Chapitre V

 

I

 

Les jours qui avaient suivi la disparition de Mabel s'étaient passés, pour Olivier, dans une horreur indescriptible. Le jeune homme avait fait tout au monde pour retrouver la fugitive. Il avait réussi à reconstituer toute la série de ses mouvements jusqu'à la gare de Victoria, où, malheureusement, la piste s'était arrêtée ; il s'était mis en rapport avec la police ; et, chaque jour, une réponse officielle lui était venue, lui disant qu'on regrettait de n'avoir toujours pas la moindre nouvelle. Trois ou quatre jours après la disparition, M. Francis, ayant eu vent des recherches d'Olivier, lui avait fait savoir qu'il avait reçu la visite de Mabel, le soir du vendredi précédent ; mais ce renseignement avait paru à Olivier présager plus de mal que de bien, avec l'étrange conversation qu'il révélait.

Enfin, par degrés, deux théories se formèrent et dominèrent tout le reste, dans sa pensée : ou bien sa chère femme s'en était allée protéger quelques catholiques inconnus, ou bien, – et cette idée glaçait le sang d'Olivier dans ses veines, – ou bien elle s'était réfugiée quelque part, dans une maison d'euthanasie, comme elle avait, un jour, menacé de le faire, et, dans ce cas, se trouvait maintenant sous l'abri de la loi, – surtout à la suite d'un bill récent qu'Olivier, lui-même, avait proposé.

Un soir, comme il rêvait misérablement, dans sa chambre, – tâchant, pour la centième fois, à dégager une ligne nette et cohérente de tous les entretiens qu'il avait eus avec sa femme durant les derniers mois, – une sonnerie, tout à coup, l'appela au téléphone. Pour un instant, son cœur bondit de joie, à l'espoir que c'étaient, peut-être, des nouvelles de l'absente. Mais, dès les premiers mots de l'appareil, tout son espoir s'écroula.

– Brand, disait vivement la voix, est-ce vous ?… Oui, je suis Snowford ! Il faut que vous veniez tout de suite, vous entendez ? Il va y avoir une réunion extraordinaire à vingt heures. Le Président viendra. C'est absolument urgent ! Pas le temps de vous en dire plus long ! Montez aussitôt dans mon cabinet !

L'imprévu même de ce message eut à peine de quoi distraire l'inquiète préoccupation d'Olivier. Au reste ni lui ni personne ne s'étonnait plus, désormais, de ces soudaines apparitions du Président. Toujours Felsenburgh arrivait et repartait, ainsi, sans prévenir, voyageant et travaillant avec une énergie incroyable.

Dix-neuf heures avaient sonné. Olivier soupa immédiatement, et, vers vingt heures moins le quart, pénétra dans le cabinet de Snowford, où déjà une demi-douzaine de ses collègues se trouvaient assemblés.

Le ministre des cultes les accueillait avec une expression de visage singulièrement excitée.

Apercevant Brand, il le prit à part.

– Voyez-vous, Brand, c'est vous qui aurez à parler le premier, tout de suite après le secrétaire du Président, qui commencera ! Ils viennent de Paris, lui et son patron. Il s'agit d'une grosse affaire, et toute nouvelle. Le Président a été informé de la résidence actuelle du pape… Oui, il paraît qu'il y en a encore un !… Oh ! c'est trop long à raconter, vous allez comprendre tout à l'heure !… Mais à propos, – reprit-il, en levant les yeux sur le visage tiré et creusé de son jeune collègue, – j'ai été bien désolé d'apprendre vos anxiétés ! C'est Pemberton qui m'en a parlé, ce matin seulement !

Olivier secoua les épaules, brusquement, comme pour chasser une mauvaise hantise.

– Dites-moi, demanda-t-il, qu'est-ce que j'aurai à répondre ?

