CHAPITRE VI
Debedeux, boulevard des Italiens, dans son bureau style « design », Debedeux s’étiolait loin du Café du Pauvre, perdait ses feuilles comme un peuplier d’automne, comptait à présent les heures qui le séparaient de celle, éblouissante, de l’apéritif du soir.
Paul Debedeux, le responsable des coordinations internationales de la « Bang-Bang Aéronautique », vingt ans de maison, monsieur Debedeux se mourait.
Les mains derrière le dos, il arpentait ce matin-là sa prison, sans se soucier de la présence de Nicole Guillaneuf, sa nouvelle secrétaire. Des pensées noires neigeaient, anthracite, boulets, poussier, dans sa pauvre tête : « Mais qu’est-ce que je fous là, nom de Dieu ! qu’est-ce que je fous là, à côté de mes pompes et loin de Beaujol, d’Adrien et de Poulouc ? J’ai pas le droit de rigoler de Chanfrenier, Chanfrenier c’est moi ! Et l’autre grenouille qui me regarde avec des yeux qui se voudraient dynamite au rayon des boutons de braguette ! Elle m’aime, les potes, je vous parie la tournée qu’elle m’aime ! Qu’elle m’épouse dès que mon divorce est prononcé ! Qu’on aura ensemble une vie merveilleuse, et une résidence secondaire en Normandie, accessoirement ! Qu’on se fera un bébé pour éterniser notre amour, immortaliser nos étreintes et les fossiliser ! Tu m’emmerdes, gourdasse ! Fini, Debedeux au foyer ! Le grappin sur Debedeux l’andouille, c’est cuit. Râpé. Mort. Va chez plumeau, mémère, avec ta panoplie de femme d’intérieur, je la connais par cœur, du porte-jarretelles noir du samedi soir au collant de tous les jours ! Dix heures… Qu’est-ce qu’ils font, là-bas ? Camadule est allé à la charcuterie auvergnate de la rue Alexandre-Soljenitsyne, ex-rue Joseph-Staline. Il a ramené du pâté et de la saucisse sèche. Ils sont là tous les trois à la table du fond. Ils vont s’écrouler chacun une boutanche de Beaujol nouveau. Peut-être qu’ils parlent de moi, qu’ils disent : « On est mieux qu’où il est, Debedeux. Qu’est-ce qu’il va en faire, ce con, du fric qu’il gagne en perdant ce qu’il ne retrouvera jamais, le petit moment heureux de la saucisse sèche entre amis ? » Merde aux coordinations internationales ! Merde à l’aéronautique ! Merde à ce bureau de merde ! »
Sans le savoir, il lâcha un « merde » à haute voix, ce qui fît tressaillir Nicole occupée à songer avec attendrissement aux tempes grises de monsieur Debedeux et au sac de chez Hermès qu’il lui offrirait peut-être dans un mois pour l’anniversaire de ses vingt-quatre ans…
Monsieur Debedeux aplatit sous son regard sombre cette étrangère à ses méditations. Elle en grelotta du slip et du soutien-gorge. Adieu, Saint-Tropez au mois d’août ! Il lui faudrait aller à Quimperlé comme l’année dernière, chez les grands-parents de Freddy, ce petit comédien inconnu qui se prenait à la fois pour Gérard Philipe et pour son fiancé…
Vaillante, elle sortit d’un tiroir un flacon de détachant, se dirigea vers Debedeux pour le reconquérir :
— Excusez-moi, monsieur Debedeux, mais vous avez une tache au revers de votre veston… Si vous le permettez…
Debedeux gâtait quelque peu ses costumes, actuellement. On ne prêtait aucune attention à ces détails futiles, au Café du Pauvre. En outre, ils avaient recueilli, Beaujol et lui, un camarade chat errant qui dormait volontiers, sans qu’on eût la cruauté de l’en chasser, sur les habits du cadre supérieur.
— Ce n’est pas grave, mademoiselle, bougonna Debedeux au supplice d’avoir à subir la classique opération sentimentale du nettoyage de complet.
Le directeur, monsieur Malbrunot, entra au beau milieu de la scène, et Debedeux rougit, qui avait presque le nez dans les cheveux atrocement parfumés de sa secrétaire.
— Ne vous dérangez pas, Debedeux. Ni vous, mademoiselle. On sait ce que c’est.
Que savait-il de ce que « c’était » ?
— C’est une tache… balbutia Debedeux.
— L’alpaga gris, c’est salissant. Vous devriez porter du noir.
— Le gris va très bien à monsieur Debedeux, susurra Nicole en plein délire.
Elle ajouta :
— Voilà. La tache a disparu.
— Faites-en autant cinq minutes, mademoiselle, s’il vous plaît, fit monsieur Malbrunot jovial. J’ai à parler à Debedeux.
