Percy Franklin, le nouveau Cardinal-Protecteur d'Angleterre, sortant d'une audience de Sa Sainteté, suivait le corridor des appartements pontificaux, en compagnie de son collègue allemand, le vénérable Hans Steinmann, tout essoufflé au moindre mouvement. Ils entrèrent dans l'ascenseur, et descendirent au rez-de-chaussée, – imposantes figures de prêtres, et bien représentatives de leurs races : l'un droit, maigre, et d'apparence un peu raide, l'autre gras et voûté, avec la marque allemande depuis ses lunettes jusqu'à ses larges pieds, sous de lourdes boucles d'argent.
Parvenu à la porte de ses bureaux, Percy s'arrêta, fit un geste profond de révérence, et laissa son compagnon poursuivre son chemin. Un secrétaire, le jeune M. Brent, s'avança vers son chef.
– Éminence, dit-il, les papiers anglais sont arrivés !
Percy étendit la main, prit la liasse de papiers, puis se dirigea vers son cabinet, et s'assit.
Dans le journal qu'il ouvrit d'abord, ses yeux furent aussitôt frappés de titres gigantesques, au-dessous desquels les épaisses colonnes du texte étaient interrompues, de temps à autre, par d'autres titres sensationnels, en lettres capitales, – d'après une mode créée par l'Amérique, il y avait plus d'un siècle, et qui, depuis lors, avait toujours paru la façon la plus efficace de fournir des renseignements, rapides et inexacts, à l'intelligence du public.
Le journal était l'édition anglaise de L'Ère ; et les titres disaient :
Le Culte national. – Splendeur éblouissante. – Enthousiasme religieux. – Le Dieu nouveau dans l'Abbaye de Westminster. – Un fanatique catholique. – D'ex-prêtres faisant fonctions de cérémoniaires.
Puis le cardinal, en parcourant le corps de l'article écrit en petites phrases pittoresques, se composa, par degrés, une sorte de tableau impressionniste des scènes qui avaient eu lieu à l'Abbaye, le jour précédent, et dont les points principaux lui avaient été annoncés déjà par le télégraphe. En fait, le compte rendu détaillé ne lui apprenait rien de nouveau qui eût une importance réelle ; et déjà il allait replier le journal, lorsqu'un nom le frappa. L'auteur de l'article écrivait :
« Il est convenu que M. Francis, le grand cérémoniaire, – à qui nous devons, tous, la plus vive reconnaissance pour son zèle pieux et l'habileté professionnelle qu'il a déployée, – doit prochainement se rendre dans les villes du Nord, pour faire conférences sur le nouveau rituel. N'est-il pas curieux de songer que cet éminent fonctionnaire, tout récemment encore, officiait devant un autel catholique ? Il a été assisté, aujourd'hui, par vingt-quatre confrères, qui, tous, avaient acquis leur expérience de la même façon que lui. »
– Mon Dieu ! – soupira Percy, s'abandonnant au flot des souvenirs que la mention du nom de Francis avait tout d'un coup réveillés en lui.
Mais bientôt sa pensée se détourna du prêtre renégat pour réfléchir, une fois de plus, à la signification de l'affaire tout entière, et au jugement qu'il avait cru devoir porter sur elle tout à l'heure, devant le souverain pontife.
