Chapitre VIII

 

I

 

Longtemps avant l'aube, ce premier matin de la nouvelle année, les approches de l'Abbaye se trouvaient déjà bloquées. Les rues Victoria, Great-Georges, White-Hall, Millbank, étaient encombrées d'une foule immobile. Tous les toits et balcons d'où l'on avait vue sur l'Abbaye ne formaient qu'une masse de têtes.

On avait annoncé, depuis une semaine, qu'en considération de l'énorme demande de places, à l'église, toute personne qui présenterait un certificat cultuel dans un bureau de police serait considérée comme ayant accompli son devoir civique ; et l'on avait fait savoir aussi que la grande cloche de l'Abbaye sonnerait, au moment de l'adoration de l'image symbolique, de telle sorte que la foule qui remplissait les rues et les places avait un peu l'impression de prendre sa part de la cérémonie.

La ville était littéralement devenue folle, la veille, lorsqu'avait été révélé le complot catholique. Cette révélation avait eu lieu vers quatorze heures, une heure après que le complot avait été dénoncé à M. Snowford ; et, presque immédiatement, toute la vie commerciale de Londres avait cessé. Vers quinze heures, tous les magasins, la Bourse, les bureaux de la Cité, comme par une impulsion irrésistible, s'étaient fermés ; et, depuis ce moment jusqu'aux environs de minuit, où la police s'était enfin trouvée en force pour intervenir, de véritables armées d'hommes, des escadrons hurlants de femmes, des troupes de jeunes gens frénétiques avaient paradé dans les rues, criant, dénonçant, et tuant. Peu de rues avaient échappé à la dévastation. La cathédrale de Westminster avait été envahie, on avait détruit tous les autels, et des indignités indescriptibles s'étaient produites. Un vieux prêtre, qui se préparait à porter le Saint-Sacrement à un malade, avait été saisi et étranglé. L'archevêque, avec deux autres évêques et onze prêtres, avait été pendu à l'extrémité nord de l'église. Trente-cinq couvents avaient été démolis. Saint-Georges n'était plus qu'un monceau de cendres fumantes. Et les journaux du soir disaient que, pour la première fois depuis l'introduction du christianisme en Angleterre, pas un tabernacle catholique ne restait debout, à vingt lieues de l'Abbaye. Le Nouveau Peuple, en majuscules énormes, affirmait que « la ville de Londres était enfin purifiée de tout vestige de l'ignoble et malfaisante superstition de la croix ».

Vers seize heures, on apprit qu'une cinquantaine d'aériens venaient de partir pour Rome ; et, une demi-heure après, la nouvelle arriva que Berlin, de son coté, venait d'envoyer une escadre plus nombreuse encore. À minuit, – lorsque déjà, heureusement, la police avait commencé à rétablir un peu d'ordre dans les mouvements de la foule, – les affiches électriques annoncèrent que l'œuvre de destruction était achevée, et que « le séculaire foyer de la pestilence chrétienne » avait définitivement cessé de « menacer la paix et le bonheur du monde ».

Les journaux du lendemain apportèrent les détails de la catastrophe. Ils disaient comment, par une chance merveilleuse, presque toute la hiérarchie de l'univers chrétien s'était trouvée rassemblée au Vatican, qui avait été le premier endroit attaqué. À présent, pas un seul édifice, à Rome, ne restait debout. La Cité léonine, le Transtévère, les faubourgs, tout avait été anéanti ; car les aériens s'étaient soigneusement partagé la ville étendue au-dessous d'eux, avant de commencer à lancer les explosifs ; et, cinq minutes après le premier choc et le premier éclat de fumée, l'entreprise de purification était terminée. Alors, les aériens s'étaient dispersés dans toutes les directions, poursuivant les automobiles et autres voitures qui emmenaient des fuyards ; et l'on supposait que plus de trente mille de ces fuyards avaient été ainsi réduits à néant.