Elle s’éclipsa, tout sourire et dandinant de la jupe. Monsieur Malbrunot, rêveur, secoua la tête :
— Sacré Debedeux ! Encore un joli papillon de nuit à épingler dans votre boîte !
Debedeux maugréa :
— Certainement pas. C’est fini, pour moi, les bonnes femmes. J’ai trouvé mieux.
Monsieur Malbrunot ouvrit des yeux plus vastes que des camemberts :
— Mieux ? Quoi donc ?
— Je ne parle pas de sexualité.
— Ah ! bon ! Et votre divorce ?
— C’est en route.
— Ce changement d’existence a dû vous perturber beaucoup, Debedeux.
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— Il me semble que depuis votre retour de vacances d’hiver, vous avez changé.
— Je… je ne crois pas…
— Ce n’est pas un reproche, mais vous prenez moins d’initiatives… Vous êtes moins débordant d’idées choc… Vous m’avez fait l’autre jour un léger « couac » avec la Mauritanie…
Ils jouaient au 4.21 sans lui, et Debedeux s’entendit prononcer machinalement :
— Je peux vous remettre ma démission, monsieur Malbrunot.
Le directeur sursauta, demeura coi quelques secondes avant de s’écrier :
— Mais vous êtes fou, Debedeux ! Je m’intéresse à votre mode de vie, à votre santé, je mentionne une broutille dans le service, et tout ce que vous trouvez à me répondre, après vingt ans de maison, c’est de me lâcher en pleine figure l’horrible mot de démission ? Vous me peinez, Debedeux, et vous me surprenez !
Debedeux ne souhaitait pas chagriner cet excellent homme.
— Pardonnez-moi, monsieur Malbrunot. Cela m’a échappé. Vous avez raison, je suis un peu énervé en ce moment, je ne sais pas pourquoi. Je retire ce que j’ai dit.
— A la bonne heure ! A mon tour, je m’excuse, pour la Mauritanie. On s’en fout, de la Mauritanie. Ce n’est pas un marché, à peine une carriole de quatre-saisons.
— Je vais me concentrer, monsieur Malbrunot, m’appliquer…
— Ne soyez pas enfant. Restez ce que vous êtes, et tout ira bien.
Monsieur Malbrunot écourta la conversation, frappa virilement l’épaule de Debedeux et sortit. Nicole Guillaneuf reprit place derrière sa machine à écrire électrique.
« Restez ce que vous êtes. » C’était là que le bât le meurtrissait. Il ne serait jamais plus ce qu’il avait été, ce cadre irréprochable, « fiable », efficace et sans taches. Il était entré au Café du Pauvre sans espoir et surtout pas avec celui de transformer sa vie. Il n’avait plus, depuis, l’envie d’en ressortir. Il n’allait pas demeurer là, dans ce bureau sinistre, à bâiller, à tricher, à perdre le plus clair et le plus précieux de son temps, à le consacrer stupidement aux dérisoires coordinations internationales de l’accessoire « Bang-Bang. Aéronautique » alors qu’existait quelque part un paradis à sa mesure ! Il lui faudrait un jour prendre une décision et retourner au ventre de sa mère. Ou de son père…
Hébété, il regardait sans la voir cette fille qui n’était pas de son monde enchanté. Elle lui souriait, la cruche, flattée de tant d’attention. L’invitation à dîner planait dans l’air. Monsieur Debedeux ne la formula pourtant pas, s’assit, feuilleta distraitement un dossier sans même essayer d’y fixer son esprit. De toutes ces pièces, il eût volontiers fait des cocottes, s’il en avait eu le courage physique. Tout cela était vain, puéril, absurde. C’était cela, absurde. Il n’avait pas le droit de ne pas jouer au 4.21 avec les autres, de ne pas grignoter de la saucisse sèche avec les autres. En croupissant ici, il commettait un crime inexpiable sur sa personne. Il eut alors une idée qui l’ensoleilla, la mit aussitôt à exécution. Il attrapa le téléphone, composa le numéro du Café du Pauvre, et Nicole interloquée put suivre de ses deux oreilles incrédules la plus brillante des conversations. En fait, elle n’en perçut que la face Debedeux, mais elle n’était pas sans charmes…