En somme, c'était un fait incontestable que l'inauguration du culte panthéiste avait obtenu un succès aussi prodigieux en Angleterre qu'en Allemagne. À Londres, par exemple, contrairement aux prévisions, la cérémonie s'était effectuée sans l'ombre d'emphase exagérée, ni de ridicule. Cependant, des scènes extraordinaires avaient eu lieu. Un grand murmure d'enthousiasme avait parcouru l'Abbaye, d'une extrémité à l'autre, lorsque le somptueux rideau était tombé, et que la grande figure nue de la Paternité, imposante et majestueuse, s'était dressée au-dessus de l'éclat des cierges, contre l'écran pourpre qui lui servait de fond. Le sculpteur Markenheim avait parfaitement réussi dans son œuvre ; et un discours passionné de M. Brand, d'autre part, avait fort bien préparé l'âme populaire à la révélation qui allait lui être faite. L'orateur avait cité, dans sa péroraison, de nombreux passages des prophètes hébreux, annonçant la cité de paix, dont les murs s'élevaient, à présent, devant les yeux de tous :
« Surgis et brille, car ta lumière est venue, et la gloire du Seigneur est apparue sur toi !… Car voici que je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; et, de ceux qui ont précédé, l'esprit de l'homme en perdra jusqu'au souvenir. On n'entendra plus parler de violence dans ton royaume, ni de destruction entre tes frontières. Oh ! Sion, si longtemps affligée, battue de la tempête, et non consolée, regarde : je poserai tes pierres avec des couleurs splendides, et tes fondements avec des saphirs… Je ferai tes fenêtres d'agates, et tes portes d'escarboucles, et toutes tes frontières de pierres précieuses. Surgis et brille, car ta lumière est venue ! »
Lorsque le tintement des chaînes des encensoirs avait résonné, dans le grand silence, l'énorme foule était tombée à genoux, et était restée dans cette attitude, pendant que la fumée montait, en spirales, des mains des anciens prêtres qui officiaient. Puis, l'orgue avait commencé à rugir, et l'immense chœur, massé dans les transepts, avait déroulé l'antienne, interrompue seulement par un cri de fureur, qu'avait poussé, sans doute, quelque catholique affolé. Et, dès l'instant suivant, l'auteur de ce cri sacrilège avait été mis en pièces…
Tout cela était incroyable, profondément incroyable ! se disait Percy. Mais ce que l'on ne pouvait pas croire était arrivé ; et l'Angleterre, une fois de plus, avait retrouvé sa foi et son culte, ce couronnement nécessaire de toute vie normale. Des provinces, les mêmes nouvelles affluaient. Toutes les cathédrales avaient vu se produire les mêmes scènes. La statue de Markenheim avait été reproduite quatre mille fois, en deux jours ; et chaque centre important en avait reçu un exemplaire. Partout, le mouvement nouveau avait été accueilli avec enthousiasme ; et Percy songeait que, vraiment, si Dieu n'avait pas existé, il aurait été indispensable d'inventer un Dieu. Le cardinal s'émerveillait, aussi, de l'extrême habileté avec laquelle ce culte nouveau avait été formulé. Son rituel ne pouvait donner lieu à aucune discussion ; aucune divergence d'opinion politique ne pouvait enrayer son succès. La Vie était l'unique source et l'unique principe de la religion naissante, la Vie revêtue des robes splendides du culte ancien. On avait mentionné le nom d'un Allemand, comme auteur de ce rituel : mais personne n'ignorait que toute l'idée était venue de Felsenburgh. C'était un catholicisme sans christianisme, une divinisation admirable de l'Humanité. L'objet de l'adoration n'était point l'Homme, mais l'idée de l'Homme, privée simplement de son élément surnaturel. Le sacrifice lui-même était reconnu, l'offre volontaire de soi, répondant à l'un des instincts fonciers de notre nature ; mais sans aucun caractère de contrainte, – sans l'ombre d'une expiation imposée, par un pouvoir transcendant, à la culpabilité originelle de l'homme… Au total, se disait Percy, tout cela était absolument aussi intelligent et adroit que Satan, et absolument aussi vieux que Caïn !
L'avis que le cardinal avait donné au Saint-Père, tout à l'heure, il ne savait point si c'était un avis de désespoir ou d'espérance. Il avait conseillé la promulgation d'un décret rigoureux, interdisant formellement aux catholiques tout acte de violence. Suivant lui, les fidèles devaient être encouragés à rester patients, à se tenir complètement à l'écart du culte nouveau, à ne rien dire s'ils n'étaient pas interrogés, et seulement à souffrir avec joie les peines encourues. Et Percy et plusieurs autres cardinaux avaient demandé que le pape les autorisât à rentrer, pour quelque temps, chacun dans son pays, afin d'encourager ceux qui hésitaient ; mais le pontife avait répondu que leur mission était de rester à Rome, sauf le cas de graves événements imprévus.
Quant à Felsenburgh, les nouvelles qu'on en avait étaient de nouveau très rares. On disait qu'il se trouvait en Orient ; mais tout autre détail était tenu secret. En tout cas, il apparaissait que le Président avait l'intention de ne point prendre part à la vie politique, sauf pour suggérer de temps à autre, d'importantes mesures dont il remettait l'exécution aux divers gouvernements nationaux.
