CHAPITRE VI
Aidan comprit ce qui s'était passé entre Blythe et Tevis dès qu'il les revit.
Toute la famille était assise à la table du repas, sauf Ilsa et Dulcie. Aidan, troublé, se tourna vers Hart, s'apprêtant à parler. Puis il se ravisa. La virginité de Blythe ne le regardait pas. Il n'avait pas annoncé officiellement son intention de lui faire la cour. Blythe était une Cheysulie libre de choisir son partenaire. Elle n'avait rien fait de mal, sinon devancé quelque peu la cérémonie du mariage.
— Ilsa pense que l'enfant naîtra cette nuit ou demain. Si les dieux le veulent, nous fêterons bientôt le nouveau prince de Solinde.
Aidan leva sa coupe.
— Que les dieux t'entendent, su'fali. (Il toussota.) Où est Dulcie ?
— Elle est trop jeune pour prendre ses repas avec nous, dit Jennet. Elle mange trop salement !
— Toi aussi, Jennet, fit remarquer Hart. Tu viens de renverser de la confiture sur ta tunique.
Jennet l'essuya avec ses doigts.
— Quand irons-nous chasser au faucon ? demanda-t-elle. Je vous ai entendu en parler hier soir.
— Cet après-midi. J'ai fait préparer les chevaux. Blythe, il vaudrait mieux que tu restes avec ta jehana. Elle peut avoir besoin de toi.
La jeune femme regarda Tevis et rougit.
Avait-elle l'intention de passer l'après-midi au lit avec lui ?
— Ce n'est pas de jeu, protesta Cluna. Rael voit les proies avant tout le monde !
Hart sourit.
— Je demanderai à Rael de rester hors de la compétition, dit-il.
Tevis eut un sourire de triomphe. Aidan en comprit le sens : la compétition était terminée en ce qui concernait la main de Blythe.
Aidan leva sa chope et fit un salut discret à Tevis.
Celui-ci eut l'air surpris. Puis il sourit et leva son verre.
Aidan devina que les mains des deux jeunes gens s'étaient jointes sous la table.
— Elles n'aiment pas être confinées à l'intérieur, dit Aidan, regardant Jennet et Cluna chevaucher à côté de Tevis. Même si elles ne s'en rendent pas compte.
Hart hocha la tête
— Elles sont aussi cheysulies que moi, malgré leur teint et leur chevelure blonde.
Tevis les rejoignit.
— Auront-elles des lirs ?
— C'est peu probable. Certaines femmes peuvent parler aux lirs, comme ma rujholla, Keely. Mais rien de tel ne semble exister dans ma lignée.
Tevis regarda Dulcie, perchée sur la selle de son père.
— Et elle ? Elle est la plus cheysulie des quatre...
— Oui, plus que moi ou Aidan ! Mais elle est encore trop jeune pour que les dons-lir se manifestent, même si elle les a.
— Cela ferait-il une différence ? demanda Aidan. Et si Blythe avait les dons des dieux ?
— Peu m'importent ses dons, ou sa lignée. Tout ce qui compte, c'est qu'elle sera mienne. Si le prince de Solinde est d'accord.
— C'est à Blythe de prendre la décision, dit Hart. Mais si tu n'étais pas digne d'elle, tu ne serais pas sous son toit !
Ni dans son lit ? Mais Hart ne peut pas le savoir. Maintenant, c'est officiel. Tevis n'a plus de raison de s'inquiéter...
Les jumelles partirent à la course dans le pré en poussant des cris aigus.
Aidan sursauta.
— Elles feront fuir le gibier avec un tel tapage !
— Croyais-tu que nous en attraperions beaucoup ? dit Hart avec un sourire. Mais peu importe : c'est une bonne occasion de sortir du palais.
— Vous n'aimez pas non plus être enfermé, su’fali !
— C'est vrai. Cela date de l'époque où nous vivions dans les Citadelles, je suppose. Les murs nous pèsent... (Il regarda son lir planer au-dessus des deux jumelles.) Rael a vu quelque chose...
Soudain, un cri déchirant retentit.
Rael plongea vers le sol.
— Cluna ! cria Hart en talonnant sa jument.
Teel s'envola. Aidan suivit Hart, Tevis sur les talons.
Cluna était couchée en boule sur le sol, sanglotante. A côté d'elle, Jennet hurlait. Rael se battait contre un serpent tacheté, le détournant de Cluna.
Cluna cria quelque chose en solindien, le bras gauche serré contre sa poitrine. Il était clair que le serpent l'avait mordue.
Hart tenta de descendre de cheval. Aidan l'en empêcha d'un geste.
— Laissez nos lirs s'occuper du serpent, dit-il en montrant Teel, venu à la rescousse de Rael. Si nous nous précipitons tous, nous risquons de les gêner plus qu'autre chose.
Jennet gémit.
— Le serpent t'a-t-il aussi mordue ? demanda Hart.
— Non. Seulement Cluna.
Rael s'envola, le serpent entre les serres.
Hart fourra Dulcie dans les bras d'Aidan.
Tevis se précipita vers Cluna, un couteau à la main. Il incisa les marques de morsure, déjà noires et enflées, puis suça le venin.
Jennet s'approcha d'Aidan, murmurant en solindien. Il sentit de la peur et de l'angoisse mêlées de honte dans l'esprit de la jeune fille.
— Je comprends peu ta langue, meijhana. Je suis désolé.
— J'ai peur, répéta-t-elle en homanan.