— Allô, madame Germaine ? C’est Paulo. Oui, Debedeux. Ça va ? Qu’est-ce que vous leur faites à midi à bouffer, à cette bande de vaches ? Du miroton ? Ah ! les fumiers ! Vous m’en gardez une assiette pour ce soir ? Merci mille fois, madame Germaine. Ils sont là ? Qu’est-ce qu’ils font ? Ils jouent au 4.21 ? Je m’en doutais. Ah ! les veinards ! Vous pouvez m’en passer un, de ces affreux ? N’importe lequel, ils se valent tous… Allô, c’est toi, Captain Beaujol ? Re-bonjour, vieille noix. Tu as fait mon lit ?… Fallait pas !… Tu as balayé ? Tu vas te péter une joyeuse, si tu te forces ! T’as mis les balayures sous le lit ? O. K., ça serait con de les mettre ailleurs… Qui est-ce qui gagne ? Poulouc ? Il me semble qu’il sort beaucoup d’as, en ce moment. Faut le surveiller d’un œil, oui. Je me demande s’il nous encaldosse pas un loubé depuis quelque temps, ce pâle voyou de mes deux… Vous avez cassé la graine ?… Du fromage de tête ? Je penchais pour la saucisse sèche… Et vous attaquez la troisième bouteille ? Tais-toi, Beaujol, tu me files le bourdon. Tais-toi, je te dis. Je pédale dans la merde, ici. Oui, dans la merde. T’es sourdingue, aujourd’hui. Méfie-toi, mon frère, la paluche, ça bouche les étiquettes. Si, si, officiel. Remarque, ça vaut cent fois mieux d’être dur de la feuille que d’avoir une bergère à la crèche pour te becqueter la rate et le gésier !… Oui… Je sais… T’en dégoteras une… Hélas !… Bon, les abandonne pas… Dis-leur que je les embrasse. Mais non, je vire pas pédé, Beaujol !… Mais je pense à vous… A ce soir, bande de sales cons !…
Il raccrocha, rieur. La mine effarée de sa secrétaire le rafraîchit. Contre toute évidence, il lança, hargneux :
— Ben quoi, mademoiselle ! C’était New York. Parfaitement, le bureau de New York ! En Amérique !
Cette journée le reporta des trente-cinq ans en arrière, sur les bancs de l’école primaire, à l’époque où il tentait de pousser des yeux les aiguilles de la pendule pour retrouver plus vite la liberté de courir dans les rues, de jouer, de crier. Il ne cessa de consulter sa montre. Au Café du Pauvre, les heures passaient à toute allure. Ici, elles se traînaient sur la moquette comme autant d’escargots de Bourgogne. C’étaient les mêmes, pourtant…
Ce coup de téléphone avait déprimé Debedeux. Il n’aurait pas dû respirer, même d’aussi loin, cette bouffée d’air pur. Elle lui restait dans la gorge, plus importune qu’un cheveu. L’après-midi, Camadule avait dû s’offrir sa petite sieste quotidienne, de quatorze à dix-sept heures. Poulouc avait dû peindre. Il ne courait pas les filles, Poulouc. Il prétendait qu’il n’y avait rien là-dedans. Qu’il ne s’agissait que d’une forme archaïque du flipper. Captain Beaujol, lui, avait dû encore embellir son intérieur. Depuis que Debedeux s’était installé dans la maisonnette, le propriétaire se mettait en quatre aux fins d’honorer son hôte de marque. Des fleurs de plastique trônaient sur tous les meubles, et Beaujol leur vaporisait des essences rares sur les pétales. Elle empestaient ainsi uniformément la violette. Histoire de prouver aux invités qu’il n’était pas une bête mais un authentique intellectuel de droite ou de gauche, la tendance lui importait peu, Captain Beaujol avait échangé à Camadule contre une bouteille de Pernod trois mètres cinquante d’une collection reliée des Science et Vie des années 20.
A dix-huit heures enfin, Debedeux enfila son pardessus, se coiffa de son chapeau, gicla de ce damné bureau avec la force vive d’un trait d’eau de Seltz à l’assaut d’un whisky.
Pour éviter d’attendre l’ascenseur, il se précipita dans l’escalier. Il s’y rua si bien qu’il rata une marche, en dévala une vingtaine d’autres sur le dos, éparpillant au hasard de sa chute son couvre-chef, ses chaussures et son attaché-case.
L’huissier de la « Bang-Bang Aéronautique » fondit à son secours, l’aida à se relever non sans mimer professionnellement les plus mortelles angoisses :
— Monsieur Debedeux ! Vous vous êtes fait mal, monsieur Debedeux ?
— Merci, Fernand… Je ne crois pas.
— Vous auriez pu vous tuer, monsieur Debedeux ! Ou vous casser quelque chose, monsieur Debedeux ! Voulez-vous que j’appelle le docteur, monsieur Debedeux ?
— Non, le croque-mort ! grommela Debedeux pendant que l’autre l’époussetait à tour de bras, aux antipodes de Spartacus.
— Vous m’avez fait peur, monsieur Debedeux ! J’en ai le souffle coupé, monsieur Debedeux !
