Le lendemain soir, Olivier Brand, assis dans son bureau, lisait l'article de tête de la dernière édition du Nouveau Peuple, où le rédacteur en chef du journal décrivait et appréciait, en ces termes, la cérémonie de la veille :
Nous commençons enfin à nous remettre un peu de l'enivrement de la nuit passée, et à nous rendre compte des suites merveilleuses que ne pourront manquer d'avoir les événements de cette nuit, à jamais mémorable. Mais, d'abord, il convient de rappeler brièvement les faits. Jusqu'à la soirée d'hier, notre anxiété persistait au sujet de la crise d'Orient, et, sur le coup de vingt et une heures, il n'y avait pas encore à Londres plus de quarante personnes qui sussent positivement que tout danger avait disparu. Pendant la demi-heure qui a suivi ce moment, le Gouvernement a pris quelques mesures discrètes : un petit nombre de personnes choisies ont été informées ; la police a été appelée, avec une demi-douzaine de régiments de troupes, pour assurer l'ordre ; le Temple de Paul a été mis en état pour la séance solennelle ; les Compagnies de chemin de fer ont reçu des instructions ; et, à vingt et une heures et demie exactement, l'avis officiel a été publié, au moyen d'affiches électriques, dans tous les quartiers de Londres, aussi bien que dans toutes les grandes villes de province. Le temps et la place nous font défaut pour décrire ici l'admirable manière dont toutes les autorités publiques se sont acquittées de leur devoir ; qu'il nous suffise de dire que, dans toute la ville de Londres, on n'a pas eu à déplorer plus de soixante accidents mortels.
Dès vingt-deux heures, le Temple de Paul était bondé jusque dans ses derniers recoins. Le chœur avait été réservé pour les membres du Parlement et les fonctionnaires publics. Les galeries du dôme étaient remplies d'une assistance de dames ; et le public était librement admis dans la nef entière. Aussi bien, ceux qui voulaient assister à la fête ont-ils été sages de se hâter ; car, un quart d'heure après, on peut bien dire que toutes les rues de Londres sont devenues intraversables.
Par un choix excellent, M. Olivier Brand avait été désigné pour parler en premier lieu. Le souvenir de l'infâme attentat dirigé contre lui par un émissaire de l'Église catholique était présent encore à tous les esprits ; et l'expression caractéristique de sa figure, aussi bien que l'accent passionné de ses paroles, ont donné à merveille le ton général de toute la séance. On trouvera plus loin le résumé de son discours. Après lui, successivement, le premier ministre, le ministre de l'Amirauté, le secrétaire des Affaires d'Orient, et lord Pemberton ont dit quelques mots confirmant l'incroyable nouvelle. Vers vingt-trois heures moins le quart, un renforcement de clameurs, au dehors, a annoncé l'approche de la délégation américaine, venue exprès de Paris pour donner plus d'éclat à la fête ; et, solennellement, les membres de la délégation sont montés sur l'estrade, après être entrés par la porte sud de l'ancien chœur. Chacun d'eux, tour à tour, a prononcé une courte allocution ; mais, bien que tous aient tenu à nous le rappeler, aucun d'entre eux, peut-être, n'a plus clairement mis en lumière que M. Markham ce fait essentiel, que tout le succès des efforts américains a été dû, uniquement et absolument, à M. Julien Felsenburgh. Celui-ci, à ce moment de la séance, n'était pas encore arrivé ; mais, en réponse à l'attente unanime de la foule, M. Markham a déclaré qu'on pouvait être sûr de le voir dans quelques instants. Puis il a continué en nous décrivant, autant qu'il était possible de le faire en quelques phrases, la méthode dont s'était servi M. Felsenburgh pour accomplir ce qui restera toujours, probablement, l'acte le plus étonnant de toute l'histoire humaine.