– Eh bien, j'imagine que le Président, après nous avoir fait part de ses informations, ne va pas manquer de nous proposer quelque chose ; et alors, vous qui connaissez suffisamment nos opinions, vous n'aurez qu'à expliquer la nécessité de l'attitude que nous avons prise à l'égard des catholiques.

Les yeux d'Olivier se contractèrent soudain, au point de devenir deux petites taches brillantes, sous les cils. Mais il consentit, d'un signe de tête.

Deux ou trois autres ministres ou fonctionnaires étaient entrés pendant ce dialogue ; et tous avaient dévisagé Olivier avec une curiosité mêlée de sympathie. Le bruit s'était répandu, dans la ville entière, que sa jeune et charmante femme l'avait abandonné.

Cinq minutes avant l'heure, un timbre sonna, et la porte du corridor s'ouvrit, toute grande.

– Venez, messieurs, dit Snowford.

La salle du conseil était une longue et haute pièce, au premier étage. Le tapis de caoutchouc, sous les pieds, étouffait tout bruit. La pièce n'avait pas de fenêtres : elle était éclairée artificiellement. Une longue table la parcourait d'un bout à l'autre, avec des fauteuils à l'entour, huit fauteuils de chaque côté ; et celui du Président plus élevé que les autres, et couvert d'un dais, se dressait à la tête de la table.

Chacun des ministres, en silence, s'en alla droit à sa place, s'assit et attendit.

La pièce était d'une fraîcheur exquise, malgré l'absence de fenêtres, et offrait un contraste merveilleux avec la chaleur écrasante que chacun de ces hommes avait dû traverser pour venir à White-Hall. Eux aussi, dans la journée, ils s'étaient étonnés de ce temps monstrueux ; et sans doute ils s'étaient amusés, avec toute la ville, du conflit, de jour en jour plus aigu, entre les plus infaillibles des météorologistes ; mais, en ce moment, ils n'y pensaient guère. La prochaine venue du Président était un sujet qui, toujours, réduisait au silence même les plus loquaces.

Une minute exactement avant l'heure, de nouveau, un timbre sonna, sonna quatre fois, et s'arrêta. Dès le premier coup, tous les assistants s'étaient tournés vers la haute porte pratiquée derrière le trône présidentiel. Un silence de mort régnait au dedans, comme aussi au dehors, car les grands bureaux du gouvernement se trouvaient, tous, abondamment pourvus d'appareils amortissant le son ; et il n'y avait pas jusqu'aux roulements des énormes automobiles, dans les rues voisines, qui fussent en état de transmettre une vibration à travers les couches de caoutchouc sur lesquelles reposaient les murs. Un seul bruit pouvait pénétrer à White-Hall : celui du tonnerre, – les ingénieurs ayant toujours, jusqu'alors, malheureusement, échoué dans toutes leurs entreprises contre lui.

Mais, en cet instant d'attente, ce fut, de nouveau, comme si un voile supplémentaire de silence était tombé sur la salle ; et puis la porte s'ouvrit, et une petite figure entra, précipitamment, suivie d'une autre figure en écarlate et noir.

II

 

Felsenburgh alla droit à son trône, précédé par son secrétaire ; arrivé là, il fit quelques saluts, en inclinant légèrement la tête ; après quoi il s'assit, et, d'un geste, invita les ministres à reprendre leurs places.

Pour la centième fois, Olivier, le considérant, s'émerveilla de son sang-froid et de tout l'ensemble véritablement extraordinaire de sa personnalité. Ce jour-là, il avait revêtu le costume judiciaire anglais des siècles passés, – noir et écarlate, avec manches fourrées de blanc et ceinture cramoisie : c'était le costume qu'il avait adopté pour sa présidence anglaise. Mais, par-dessous cette mise, le miracle était dans sa personne, dans l'atmosphère prodigieuse qui jaillissait de lui. Il y avait en lui quelque chose qui, fatalement, attirait, allumait, enivrait, de la même façon que le souffle de la mer agit sur notre nature physique. Les hommes de lettres avaient eu raison de dépenser, pour essayer de le définir, toutes les ressources de leurs images, le comparant à un ruisseau d'eau claire, à l'éclat d'un diamant, à l'amour d'une femme… Leurs métaphores, souvent, s'étaient égarées au delà de toute convenance ; mais elles n'en provenaient pas moins d'une tentative légitime à signaler, chez Felsenburgh, l'incarnation d'un élément sinon divin, en tout cas supérieur à la nature humaine…

