CHAPITRE VII
Il resta allongé sur l'herbe fraîche, enveloppé dans son manteau, à défier le vent venant de la lande. Cela lui apportait une sorte de paix née de l'absence de sentiments. Pas la paix véritable, qui vient du contentement de l'esprit, mais un détachement lui permettant d'oublier ce qui s'était passé.
— Je devrais rentrer chez moi...
— Mon garçon !
Aidan leva les yeux, vit Sean et s'assit avec l'intention de se lever. Sean lui fit signe de rester où il était et le rejoignit sur l'herbe.
Il portait des braies, un pourpoint rouge foncé et de larges bracelets d'argent travaillé.
— Elle vous a tout dit.
— Elle nous a dit qu'elle avait rencontré un étranger sur la lande. Quand elle lui a tendu la main pour l'aider à se relever, le monde est tombé en morceaux autour d'elle.
— Pour ma part, ce n'est pas le monde mais moi qui suis tombé en pièces.
Aidan savait de quelle façon Sean était venu à Homana pour gagner l'estime de Keely, conscient qu'il perdrait tout en cas d'échec. Il avait réussi de justesse à prouver qu'il n'était pas un imbécile, mais un homme digne d'être épousé. Aidan avait espéré, l'espace d'un instant, qu'il deviendrait aussi son beau-père.
Sean fronça les sourcils.
— Il existe un pouvoir érinnien, mon garçon, difficile à expliquer. Un peu comme vos dons-lir.. Et qui exige parfois son prix, comme les vôtres.
— Parlez-vous du kivarna ?
— Que sais-tu à son sujet ? dit Sean, surpris.
Aidan haussa les épaules.
— Seulement qu'il donne la possibilité à certains de comprendre les émotions des autres. (Il hésita un instant.) Et que je le possède.
Sean soupira.
— Depuis combien de temps sais-tu ça ?
— Le nom ? Quelques mois, seulement. Ma jehana me l'a dit quand elle a compris que j'avais ce pouvoir. Avant, je croyais que c'était le cas de tout le monde. Je n'avais jamais posé la question.
— Peu d'entre nous l'ont... Surtout les membres du Nid d'Aigle d'Erinn. Shona l'a hérité de moi.
— Même si elle a le kivarna, quel rapport avec ce qui s'est passé quand nos mains se sont touchées ?
— Quand j'étais jeune, dit Sean, j'étais pire qu'un taureau en rut. J'avais toutes les femmes que je voulais, du moins si elles étaient consentantes. Et elles l'étaient toujours pour le prince d'Erinn. On m'a appris tout jeune ce qu'était le kivarna, et il ne me serait pas venu à l'idée de poursuivre de mes assiduités une femme qui n'aurait pas voulu de moi. On dit que j'ai engendré la moitié des bâtards de l'île. C'est faux... Rory Barbe-rousse m'a un peu aidé !
Aidan se demanda pourquoi Sean lui racontait sa vie. Il se souciait peu du nombre de bâtards qu'il avait produits.
— Mon seigneur...
— Ce que je voulais dire, mon garçon, c'est que j'ai eu de la chance parce que j'ai fait en sorte qu'il en aille ainsi. Je savais que j'étais destiné à épouser la princesse royale d'Homana, et que si je n'étais pas très prudent, je risquais de détruire l'avenir d'Erinn, et peut-être celui d'Homana. Un homme ayant le kivarna, comme tu le sais, est une sacrée affaire au lit, car il comprend ce que la femme ressent. Mais s'il couche avec une femme qui a ce don, il se lie à elle pour toujours. Et elle à lui.
« Si j'avais fait l'amour avec une femme ayant le kivarna, je n'aurais jamais pu aimer Keely. Même si ma tête avait dit oui, mon corps aurait dit non.
— Comment ça ?
Sean fit une petite grimace.
— Pour castrer un homme, il y a d'autres moyens que le couteau...
— Ainsi, Shona et moi ayant ce kivarna, si nous couchons ensemble, nous serons liés à jamais ?
— Exact, dit Sean.
— Mais vous ne partagez pas ce lien avec Keely ?
Le seigneur d'Erinn sourit.
— C'est une façon de me demander si je suis fidèle à ta tante ? Ne t'inquiète pas pour elle ! Elle est assez femme pour satisfaire pleinement un homme, même un ancien taureau en rut ! Quant à Shona...
— Où pourrait être le problème ? Je suis venu à Erinn voir si elle et moi nous convenions. De toute évidence, c'est le cas.
— Crois-tu ?
— Oui ! Même le kivarna le dit !
— Tu oublies un détail.