M. Felsenburgh, d'après ce qu'il nous a appris, est, d'abord, sans aucun doute, le plus grand orateur que le monde ait jamais entendu. Toutes les langues lui sont familières : durant les huit mois derniers, tout le temps que s'est poursuivi le Congrès d'Orient, M. Felsenburgh a discouru en dix-huit langues différentes. Quant à la nature particulière de son éloquence, nous aurons, tout à l'heure, l'occasion de la définir. M. Markham nous a dit aussi que cet homme admirable possède la connaissance la plus surprenante, non seulement de la nature humaine, mais de tout ce qu'il y a, dans cette nature, de proprement divin. Sans que l'on puisse deviner où il a puisé une science aussi universelle, c'est chose certaine que, dès le début, il a paru ne rien ignorer de l'histoire, des préjugés, des craintes, des espoirs, etc., de toutes les innombrables sectes et castes orientales avec lesquelles il a eu affaire. En résumé, comme l'observe très justement M. Markham, M. Felsenburgh constitue le premier produit vraiment parfait de cette nouvelle humanité cosmopolite, dont la création a été l'objet inconscient et continu de tous les efforts du monde, à travers l'histoire. Dans neuf cités de l'Orient, – Damas, Irkoutsk, Constantinople, Calcutta, Bénarès, Nankin, et trois autres, – une foule mahométane l'a acclamé comme le dernier Messie. Enfin, en Amérique, d'où a surgi cette figure extraordinaire, personne n'a rien à dire de lui que du bien. Il ne s'est rendu coupable d'aucun de ces actes de presse jaune, de corruption, d'improbité commerciale ou politique, qui ont souillé le passé de tous les hommes d'État d'autrefois. M. Felsenburgh n'a même jamais formé un parti. C'est lui en personne, et non pas son groupe, qui a tout conquis. Et tous ceux qui ont assisté à la séance de cette nuit s'accorderont à reconnaître, avec nous, que l'effet de ce discours de M. Markham a été indescriptible. Quand ce discours a pris fin, un grand silence s'est répandu dans la foule ; et puis, pour répondre à l'émotion universelle, l'organiste a frappé les premiers accords de l'Hymne maçonnique. Bientôt, non seulement tout l'intérieur de l'édifice a retenti des paroles sacrées de ce chant ; mais au dehors aussi, le peuple rassemblé s'est mis à chanter ; et notre vieille cité de Londres, pendant quelques instants, est devenue, en vérité, le Temple du Seigneur.
Et maintenant nous voici parvenu à la partie la plus difficile de notre tâche. Aussi bien devons-nous avouer, tout de suite, que toute description échouerait à rendre compte de la séance de cette nuit.
On achevait le quatrième verset de l'Hymne maçonnique, lorsqu'une figure simplement vêtue de noir a gravi les marches de l'estrade. Personne, d'abord, n'y a fait attention ; mais, tout à coup, un mouvement s'est produit parmi les délégués ; et bientôt le chant s'est interrompu, au moment où le nouveau venu, après une légère inclinaison de tête à droite et à gauche, s'est frayé un chemin jusqu'à un siège qui lui était réservé, au premier plan de l'estrade. Et, chose singulière, aucun vivat bruyant n'a remplacé la musique de l'Hymne. Un silence profond, infini, a immédiatement dominé l'énorme foule ; et ce silence, par un magnétisme étrange, s'est communiqué même en dehors de l'édifice, dès l'instant où M. Felsenburgh a prononcé ses premières paroles.
De son discours, nous ne dirons que peu de chose. Autant qu'il nous a semblé, pas un seul reporter n'a eu le courage de baisser les yeux sur son papier, pour prendre des notes. Le discours, prononcé en espéranto, était d'ailleurs très bref et très simple. Il ne consistait qu'en une annonce rapide du grand fait de la Fraternité universelle, désormais établie ; en des félicitations à tous ceux qui auraient le bonheur de pouvoir assister au déroulement futur des destinées de l'univers, après cet accomplissement définitif du grand effort des siècles ; et, par manière de péroraison, en une exhortation à la louange de cet esprit du Monde qui, maintenant, vient de réaliser son incarnation.
