CHAPITRE PREMIER

Au fil du temps, le solarium de Deirdre était devenu un refuge pour toute la famille, un endroit où le rang et l'origine n'avaient pas d'importance. Aux yeux d'Aileen, ils partageaient tous le lourd fardeau du trône.

Keely aurait affirmé que les femmes n'avaient pas de place dans la succession au trône du Lion, dominée par les hommes. Pourtant, Aileen savait qu'elle se trompait : tant que les rois auraient besoin de reines pour porter des héritiers, les femmes auraient leur place. Peut-être pas celle que Keely souhaitait, mais c'était toujours ça.

Même si l'importance des femmes se mesurait à leur matrice et pas à leur cerveau...

Aileen avait donné un seul fils à Homana : Aidan, un garçon à la santé fragile. Elle avait perdu les jumeaux qui auraient consolidé la succession. Désormais stérile, sa situation était précaire et son avenir menacé. Brennan ne la répudierait pas de son plein gré, il l'avait dit. Mais il n'était que le prince d'Homana. Niall ne semblait pas décidé à intervenir. Hélas, il n'était pas le seul en cause. Il ne fallait pas oublier le Conseil... Fille de roi, Aileen comprenait les exigences du pouvoir.

Elle n'avait donné qu'un seul fils à Homana. Et il était... différent.

Aileen frissonna. Elle était venue voir Deirdre car elle se sentait profondément troublée. Depuis vingt-quatre ans qu'elle était princesse d'Homana, Aileen avait toujours trouvé du réconfort auprès de sa tante, la seule personne de son sang qui partageât son exil.

Elle croisa les bras et se tourna vers Deirdre d'Erinn.

— J'ai essayé de comprendre, de me dire que ça lui passerait... A présent, il est impossible de me voiler la face plus longtemps. Ça a commencé quand il était tout petit. Il croit que nous ne savons rien, mais les serviteurs m'ont dit la vérité. Ils sont au courant de tout, et ne se privent pas de jacasser. L'héritier du trône d'Homana dort rarement une nuit entière. Il va parler au Lion, il invective un fauteuil... Qu'allons-nous faire ? J'ai peur qu'il ne devienne jamais... normal. (Sa voix se brisa.) Comment pourrait-il monter sur le trône si tout le monde le croit fou ?

A soixante ans passés, Deirdre accusait son âge. Sa chevelure autrefois cuivrée devenue argentée, les rides autour de ses yeux verts et la chair plus relâchée de ses joues avaient rongé sa beauté, mais pas son humanité. Elle savait ce que c'était de s'inquiéter pour un enfant.

Elle avait donné une fille au Mujhar. Maeve, malgré tous ses problèmes, n'avait jamais causé autant de souci qu'Aidan. Les craintes de sa nièce étaient justifiées. Tous savaient que l'héritier n'était pas comme les autres.

Deirdre ne s'était jamais embarrassée de lieux communs. Elle parla franchement à sa nièce.

— Aidan n'est pas près de monter sur le trône. Il y a Brennan avant lui, et Niall est toujours en pleine forme. Inutile de te faire du souci à l'avance.

— Je sais... Si les dieux le veulent, Aidan sera vieux quand il héritera. Mais ai-je vraiment tort de m'inquiéter ? C'était une chose de faire ces rêves quand il était petit, mais il est désormais adulte, et les choses ne font qu'empirer !

— T'en a-t-il parlé ? Vous étiez proches, autrefois...

Aileen poussa un soupir plein d'amertume.

— Autrefois, oui... Maintenant, il ne me dit plus rien. Il ne dit jamais rien. Ni à moi, ni à Brennan. Comme s'il n'avait pas confiance en nous. Quand je lui demande ce qui le tracasse, il me ment, prétendant que tout va bien. Il sait que je sais, mais cela ne change rien à ses réponses.

— Il n'a que vingt-trois ans. Les jeunes gens sont souvent secrets.

— Non. Pas comme Aidan. Tout le palais est au courant. Certains disent qu'il est aussi fou que Gisella.

— Bêtises ! s'écria Deirdre. Tu sais aussi bien que moi que ces rumeurs ne sont pas fondées. La folie de Gisella n'était pas héréditaire. De plus, il n'est pas seulement cheysuli, mais érinnien. Qui peut dire s'il n'a pas hérité un peu de notre magie ?