Ainsi le cardinal songeait, sur sa chaise de paille, les yeux fixés sur la sainte Rome telle qu'elle apparaissait à sa fenêtre à travers la brume automnale. Il se demandait combien de temps encore durerait la paix. Mais, dès à présent, il avait l'impression que l'air s'obscurcissait d'heure en heure, et que l'inévitable catastrophe qu'il pressentait n'attendait plus que l'occasion la plus insignifiante pour se déchaîner.
Enfin il sonna.
– Donnez-moi la dernière lettre du P. Blackmore ! dit-il à son secrétaire.
Percy n'avait jamais oublié les fines et pénétrantes remarques du P. Blackmore, pendant leur séjour commun à Westminster ; et l'un de ses premiers actes, comme Cardinal-Protecteur d'Angleterre, avait été d'inscrire son ancien collègue sur la liste des correspondants anglais. Il avait reçu de lui, déjà, une douzaine de lettres, dont aucune n'avait été sans contenir son grain d'or. Mais surtout il avait observé que toutes ces lettres exprimaient la crainte que, tôt ou tard, il n'y eût un acte de provocation ouverte de la part des catholiques anglais : et c'était précisément le souvenir de cette crainte qui avait inspiré Percy dans ses véhémentes instances auprès du pape, tout à l'heure. De même qu'au temps des persécutions romaines, durant les trois premiers siècles, de même, à présent, le plus grave danger pour la communauté catholique n'était point dans les mesures injustes du gouvernement, mais dans le zèle irréfléchi des fidèles eux-mêmes. Le monde ne désirait rien tant que d'avoir une occasion, un prétexte, pour lever son épée, déjà à demi tirée du fourreau.
Lorsque le jeune secrétaire lui eut apporté les quatre feuillets couverts de la petite écriture tassée du P. Blackmore, Percy relut, tout de suite, le dernier paragraphe :
« L'ancien secrétaire de M. Brand, M. Phillips, que Votre Éminence m'avait recommandé, est venu me voir deux ou trois fois. Il se trouve dans un état des plus curieux. Au fond du cœur, il n'a aucune foi ; mais, intellectuellement, il ne voit d'espérance nulle part que dans l'Église catholique. Il a même sollicité d'être admis dans l'ordre du Christ Crucifié, ce qui, naturellement, est impossible. Mais sa sincérité ne saurait faire aucun doute : car, s'il n'était pas sincère, il n'hésiterait pas à professer le catholicisme. Je l'ai mis en rapport avec plusieurs bons catholiques, dans l'espoir qu'ils pourraient le secourir moralement. Je serais très peureux que Votre Éminence pût causer avec lui. »
Avant de quitter l'Angleterre, Percy avait poursuivi la connaissance qu'il avait faite, dans des conditions singulières, de l'ancien secrétaire d'Olivier Brand ; et, sans trop savoir pourquoi, il avait recommandé M. Phillips au Père Blackmore. Non pas qu'il eût été particulièrement frappé du caractère de ce Philips, qui lui avait semblé une créature hésitante, et timide : mais il n'avait pu s'empêcher de trouver extraordinaire le désintéressement avec lequel cet homme avait brisé sa position. Et, maintenant, un désir lui était venu de l'appeler près de lui. Peut-être l'atmosphère spirituelle de Rome achèverait-elle de lui rendre la foi ?
– Monsieur Brant, dit-il à son secrétaire, qu'il avait rappelé de nouveau, veuillez faire savoir au P. Blackmore qu'en effet je serai très heureux de voir ici M. Phillips, qu'il m'a proposé de m'envoyer ! Mais rien ne presse ! Que ce monsieur ne vienne pas avant janvier, sauf pour un motif urgent !