Ainsi Olivier laissait courir ses réflexions, lorsque le Président, les yeux baissés, la tête rejetée en arrière, fit un petit geste à l'homme roux et fluet qu'il avait installé près de lui ; et cet homme, son premier secrétaire, se mit à parler, sans que son corps fît un mouvement, comme un acteur débitant un rôle qui n'est point fait pour lui.

– Messieurs, dit-il, d'une voix unie et sonore, le Président est venu tout droit de Paris. Ce matin, Son Honneur a été à Moscou, arrivant de New York. Demain matin, Son Honneur devra être à Turin et faire ensuite un grand voyage à travers l'Espagne, l'Afrique du Nord, la Grèce et les États du Sud-Est.

C'était là une formalité habituelle, au début des séances où assistait le Président. Celui-ci, maintenant, ne parlait plus que très peu, mais il avait toujours soin que ses sujets fussent informés du caractère multiple, vraiment international, de ses occupations.

Après une courte pause, le secrétaire reprit :

– Voici, messieurs, de quoi il s'agit :

« Jeudi dernier, comme vous le savez, les plénipotentiaires ont signé la loi de probation, ici même ; et, immédiatement, la loi nouvelle a été transmise au monde entier. Vers seize heures, Son Honneur a reçu un message d'un Russe nommé Dolgoroukof, qui se trouvait être l'un des cardinaux de l'Église catholique. Cet homme se donnait pour tel, et les renseignements pris ont confirmé l'exactitude de son affirmation. Son message a eu pour effet de rendre désormais certain ce que l'on soupçonnait depuis longtemps : à savoir qu'il y a, aujourd'hui encore, un homme qui prétend être pape, et qui, quelques jours après la destruction de Rome, a créé (suivant l'expression admise) d'autres cardinaux. Et l'on sait maintenant que ce pape, avec une habileté politique remarquable, a imaginé de cacher son nom et le lieu de sa résidence même aux fidèles de son Église, à l'exception des douze cardinaux ; que, en outre, il a déjà grandement contribué, par l'entremise d'un de ces cardinaux en particulier, mais surtout avec l'assistance de l'ordre récemment fondé par son prédécesseur, à réorganiser l'Église catholique ; et que, en ce moment, il vit à l'écart du monde, dans une sécurité absolue.

« Le nom de cet homme, messieurs, est Franklin… »

Olivier eut un petit sursaut involontaire ; mais il suffit à Felsenburgh de diriger son regard sur lui, un instant, pour le ramener aussitôt, tout entier, à son état d'attention docile et passionnée.

« Percy Franklin, un ancien prêtre anglais ! reprit le secrétaire. Et il demeure aujourd'hui à Nazareth, où l'on dit que le fondateur du christianisme a passé son enfance.

« Cette nouvelle, messieurs, Son Honneur l'a apprise le soir du jeudi de la semaine passée. Il a aussitôt ouvert une enquête ; et, dès le vendredi matin, il a appris, du même Dolgoroukof, que ce pape avait convoqué à Nazareth une réunion de ses cardinaux pour délibérer sur l'attitude à tenir en face de la loi de probation. Il y a là, de sa part, une imprudence extraordinaire, que Son Honneur ne sait trop comment concilier avec les qualités de réflexion et d'adresse attestées par la conduite antérieure du même personnage. Toujours est-il que ces soi-disant cardinaux ont été sommés, par des messagers spéciaux, d'avoir à se réunir à Nazareth, samedi prochain, afin de commencer leurs délibérations le jour suivant, après l'accomplissement de certaines cérémonies de leur culte.

