence à nier.) Ne t'embête pas à mentir. C'est inutile.

Stone réussit enfin à placer un mot. Il s'efforce de garder le ton léger comme s'il poursuivait une bonne plaisanterie.

— Qu'est-ce qui te fait croire que je ne suis pas russe ?

Elle sourit dans l'obscurité.

— D'abord, il y a ta façon de manger. Tu traites la nourriture comme si c'était du carburant. Un Russe devant un repas comme celui que tu as eu hier soir en savoure chaque bouchée. Et puis il y a ta façon de boire la vodka. Tu ne bois pas pour oublier, comme nous faisons. Tu bois comme un mécanicien met de l'huile sur un essieu – pour la lubrification. Et puis il y a ta façon de faire l'amour. Tu ne fais pas l'amour comme un Russe. J'ai fait l'amour avec des Français, des Allemands, des Finnois, et une fois avec un Américain. Il se coupait les cheveux dans le style militaire et disait qu'il était homme d'affaires, mais j'ai découvert qu'il travaillait à l'ambassade américaine. Mes étrangers étaient comme toi au lit. Ils essayaient autant de donner du plaisir que d'en recevoir. Les hommes de chez nous n'aiment pas à ce point la fellation et ils sont très rapides. Et puis il y a ceci – Katiouchka plonge la main sous les draps et trace le contour du pénis de Stone du bout du doigt. Je n'ai encore jamais vu un Russe avec un pénis circoncis. Même les Juifs avec lesquels j'ai fait l'amour ne l'avaient pas, soit parce qu'ils étaient nés sous Staline, soit pendant l'occupation allemande, et que c'était dangereux d'être circoncis. Je me suis toujours demandé, est-ce qu'on a moins de sensations avec un pénis circoncis ?

Stone a un rire gêné.

— Je n'ai aucun point de comparaison.

— Là d'où tu viens, est-ce que les filles prennent le sexe de l'homme dans leur bouche comme je le fais ? veut-elle savoir.

— Comment saurais-je une telle chose, répond Stone. (Il se sent au bord de la panique ; toutes ces années de préparation laborieuse pour se retrouver au lit avec une prostituée qui est sûre qu'il n'est pas russe parce qu'il est circoncis ! Bien, il a d'autres identités, et d'autres adresses.)

Katiouchka lit dans sa pensée.

— Tu n'as pas à t'en faire, lui dit-elle. Ça me plaît que tu sois un étranger. Je ne te dénoncerai pas. (Oublieuse du froid, elle saute hors du lit, allume la lumière, fourgonne dans une malle d'osier et en ressort une chemise en plastique qu'elle présente à Stone.) Tiens, tu liras ces feuilles, lui ordonne-t-elle. Et ensuite je te raconterai l'histoire qui est derrière.

Il y a deux feuilles de papier, toutes deux rendues friables par le temps, à l'intérieur de la chemise en plastique. Chaque document est accompagné d'une traduction manuscrite agrafée à celui-ci. Stone prend soin d'ignorer les textes originaux en anglais, et lit leurs traductions en russe. Le premier est une citation britannique pour bravoure décernée à un certain Alexandre Efimov. La citation spécifie qu'Efimov, alors qu'il opérait comme partisan derrière les lignes allemandes en Pologne, a sauvé la vie de quatre aviateurs britanniques dont l'avion avait été abattu tandis qu'ils tentaient de larguer des vivres et du matériel à Varsovie pendant le soulèvement. Le deuxième papier est une lettre manuscrite envoyée à Efimov par le capitaine de l'armée de l'air Frank Peterson. La lettre, datée du 4 mars 1946, remercie Efimov de lui avoir sauvé la vie et d'avoir organisé son évasion vers l'Union soviétique. Peterson termine ainsi sa lettre : « Si vous veniez un jour à Londres, soyez assuré d'un accueil très chaleureux de ma famille. Notre adresse : 4, Cambridge Gate, Régents Park, Londres. Salutations distinguées, Frank Peterson. »