« Il est vrai, ajoutait le Studio, que maints trésors de grande valeur ont à jamais disparu. Mais ce n'est là, à coup sûr, qu'une faible rançon pour payer un bien aussi précieux que l'extermination finale et complète de la peste catholique. Car il arrive un moment où la destruction devient l'unique moyen de guérison, pour un bâtiment trop infecté de vermine. » Le journal disait que, maintenant que le pape avec son collège de cardinaux, et toutes les ex-royautés de l'Europe, et tous les plus ardents chrétiens du monde habité, avaient péri, une recrudescence de la superstition n'était plus guère à craindre. Cependant, on devait se garder d'un excès de confiance. Il restait encore des catholiques ; et l'on savait assez combien l'audace de ces misérables était effrénée. Aussi avait-on le devoir, tout au moins, de ne plus leur permettre de prendre aucune part à la vie publique, dans aucune nation civilisée.

Les télégrammes des autres pays attestaient que, partout, l'exécution de la nuit avait été accueillie avec une approbation unanime. Seuls quelques journaux à tirage restreint déploraient l'incident, ou plutôt l'état d'esprit que cet incident avait révélé. Ils espéraient que, désormais, l'humanité n'aurait plus jamais besoin de recourir à la violence. Mais, en somme, tout le monde s'accordait à se réjouir du fait lui-même, et des conséquences qu'il ne pourrait manquer d'avoir pour l'humanité. Il n'y avait plus, désormais, que l'Irlande qui demeurât un lieu inquiétant ; et déjà plusieurs journaux la sommaient de rentrer dans l'ordre, sous peine d'avoir à disparaître de la même façon.

Vers neuf heures, l'impatience de la foule atteignit son plus haut degré. De toutes parts, on entendait des murmures, des cris. Puis une immense clameur s'éleva, lorsque se montrèrent, sur la place de l'Abbaye, quatre grandes voitures revêtues des insignes du gouvernement : c'étaient, se disait-on, les cérémoniaires et autres officiants, se dirigeant vers la Cour du Doyen, où la procession allait se réunir.

À neuf heures et demie, les cloches éclatèrent bruyamment. Aussitôt le peuple rassemblé autour de l'Abbaye entonna un grand chœur, d'une solennité à la fois recueillie et triomphale ; mais ce chant magnifique, dont les premières notes avaient été chantées avec un ensemble parfait, ne se poursuivit point jusqu'au bout avec la même ampleur, car, de proche en proche, un murmure vint s'y mêler, annonçant que Felsenburgh allait assister à la cérémonie. Depuis plus de quinze jours, l'Europe avait été sans nouvelles du Président ; on avait su, simplement, qu'il se livrait au repos et à la méditation dans sa mystérieuse retraite d'Orient ; et d'autant plus profonde était, maintenant, l'émotion causée par cette nouvelle imprévue de la présence du grand homme à Londres.

Cependant, les automobiles et les petits vaisseaux aériens affluaient, à présent, de toutes les directions, amenant les privilégiés qui avaient obtenu le droit de pénétrer dans le temple. Et maintes fois, des acclamations s'étaient propagées de bouche en bouche, saluant l'arrivée des personnages notoires : lord Pemberton, Olivier Brand et sa charmante jeune femme, Snowford, les délégués des diverses nations du continent. Il n'y avait pas jusqu'à la mélancolique figure de M. Francis, le grand cérémoniaire, qui, tout à l'heure, n'eût été accueillie par de respectueux vivats. Puis, vers onze heures moins le quart, le flot des arrivées s'était arrêté ; la barrière qui réservait un passage pour les voitures avait été enlevée, et la foule, avec un soupir de soulagement, avait pu se répandre sur toute la chaussée. Après quoi, de nouveau, le nom de Felsenburgh avait reparu sur toutes les lèvres : le peuple, d'un élan unanime, appelait, réclamait son maître.

Le soleil était à présent très haut, toujours pareil à un disque de cuivre, au-dessus de la Tour Victoria ; et la blancheur de l'Abbaye, les lourds tons gris du Parlement, les nuances infiniment variées des toits, des têtes, des affiches, tout cela commençait à sortir de la brume qui, jusqu'alors, l'avait à demi effacé.