Le développement de l'ordre du Christ Crucifié s'était poursuivi avec un succès presque miraculeux. La proclamation du Saint-Père avait été, à travers tout le monde chrétien, comme une étincelle dans de la paille. C'était comme si ce monde chrétien eût atteint exactement le point de tension où une organisation nouvelle de ce genre était nécessaire ; et la réponse à l'appel du pape avait étonné même les plus optimistes. En fait, toute la ville de Rome, avec ses faubourgs, trois millions au moins, avait couru s'inscrire à Saint-Pierre, comme une foule affamée se précipite vers un repas, ou des marins désespérés vers l'abri d'une rade. Pendant plusieurs journées, le pape lui-même était resté assis, trônant sous l'autel de la basilique ; glorieuse et rayonnante figure donnant sa bénédiction, tour à tour, avec un beau geste muet, à chacun des membres de la multitude infinie qui accourait vers l'autel, au sortir de la communion, pour s'agenouiller devant le supérieur de l'ordre et baiser son anneau. Chaque postulant était obligé d'aller se confesser à un prêtre désigné, qui examinait strictement ses motifs et sa sincérité, de telle sorte qu'une moitié seulement avait été acceptée. Encore cette proportion était-elle infiniment plus grande à Rome que dans la chrétienté, car on ne doit pas oublier que, des trois millions de postulants romains, près de deux millions avaient subi l'exil pour leur foi, préférant une vie obscure et méprisée, sous l'ombre de Dieu, à la gloire sacrilège de leurs pays infidèles.
Le cinquième soir de l'enrôlement des novices, un incident pathétique s'était produit. Le vieux roi d'Espagne, – le second fils de la reine Victoria, – déjà sur le bord de la tombe, s'étant agenouillé devant le pape, avait chancelé au moment où il s'apprêtait à se relever ; et le pape lui-même, d'un mouvement soudain, s'était levé de son trône, l'avait saisi et tendrement embrassé. Puis, toujours debout, le vieux pontife avait ouvert ses bras tout au large, et prononcé une allocution telle que jamais encore la basilique n'en avait entendue. Benedictus Dominus ! s'était-il écrié, en levant au ciel son visage, avec des yeux illuminés d'extase. Que béni soit le Seigneur car il a visité et racheté son peuple ! Moi, Jean, vicaire du Christ, serviteur des serviteurs, et pécheur parmi les pécheurs, je vous ordonne d'être de bon courage, au nom de Dieu ! Par celui qui a été cloué sur la croix, je promets la vie éternelle à tous ceux qui persévéreront dans son ordre. Lui-même l'a dit : « À celui qui surmontera l'épreuve, je donnerai “ la couronne de vie ” ! »
« Mes petits enfants, ne craignez point celui qui tue le corps, car il ne peut rien faire au-delà ! Jésus et sa sainte Mère sont au milieu de nous !… »
Ainsi sa voix s'était répandue, parlant, à l'énorme foule recueillie, du sang qui déjà avait été versé à l'endroit où elle se tenait, de ce sang de l'Apôtre qui les pressait, les encourageait, les vivifiait. Ils étaient voués à la mort ; et si la volonté de Dieu n'était pas qu'ils périssent, leur intention serait tenue pour le fait. Ils se trouvaient, désormais, sous l'obéissance : leur volonté n'était plus à eux, mais à Dieu. Et, en échange, à eux appartenait le royaume du Ciel.
Le pape avait fini par une grande bénédiction muette de la cité et du monde ; et il n'avait point manqué là une demi-douzaine de fidèles pour voir, affirmaient-ils, la forme blanche d'un oiseau flottant dans l'air, pendant qu'il parlait, blanche et transparente.
Les choses qui avaient eu lieu ensuite, dans la ville et dans les faubourgs, ne sauraient être décrites. Des milliers de familles avaient consenti à rompre les liens humains qui les attachaient. Les maris s'étaient dirigés vers les grandes maisons réservées pour eux sur le Quirinal ; les femmes s'étaient fixées sur l'Aventin ; tandis que leurs enfants, également remplis de confiance et d'ardeur, avaient afflué chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, à qui le pape avait donné trois rues entières pour les recueillir. De toutes parts, sur les places, s'élevait la fumée de bûchers où brûlaient des objets de luxe, désormais rendus inutiles par le vœu de pauvreté, et sacrifiés avec joie par leurs possesseurs. Et, de jour en jour, de longs trains partaient des stations, en dehors des remparts, emportant les troupes joyeuses et enthousiastes de ceux que le Saint-Père avait daigné déléguer pour être le sel de la terre, le levain destiné à transformer le monde infidèle. Et, partout, ce monde infidèle avait salué leur venue d'un rire où se mêlait, déjà, une ombre de fureur.