— C'est comme ça, dit Katiouchka, se lovant contre le corps tendu de Stone, plaçant sa main à présent froide sur le pénis de celui-ci. Alexandre Efimov était mon père. Il a été fait prisonnier au début de la guerre, et il a passé trois ans dans un camp de concentration en Pologne. Lui et quelques autres ont réussi à s'évader et à rejoindre la résistance polonaise. C'est là qu'il a sauvé la vie de Peterson. C'est parce qu'il était un partisan que mon père ne s'est pas retrouvé en Sibérie comme tous les autres prisonniers de guerre à leur retour. Mais en 1946, il a reçu une lettre au courrier l'invitant à se rendre à l'ambassade britannique afin d'y être décoré pour avoir sauvé la vie de quatre aviateurs britanniques. Ma mère l'avait prévenu que cela apporterait des ennuis, mais mon père était un homme très fier, alors il a emprunté un costume et y est allé. Il est rentré à la maison avec la décoration sur sa poitrine et cette citation, et la lettre de Peterson. Une semaine plus tard il était arrêté comme espion britannique et embarqué pour la Sibérie. Ma mère a fait la queue toutes les semaines pendant six ans pour lui envoyer tout ce qu'elle pouvait gratter – du tabac, des chaussettes chaudes, du lard. Quand elle rentrait, ses lèvres étaient bleues de froid et de peur. Elle n'a jamais su s'il recevait les colis. Elle ne l'a jamais revu. Elle n'était autorisée à recevoir qu'une seule lettre par an. Un jour l'un des colis est revenu avec le tampon « décédé ». (Katiouchka sourit tristement.) Ici on ne pleure jamais de tristesse, seulement de bonheur. Comme ça on pleure moins.

Il existe une école de pensée, appuyée par un bon nombre d'expériences vécues, qui soutient qu'un agent opérant sur le terrain ne devrait pas faire confiance à sa propre mère. Il existe une autre école, à laquelle Stone a toujours adhéré en principe, qui soutient qu'il vous arrive autant de coups de chance que de coups du sort et qu'on serait bien bête de ne pas en tirer avantage. Stone, qui se concentre si fort qu'il en oublie le froid et la main de Katiouchka sur son organe sexuel, contemple son « coup de chance » : il a trouvé un gîte, comme prévu, avec une prostituée qui – et voilà la prime – possède un chat qu'elle appelle « Thermidor » et se prétend secrètement antisoviétique. S'il pouvait la croire, cela ouvrirait toutes sortes de possibilités opérationnelles.

— Si seulement je pouvais te croire, dit Stone prudemment.

— Je te ferai rencontrer ma mère, chuchote Katiouchka avec ardeur. Ensuite tu me diras ce que je peux faire pour t'aider, mon bel étranger circoncis.

 

 

Le matin fond sur Stone avec une soudaineté froide et ensoleillée ; des flots de lumière se déversent à travers les doubles fenêtres, le coton et la mousse entre elles, délavant les coussins abricot au point qu'ils ressemblent à du sable blanchi. Katiouchka n'est visible nulle part, bien qu'elle ait laissé des traces derrière elle : une empreinte presque imperceptible sur l'oreiller près de Stone ; un pantalon à plis, un ceinturon militaire, éparpillés là où elle les a jetés la veille ; et l'ombre de Katiouchka, le chat nommé Thermidor, qui boude sur les coussins abricot délavé, observant avec un détachement ennuyé le dernier de la longue liste de visiteurs de sa maîtresse.

— Katiouchka, appelle Stone.

Il vérifie en hâte le contenu de sa sacoche d'épaule ainsi que la doublure de sa veste, constate qu'on n'y a pas touché, s'habille vivement, se glisse en chaussettes dans l'entrée, écoute. On entend des bruits d'assiettes posées sans ménagement sur une table, des bruits de petit déjeuner qui se prépare. Des bruits normaux, non inquiétants. Stone, prudent, va sur la pointe des pieds jusqu'à la cuisine et entrebâille la porte.

— Ça te fera froid dans le dos, avait dit Résidences Clandestines, même si je te préviens. C'est sa tête crachée, un double parfait. Il garde même la moustache taillée, bien qu'il sorte rarement à cause du risque de se faire tabasser. Mon attaché de l'air le soupçonne d'être complètement fou, mais inoffensif.