Une cloche, toute seule, sonna, durant les cinq minutes qui précédaient l'heure. Quand elle cessa de sonner, les oreilles de ceux qui se tenaient aux environs des grandes portes de l'Ouest perçurent les premiers accords de l'orgue colossal, renforcés de vibrants appels de trompettes. Et puis, soudain, un silence énorme tomba sur la foule.

II

 

Lorsque la cloche seule s'était mise à sonner, retentissant comme un coup de vent continu, à l'intérieur des hautes voûtes, Mabel était venue s'asseoir dans le fauteuil qui lui était réservé ; et, maintenant, de tous ses yeux, elle contemplait le spectacle merveilleux qui se déroulait devant elle.

D'une extrémité à l'autre et d'un côté à l'autre, l'intérieur de l'Abbaye lui présentait une immense mosaïque de visages humains. Le transept sud, en face d'elle, n'était qu'une masse de têtes depuis le bas jusqu'à la rosace de verre. Le chœur, par delà l'espace libre ménagé devant l'autel, était rempli de figures blanches, en jupes et en surplis ; et non moins encombrée apparaissait la galerie de l'orgue, et toute la nef s'étendant à l'infini. Entre chaque groupe de colonnes, derrière les stalles du chœur, des estrades avaient été dressées, portant des sièges somptueux, dont pas un n'était inoccupé. L'espace entier était animé d'une fine et transparente lumière, qu'on aurait crue celle du soleil d'été, mais qui provenait de lampes électriques placées à l'extérieur de toutes les fenêtres. Et le murmure de dix mille voix semblait un accompagnement naturel des appels mélodieux qui vibraient au-dessus de lui. Enfin, plus émouvant encore que le reste de ce que voyait la jeune femme, s'ouvrait, à ses pieds, le sanctuaire vide, couvert d'un tapis, avec, au fond, l'énorme autel, le rideau splendide cachant l'image symbolique, et le grand trône, attendant Celui qui allait venir.

Mabel avait besoin d'être rassurée par l'espoir de cette venue de Felsenburgh, car, de ses émotions de la nuit passée, elle ne pouvait s'empêcher de garder un souvenir douloureux, comme d'un effrayant cauchemar. Depuis le premier choc de ce qu'elle avait vu en sortant de la petite église, jusqu'au moment où, dans les bras de son mari, elle avait appris l'anéantissement de Rome, elle avait eu l'impression que le monde nouveau, autour d'elle, s'était brusquement corrompu et décomposé. Il lui semblait incroyable que le monstre furieux qu'elle avait entendu rugissant dans la nuit pût être cette Humanité qu'elle avait reconnue pour son Dieu. Toujours elle avait pensé que la vengeance, et la cruauté, et le meurtre, étaient le produit de la superstition chrétienne, désormais morte et ensevelie, depuis l'avènement de l'Ange de Lumière ; et, voici que, maintenant, force lui avait été de reconnaître que ces horreurs continuaient à vivre !

Toute la soirée, jusqu'à l'arrivée de son mari, elle avait douté, résisté à ses doutes, essayé de recouvrer la confiance qui s'était répandue en elle pendant sa méditation de l'église. Elle s'était dit que la tradition ne mourait que lentement ; elle s'était rappelé tout ce qu'Olivier lui avait souvent répété des résultats obtenus déjà par la civilisation, et de ceux qui restaient à obtenir encore. Mais rien n'avait pu prévaloir contre l'épouvante et le dégoût qui la pénétraient. Elle avait même pensé à mourir, comme elle l'avait dit à son mari ; l'idée lui était venue de renoncer à sa propre vie, dans son désespoir au sujet du monde. Très sérieusement, elle y avait songé ; c'était là une solution parfaitement d'accord avec sa doctrine morale. D'un consentement unanime, les êtres inutiles, les mourants, étaient délivrés de l'angoisse de vivre ; les maisons spécialement réservées à l'euthanasie lui prouvaient assez combien un tel affranchissement était légitime. Et si d'autres y recouraient, pourquoi s'en priverait-elle, en présence de ce poids qu'elle se sentait incapable de porter ? Et puis, Olivier était rentré, il avait réussi à ramener en elle la confiance et l'espoir ; et le cauchemar s'était dissipé, pour ne plus lui laisser qu'un souvenir confus. Mais, surtout, c'était le nom de Felsenburgh qui avait eu le pouvoir de la tranquilliser.