« Sans doute, messieurs, vous désirerez connaître les motifs qui ont conduit ce Dolgoroukof à révéler tout cela. Son Honneur, qui a longuement interrogé cet individu, est convaincu de sa sincérité. Depuis longtemps déjà, Dolgoroukof est en train de perdre toute foi à sa religion ; et il en est venu maintenant à comprendre, comme nous tous, que cette religion est l'obstacle suprême à la consolidation de la race humaine. Aussi a-t-il estimé qu'il avait le devoir de transmettre à Son Honneur tout ce qu'il savait. Et c'est chose assez curieuse de constater, comme un parallèle historique, que la naissance du christianisme a eu pour cause occasionnelle un incident analogue à celui qui, – du moins nous l'espérons, – causera bientôt l'extinction définitive de cette croyance. En effet, alors comme aujourd'hui, il s'est trouvé que l'un des chefs de la religion nouvelle a révélé aux autorités civiles le lieu où pourrait être découvert le personnage principal de la secte, ainsi que les procédés au moyen desquels on pourrait avoir accès auprès de lui.

« Mais, messieurs, pour en revenir à l'affaire elle-même, voici ce que vous propose Son Honneur, en se fondant sur toutes les mesures précédentes qui ont reçu votre adhésion unanime : c'est que, durant la nuit de samedi prochain, une force soit envoyée en Palestine et que, le lendemain matin, au moment où les derniers chefs du christianisme se trouveront tous réunis, cette force achève, aussi vite que possible, et de la façon la moins douloureuse, la grande œuvre de destruction à laquelle toutes les puissances du monde ont résolu de collaborer. Jusqu'ici, tous les gouvernements qui ont été consultés ont donné à cette proposition un consentement sans réserve ; et Son Honneur ne doute pas que le reste du monde y consente de la même façon. Son Honneur, en effet, a conscience de ne pouvoir pas agir sous sa propre responsabilité dans une matière aussi grave. L'univers tout entier est intéressé à l'accomplissement de cet acte de justice, dont les conséquences seront d'un prix infini ; et le désir de Son Honneur est que chacune des nations de l'univers prenne sa part dans cet accomplissement.

« Voici donc quelle serait la méthode d'exécution, à son avis, la plus sage :

« Pour affirmer l'adhésion unanime des puissances, Son Honneur propose que chacun des trois grands départements du monde députe des vaisseaux aériens en nombre égal à celui des États qui le constituent, c'est-à-dire cent vingt-deux en tout, pour s'occuper de la réalisation de la sentence. Il importe que ces aériens ne fassent point route ensemble, afin que la nouvelle de leur départ ne parvienne point à Nazareth ; car il paraît que le nouvel ordre du Christ Crucifié possède un système d'espionnage remarquablement organisé. Le lieu du rendez-vous, donc, doit être seulement à Nazareth même ; et, quant à l'heure du rendez-vous, Son Honneur propose que ce soit neuf heures du matin, d'après la chronométrie de la Palestine. Mais, au reste, tous ces détails pourront être décidés et communiqués aussitôt qu'une résolution aura été prise sur le fond du projet.

« Pour ce qui est de l'exécution finale, Son Honneur tend à croire que, vu l'inévitabilité de celle-ci, on agira plus charitablement en n'essayant point de négocier, d'abord, avec les individus qu'il s'agit de détruire : on fournira simplement une occasion, aux habitants du village, de s'enfuir quelques instants d'avance ; après quoi, grâce aux explosifs que l'expédition emportera avec elle, la fin pourra être, pratiquement, instantanée.