Et le voici en chair et en os, Joseph Djougachvili, mieux connu sous le nom de Staline, quatre-vingts ans au bas mot et toujours vert, retournant patiemment le toast sur le grille-pain et empilant ceux qui sont prêts sur un plat.

— Quel livre il pourrait écrire, s'était émerveillé Résidences Clandestines. Imagine être la doublure de Staline pendant toutes ces années. Apparaître au Bolchoï alors que le grand homme s'enfermait derrière les murs du Kremlin et menait la guerre. Passer en revue les soldats rassemblés par rangs de soixante sur la place Rouge. Serrer les mains de tous ces gens qui l'accueillent. Pendant la guerre, Staline passait toutes ses nuits débout jusqu'à l'aube avec ses généraux, déplaçant ses unités sur une carte des combats géante. Il était trop fatigué pour paraître en public le matin. Alors son double est devenu connu dans le cercle des intimes comme le Staline du matin. (Résidences Clandestines avait cligné de l'œil.) C'est une folle, bien sûr, notre Staline-du-Matin. Robes vaporeuses. Yeux maquillés. Il teint ses cheveux gris. Et attend de voir l'autre moitié du couple !

L'autre moitié du couple, comme l'appelait Résidences Clandestines, est un travesti à qui il arrive parfois d'être un monsieur (qui répond au nom de Ilyador Alexandrovitch), et parfois une dame (Isadora Alexandrovna). Ilyador (il traverse présentement une période masculine) est un quinquagénaire bouffi, avachi, avec une étincelante dent en or, et une déprime permanente, comme une femme après un accouchement ou avant ses règles. Alors qu'il plie méticuleusement des serviettes de papier en triangles, il aperçoit Stone à la porte, donne un coup de coude à Staline-du-Matin.

— C'est ici, cher, dit-il. (Ils interrompent tous deux leurs occupations pour jauger Stone.)

— Le toast est en train de brûler, dit Stone. Où est Katiouchka ? (Il fixe de nouveau le double de Staline, ne pouvant en croire ses yeux.)

Staline-du-Matin élève lentement son menton vers le toit.

— Elle fait joujou, dit-il avec condescendance. (Après toutes ces années à s'être fait passer pour le grand homme, quelque chose lui en est manifestement resté. Son regard est froid et assuré. Il parle comme parlent les gens qui s'attendent à ce que les autres, tout naturellement, boivent chacune de leurs paroles.) Je lui ai dit qu'elle plantait ses bégonias trop tôt, mais c'est un être indépendant, elle fait les choses comme elle les sent.

Stone trouve la porte conduisant à l'échelle et au toit. La serre de Katiouchka date d'après son aventure brève mais riche en informations avec l'attaché de l'air américain. Résidences Clandestines savait qu'elle rêvait d'en avoir une ; il savait aussi qu'elle avait déjà « troqué » ses services contre les matières premières dont elle avait besoin. Et la serre est là, fait accompli*, doubles panneaux de verre dans un cadre de bois épais, sorte d'appentis construit contre le mur mitoyen de l'immeuble voisin qui s'élève trois étages au-dessus de celui où vit Katiouchka. 

— Entre, crie-t-elle joyeusement de l'intérieur de la serre. Enfin, si tu ne souffres pas d'allergies, viens visiter mon acte de défi.

— Qu'est-ce que tu défies ?

— L'hiver !

Stone s'appuie contre l'un des radiateurs de la serre qu'un branchement pirate relie au système de chauffage central de l'immeuble, et la contemple tandis qu'elle nettoie les feuilles maladives d'un medinila magnifica avec un morceau de coton humide tout en murmurant des paroles d'encouragement à la plante qui a survécu à un hiver moscovite. 

— Je me sens comme l'une de mes plantes après l'hiver, dit Katiouchka à Stone, levant les yeux et souriant d'un air triste et distant. J'ai besoin d'être récurée et dorlotée pour reprendre vie.

— Personne n'aime beaucoup l'hiver, commente Stone.