Tel a été le contenu de ce discours de quelques minutes ; mais comment essayer de traduire l'impression que nous a fait éprouver la personnalité de l'orateur ? M. Felsenburgh, autant que l'on en peut juger par son apparence extérieure, est un homme d'environ trente ou trente-cinq ans. Il a le visage rasé, la taille très droite, les yeux et les sourcils noirs, sous des cheveux entièrement blancs. Pendant tout son discours, il s'est tenu immobile, les mains appuyées sur le rebord de l'estrade. Toutes ses paroles étaient dites lentement, distinctement, d'une voix merveilleusement claire et haute. Puis, quand il eut achevé, il est resté debout, au premier plan de l'estrade.
Il n'a pas obtenu d'autre réponse qu'un soupir, qui a jailli de tous les cœurs, comme si le monde entier venait de respirer librement pour la première fois ; après quoi s'est étendu sur nous, de nouveau, l'extraordinaire silence. Nombre d'yeux pleuraient ; des milliers de lèvres remuaient sans émettre aucun son ; et tous les visages étaient tournés vers la simple figure debout sur l'estrade, comme si l'espoir de toutes les âmes était concentré là. C'est d'une façon pareille que, sans doute, – si du moins la chose n'est pas une simple fiction, – des milliers d'yeux et d'âmes étaient tournés vers le personnage connu dans l'histoire sous le nom de Jésus de Nazareth.
M. Felsenburgh s'est tenu debout, un moment encore, puis il a traversé l'estrade et est sorti de la salle.
Des événements qui ont eu lieu au dehors, un témoin oculaire nous a rapporté les quelques détails suivants :
L'aérien blanc, qui sert de voiture particulière à M. Felsenburgh, et que connaissent désormais tous ceux qui étaient à Londres la nuit passée, avait stationné auprès de la petite porte sud de l'ancien chœur, reposant à environ vingt pieds au-dessus du sol. Rapidement, en quelques minutes, la foule a appris, ou deviné, quel était le voyageur qu'avait amené cet aérien ; et, lorsque M. Felsenburgh a reparu, sur la porte, le même étrange soupir a retenti à travers tout l'espace du Cimetière de Paul, bientôt suivi du même silence. L'aérien étant descendu, son maître y est entré, et, de nouveau, le vaisseau s'est élevé à une hauteur de vingt pieds.
On s'était d'abord attendu à un discours ; mais, vraiment, aucun discours n'était nécessaire, et, après une pause de quelques secondes, l'aérien a commencé cette promenade merveilleuse à travers la ville que celle-ci, certainement, n'oubliera jamais. Quatre fois, durant la nuit, M. Felsenburgh a traversé, d'un bout à l'autre, l'énorme capitale, sans dire un seul mot ; et partout l'immense soupir a précédé et suivi son apparition, partout l'extraordinaire silence a marqué l'instant de son passage. Deux heures après le lever du soleil, le vaisseau blanc s'est rapidement élancé vers le nord et a disparu ; et depuis lors, personne n'a plus revu celui que nous pouvons appeler, en toute vérité, le Sauveur du Monde.
Et maintenant, que nous reste-t-il à dire ?
Tout commentaire est inutile. Nous devons ajouter simplement que cette ère nouvelle a commencé, dès hier, à laquelle ont vainement aspiré les prophètes et les rois, et ceux qui ont souffert et ceux qui sont morts, ceux qui peinent et qui sont lourdement chargés. En même temps que les rivalités intercontinentales ont cessé d'exister, le conflit des dissensions intérieures a pris fin, lui aussi. Et quant à celui qui a été le héros de l'organisation de cette ère nouvelle, le temps seul nous montrera quelle tâche il lui est encore réservé d'accomplir.