« Son Honneur a l'intention de se trouver là en personne et de procéder lui-même à la première décharge des explosifs. Il juge naturel et légitime que le monde, qui a voulu l'élire pour son président, opère par ses mains dans la circonstance présente ; sans compter que cette intervention directe du Président constituera un certain gage de respect envers une superstition qui, pour néfaste qu'elle soit, n'en a pas moins été l'unique force capable de résister au progrès normal de la race humaine.

« Et Son Honneur vous promet solennellement, messieurs, que, si le plan qu'il vous offre se trouve réalisé, jamais plus nous n'aurons à souffrir aucun mal de la part du christianisme. Déjà l'effet moral de la récente loi a été prodigieux. Dans tous les pays, par dizaines de milliers, des catholiques, et comptant même parmi eux des membres de l'ordre fanatique que vous savez, ont publiquement abjuré leurs folies ; un dernier coup, asséné maintenant au cœur et à la tête de l'Église catholique, rendra certainement impossible la résurrection du corps ainsi mutilé.

« Tout au plus pourrait-on avoir à craindre encore la survivance de Dolgoroukof, car un seul cardinal suffirait pour faire revivre la lignée tout entière. Mais aussi, malgré sa répugnance à adopter une telle mesure, Son Honneur se croit-il tenu de proposer que, après la conclusion de l'affaire, Dolgoroukof – qui, naturellement, ne se rendra pas à Nazareth avec ses collègues, – soit, le plus charitablement possible, éliminé à son tour, de façon à être préservé de tout danger d'une rechute possible.

« Et maintenant, messieurs, Son Honneur vous demande d'exposer vos vues sur les points sur lesquels j'ai eu le privilège de vous parler en son nom. »

La tranquille voix monotone s'arrêta.

Il y eut un instant de silence, et tous les yeux se fixèrent, de nouveau, sur la figure immobile, vêtue d'écarlate et de noir.

Puis, Olivier se leva. Il était pâle, avec des yeux étrangement brillants.

– Messieurs, dit-il, je suis certain que tous, ici, nous n'avons sur ces points qu'une seule pensée. En tant que je puis être le représentant de mes collègues, qui ont bien voulu me confier cet honneur avant la présente séance, je déclare que nous consentons à la proposition, et que, pour tous les détails de sa mise en œuvre, nous nous en remettons à la sagesse de Son Honneur.

Le Président, qui tenait ses yeux obstinément baissés, les releva et les promena vivement sur tous les visages immobiles tournés vers lui.

Et alors, enfin, parmi un silence où il semblait que les respirations même se fussent arrêtées, pour la première fois il parla, de sa voix surnaturelle, aussi impassible, ce jour-là, qu'une rivière gelée.

– Personne n'a-t-il rien d'autre à proposer ? Il y eut un murmure de dénégation, et, pendant que tous les assistants se relevaient :

– Son Honneur vous remercie, messieurs ! dit le secrétaire.

III

 

Le samedi matin, vers neuf heures, Olivier descendit de l'automobile qui l'avait amené à Wimbledon-Common et commença à gravir les marches conduisant à l'ancien quai de départ des aériens, abandonné maintenant depuis plusieurs années. On avait jugé bon, en effet, pour tenir l'expédition vers Nazareth aussi secrète que possible, que les délégués de l'Angleterre à cette expédition partissent ainsi d'un endroit relativement inconnu et qui ne servait plus désormais que, de temps à autre, pour des essais de machines nouvelles. L'ascenseur même avait été enlevé ; et force était à Olivier de faire à pied la montée des cent cinquante marches.

