CHAPITRE VII
« Tu me demandes, Camadule, comment, moi Debedeux, je vois l’an 2000 ? Tu le demandes à tout le monde ? Tu es un malsain, Adrien. Je ne vois pas plus loin que le bout de demain. Et demain, n’oublie pas qu’on a provoqué Poulouc et Beaujol à la pétanque, et qu’il faudrait peut-être qu’on s’entraîne sec cet après-midi. Ton an 2000, c’est comme les boules, c’est un jeu ? Ah ! bon… Passe-moi les rillettes, des fois que ça m’aide à avoir des visions. On entre dans le printemps 75 et le quatrième mois de mon inguérissable lumbago. L’an 2000, donc, c’est pour dans vingt-cinq piges. Y va en défiler, de la mousse, sous les ponts de la Marne, d’ici là ! Enfin, si ça t’amuse…
On peut penser, sans trop s’engager, que la mode, en 2000, sera à 75, comme d’habitude. Qu’on rechantera comme d’habitude les vieilles romances d’autrefois, c’est-à-dire d’aujourd’hui. On sera leur Belle Époque, à ceux qui ont vingt ans en ce moment. Ils diront de ce temps présent que c’était le bon temps, comme d’habitude. Obligé, puisque ce sera celui de leur jeunesse ! Et ils débineront les jeunes de 2000 en se moquant de leurs cheveux courts. Et les jeunes de 2000 se marreront en entendant les chansons qui ont fait pleurer leurs vieux cons de parents : « Petite fille d’abruti moyen »… « J’ai fait brûler mon C. E. S. »… « Qu’il était beau mon C. R. S. »… « Papa m’a donné des pilules »… « Israël vaincra », sur l’air de « Palestine chérie »… Sans oublier les couplets sur la came : « Avec l’ami Alphonse – C’est fou ce qu’on s’défonce »… « Du H que l’on prend dans ses doigts, et qu’on roule »… Ni les refrains sexuels des années folles de la fesse : « Souvenez-vous quand vous baisiez – A Cerisier »… « T’as joui comme une reine – A Vincennes »…
Autre chose, Camadule, le cancer, on n’en crève plus. Ça se soigne mieux qu’un rhume. Seulement, y a d’autres véroles qui l’ont remplacé. Le borborygme trottinant, ça pardonne pas. Bon an mal an, ça rectifie un milliard de mecs sur la planète. L’onomatopée filandreuse s’en goinfre un autre, de milliard. Ça maintient grosso modo l’équilibre autour des dix milliards.
En France, on n’est que trois cents millions. 50,1 % votent à droite, comme toujours, 49,9 % à gauche, vieille tradition populaire. La gauche, elle espère passer en 2100. Elle touche au but, c’est quasiment la lutte finale ! En attendant, ça fait quarante-deux ans qu’on a la même majorité dans la continuité, la stabilité et le changement. On a tout changé. Le Président s’appelle plus le Président, mais le Promoteur de la République. Il crèche dans une chambre de bonne, c’est pas gai, la démocratie. Il prépare tout seul sa modeste tambouille sur un très ancien réchaud à alcool, cadeau personnel de la reine d’Angleterre qui, à soixante-quatorze balais, a perdu l’Écosse, Galles, l’Irlande du Nord et toutes ses dents du sud.
Y a qu’un truc qu’a pas trop bougé, les conservateurs conservent toujours leurs conserves de fric en Suisse, conservent en prime le moral. Il y a une réserve internationale de mer pas polluée, quelques kilomètres carrés aux Tuamotous. C’est là qu’ils vont en vacances pour se fabriquer des petits conservateurs tout neufs qui sentent bon le sable chaud.
Comme tout le monde peut pas être conservateur, les conservateurs cajolent ceux qui sont pas conservateurs. Ceux-là, ils ont la piscine individuelle, obligatoire et laïque avec un dauphin en plastique pour pas trop penser qu’ils seront jamais conservateurs. Ils travaillent huit heures par jour, dont six de T. V. forcée pour les maintenir en forme intellectuelle. La T. V., au terme de son dixième plan quinquennal de ramollissement collectif et de liquéfaction par le vide – dit de « L’amorphe par la joie » –, atteint enfin les sommets du 99 % d’indice de jubilation béate. Bientôt, très bientôt, tous les imbéciles seront heureux, les crétins satisfaits, le Te Deum de l’idiotie triomphante couvrira tous les autres bruits de la Terre.