Cependant, de la chrétienté tout entière étaient arrivées des nouvelles heureuses. Les mêmes précautions qu'à Rome avaient été prises dans toutes les villes, pour l'admission des membres de l'ordre ; mais sans cesse les bureaux du Vatican recevaient de nombreuses listes de personnes décidément admises.
Et, durant la semaine qui précédait le moment présent de notre histoire, d'autres listes aussi étaient arrivées au Vatican, infiniment glorieuses et touchantes. Non seulement les évêques rapportaient que déjà, dans tous les pays, l'ordre du Christ avait commencé son œuvre, que déjà des communications, longtemps interrompues, se trouvaient rétablies, qu'une foule de missionnaires s'organisaient activement, et que les cœurs les plus désespérés, une fois de plus, renaissaient à l'espoir : par-dessus tout cela, le Vatican avait reçu déjà la nouvelle de triomphes d'une espèce plus haute, remportés par les chevaliers du Christ Crucifié. À Paris, quarante de ces chevaliers avaient été brûlés vifs, en quelques heures, au Quartier Latin, avant que la police pût intervenir. D'Espagne, de Hollande, de Russie, étaient venus d'autres noms de martyrs. À Dusseldorf, dix-huit jeunes gens et enfants, surpris pendant qu'ils chantaient matines dans l'église Saint-Laurent, avaient été jetés, l'un après l'autre, dans les égouts municipaux, chacun chantant, à très haute voix, jusqu'à l'instant suprême :
Christe, Fili Dei vivi, miserere nobis !
Et, des ténèbres de l'égout, s'était élevé encore le même chant, jusqu'à ce que la foule l'eût étouffé à coup de pierres. Dans le même temps, les prisons allemandes étaient, toutes, encombrées de la première fournée des chrétiens réfractaires.
Sur quoi le monde haussait les épaules, et déclarait que ces pauvres diables s'étaient spontanément attiré leur sort, tout en ne laissant point de blâmer la violence des foules, et en sommant les autorités de ne point permettre que le peuple leur enlevât le soin de châtier la nouvelle conspiration de l'idolâtrie. Et, du matin au soir, dans l'église Saint-Pierre, les ouvriers travaillaient à installer les longues rangées des autels nouveaux, clouant sur les murs des diptyques de pierre où étaient gravés les noms de ceux qui avaient, déjà, accompli leurs vœux et gagné leur couronne.
C'étaient les premiers mots de la réponse de Dieu à la provocation du monde.
Aux approches de Noël, il fut annoncé que le souverain pontife chanterait la messe lui-même, le dernier jour de l'année, devant l'autel pontifical de Saint-Pierre, à l'intention de l'ordre du Christ ; et déjà les préparatifs avaient commencé, pour cette cérémonie.
Celle-ci devait être une sorte d'inauguration publique de la nouvelle entreprise ; et l'on savait qu'une convocation spéciale avait été adressée à tous les membres du Sacré Collège, dans le monde entier, exigeant leur présence à Rome pour le 31 décembre, sauf empêchement par maladie. Le pape, évidemment, avait dessein de faire comprendre au monde que la guerre était déclarée.
Et l'on vit à Rome, cette année-là, une fête de Noël tout à fait extraordinaire.
Percy avait revu l'ordre de servir l'une des messes du pape, après avoir dit lui-même ses trois messes, à minuit, dans son oratoire privé. Pour la première fois de sa vie, il put assister à un spectacle dont il avait bien souvent entendu parler : la merveilleuse procession pontificale, à la lueur des torches, traversant Rome depuis le Latran jusqu'à Sainte-Anastasie, où le pape venait de restaurer la coutume ancienne, abandonnée depuis près de cent cinquante ans. La petite basilique était, naturellement, réservée au nombre, très restreint, des privilégiés ; mais les rues, sur tout le parcours depuis la basilique, et toute l'énorme place du Latran, n'étaient qu'une masse opaque de têtes silencieuses et de torches flamboyantes. Le Saint-Père était accompagné à l'autel, comme d'habitude, par les souverains ; et Percy, de sa place, considérait le drame céleste de la Passion du Christ joué, sous le voile de sa Nativité, par les mains de son vieux vicaire angélique.