Ce n'est qu'à contre-cœur que le jeune ministre avait accepté d'être désigné pour prendre part à cette expédition, car il n'avait toujours pas encore de nouvelles de sa femme, et il s'effrayait de devoir quitter Londres pendant qu'il demeurait dans le doute sur la destinée de Mabel. Après avoir longuement réfléchi, il se sentait moins enclin que jamais à accepter l'hypothèse d'un suicide par l'euthanasie. Il en avait parlé à. deux ou trois des amies de Mabel, qui, toutes, avaient déclaré que jamais la jeune femme n'avait fait la moindre allusion à une telle manière de finir. Sans doute, Mabel devait s'être retirée quelque part, probablement à l'étranger ; et, d'un jour à l'autre, Olivier s'attendait à la voir revenir, repentante, réconciliée avec les exigences de la réalité, victorieusement sortie de l'une de ces crises que, souvent déjà, elle avait traversées. Aussi aurait-il bien désiré pouvoir rester chez lui, de façon à l'accueillir, avec une tendre indulgence, dès l'instant de son retour ; mais, d'autre part, il n'avait point cru possible de se dérober aux instances de ses collègues. Sans compter qu'il éprouvait sincèrement un désir, à demi par conscience professionnelle, à demi par curiosité, d'assister à cet acte suprême de justice, qui allait détruire une secte qu'il considérait comme la cause de sa tragédie domestique ; et puis, toujours, à présent, il y avait en lui une sorte de fascination magnétique qui le portait à souhaiter de mourir, au besoin, pour obéir à un simple signe de tête de Felsenburgh. Si bien que, tout compte fait, il s'était résigné au départ, ayant seulement chargé son secrétaire de n'épargner aucune dépense pour se mettre en communication avec lui, au cas où l'on recevrait des nouvelles de sa femme, durant son voyage.

La chaleur, ce matin-là, était vraiment terrible ; et c'est à grand-peine qu'Olivier parvint sur la plate-forme. Il découvrit alors que l'aérien était déjà là, installé dans son étui blanc d'aluminium et que déjà les grandes ailes avaient commencé de vibrer. Il entra dans la voiture et posa sa valise sur l'un des sièges du grand salon ; puis, après avoir échangé quelques mots avec le garde, qui, naturellement, ignorait encore l'objet du voyage, il sortit, de nouveau, sur la plate-forme pour essayer de trouver un peu de fraîcheur, et pour rêver plus à son aise.

Londres, tel qu'il l'aperçut à ses pieds, lui parut avoir un aspect étrange. Immédiatement au-dessous de lui était le grand square, tout desséché par l'intense chaleur de la semaine précédente : un sol durci, un gazon jauni et fané, des arbres déjà dépouillés d'une partie de leurs feuilles. Au-delà, s'étendait le tissu serré des maisons. Mais ce qui surprenait surtout Olivier, c'était l'extrême densité de l'air, qui était devenu exactement pareil à ce que décrivaient les vieux livres de l'atmosphère de Londres à l'époque des brouillards et de la fumée. Aucune trace de la fraîcheur ni de la transparence matinales ; et impossible de chercher, dans une direction quelconque, la source de ce voile de brume, car, de tous côtés, il était le même. Il n'y avait pas jusqu'au ciel, au-dessus d'Olivier, qui n'eût perdu son bleu ; il apparaissait comme souillé, d'une brosse boueuse ; et le soleil étalait des stries d'un rouge sale, les plus singulières du monde. Olivier songea qu'un grand orage, probablement, se préparait ; ou bien peut-être était-ce le contrecoup de nouveaux tremblements de terre, dans une autre région du globe, pareils à ceux qui, depuis quelques jours, s'étaient produits sur divers points avec une intensité effroyable, anéantissant toute trace de vie, détruisant des villes, des villages, des nations entières. N'importe, le voyage serait curieux, ne fût-ce que pour l'observation de ces changements climatériques, à la condition, toutefois, songea Olivier, que la chaleur ne devînt pas trop intolérable, lorsqu'on traverserait les pays du Sud.

Et puis les pensées d'Olivier, tout d'un coup, revinrent à l'angoissant mystère qui les hantait et les torturait depuis une semaine.