– Pourvu qu'Il vienne ! soupirait-elle. Pourvu que mon espérance ne me trompe pas !

Peu à peu, elle se rendit compte que les cris qu'elle entendait au dehors réclamaient, eux aussi, la venue de Felsenburgh ; et cette pensée contribua encore à la rassurer. Ces tigres sauvages n'étaient donc pas sans savoir où chercher leur rédemption : ils comprenaient ce qui devait être leur idéal, pour éloignés qu'ils fussent, eux-mêmes, d'y atteindre ! Ah ! si seulement Felsenburgh venait, tous les problèmes se trouveraient résolus ! La vague sinistre se briserait sous son appel de paix, les sombres nuages s'éloigneraient, le rugissement se changerait en silence ! Et, sûrement, Felsenburgh allait venir ! Il connaissait sa tâche, il devinait combien ses enfants avaient besoin de lui !

La cloche s'arrêta ; et durant la minute qui précéda le commencement des chants, Mabel entendit, très claire, par-dessus les murmures de l'intérieur, la voix unanime du peuple, au dehors, qui continuait à réclamer son Dieu. Puis le grondement, large, immense, de l'orgue s'éleva, soutenu par le cri des trompettes et la vibration rythmée des tambours. Le cœur de Mabel battit plus vite, et sa confiance renaissante frémit et sourit en elle, à mesure que les accords puissants l'envahissaient, avec leur beauté triomphale. De toute son âme, elle songeait que, malgré tout, l'homme était Dieu, un Dieu qui, la veille, avait eu un moment d'oubli de soi, mais qui se relevait à présent, en ce matin d'une année nouvelle, écartant le brumes, dominant ses mauvaises passions. Le Tout-Puissant, le Bien-Aimé, Dieu, c'était l'Homme ; et Felsenburgh était son Incarnation. Oui, elle avait le devoir de croire à cela ! et, vraiment, de toute son âme, elle y croyait !

Elle vit alors que, déjà, la longue procession se déroulait dans le temple, tandis que, par un art imperceptible, la lumière devenait de plus en plus intensément belle. Les voici, ces ministres d'une pure foi ! hommes graves qui savaient à quoi ils croyaient, les voici qui descendaient lentement, deux par deux, conduits par des suisses en grand apparat, et eux-mêmes étalant à la lumière colorée toute la splendeur de leurs tabliers, insignes, et joyaux maçonniques !

Le visage plus anxieux que jamais, M. Francis, dans sa robe solennelle, se tenait à l'entrée du sanctuaire, attendant la procession ; et déjà l'espace réservé aux officiants commençait à se remplir, lorsque, tout à coup, Mabel se rendit compte que quelque chose d'imprévu venait de se produire.

En effet, le murmure des voix, à l'intérieur de l'Abbaye, avait brusquement cessé, et un grand flot d'émotion agitait les vallées et les collines de têtes, devant Mabel, comme un coup de vent remue les épis. Et elle-même, dès l'instant d'après, était debout, étreignant le dossier du siège qui précédait le sien ; et son sang battait à coups précipités, comme une machine trop chauffée, dans chacune de ses veines. Au même instant, avec un bruit qui ressemblait à un immense soupir, toute l'assemblée s'était dressée sur ses pieds.

L'ordre même de la procession faillit se troubler. Mabel vit M. Francis s'élancer tout à coup, dans la nef, avec des gestes d'affolement. Çà et là, d'autres hommes couraient et se poussaient, des tabliers flottaient, des mains faisaient des signes angoissés, des paroles entrecoupées se croisaient de toutes parts. Et puis, comme si un dieu avait ramené le calme, d'un mouvement du doigt, le désordre cessa brusquement ; un grand soupir retentit ; et, dans la lumière colorée qui remplissait la nef, la jeune femme aperçut la figure d'un homme, seul, s'avançant.