Ce qu'il a accompli déjà, en tout cas, est d'un prix incalculable. Le péril oriental a été, par lui, à jamais dissipé. Tout le monde, à présent, aussi bien les barbares fanatiques que les nations civilisées, ont clairement conscience que le règne de la guerre est fini. « J'apporte non point la paix, mais un glaive ! » disait le Christ ; et l'on sait combien amèrement vraies se sont trouvées ces paroles. – « Je n'apporte pas un glaive, mais la paix ! » est la réponse, enfin nettement formulée, de ceux qui ont définitivement renoncé à suivre le Christ, ou qui jamais n'ont accepté de le suivre. Les principes d'amour et d'union que notre Occident a appris à comprendre et à appliquer, durant le siècle passé, ont maintenant été adoptés aussi par l'Orient. Il n'y aura plus d'appel aux armes, mais à la Justice ; les hommes ne s'adresseront plus à un Dieu qui s'obstine à se tenir caché, mais bien à l'Homme, qui a appris sa propre divinité. Le Surnaturel est mort, ou plutôt nous savons aujourd'hui qu'il n'a jamais vécu. Ce qui reste à faire, c'est de mettre en œuvre ces leçons nouvelles, de déférer tous nos actes, toutes nos paroles, et toutes nos pensées au Tribunal de l'Amour et de la Justice : ce sera, sans aucun doute, la tâche des années qui viendront. Tous les codes auront à être détruits, toutes les barrières à être renversées ; chaque parti devra s'unir avec l'autre parti, chaque nation avec l'autre nation, et chaque continent avec l'autre continent. Rien ne subsiste plus de l'ancienne peur qui pesait sur nous ; nous n'avons plus à craindre ni les dangers de la vie présente, ni ceux d'une soi-disant vie future, dont l'appréhension a paralysé toute l'activité des générations précédentes. Assez longtemps l'humanité a gémi dans le travail de son enfantement ; son sang a coulé par la faute de sa propre folie ; aujourd'hui, enfin, elle se comprend elle-même, et commence à vivre. C'est dorénavant que pourront être vraiment bienheureux les doux, les pacifiques, les compatissants : car voici qu'ils vont enfin posséder la terre, et seront nommés les enfants de Dieu !
Ayant achevé de lire cet article, Olivier se retourna vers Mabel, et la considéra tendrement.
– Dis-le moi encore, ma chérie ! murmura-t-il : est-ce que tout cela n'est pas un rêve ?
– Un rêve ? répéta-t-elle ; non, certes : c'est, au contraire, une réalité plus réelle que toute notre vie jusqu'ici ! Ne te rappelles-tu pas que, nous l'avons vu, vu de nos yeux, le Fils de l'Homme ? Oui, c'est bien le mot qui convient ! Le Sauveur du Monde, comme le dit ce journal ! Je l'ai reconnu, dans mon cœur, aussitôt que je l'ai aperçu, aussitôt qu'il s'est arrêté là, au bord de l'estrade. Il y avait comme une auréole autour de sa tête. Et, maintenant, je comprends tout. C'est Lui que nous avons attendu si longtemps ; et Il est venu, apportant dans ses mains la paix et la bonne volonté. Et quand Il a parlé, ensuite, je l'ai reconnu aussi. Sa voix était comme… comme le bruit de la mer : aussi simple…, aussi terrible…, aussi infiniment puissante. Ne l'as-tu pas entendue ?
Pour toute réponse, Olivier prit sa femme sur ses genoux et lui baisa le front.
– De tout le reste, reprit doucement la jeune femme, je m'en remets à Lui. J'ignore où Il est, et quand Il reviendra, et ce qu'Il fera. Je suppose qu'il y aura encore, pour Lui, de grandes choses à faire avant qu'Il soit pleinement connu. Et nous, en attendant, nous ne pouvons qu'aimer, espérer, et être joyeux !
De nouveau, il y eut quelques instants de silence. Puis Olivier parla.
– Ma chérie, pourquoi dis-tu qu'Il aura encore à se faire connaître ?
– Je dis ce que je sens ! répondit-elle. Les hommes, jusqu'ici, savent seulement ce qu'Il a fait, et non point ce qu'Il est. Mais cela aussi viendra, en son temps !
– Et jusque-là ?
– Jusque-là, c'est vous qui aurez à travailler pour préparer ses voies ! Oh ! mon Olivier, sois fort et fidèle !
Elle lui rendit son baiser, et s'enfuit.