Dix minutes après, environ, il vit l'automobile rouge du ministère glisser rapidement sur la route, venant de Fulham ; et, quelques instants plus tard, les trois autres membres anglais de l'expédition apparurent sur la plate-forme, Maxwell, Snowford et Cartwright, tous vêtus d'étoffe blanche de la tête aux pieds, comme l'était aussi Olivier.

Ils ne se dirent pas un mot de l'affaire qui les réunissait, car les employés et gardes allaient çà et là, et l'on tenait à empêcher la moindre possibilité d'une indiscrétion. Les gardes avaient, simplement, été informés que l'aérien aurait à faire un voyage de deux jours et demi, et que le premier point à atteindre serait le centre des Dunes du Sud.

Quant aux délégués, ils avaient reçu de nouvelles instructions du Président, en même temps que Felsenburgh leur avait appris l'adhésion de tous les pouvoirs du monde. Le plan de l'expédition, au moins pour ce qui concernait la délégation anglaise, était définitivement arrêté. L'aérien aurait à pénétrer en Palestine de la direction de la Méditerranée, après s'être joint aux aériens français et espagnol, environ à dix kilomètres de l'extrémité orientale de l'île de Crète. À la vingt-troisième heure, l'aérien montrerait son signal nocturne, une ligne rouge sur un champ blanc ; et, au cas où les deux autres vaisseaux ne seraient pas en vue, il aurait à les attendre, en planant à une hauteur de huit cents pieds. Puis la traversée continuerait, et la rencontre générale aurait lieu au-dessus d'Esdraélon, le lendemain matin, vers neuf heures.

Le garde s'approcha des quatre hommes, qui se tenaient debout, silencieux, considérant l'étrange physionomie de la ville au-dessous d'eux.

– Messieurs, dit-il, nous sommes prêts !

– Que pensez-vous du temps ? lui demanda Snowford.

Le garde eut un hochement de tête incertain.

– Je ne serais pas étonné si nous allions avoir des coups de tonnerre, monsieur ! dit-il.

– Simplement cela ? demanda Olivier.

– Peut-être même un gros orage, monsieur ! répliqua le garde. Je n'ai encore jamais vu un temps comme celui-ci !

Snowford fit un pas vers la passerelle :

– Allons, dit-il, mieux vaut partir tout de suite ! Nous aurons, sans doute, assez de retard, en chemin, par la faute de ce maudit temps !

Quelques minutes encore, et tout fut prêt pour le départ. De l'avant du vaisseau s'éleva une vague odeur de cuisine, car le déjeuner allait être servi aussitôt ; et un chef à calotte blanche passa la tête, un instant, pour interroger le garde. Les quatre hommes s'assirent dans le luxueux salon : Olivier un peu à l'écart, plongé dans ses pensées, les trois autres causant à voix basse. Une fois encore, le garde traversa toute la longueur du vaisseau, se dirigeant vers son compartiment, à la proue ; et, un moment après, retentit la sonnerie du départ. Alors, sur toute l'étendue de l'aérien, – le vaisseau le plus rapide de l'Angleterre et du monde entier, – se fit sentir la vibration du propulseur, qui commençait son travail ; et Olivier, par la grande fenêtre de cristal, vit les rails glisser en arrière, et surgir brusquement la longue ligne de Londres, étrangement pâle sous le ciel souillé. Il entrevit un petit groupe de personnes qui, dans le square, levaient la tête ; et, tout de suite, ce groupe disparut, à son tour, dans un grand tourbillon ; et bientôt un véritable pavé de toits de maisons coula sous le vaisseau, et bientôt Londres lui-même se rétrécit, se raréfia, montrant des taches d'un vert jauni ; après quoi, ce fut la campagne desséchée qui s'étendit à perte de vue.

Snowford se leva, un peu chancelant sur ses jambes.

– Je puis, aussi bien, prévenir le garde dès maintenant ! dit-il. De cette façon nous n'aurons plus à être dérangés !