En effet, à peine pouvait-on retrouver là une trace de la tragédie du Calvaire : c'était bien l'atmosphère de Bethléem, l'illumination céleste et non point la ténèbre surnaturelle, qui rayonnait autour du simple autel de Sainte-Anastasie. C'était l'enfant prodigieux qui reposait dans les vieilles mains du pontife, plutôt que le corps meurtri de l'homme des douleurs.
Adeste, fideles ! chantait le chœur, dans la tribune. « Venez, accourons tous, et pour adorer, non point pour pleurer ! Exultons, réjouissons-nous ! Soyons, nous-mêmes, pareils à des enfants ! Comme Jésus, pour nous, est devenu un enfant, à notre tour devenons des enfants pour Lui ! Revêtons les robes de l'enfance et chaussons les souliers de la paix ! Car le Seigneur a régné ; il est vêtu de beauté ; le Seigneur est revêtu de force, et s'est entouré les reins d'une ceinture. Il a établi le monde qui ne sera point enlevé ; son trône est préparé depuis longtemps. Il existe depuis l'éternité. Donc, réjouis-toi grandement, ô fille de Sion ; crie de joie, ô fille de Jérusalem : car voici que vient vers toi ton souverain, le seul saint, le Sauveur du monde ! Et, de souffrir, ensuite il en sera temps encore, lorsque le prince de ce monde viendra attaquer le Prince du Ciel ! »
Ainsi rêvait le cardinal, tâchant à se rendre lui-même petit et simple, dans tout l'éclat de sa pompe de cour. Certes, songeait-il, rien n'est difficile pour Dieu. Pourquoi cette naissance mystique ne réussirait-elle pas à faire, une fois de plus, ce qu'elle a fait jadis, à soumettre, par la force de sa faiblesse, tous les orgueils qui s'exaltent au-dessus de Dieu ? Celte naissance, jadis, a attiré de sages rois à travers le désert, en même temps qu'elle forçait des bergers à quitter leurs troupeaux. Aujourd'hui, voici qu'elle a des rois autour d'elle, agenouillés avec le pauvre et le faible ; des rois qui ont déposé leurs couronnes, et lui ont apporté l'or de cœurs loyaux, la myrrhe du martyre désiré, et l'encens d'une pure foi ! Ne se pourrait-il point que les républiques, elles aussi, déposassent leur splendeur, que les foules enragées redevinssent apprivoisées, que l'égoïsme se renonçât, et que la soi-disant science fit enfin l'aveu de son ignorance ?…
Mais, tout à coup, Percy se rappela Felsenburgh : et son cœur défaillit d'épouvante, dans sa poitrine.
Six jours après, Percy se leva, comme d'ordinaire, dit sa messe, déjeuna, et s'assit pour réciter son office, jusqu'au moment où son domestique l'emmènerait s'habiller pour la messe pontificale.
Il était maintenant si habitué à recevoir de mauvaises nouvelles – d'apostasie, de mort, de déchaînement populaire, – que le repos de la semaine précédente lui avait apporté un réconfort merveilleux. Il lui semblait que ses rêveries de Sainte-Anastasie s'étaient trouvées plus vraies qu'il n'avait pensé, et que la douceur de l'antique fête n'avait pas encore entièrement perdu son pouvoir. Car presque rien d'important n'était arrivé. Quelques nouveaux martyres s'étaient produits, mais par cas isolés ; et, de Felsenburgh, on n'avait absolument rien su. Nulle part, le président de l'Europe ne s'était montré, – confiné disait-on, dans un coin de l'Orient.
D'un autre côté, Percy n'oubliait point que la journée du lendemain serait d'une portée extraordinaire, tout au moins en Angleterre et en Allemagne : car, en Angleterre, cette journée devait voir la première application de la loi rendant le culte obligatoire ; tandis que, en Allemagne, la loi devait être appliquée déjà pour la seconde fois. Hommes et femmes, les deux nations entières auraient à se déclarer pour ou contre la religion nouvelle.
Le cardinal avait reçu de Londres, quelques jours auparavant, une photographie de l'image qui allait être adorée, le lendemain, dans l'abbaye de Westminster ; et il l'avait déchirée en morceaux dans un accès de dégoût et d'indignation. La statue représentait une femme nue, grande et majestueuse, la tête et les épaules rejetées en arrière, dans l'attitude d'une personne qui contemple une vision, les bras étendus et les mains un peu soulevées, avec une expression totale d'attente, d'espérance, dé ravissement ; et l'artiste, par une ironie diabolique, avait couronné ses longs cheveux de douze étoiles. Cette figure était la contrepartie de l'autre, l'incarnation de la Maternité idéale de l'Homme…
Et Percy, foulant aux pieds les morceaux blancs de l'image, répandus sur les dalles comme une neige empoisonnée, s'était élancé vers son prie-Dieu et s'y était laissé tomber, avec un désir passionné de réparation.