— Ce n'est pas seulement l'hiver que je n'aime pas, médite Katiouchka. Je n'aime pas non plus l'été. Je préfère les saisons de transition. (Elle incline la tête, le scrute de son regard myope entre les feuilles, et chuchote d'un air de conspirateur :) Je préférerais aussi être en route plutôt qu'arrivée. (Soudain elle s'illumine.) Ça t'intéresserais de savoir quelle est mon ambition dans la vie ? Mon ambition est de donner mon nom à une rose. Je n'avais jamais dit ça à personne. (Elle verse de l'engrais dans un pot de fleurs, et l'arrose doucement tout en vérifiant du pouce la spongiosité de la terre.) Tu découvriras, quand tu me connaîtras mieux, que je suis le genre de personne qui se montre à la hauteur des situations. (Elle regarde Stone dans les yeux, et il ressent l'attrait presque magnétique de ses larges pupilles.) J'ai seulement besoin de quelqu'un qui fournisse la situation. Tu me plais parce que tu ressembles à une situation.

 

 

Staline-du-Matin beurre machinalement un toast.

— Pardon pour mes mains, dit-il en le passant à Ilyador qui étale une couche de miel dessus et l'offre à Katiouchka.

Staline-du-Matin dit à Ilyador :

— J'ai toujours su que tu avais une dent contre le vieux fromage…

— Contrairement à ce que tu crois, bâille Ilyador tout en tendant la main pour recevoir un autre toast, je n'ai personnellement rien contre Karl Marx. Je trouve plutôt touchant qu'à l'âge plus qu'avancé de quatre-vingts ans il ait appris le russe pour lire Pouchkine dans le texte.

— Tu es encore en train d'inventer, l'accuse Staline-du-Matin, tournant avec agitation une cuillerée de confiture de fraises dans son thé. Je peux le dire rien qu'en regardant tes lèvres. Elles te trahissent à tous les coups. Elles sont toujours minces quand tu inventes.

Ilyador est blessé.

— Chaque fois que je sors quelque chose qu'il ne connaît pas, fait-il, prenant Katiouchka à témoin, il dit que je raconte des histoires.

— Tu as raté ta vocation, dit Staline-du-Matin, harcelant Ilyador avec allégresse. Tu aurais dû écrire des romans au lieu d'installer des lignes téléphoniques. Tu as fait beaucoup de bien en installant des lignes, cependant. Dans ce pays la moitié des gens attend le téléphone, l'autre moitié attend la tonalité. Ah ! Elle est plutôt drôle, si je peux me permettre.

Tout le monde rit sauf Ilyador qui se concentre sur son toast, mâchant des bouchées minuscules, les lèvres délicatement pressées l'une contre l'autre, les sourcils levés.

Katiouchka prend la main d'Ilyador dans les siennes, se penche vers lui et l'embrasse sur la joue.

— Tu as une âme d'artiste, lui murmure-t-elle à l'oreille.

— D'artiste ! (Staline-du-Matin manque s'étouffer avec son thé.) C'est un sacré artiste. Il n'est ni socialiste ni réaliste. (Et, de la voix pleine d'ennui d'un maître de conférence, il ajoute :) Il existe deux catégories d'artistes en ce monde… les innovateurs, et les suiveurs et profiteurs. Si ce champignon est un artiste, il se classe dans la deuxième catégorie. Quelque chose comme un éboueur.

— C'est injuste, glapit Ilyador, en éloignant sa chaise de la table dans un raclement. D'abord il m'accuse d'inventer. L'instant d'après il dit que je suis un suiveur et un profiteur.

Katiouchka se tourne vers Stone.

— Dans quel groupe est-ce que tu te classes ? Les innovateurs ou les suiveurs et profiteurs ?

Stone dit :

— Je garde un pied dans chaque camp.

— Voilà une brillante réponse, dit Staline-du-Matin. (Il désigne Stone du menton.) Où as-tu trouvé ça ? demande-t-il à Katiouchka.

— Ça m'a trouvé, dit-elle en riant. Dans le passage souterrain du métro.

— Typique, répond Staline-du-Matin avec un air supérieur. En général, les hommes sortent à la recherche d'expériences, mais les femmes restent toujours assises à attendre que les expériences viennent à elles. (Il se tourne vers Stone et lui explique avec une politesse recherchée.) Ceci, à mon humble avis, est la différence essentielle entre le mâle de l'espèce et la femelle… leur façon d'expérimenter l'expérience.