Olivier resta assis, considérant, suivant son habitude, l'ample perspective qui se déroulait devant sa fenêtre. À la même heure, la veille, il quittait Paris, connaissant déjà le fait qui venait d'avoir lieu, mais ignorant encore l'homme qui en avait été l'auteur. Maintenant, il connaissait l'homme aussi, ou, tout au moins, il l'avait vu, entendu, et avait subi l'attrait surnaturel qui se dégageait de toute sa personne. Ses compagnons du gouvernement avaient éprouvé la même impression : dominés, et comme enrayés, mais en même temps excités jusqu'au plus profond de leur âme.
Olivier avait revu Felsenburgh, une fois encore, pendant qu'avec Mabel il rentrait chez lui. Le vaisseau blanc avait passé au-dessus d'eux, de sa démarche glissante et résolue, portant celui qui, si jamais un homme avait eu droit à ce titre, était vraiment le Sauveur du Monde. Puis, les deux jeunes gens étaient rentrés, et avaient trouvé le prêtre.
Et cela aussi avait été un choc étrange, pour Olivier : car, au premier abord, il lui avait semblé que ce prêtre était le même homme qu'il avait vu gravissant l'estrade, deux heures auparavant. C'était une ressemblance extraordinaire : le même visage juvénile sous des cheveux blancs. Mabel, il est vrai, ne s'en était pas aperçue car elle n'avait vu Felsenburgh qu'à une grande distance ; et Olivier lui-même, au reste, s'était vite remis de cette première impression. Quant à sa mère, le jeune homme songeait avec effroi que, sans Mabel, la chambre de la pauvre femme aurait été la scène d'une catastrophe violente. Maintenant, tout était en paix, le présent et l'avenir se reliant merveilleusement.
L'avenir ! Olivier se rappela ce que Mabel lui avait dit des devoirs nouveaux qui allaient s'imposer aux membres du gouvernement. Il s'agissait, pour eux, de réaliser le principe qui venait de s'incarner dans ce jeune Américain mystérieux : le principe de la fraternité universelle. Ce serait une tâche énorme : toutes les relations internationales auraient à être révisées ; commerce, politique, méthodes de gouvernement, tout réclamait une transformation radicale. Et Olivier ne laissait point de se sentir un peu épouvanté, devant l'immense perspective des travaux qui l'attendaient. Il prévoyait, en vérité, une révolution universelle, un cataclysme plus profond encore que n'aurait été l'invasion de l'Orient : mais le cataclysme, cette fois, allait avoir pour objet de convertir les ténèbres en lumière et le chaos en ordre !
Une demi-heure plus tard, comme Olivier dînait précipitamment avant de repartir pour White-Hall, Mabel le rejoignit dans la salle à manger.
– Notre mère est plus calme ! dit-elle. Il faudra que nous soyons très patients, Olivier ! As-tu pris une résolution, au sujet du retour ici de ce prêtre ?
Il secoua la tête.
– Je ne puis songer à rien d'autre qu'à l'œuvre qu'il me va falloir accomplir ! répondit-il. C'est toi qui décideras : je laisse la chose entre tes mains… Mais, écoute, Mabel : te rappelles-tu ce que je t'ai dit, au sujet de ce prêtre ?
– Sa ressemblance avec Lui ?
– Oui ! que penses-tu de cela ?
Elle sourit.
– Je n'en pense rien du tout ! Pourquoi ces deux hommes ne se ressembleraient-ils pas ?
Olivier prit un biscuit, sur la table, l'avala, et se leva.
– En tout cas, la coïncidence est curieuse ! dit-il. Et maintenant, ma chérie, adieu !
– Oh ! mère, dit Mabel, agenouillée auprès du lit, ne pouvez-vous pas comprendre ce qui s'est passé ?
Plusieurs fois, déjà, elle avait essayé d'expliquer à la vieille dame le changement extraordinaire qui s'était accompli dans le monde : mais vainement. Il lui avait semblé que son devoir était de le lui expliquer, et qu'il était impossible que la mère de son Olivier s'anéantît sans avoir conscience de l'état nouveau où elle laissait le monde. C'était comme si une chrétienne se fût agenouillée au lit de mort d'un juif, au lendemain du dimanche de la Résurrection. Mais la vieille Mme Brand restait immobile, terrifiée, et cependant obstinément indifférente.