— Lequel ?
— Shona. Elle ne veut pas de toi.
Incapable de rester tranquille, Shona faisait les cent pas dans la salle principale. Les chiens commencèrent à gronder.
Keely ordonna à sa fille de cesser.
— Cesser ? Alors que le mouvement est la seule chose qui me permette de garder ma santé mentale ?
— Il est inutile de te mettre dans un tel état, dit Keely, dissimulant à peine son mépris.
— Et vous, cela ne vous perturberait pas ?
Keely soupira. Sa fille avait hérité de son obstination et de son franc-parler. Elle était telle que sa mère l'avait faite. Maintenant, elle devrait s'en accommoder...
Shona avait déboulé dans la salle, ses onze chiens sur les talons. Elle avait claqué la porte au nez des serviteurs ébahis. Sean était parti à la recherche d'Aidan. Keely, après avoir dit aux serviteurs de ne pas les déranger, avait expliqué à sa fille la raison de la visite d'Aidan.
— Il veut m'épouser, c'est ça ? Il aurait pu prévenir de son arrivée ! Croyait-il que j'allais l'accueillir à bras ouverts ?
— Je doute qu'il ait pensé au kivarna en allant te retrouver sur la lande. Aileen ne m'en a jamais parlé dans ses lettres... Nous avons tous oublié qu'il est à demi érinnien. De plus, je crois qu'il a été aussi troublé que toi. Es-tu égoïste au point de ne penser qu'à tes propres réactions ?
Shona eut l'air honteux. Elle cessa de marcher et s'assit dans le fauteuil favori de son père.
— C'est vrai. Vous auriez dû voir la tête qu'il a fait... J'ai senti tout ce qu'il sentait, et vice-versa. Ce n'est pas quelque chose que j'ai envie de revivre. Il était si ouvert... Et j'ai perçu, pendant que nous étions en contact, qu'il me désirait et qu'il avait besoin de moi... Le pire, c'est que je voulais la même chose ! Je ne pouvais pas m'en empêcher. Que faire d'autre sinon fuir ? Je me sentais si impuissante...
— C'était l'effet du kivarna.
— Je le sais. Mais je n'aurais jamais cru... Comment pourrais-je l'épouser ? Nous sommes des étrangers l'un pour l'autre.
Keely haussa les épaules.
— Comme la plupart des gens...
— Mais ça ne s'est pas passé ainsi pour mon père et vous.
Keely grommela.
— Tu le sais. Je t'ai déjà raconté cette histoire.
— Lui aussi. Vous étiez amoureux avant de vous marier !
— Pourtant, quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, ton jehan et moi avions moins en commun que toi et Aidan. Nous n'avions pas de kivarna.
— C'est vrai, mais je connais le prix du kivarna. S'il mourait, je resterais seule jusqu'à la fin de ma vie. Que feriez-vous si père mourait ?
— Je continuerais à vivre. C'est ce qu'il souhaiterait. J'ai appris au fil des ans qu'une femme n'a pas besoin de se soumettre à un homme pour vivre avec lui. Ni de renier ses croyances. S'il s'était attendu à ce que je me suicide s'il mourait, je l'aurais quitté.
— Cela serait plus difficile s'il y avait le kivarna entre vous.
— Peut-être. Mais si le kivarna existait davantage entre les hommes et les femmes, il y aurait sans doute moins de problèmes dans les couples.
— Vous pensez que je devrais l'épouser ?
— Je crois que tu dois faire ton choix et accepter les conséquences de ta décision.
— C'est facile à dire ! Vous n'êtes pas à ma place. Vous étiez amoureuse de mon père...
Keely repensa à la décision qu'elle avait prise des années et des années plus tôt, quand elle portait l'enfant engendré par son pire ennemi et avait résolu de ne pas mettre au monde cette abomination.
— Il existe des gens qui souhaiteraient prendre tes décisions à ta place. Certains pensent même que cela serait dans ton intérêt. Ils sont persuadés qu'ils te rendent service en te privant de la liberté de choisir au nom de leur propre morale. Mais je ne m'arrogerai pas ce droit. Je répondrai à tes questions et je te donnerai les conseils que tu me demanderas, mais je ne prendrai pas la décision à ta place. Cela te revient.
Shona hésita un instant. Puis elle sourit à sa mère.
— C'est vrai. Et je vous suis reconnaissante de la liberté que vous m'accordez.
— Oui, dit Keely, pensant à Aileen et à Brennan, qui n'avaient pas eu le choix.
Puis à sa fille et à Aidan, qui seraient peut-être dépossédés de leur liberté par ces « dons » inattendus.