Il se tourna ensuite vers Olivier et lui fit un petit signe presque imperceptible ; aussitôt Olivier se leva, lui aussi, et les deux hommes s'en allèrent ensemble dans le petit corridor qui longeait le vaisseau.

– J'ai une nouvelle pour vous ! dit Snowford, montrant un télégramme qu'il sortit de sa poche. À Chypre, vous êtes invité à monter à bord de l'aérien du Président !

Olivier rougit de plaisir, malgré l'énorme poids qui pesait sur son cœur.

– Son Honneur a entendu parler de votre courageuse attitude, à propos de votre femme ! poursuivit Snowford, tâchant à dissimuler, dans sa voix, l'envie qui le rongeait.

Olivier parcourut la petite feuille jaune que son collègue lui avait tendue ; puis il la souleva à ses lèvres et la baisa.

– Je suis bien récompensé, certes ! dit-il. Lorsque les deux ministres eurent achevé de donner leurs instructions au garde, ils se dirigèrent vers la petite pièce voisine du compartiment du pilote, où l'on avait placé l'explosif. Les fabricants avaient envoyé le paquet à bord, dès le soir de la veille ; et il gisait là, une boîte de métal de quelques pieds carrés, soigneusement enfoncée dans une couche de ouate.

Snowford s'agenouilla auprès de la boîte, détacha une clef de sa chaîne de montre et, sans dire un mot, ouvrit les trois serrures et leva le couvercle en souriant.

Dans l'écrin de velours, une petite boule reposait, aussi inoffensive, pour le moment, qu'un morceau d'argile ; et, sur l'un de ses côtés, saillait le petit bec de métal qui devait servir à en décharger le contenu.

Olivier s'agenouilla, lui aussi, hypnotisé par cette vue.

Il songeait à l'effet qu'allait produire, dans quelques heures, cette insignifiante petite boule. Il avait l'impression d'entendre le bruit léger de sa chute, et puis, quelques secondes plus tard, d'assister à la catastrophe, – la terre éventrée, les rochers émiettés, l'air tout rempli d'éclats de pierres et de fragments d'arbres, et de membres humains déchiquetés !

Et Olivier se rappela, avec un nouvel élan d'orgueil, que c'était du vaisseau même de Felsenburgh qu'il verrait et entendrait tout cela.

Plus d'une fois, durant cette longue et torride journée, Olivier alla voir, de nouveau, la petite pièce, dominé par les images terribles et attirantes qui s'en dégageaient pour lui. Non seulement il avait l'impression que cette boîte de métal allait faire de l'histoire ; il se disait encore que, de toute la surface du globe, d'autres vaisseaux semblables, poursuivant le même objet, – un objet d'une signification et d'une importance infinies, – se dirigeaient vers le même point, et que chacun, comme celui-ci, portait dans ses flancs une petite boule meurtrière. Là, sous le revêtement d'acier uni, se trouvait, pour ainsi dire, le maître victorieux de toute la civilisation intellectuelle et morale d'une ville. Les espoirs, les craintes, toute la vie de milliers d'hommes, à la merci d'un petit paquet de poudre et de cinq gouttes de liquide ! Et cependant, il y avait encore des hommes qui croyaient en Dieu, devant ce triomphe manifeste de la matière ! Il y avait des hommes qui rêvaient, – en bien petit nombre, maintenant, il est vrai, – que la vie de l'âme réclamait des forces supérieures à celles de la matière, et un monde que tout le pouvoir de ces explosifs ne saurait atteindre !

Lorsque déjà la nuit commençait à tomber, d'ailleurs à peine distincte de la lourde journée embrumée, Olivier revint brusquement vers ses collègues.

– Il y a trois vaisseaux en vue ! dit-il.

Les ministres se dirigèrent vers la fenêtre ; et là, en effet, se détachant faiblement parmi les ténèbres, apparaissaient les phalènes spectrales, deux d'un côté et une de l'autre, – se dirigeant dans le même sens que l'aérien anglais.