– Mère, reprit Mabel, écoutez-moi bien ! Ne comprenez-vous pas que tout ce que Jésus-Christ avait jadis promis est maintenant réalisé ? Le règne de Dieu a commencé ; mais nous savons, à présent, qui est Dieu, Vous m'avez dit, tout à l'heure, que vous désiriez le pardon des péchés : eh, bien, ce pardon, nous l'avons tous, puisque nous savons décidément que ce qu'on appelle péché n'existe pas ! Et puis, il y a la communion. Vous vous figuriez qu'elle vous faisait participer à Dieu : eh ! bien, nous participons tous à Dieu, par le seul fait que nous sommes des êtres humains ! Ne voyez-vous pas que votre christianisme était, simplement, une manière d'exprimer tout cela ? Je veux bien que, pour un temps, ç'ait été l'unique manière : mais maintenant il n'en est plus ainsi ! Et songez que cette vérité nouvelle est certaine, absolument certaine !
Elle s'arrêta un instant, désolée de ne voir aucun changement sur le vieux visage pitoyable.
– Songez comme le christianisme a échoué, comme il a divisé les nations ; rappelez-vous toutes les cruautés de l'Inquisition ; les guerres de religion ; les séparations entre mari et femme ; entre parents et enfants ! Oh ! oh ! vous ne pouvez pas croire que tout cela fût bon ! Quelle espèce de Dieu, que celui qui aurait permis tout cela ? Ou bien encore, l'enfer : comment avez-vous jamais pu croire à cette chose horrible ? Je vous en supplie, mère, rendez-vous compte que cette religion d'autrefois n'était rien qu'un odieux cauchemar ! Pensez à ce qui est arrivé la nuit dernière, quand Il est venu, Lui dont vous avez si peur ! Je vous ai dit comment Il était : si calme et si fort ! et comment six millions de personnes l'ont vu. Et pensez à ce qu'il a fait : Il a guéri toutes les vieilles plaies, Il a assuré la paix à l'univers ; et, maintenant, quelle vie merveilleuse va commencer ! Je vous en supplie, mère, consentez à abandonner ces affreux mensonges qui vous torturent !
– Le prêtre, le prêtre ! gémit sourdement la vieille femme.
– Oh ! non, non, pas le prêtre ! Il ne peut rien faire. D'ailleurs, il sait bien que ce ne sont que des mensonges, lui aussi !
– Le prêtre ! murmura de nouveau la mourante. Lui, il pourra vous répondre : il sait la réponse !
L'effort de ces paroles avait convulsé son visage, et ses doigts osseux tordaient nerveusement le rosaire qu'ils tenaient. Mabel, tout à coup, se sentit effrayée, et se releva.
– Oh ! mère, dit-elle, en la baisant au front. Voilà ! je ne vous dirai plus rien pour le moment ! Mais vous, réfléchissez à tout cela, en tranquillité ! Et surtout n'avez peur de rien ! Je vous jure qu'il n'y a plus rien à craindre !
Seule dans sa chambre, ce soir-là, Mabel s'étonnait qu'une personne intelligente pût être aussi aveugle. Et puis quelle confession de faiblesse, en vérité, de ne penser qu'à appeler le prêtre ! C'était si absurde, si ridicule !
Elle-même avait l'impression d'être remplie d'une paix extraordinaire. Elle opposait l'individualisme égoïste du chrétien, sa préoccupation effrayée de la mort, au libre altruisme du croyant nouveau, qui ne demandait à la vie que ce qu'elle pouvait donner, et qui admettait parfaitement de rentrer lui-même dans l'immense réservoir d'énergie d'où il était issu, à la condition que l'esprit de Dieu triomphât dans l'humanité collective. Elle se disait, que, en cet instant, elle aurait été heureuse de tout souffrir, d'affronter la mort ; et le souvenir de la vieille femme mourante, là-haut, la pénétrait de pitié.