— Encore une théorie ! renifle Ilyador avec mépris.

Cette fois ce sont les plumes de Staline-du-Matin qui sont ébouriffées.

— Et qu'entends-tu exactement par « encore une théorie » ? J'ai lu ça dans un article de l'Honoré Académicien Anatol Jelizniakov lui-même. (Staline-du-Matin agite son couteau à beurre vers Ilyador.) Tu as peur de théories comme celle-ci parce qu'elles te dévoilent tel que tu es.

— Et selon ta vision tordue, qu'est-ce que je suis ? demande Ilyador.

Staline-du-Matin se précipite avec cruauté.

— Un mâle de l'espèce, voilà ce que tu es ! Et la preuve en est que tu n'attends pas que l'expérience vienne à toi, tu sors la chercher – sa voix monte jusqu'à l'hystérie – sept jours par semaine, rôdant dans les couloirs de logements décrépits en compagnie de n'importe qui fait tinter quelques kopecks dans sa poche. 

Les narines d'Ilyador se dilatent.

— Je garde un pied dans chaque camp, remarque-t-il avec coquetterie.

Katiouchka intervient.

— La différence entre les sexes n'est pas dans la façon dont ils expérimentent l'expérience, dit-elle à Staline-du-Matin, mais dans le fait que les femmes – elle regarde carrément Stone – s'engagent dans une chose, une cause, une personne, avant de vraiment la connaître. Les hommes doivent d'abord voir un bébé avant de l'aimer.

 

 

Stone prend le métro jusqu'à la Perspective Koutouzov, flâne dans le coin en regardant les vitrines, puis revient sur ses pas. Lorsqu'il est sûr qu'on ne le suit pas, il hèle un taxi qui retourne vers le centre-ville. Dans un petit parc près du Kremlin, il s'arrête pour se reposer sur le troisième banc avant la sortie, et grave distraitement les initiales « DR » dans le bois avec la lame d'un petit couteau de poche (fabriqué en Russie, fourni par Vêtements et Accessoires). Une solide grand-mère remorquant un enfant suralimenté vogue par là et fait claquer sa langue à la vue de Stone dégradant la propriété prolétarienne. Au bout d'un moment, Stone gagne sans se presser un éventaire ambulant et attend pour avoir un verre de kvas, puis il se dirige vers un téléphone public. Une jeune femme est juste en train de terminer sa conversation.

— Du véritable mohair, dit-elle à quelqu'un, l'air heureux. Non, j'ai demandé du rouge, mais ils m'ont donné la couleur qui est arrivée juste après, et c'était du vert. Vert, c'est pas la fin du monde, non ? Très bien. Très bien. Ne t'affole pas. Si vraiment tu ne peux pas supporter le vert, je le revendrai au double de ce que je l'ai payé. Non. Tu prends le pain, il faut que je m'occupe de faire réparer le fer.

La fille raccroche, avise Stone qui attend patiemment, et sourit d'un air charmeur.

— Vous ne seriez pas intéressé par un fantastique mohair vert, des fois ?

Il secoue la tête, introduit une pièce de deux kopecks dans le téléphone, compose le 291-78-15. Le téléphone sonne deux fois, puis une troisième. Une femme répond.

— S'il vous plaît ? dit-elle en russe appris par cœur.

Stone tousse deux fois dans le récepteur, puis coupe la communication et repart en direction du zoo. Dans une heure environ l'attaché naval américain (celui qui fournit les havanes à l'Amiral) prendra sa pause déjeuner et se promènera dans le petit parc du Kremlin à la recherche des initiales gravées qui lui confirmeront que le drôle d'oiseau de Topologie a fait son nid à Moscou.

 

 

Katiouchka reste silencieuse pendant la plus grande partie du trajet vers la datcha, concentrée sur sa conduite, jetant de temps en temps seulement un regard du coin de ses yeux sombres à Stone. Elle donne un coup de klaxon, ignore une double ligne blanche et double d'un coup une Zil noire avec un chauffeur au volant et deux grosses femmes à l'arrière.