Soucieux d’éduquer son peuple, le gouvernement, par décret, a sauvé quelques vieux pauvres de la faim. On peut voir, dans les zoos, une poignée de ces témoins des civilisations disparues. On a le droit de leur jeter du pain. Ils crient « Merci ! », ce qui étonne les enfants – définitivement mal élevés, ceux-là –, ramassent leurs croûtons avec des gestes gauches qui font s’esclaffer les visiteurs.
On se tue toujours en voiture, bien qu’elles roulent à la crotte de poule enrichie à l’uranium en paillettes. L’État encourage cette forme désuète de mortalité, qui contrebalance l’excédent de naissances dû à la chute des valeurs morales et chrétiennes depuis longtemps dénoncée par les militaires. L’essuie-glaces, la ceinture et les rétroviseurs ont été supprimés des nouveaux modèles. Les pneus lisses sont chaudement recommandés par l’Insécurité routière. Les statistiques du lundi concernant les morts du week-end sont copiées sur celles des manifestations ouvrières de jadis : « 347 tués selon les syndicats, 78 selon la Préfecture de Police. »
Les touristes admirent les puits de pétrole désaffectés de l’Arabie séoudite, photographient ces acropoles modernes pendant que grouillent autour d’eux des émirs loqueteux mendiant des cacahuètes…
Dans les Maisons de Jeunes et de la Culture, le nouveau théâtre à l’estomac connaît un grand succès. Le manque de crédits, base de toutes les activités artistiques de la nation, contraint tous les acteurs à jouer à poil. Abreuvés de bière et d’eau pétillante, les comédiens rotent deux heures durant, brodant ainsi sur le thème éternel de l’incommunicabilité.
L’intérieur des tours est pressurisé, oxygène à tous les étages puisque tu y tiens, Camadule, à tes masques à gaz et à ton « Sweet-Caboolaw ». Si masques à gaz il y a, ils sont roses et à bavolet de dentelle pour les dames. En fait, on les porte peu, toute la vie active se déroulant en vase clos et tous les lieux publics étant recouverts de toits de polystyrène pour les protéger des nuages radioactifs, des oxydes de soufre et autres balivernes au monoxyde de carbone.
Mais dis-toi, Camadule, que le monde est heureux ! Plus une voix discordante ne s’élève pour l’agacer. Le dernier des rouspéteurs a été gommé de la surface du globe avec le dernier artisan, le dernier poète, le dernier pêcheur, le dernier paysan, l’ultime homme libre. Les lois sociales ont eu leur peau. Ils ne joueront plus au tambour dessus. Les oies du Capitole, leur foie est en boîte !
Tes moutons de l’an 2000 paissent, baignés de musique douce vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On les tond, on les bouffe sans qu’ils poussent le moindre soupir. Il n’aura fallu que du temps et de l’argent pour en arriver là. Je ne sais même plus s’il y aura encore des flics, tout un chacun sera le flic de l’autre, et son propre flic s’il le faut. On n’apprendra, dans les lycées, que de l’inodore, de l’incolore, du sans saveur, et l’uniformité naîtra de l’Université.
Ce sera l’âge d’or du veau d’or, du con croissant, multipliant. Le mot d’amour enfin programmé sur ordinateur, et pas un mot plus haut que l’autre ! Pas une lentille au-dessus du tas de lentilles ! La belle vie, quoi ! Surgelée ! A découper selon le pointillé ! A l’heure du Jugement, on aura tous un avocat payé par les Assurances !
Tu m’as donné soif, Camadule, avec ton putain d’an 2000 ! Mais non, je t’ai pas filé le bourdon. J’ai dit n’importe quoi. Si ça se trouve, ça sera le paradis, l’an 2000 ! Oui, oui, le paradis. La bouteille de Beaujolais au frais dans l’eau de source, et nous allongés dans le pré à côté, du soleil sur la tête et une graminée au coin des lèvres, pourquoi pas, Camadule ? Pourquoi pas ?