Lorsqu'elle remonta dans la chambre de sa belle-mère, avant de se mettre au lit, elle vit que la malade dormait. Sa main droite reposait sur la couverture, et toujours, entre ses doigts, retenait la singulière rangée de petites perles rondes. Mabel, doucement, s'efforça de lui enlever des doigts le rosaire ; mais la main ridée se referma sur lui plus étroitement, et un murmure sortit des lèvres entr'ouvertes. « Ah ! quelle pitié, se dit Mabel, qu'une telle âme persiste dans de telles ténèbres ! »
Trois heures sonnaient, et l'aube grise se reflétait sur les murs, lorsque la jeune femme, brusquement éveillée, aperçut, près de son lit, la garde-malade de sa belle-mère.
– Madame, lui dit cette femme, venez tout de suite ! Mme Brand est en train de mourir !
Vers six heures, ce même matin, Olivier revint de la longue séance de nuit qui l'avait retenu à White-Hall. Il monta précipitamment dans la chambre de sa mère ; mais ce fut pour constater que tout était fini.
La chambre était pleine de lumière matinale, et un concert d'oiseaux chantait dans le jardin. Mabel était agenouillée près du lit, tenant toujours les mains raidies de la vieille femme, la tête appuyée sur ses bras. Le visage de la morte était plus calme qu'Olivier ne l'avait vu jamais ; les lignes ressortaient avec une douceur charmante, comme des ombres sur un masque d'albâtre, et les lèvres souriaient. Le jeune homme resta immobile, un moment, attendant la fin du spasme qui l'avait saisi à la gorge ; puis il posa une main sur l'épaule de sa femme.
– Il y a longtemps ? demanda-t-il.
Mabel se redressa, et tourna vers lui ses beaux yeux désolés.
– Oh ! Olivier ! murmura-t-elle… Il y a environ une heure… Regarde !
Elle lâcha les mains mortes, et montra le rosaire qui y était encore enroulé.
– J'ai fait ce que j'ai pu ! sanglota-t-elle. Je me suis bien gardée d'être dure avec elle. Mais elle n'a pas voulu m'écouter. Elle a continué à appeler son prêtre, aussi longtemps qu'elle a pu parler.
– Ma chérie… commença Olivier.
Et il s'agenouilla, lui aussi, à côté de sa femme, se pencha en avant, et baisa les mains qui tenaient le rosaire.
– Ah ! oui, dit-il, laissons-la en paix ! et qu'elle garde son hochet, puisqu'elle l'aimait si fort !
Il s'arrêta.
– L'euthanasie ?… murmura-t-il, ensuite, avec un mélange de tendresse et d'anxiété.
– Oui, répondit-elle. Aussitôt que j'ai vu les signes de l'agonie ! elle a résisté, mais je savais que c'était ton désir.
Pendant une heure, ils causèrent, dans le jardin. Olivier, maintenant, rendait compte à sa femme de ce qui s'était passé à White-Hall.
– Il a refusé ! dit-il. Nous lui avons offert de créer pour lui une fonction nouvelle ; il aurait eu le titre de Consulteur ; il a refusé. Mais il a promis d'être toujours à notre service. Bientôt, sans doute, il va retourner en Amérique : mais, d'abord, il s'est engagé à examiner un programme que nous allons lui soumettre.
– Un programme ?
– Oui, concernant les lois des pauvres, la loi du commerce, et les relations internationales. C'est lui-même qui, tout à l'heure, nous a suggéré les points principaux des réformes urgentes.
– Il vous a fait un discours ?
– Ma foi ! non. C'est quelque chose de tout à fait extraordinaire. Jamais je n'ai vu ni rêvé rien de pareil. En fait, je ne me rappelle pas qu'il ait eu besoin, une seule fois, d'ajouter des arguments à ses propositions. Et notre adhésion a été unanime !
– Et le peuple, comprendra-t-il de la même façon ?