— Des putes du Comité central, marmonne-t-elle à mi-voix. Leurs maris ont tous des Zil avec chauffeur et des datchas par ici.

Ils traversent une série de petits villages pleins de sentiers boueux et de coquettes maisons de bois peintes en vert foncé, avec des volets sculptés à la main et des potagers bien entretenus. Près de Nikolina Gora, ils dépassent à vive allure une route goudronnée à une seule voie qui s'enfonce dans un bois de bouleaux blancs.

— Tu as vu ça ? fait Stone en se tortillant sur son siège pour regarder par la vitre arrière. Il y a un panneau « accès interdit » à l'embranchement. Je me demande où elle va, cette route.

— J'ai eu un client, une fois, qui allait là-bas de temps en temps, dit Katiouchka. Il réparait des machines à coder au ministère de la Défense. Je le déposais à l'embranchement quand j'allais voir ma mère à la datcha, et je le reprenais au retour.

Ils passent à la hauteur d'un jeune policier qui scrute la voiture, la reconnaît ainsi que sa conductrice, et leur fait signe de continuer. Katiouchka lui fait signe en retour.

— Là-bas… c'était la datcha de Prokofiev, annonce-t-elle à Stone en montrant du doigt une grande maison de bois à l'écart de la route. Et là, celle de Kapitsa. (Elle se concentre sur sa conduite pendant quelques instants, puis demande soudain :) Est-ce que les gens ont des datchas, en Angleterre ?

— Comment le saurais-je ? dit Stone.

Katiouchka lui sourit d'un air sagace.

— Nous y sommes presque, dit-elle. Ma mère te plaira. Elle ne lit que des livres courts parce qu'elle pense qu'ils sont plus sensibles. Elle sème des plantes médicinales dès que le sol dégèle, mais il n'en sort jamais rien. Elle porte tout le temps des gants de dentelle blanche pour ne pas être obligée de toucher quoi que ce soit de soviétique. La datcha est après le prochain tournant.

— Comment se fait-il, demande Stone, qu'elle ait une datcha ? Elles sont généralement réservées aux gens très importants.

— L'usage permanent de la datcha qu'on lui a donnée, explique Katiouchka d'un ton distant, c'est un cadeau personnel qu'on m'a fait.

La mère de Katiouchka, grande, frêle comme une fleur séchée, portant des gants de dentelle blanche et un antique renard enroulé haut sur son cou mince, tourne autour d'un jardinier qui taillade la terre fraîchement dégelée avec une vieille binette.

— Des rangées rectilignes, lui commande-t-elle, sont absolument essentielles pour des plantes médicinales. Vous zigzaguez dans tous les azimuts comme si…

Elle se retourne au bruit de la voiture qui entre et stoppe ; elle a un sursaut de surprise, se précipite pour étreindre Katiouchka qui tombe dans ses bras tendus.

— J'avais le pressentiment que tu viendrais plus tôt ce mois-ci, dit-elle à sa fille. (Elle aperçoit Stone qui émerge de l'auto et le considère avec une curiosité évidente.) Vous avez dû naître une bonne année, dit-elle en offrant une main gantée. Katiouchka n'a jamais amené d'ami homme ici. Mes salutations. Je suis le prototype, c'est-à-dire, je suis la mère.

Stone accepte la main tendue vers lui de telle manière qu'il n'a pas d'autre possibilité que d'en baiser le dos. Se penchant, il effleure la dentelle avec ses lèvres – un geste que son père lui a appris à accomplir le jour de ses treize ans.

Katiouchka rit.

— C'est quelqu'un de spécial, chuchote-t-elle à l'oreille de sa mère. Il est étranger !

La mère, dont le nom est Tanya, examine Stone sous cet éclairage nouveau.

— Oh ! là, là ! c'est vraiment très original. Il paraît assez normal. (Elle se tourne vers Katiouchka d'un air réjoui.) Convenons de ne pas le lui reprocher.

— Où as-tu trouvé le jardinier ? demande Katiouchka à sa mère tandis qu'elles se dirigent vers la datcha. (Stone, oublié, suit le mouvement à retardement.)