III

 

Ce que Mabel vit, et entendit, et sentit, pendant les instants qui suivirent, en ce premier jour de la nouvelle année, jamais elle ne put se le rappeler exactement. Elle perdit, pour un instant, sa conscience continue d'elle-même et son pouvoir de réflexion, sans doute sous l'effet de sa faiblesse, après le grand conflit intérieur de la veille. Elle n'avait plus en elle cette faculté qui emmagasine, étiquette, et classe les faits : elle n'était plus qu'un être observant, pour ainsi dire, d'un seul coup, et percevant toutes choses sur un même plan. La vue et l'ouïe semblaient ses seules fonctions, communiquant directement avec un cœur enflammé.

Elle ne sut même point à quelle minute précise elle avait reconnu que l'homme qui entrait était Felsenburgh. Elle paraissait l'avoir reconnu, même avant qu'il entrât ; et ses yeux le suivaient, comme fascinés, pendant qu'il s'avançait sur le tapis rouge, superbement seul, gravissant les trois marches de l'accès du chœur, puis, continuant à passer et à repasser devant elle. Il était vêtu de sa solennelle robe anglaise, noire et écarlate : mais c'est à peine si elle eut le loisir de le remarquer. Pour elle, comme pour chacun des milliers d'êtres qui remplissaient l'Abbaye, personne n'existait plus que Lui seul ; le vaste assemblage qu'elle avait vu tout à l'heure avait maintenant disparu, fondu et transfiguré en une atmosphère vibrante d'émotion humaine. Nulle part, il n'y avait personne que Julien Felsenburgh. Et la paix et la lumière brillaient, comme une auréole, autour de lui.

Enfin, il atteignit sa place réservée ; et Mabel put distinguer un moment son profil, pur et fin comme la pointe d'un canif, sous ses cheveux blancs. Il souleva légèrement une manche fourrée d'hermine, fit un geste bref, et, tout de suite, les dix mille assistants se rassirent. Et, de nouveau, il y eut un silence.

Il se tenait, à présent, parfaitement immobile, les mains jointes, et le visage fixé obstinément devant lui ; on eût dit que celui qui avait attiré à lui tous les yeux, et dominé tous les cœurs, attendait que son autorité devint plus complète encore, et que le monde entier ne fût plus qu'une volonté, un désir, tout cela dans sa main. Puis, après un long temps de cet étrange silence, il parla…

De cela encore, Mabel dut s'avouer, plus tard, qu'aucun souvenir précis ne lui restait ; il n'y avait pas eu en elle cette opération consciente par laquelle, d'habitude, elle contrôlait, approuvait ou condamnait ce qu'elle entendait. L'image la plus satisfaisante qui, par la suite, résumât pour elle son impression durant ce discours était celle-ci : que pendant que l'orateur parlait, c'était elle-même, Mabel, qui parlait. Ses propres pensées, ses sentiments divers, ses souffrances, sa déception, ses espoirs nouveaux : tous les modes intérieurs de son âme, dont à peine elle se rendait compte, voici maintenant que cet homme les reprenait, et jusqu'au flux et reflux le plus changeant de ses idées ! Et voici qu'il proclamait tout cela au monde, après l'avoir purifié et rehaussé merveilleusement ! Pour la première fois de sa vie, elle comprenait pleinement ce que signifiait la nature humaine, car c'était son propre cœur qui flottait dans l'air de l'Abbaye, porté par cette voix immense. Rome avait péri ; en Angleterre, en Allemagne, en Italie, des rues s'étaient remplies de sang, et cela parce que l'Homme, pour un instant, était retombé jusqu'au niveau de la nature du tigre. « Oui, ce que l'on n'aurait pu croire s'est produit, criait la grande voix ; et, pendant plusieurs générations, l'Homme aura désormais à rougir de honte en se souvenant que, un jour, il a tourné le dos à la lumière clairement apparue ! »

Il n'y avait point, dans ce discours, d'appels au pathétique, pas de peintures de palais écroulés, d'hommes s'enfuyant, de l'œuvre terrible des explosifs. L'orateur ne voulait voir que les scènes, plus horribles encore, qui avaient eu pour théâtre les cœurs de la foule, et qui avaient, brusquement, ramené l'homme à ce temps affreux de son enfance où il n'avait pas encore appris ce qu'il était et ce qu'était son rôle.