— Oh, je sais ! Mais le sang cheysuli est si fort que je doute que notre magie se manifeste chez lui...

Deirdre leva un sourcil.

— Je n'en serais pas si sûre, alors qu'il a ta chevelure...

Aileen porta une main à ses boucles éclatantes. Les cheveux d'Aidan étaient d'un roux plus foncé que les siens, mais sa seule caractéristique cheysulie était ses yeux.

— Il n'a rien d'érinnien dans son comportement. Il est même pire que les autres !

— Par là, tu veux dire les Cheysulis ? demanda Deirdre avec un léger sourire.

— Oui. Par moments, ils semblent humains... Et à d'autres, ils deviennent si étranges.

— On pourrait dire la même chose à notre sujet.

Deirdre ramassa la tapisserie à laquelle elle travaillait depuis des lustres. Son habileté diminuait d'année en année, mais pas son désir de la terminer.

— Nombre de femmes ont le même problème, que l'homme qui partage leur couche soit métamorphe ou pas, dit-elle.

Pour la première fois, Aileen sourit. Elle n'avait jamais été jolie, mais ce n'était pas la beauté physique qui faisait d'elle ce qu'elle était. Les aiglons de l'aire d'Erinn se distinguaient par leur vivacité d'esprit et leur robustesse.

— Tu ne dirais pas ça du Mujhar.

— Oh si ! Et il dirait sans doute la même chose de moi. Les hommes ne comprennent pas les femmes !

— Une mère comprend-elle son fils ?

— Je ne prétendrais pas que tu n'as aucun souci à te faire en ce qui concerne Aidan, mais je ne vois pas de folie en lui. Un homme peut faire pire que rêver. Et un rêveur n'est pas le plus grand danger pour le trône.

— Je me demande, fit Aileen.

— Qu'en dit Brennan ?

— Rien. Il s'inquiète autant que moi, mais il refuse de l'admettre. Quand Aidan était malade dans son enfance, Brennan et moi partagions tout. Puis Aidan s'est renfermé en lui-même et Brennan aussi. Quand nous en parlons, il dit seulement : « Le tahlmorra d'Aidan est de monter un jour sur le trône du Lion. »

Deirdre soupira.

— Ainsi en a décidé son héritage. Pourtant, je pense que ces hommes mettent parfois trop l'accent sur les choses auxquelles ils croient, au détriment de ce qu'ils ressentent.

— Ils servent tous la prophétie. A part, bien entendu, Tiernan et ses a'saii.

— Tiernan est un imbécile.

— Tu dis ça parce qu'il a séduit ta fille. Peu t'importent ses opinions, vu la façon dont il l'a traitée. Mais Maeve est désormais en sécurité et heureuse à Erinn. Mon fils n'est ni l'un ni l'autre.

— Ton fils s'en sortira bien. Qui aurait cru que Maeve trouverait le bonheur, après ce que Tiernan lui a fait ? Rory Barberousse est un homme bien, et un bon époux pour elle.

— Il désirait Keely, sais-tu ? Même si elle était destinée à Sean... Maeve ne lui ressemble en rien...

— Quand Keely et Sean sont partis pour Erinn, seul un imbécile aurait pu penser avoir encore une chance avec elle. Je crois qu'il a épousé Maeve pour elle-même, après la naissance du bâtard de Tiernan. Il ne l'a pas considérée comme un substitut de Keely.

— Ça vaudrait mieux. Personne ne peut remplacer Keely !

— C'est pareil pour Aidan ! Ce garçon deviendra ce qu'il est destiné à devenir.

Aileen sentit une vague d'irritation la submerger. Elle enviait la sérénité de Deirdre, consciente qu'avec un fils tel qu’Aidan, elle ne la connaîtrait jamais.

— Je ne sais pas quel est son problème. Mais quelque chose ne va pas. Regarde-le dans les yeux, et demande-toi s'il est heureux. S'il est sain d'esprit.

— Jamais je ne ferai une telle chose ! se récria Deirdre.

— Alors mieux, demande-le-lui, insista Aileen. Mais n'écoute pas ce qu'il répondra. Cherche la réponse dans ses yeux. Cheysuli ou pas, c'est là que tu trouveras la vérité.