Tanya s'essuie vigoureusement les pieds sur le paillasson devant la porte de bois, passe en revue les autres pour s'assurer qu'ils en font autant, se dirige vers la cuisine pour mettre de l'eau à bouillir.

— J'ai entendu parler du jardinier par le cousin de la ridicule bonne femme qui tient la boulangerie à Nikolina Gora. Il venait de s'installer là avec une sœur à lui et le bruit courait qu'il cherchait du travail. Il a une histoire fantastique, fait-elle en se léchant les lèvres ; et elle entreprend de la raconter : Apparemment, la quantité de bois fournie par une grume est déterminée par l'emplacement de la première coupe dans la grume. Une erreur d'un demi-centimètre peut réduire la production d'un tiers. Mon homme, vous l'avez maintenant deviné, a été expédié en Sibérie parce qu'il ne faisait pas bien la première coupe. Ils ont appelé ça du sabotage et il en a pris pour dix ans. Il a été libéré il y a six mois et s'est remis au travail comme premier coupeur. Il faisait des coupes splendides, mais on l'a remplacé par un ordinateur qui balaie la grume avec un œil photoélectrique et place automatiquement la scie. Eh bien, ce qu'ils perdent, je le gagne ! Nous nous sommes organisés pour faire pousser des plantes médicinales ensemble. Avec mon savoir et ses biceps, nous allons faire fortune. Oh, c'est tellement excitant, l'entreprise privée. J'adore ça, pas vous ? (Elle adresse à Stone un sourire poli.) Mais bien sûr, vous avez beaucoup d'expérience en ce qui concerne l'entreprise privée.

— Katiouchka, dit Stone, m'a conduit jusqu'ici pour que vous puissiez me parler de son père.

Tanya regarde Katiouchka d'un air innocent.

— Quelle version dois-je lui donner ?

— La vraie, mère. Dis-lui la vérité, et pour l'amour du ciel, raconte-la de manière qu'il te croie. C'est important.

Ils s'installent dans les fauteuils de bois autour du vieux poêle en faïence qui est encore tiède au toucher parce qu'on y a fait du feu la veille au soir. Katiouchka sert du thé ; sa mère prend le sien avec des tranches fines de pomme verte dans le verre. Des rideaux de dentelle blanche filtrent la lumière des doubles fenêtres, l'adoucissent. Et les voix aussi.

Quand ils s'en vont, deux heures plus tard, le soleil est couché et l'air est vif. Le premier coupeur bine toujours ; il a planté des piquets dans le sol et y a attaché des ficelles pour que ses rangées restent droites. Derrière une double fenêtre, Tanya lève une main gantée de blanc ; son haleine a embué la fenêtre devant son visage, et ses traits sont brouillés. De la voiture, Katiouchka fait signe en retour tandis qu'ils s'en vont dans le crépuscule, vers Moscou.

— Eh bien ?

Stone, encore indécis, regarde défiler les bouleaux.

— Eh bien quoi ?

— Toi et moi, dit Katiouchka, nous pouvons avoir une relation parfaite. Tu penseras que tu m'utilises. Je penserai que je t'utilise.

— Je ne comprends toujours pas, dit Stone, pourquoi tu veux m'aider.

Katiouchka le regarde dans l'ombre.

— Je ne veux pas t'aider, explique-t-elle. Je veux leur faire du mal. 

 

 

Katiouchka et Stone se joignent à la queue pour les saucisses, qui avance avec une pénible lenteur. Marmonnant qu'il est un bébé de sept mois qui ne peut rester sur ses pieds pendant de longues périodes, un homme frêle avec un tic facial essaie de s'intercaler dans la file. Stone hausse les épaules et recule d'un pas pour faire place, mais Katiouchka expédie un solide coup de pied dans les tibias de l'homme et le repousse hors de la queue.

— Le mieux pour vous, camarade resquilleur, fait-elle en riant avec bonne humeur, c'est de rentrer dans la matrice pour deux mois !

Sortie du magasin, les saucisses fourrées à l'abri dans son sac à main, Katiouchka regarde Stone d'un air triomphant.

— Voilà qui prouve sans aucun doute possible que tu es étranger. Un vrai Russe ne laisserait jamais quelqu'un resquiller devant lui dans une queue !