– Oh ! Mère ! Mère ! s'était-il écrié vers la vénérable Reine des Cieux, qui, avec son fils dans les bras, le regardait du haut de son piédestal.
Mais, ce matin du dernier jour de l'année, il se sentait de nouveau assez tranquille, et avait célébré saint Sylvestre, pape et martyr, avec une sérénité relative. Le spectacle des cérémonies de la veille, la foule des cardinaux accourus des quatre coins de l'univers, tout cela avait contribué à le rassurer de nouveau – déraisonnablement, il le savait, mais réellement. L'atmosphère même était chargée d'une attente solennelle et joyeuse. Toute la nuit, la Piazza avait été encombrée d'une énorme foule muette, guettant l'ouverture des portes de la basilique. Et maintenant la basilique, à son tour, était pleine, et la Piazza ne l'était pas moins. Tout le long de la rue jusqu'au fleuve, aussi loin que Percy pouvait voir en se penchant à sa fenêtre, s'étendait ce pavé immobile de têtes humaines. Le toit de la colonnade, lui aussi, montrait une longue rangée de têtes ; les toits des maisons étaient noirs de figures vivantes ; tout cela malgré le froid piquant d'une matinée de gel. Mais qu'importait le froid, quand on savait que, après la messe et le défilé des membres de l'ordre devant le trône pontifical, le pape allait donner la bénédiction apostolique à la cité et au monde ?
Percy acheva de réciter tierces, ferma son livre, et s'adossa dans son fauteuil, en attendant que son domestique vînt l'appeler.
Il pensait à la nouvelle solennité qui s'apprêtait, et où allait prendre part la totalité du Sacré Collège, à l'exception du Cardinal Protecteur de Jérusalem, retenu dans son lit par la maladie. De quel spectacle unique il allait être témoin ! Huit ans auparavant, il se rappelait avoir vu, de très loin, une réunion analogue ; mais le nombre total des cardinaux, alors, n'était que de soixante-trois, au lieu de soixante-cinq qu'ils étaient maintenant ; et une dizaine d'entre eux n'étaient point venus.
Tout à coup Percy entendit un bruit de paroles dans son antichambre, un pas rapide, et une voix anglaise qui semblait insister. Le domestique répondait :
– Son Éminence doit s'habiller pour la cérémonie. Impossible en ce moment !
Cette réponse fut suivie de nouvelles instances, criées d'une voix sans cesse plus fiévreuse. Percy, ennuyé d'un tel éclat, se leva et ouvrit la porte. Un homme se tenait là, que d'abord il ne reconnut point, tout pâle et le regard effaré.
– Qu'est-ce que ?… commença Percy
Puis il sursauta.
– Monsieur Phillips ! dit-il.
L'autre étendit vers lui ses deux mains.
– C'est moi, monsieur… Votre Éminence… J'arrive à l'instant… C'est la vie ou la mort… Votre domestique me dit…
– Qui vous a envoyé ici ?
– Le P. Blackmore !
– Bonnes nouvelles ? ou mauvaises ?
Le visiteur désigna, d'un mouvement des yeux, le domestique, qui restait immobile, à quelques pas plus loin, la mine offensée. Et Percy, ayant compris le signe, mit sa main sur le bras de Phillips et l'entraîna dans sa chambre.
– Vous viendrez frapper à ma porte dans cinq minutes, Jacques ! dit-il au domestique.
Percy se dirigea vers son siège habituel, dans l'embrasure de la fenêtre, s'assit, et dit à l'homme, encore tout essoufflé :
– En un mot, monsieur, qu'est-ce que c'est ?
– Il y a un grand complot parmi les catholiques ! Ils ont l'intention de détruire l'Abbaye, demain, avec des explosifs ! Je savais que le pape…
Percy, d'un geste, l'arrêta court ; et le laissant seul dans sa chambre, il sortit précipitamment.