— Inutile ! Ton jehan est cheysuli. Il lui suffit de faire appel à la magie de la terre...
— Mais il n'a qu'une main...
— Shansu, meijhana. Cela ne fera aucune différence. Ton jehan n'est pas infirme.
— Mais il ne peut pas être un vrai guerrier, à cause de sa main. Il nous l'a dit !
— Ton jehan est un vrai guerrier. On lui a refusé ses droits dans le clan à cause de coutumes dépassées. Je t'assure que ta rujholla va se remettre.
Cluna tendit la main vers Hart quand il se pencha sur elle.
— Je saigne..., gémit-elle.
— Ça vaut mieux, dit Hart. Viens, meijhana. Retournons au palais. J'invoquerai la magie de la terre pour toi.
— Pourquoi pas ici ? demanda Aidan. Je peux vous aider.
— Non. Tevis a aspiré le plus gros du venin. Le reste peut attendre qu'elle soit dans sa chambre. Ainsi, elle aura moins peur. Aidan, Tevis et toi pouvez-vous vous occuper de ramener Dulcie ?
— Bien entendu, su'fali.
Hart installa Cluna sur sa selle, puis monta derrière elle, la tenant fermement dans ses bras.
— Dépêche-toi, dit Hart à Jennet.
Elle se précipita vers sa monture.
Les deux chevaux et le faucon eurent bientôt disparu.
Aidan regarda Tevis.
— Il se souviendra de vous remercier quand Cluna sera hors de danger. En attendant, acceptez ma gratitude de membre de la famille.
— Pour Cluna, pas pour Blythe, je suppose ?
Aidan soupira.
— Je ne suis pas aveugle. Vous avez gagné, Tevis. Vous pouvez en être fier. Mais prenez garde : elle fait partie de ma famille, et elle est cheysulie. Quand vous épousez l'un de nous, vous épousez aussi les autres.
— Si j'avais voulu d'un Cheysuli roux comme parent, je vous aurais fait la cour, à vous...
L'ironie tranquille de la remarque fit sourire Aidan, peu prompt à se choquer de ces choses.
Quelque chose scintillait dans l'herbe. Aidan ramassa le couteau de Tevis.
— Tenez, fit Aidan.
Tevis tendit la main. Aidan lui posa l'arme dans la paume. A cet instant, le kivarna s'éveilla. Aidan lut en Tevis comme dans un livre ouvert.
— Ainsi, vous voulez le trône ! Et tout ce qui va avec.
Tevis ne demanda même pas comment Aidan était au courant.
— Oui. Je veux le récupérer !
— Le récupérer ? Il n'a jamais été à vous !
— Mais il aurait été à Dar. Il était l'héritier légitime de Solinde, celui d'Ilsa. Puis le métamorphe est venu et il nous a tout pris !
— Il a hérité le royaume de son père, qui le tenait du sien, qui l'avait reçu des mains de Karyon.
— Peu m'importe l'histoire d'Homana ! Par tous les dieux de Solinde, pensiez-vous que j'allais rester sans rien faire quand notre pays est gouverné par un usurpateur ? Le cas échéant, vous réagiriez comme moi !
— Le trône n'a pas été usurpé, Solindien. Karyon l'a conquis. Solinde est désormais à nous.
— Elle sera à moi. Ou, plus probablement, à mon fils. Je veux Blythe pour elle-même, et pour Solinde. Si la reine ne donne pas de fils à Hart, ce sera à moi d'engendrer l'héritier.
— Et si la reine accouche d'un garçon ? Tous vos plans tomberont à l'eau...
Tevis sourit.
— Si Ilsa donne le jour à un fils, mes espoirs s'évanouiront. Mon seigneur, croyez-vous que je sois un imbécile ? Je souhaite ce qui sera le mieux pour Solinde. Dar aussi le désirait, même s'il s'y est mal pris...
— C'est le moins qu'on puisse dire ! Il a coupé la main de mon oncle, puis il l'a livré à Strahan !
— Exact. Mon oncle était impétueux et obsédé, m'a-t-on dit.
— Et vous ne l'êtes pas ?
— Je ne veux aucun mal à Hart. Il existe des moyens pacifiques de faire la révolution, mon seigneur. Si j'épouse Blythe et que j'engendre un fils, la révolution sera accomplie sans verser de sang. Voilà ma façon de me battre.
Dulcie s'agita dans les bras d'Aidan. Elle voulait son père, pas un étranger.
— Vous vous battez de façon plus intelligente que votre oncle.
— Et peut-être réussirai-je là où il a échoué.
— Etes-vous venu de vos montagnes dans ce but ? Pour séduire la fille du roi ?
Après tout, réfléchit Aidan, ce n'était pas très différent de sa propre motivation...
Tevis remonta en selle.
— Nos mères s'écrivaient depuis longtemps, mon seigneur... Elles m'ont bien préparé le terrain. J'ai vu ma chance, je l'ai saisie. Seul un idiot ne l'aurait pas fait.
— Si Blythe souffre à cause de vous...
— Ce ne sera pas le cas. Je suis un patriote, un Solindien loyal, mais aussi un homme. Qui voudrait faire souffrir une femme comme elle ?
Tevis prit les rênes du cheval de Cluna et s'éloigna.
Aidan soupira.
— Qu'allons-nous faire, Dulcie-meijhana ?
Rentrer au palais, dit Teel. Quoi d'autre ?
Aidan monta en selle, la petite Dulcie confortablement nichée dans ses bras.
Puis il repartit vers Lestra.