Non point que l'on dût se repentir ! disait encore la puissante voix. Mais il y avait quelque chose d'infiniment supérieur au repentir : la connaissance des crimes dont l'homme était capable, et la volonté de mettre à profit cette connaissance. Rome avait disparu, et la façon dont sa disparition s'était opérée avait été déshonorante pour l'humanité nouvelle ; et cependant combien cette disparition de Rome allait, à l'avenir, rendre plus respirable l'atmosphère de la vie universelle !… Sur quoi, comme le vol d'un aigle, la parole de Felsenburgh s'élançait brusquement au plus haut du ciel ; sortant du hideux abîme où elle était descendue pour un instant, parmi les cadavres dépecés et les maisons en ruine, elle montait dans un air infiniment pur et lumineux, emportant avec elle la rosée des larmes et l'arôme de la terre. Et de même que, tout à l'heure, elle ne s'était pas fait faute de frapper et d'humilier le cœur humain mis à nu, de même à présent, elle n'épargnait rien pour relever ce cœur douloureux et ensanglanté, pour le réconforter par la divine vision de l'Amour.

Le Président s'était tourné, tout à coup, vers la statue voilée, derrière l'autel :

– Oh ! Humanité ! s'était-il écrié, notre mère à tous !

Et alors, pour ceux qui l'entendaient, le suprême miracle s'était accompli. Car il leur avait semblé que ce n'était plus un homme, ni même l'Homme, qui parlait, mais un être d'espèce supérieure, parvenu au degré du surnaturel. Puis le rideau était tombé, et, unanimement, les dix mille assistants avaient eu l'impression de voir, debout en face l'un de l'autre, la Mère, au-dessus de l'autel, blanche et protectrice, et l'Enfant, incarnation passionnée d'amour, lui criant, de sa tribune :

– Oh ! ma mère, notre mère à tous !

Après quoi, il l'avait louée en magnifiques, en puissants hommages, avait proclamé sa gloire, sa force, sa maternité immaculée, et les sept glaives d'angoisse qui transperçaient son cœur, au spectacle des souffrances et des folies de ses fils. Et il lui avait promis de grandes choses : la reconnaissance de ses innombrables enfants, la tendresse et le dévouement des générations à naître. Il l'avait appelée la Porte du ciel, la Tour d'ivoire, la Consolatrice des affligés, la Souveraine du monde ; et tous les yeux extasiés qui, à ce moment, considéraient la statue, avaient cru que le grave et solennel visage de la Mère lui souriait, doucement.

Maintenant, il avait gravi les dernières marches du sanctuaire, les mains toujours étendues, et toujours continuant à répandre un flot prodigieux d'hommages mystiques. Le voici devant l'autel ; le voici agenouillé, humblement prosterné aux pieds de sa Mère !

Et, pendant quelques secondes, avant que la jeune femme retombât sur son siège, aveuglée de larmes, elle avait encore aperçu la petite figure à genoux devant la grande statue, souriante et transfigurée dans la délicieuse lumière dont elle était baignée. Et Mabel s'était dit que, enfin, la Mère avait trouvé son Fils.

Mais, alors, l'enthousiasme de la foule avait cessé de se contenir. Un véritable océan de têtes et de bras s'était soulevé dans toute l'Abbaye, l'air s'était rempli d'une clameur énorme, et les voûtes et les colonnes avaient tremblé, secouées par une frénésie pieuse. Et ainsi, parmi la lumière surnaturelle, sous un fracas de tambours, entremêlés au tonnerre de l'orgue, dix mille voix affolées avaient proclamé Felsenburgh leur Seigneur et leur Dieu.