– Je le crois ! Il faudra, seulement, que nous nous mettions en garde contre une réaction possible. On dit, de toutes parts, que les catholiques vont être en danger. Nous avons lu, tout à l'heure, les épreuves d'un article de l'Ère qui doit paraître ce matin : ce journal propose des mesures à prendre pour protéger les catholiques.
Mabel sourit.
– Quelle étrange ironie ! dit-elle.
– Certes, reprit-il, il faut que les catholiques continuent à avoir, comme les autres hommes, le libre droit d'exister. Jusqu'à quel point ils peuvent continuer d'avoir le droit de participer au gouvernement, c'est une autre affaire : c'est de quoi nous allons avoir à nous occuper, je pense, la semaine prochaine.
– Parle-moi encore de Lui !
– Ma chérie, que veux-tu que je t'en dise ? Nous ne savons toujours rien, si ce n'est qu'il est, à l'heure présente, la force suprême du monde. La France, depuis son apparition, a recommencé à s'agiter fiévreusement ; elle lui a offert d'être dictateur : il a refusé cela aussi. L'Allemagne lui a fait une offre du même genre que la nôtre ; l'Italie lui a demandé de devenir tribun à vie ; l'Espagne est partagée en deux camps, à son sujet.
Mabel écoutait avec ravissement, les yeux perdus dans l'immensité de la perspective qui se déroulait devant elle. Et non moins immense lui apparaissait l'avenir de ces nations dont lui parlait son mari. Elle se représenta l'Europe comme une ruche active, courant çà et là, dans la chaude lumière matinale. Elle voyait la France, l'Allemagne et la variété de ses petites villes, les Alpes énormes, et, en face d'elles, les Pyrénées et l'Espagne ensoleillée ; et tout cela, ces innombrables habitants de la ruche, elle les voyait occupés d'une seule et même chose, tâchant à acquérir pour leur service particulier cette étonnante figure qui venait de surgir sur le monde, – chaque nation désirant passionnément que cet homme consentît à régner sur elle, – et Lui, s'obstinant toujours à refuser toutes leurs offres !
– Quel âge a-t-il ?
– Pas plus de trente-deux ou trente-trois ans. On dit que, jusqu'à ces mois passés, il a vécu dans une solitude complète, quelque part au fond des États du Sud. Puis il s'est présenté au Sénat ; élu, il y a fait un ou deux discours ; puis il a été désigné pour faire partie de la délégation. Et tu sais le reste !
Mabel se retourna brusquement vers son mari.
– Mais enfin, qu'est-ce que tout cela signifie ? D'où lui vient sa puissance ? dis-le-moi, Olivier !
Ce fut son tour de sourire.
– Eh ! bien, répondit-il, Markham affirme que sa puissance vient de son incorruptibilité, unie à son génie d'orateur ; mais cela n'explique rien.
– Non, cela n'explique rien ! répéta Mabel.
– L'explication vraie, poursuivit Olivier, c'est la personnalité de cet homme ; du moins, c'est l'étiquette qui convient le mieux. Mais cela encore n'est qu'une étiquette.
– Oui, tu as raison. Mais c'est bien celle qui convient. Et c'est ce que tout le monde a senti, au Temple de Paul, et puis, ensuite, dans les rues. Ne l'as-tu pas senti toi-même ?
– Si je l'ai senti ! s'écria Olivier, les yeux étincelants. Comment ? mais je serais heureux de mourir pour cet homme !
Ils rentrèrent dans la maison ; et, de nouveau, l'image leur apparut de la morte, couchée au-dessus d'eux.
– À propos, Mabel, dit Olivier, sais-tu qui s'était chargé d'aller prévenir ce prêtre ?
– Oui, je crois bien m'en douter.
– Eh ! bien, oui, c'était Phillips ! Je l'ai vu, cette nuit. Il ne reviendra plus ici !
– Il l'a avoué lui-même ?
– Absolument ! et je ne puis pas te répéter la manière scandaleuse dont il m'a parlé de Felsenburgh, et de tout le cours présent des choses.
Puis les jeunes gens remontèrent dans la chambre de la morte.