Agacé, Debedeux écourta les envolées lyriques de l’employé modèle, salua le chien fidèle qui lui ouvrait à plat ventre la porte de l’ascenseur. Cet incident oublié, ce fut avec jubilation que Debedeux, dans le parking de l’immeuble, s’installa au volant de sa voiture. La récréation allait commencer. Pas trop tôt. Il était vraiment trop cher payé, l’argent de la « Bang-Bang Aéronautique ». Hors de prix…
— T’as pas de carreau, Debedeux ?
— Si, Adrien. Pourquoi ?
— Pourquoi ! Parce qu’il faut fournir à l’atout, Pardi ! Ça se fait ! T’es dans les vapes, ce soir !
Debedeux désolé posa son jeu sur le tapis :
— C’est vrai, les gars. Excusez-moi, mais j’ai pas la tête à jouer.
Conciliant, Captain Beaujol jeta lui aussi ses cartes :
— Ça peut arriver. On va pas en chier un torpilleur. Moi aussi, des fois, je pense à autre chose. A mes frères d’armes disparus dans les embuscades de ces fourbes de troncs… Au doux sourire de la petite fée qui viendra égayer mon logis… Merde, Adrien, me file pas des coups de pantoufle sur le cigare !…
Camadule, déjà, se rechaussait et, soucieux, questionnait Debedeux :
— Causons plus de belote ! Qu’est-ce qu’il t’arrive, mon vieux ?
— Il m’arrive que j’en ai ma claque de bosser. De vous savoir là et moi là-bas, c’est plus possible. C’est un déchirement, un crève-cœur…
Poulouc fut catégorique :
— Je t’avais prévenu. Faut tout laisser tomber, ou tu vas finir chèvre.
Debedeux soupira :
— De toute façon, même si je m’accroche encore, ils vont finir par me foutre à la porte, c’est écrit dans les astres. Je suis plus capable de lire ou de dicter une lettre, les statistiques me passent au-dessus de la cafetière comme des volées de perdreaux.
Poulouc fit, logique :
— Alors, attends qu’ils te virent. T’as droit à une indemnité. Et probablement pas sale, je suppose ?
Tenté par cette extrémité, Debedeux se dérida :
— Vingt ans de boîte, oui, ça pourrait faire un joli paquet. De quoi voir venir le printemps et l’été. Un autre printemps et un autre été, aussi…
Le jeune homme s’indigna :
— Et tu hésites ! A ta place, je perdrais ma place ! Deux printemps, deux étés, ça se retrouve pas, Debedeux, jamais !
Le cadre en détresse chercha les yeux de Camadule :
— Le môme a raison, Adrien, pour les printemps. Mais toi tu peux comprendre ce qu’il peut pas piger : que ça me chiffonne d’être vidé comme un malpropre. A quarante-cinq balais, on n’a pas besoin d’une humiliation. Les coups de pied au cul, à cet âge-là, ça marque indélébile. Ça pourrait même me gâcher le Beaujolais, si tu vois…
— Je vois.
— Et ça serait moche que ça me le gâche alors que j’ai eu tant de mal à y accoster.
— En parlant de Beaujo…
Camadule emplit les quatre verres, réfléchit tout en trinquant avec ses compagnons :
— Y a un moyen plus courant et plus élégant de rester au bercail. Pourquoi que tu piques pas un macadam, Debedeux ?
— Me faire porter pâle ?
— Pourquoi pas ! Tu peux être malade. La moitié de la France au travail est toujours aux assurances. L’autre moitié attend que la première moitié soit rétablie pour être malade à son tour. C’est tacite et reconnu par la Sécurité sociale. C’est ça, l’équilibre des mondes modernes. Dans ton cas, tu sauves l’honneur si tu te mets à cracher tes poumons kif-kif la Dame aux Camélias.
Debedeux rêva :
— C’est pas idiot, ce que tu dis là. Ça me plairait que les apparences soient de mon côté. Le seul ennui, c’est que je suis pas malade du tout. J’ai pas les dispositions de Gaston. Le premier médecin qui va m’examiner, il va me taper dessus avec son stéthoscope avant de me jeter dehors !
Camadule le considéra avec commisération :
— Tu me peines, Debedeux. Jusque-là, je te croyais intelligent, mais ce que je redoutais s’est produit : Beaujol a déteint sur toi. On te l’avait pourtant dit que c’était pas sans péril de cohabiter avec l’innocent du village ! Tais-toi, Beaujol ! Je suis ton aîné ! Respecte au moins mes cheveux blancs !
— Je vais te les faire bouffer en salade, tes cheveux blancs ! éructait le Captain.
On lui intima non sans mal le silence, et Camadule put développer son argumentation :
— Quand je t’expose gentiment que la moitié du pays bat de l’aile, les bras en croix, la gueule ouverte, faut surtout pas croire qu’ils sont tous nazes, les candidats à la chaise longue ! Y en a tout juste 1 % de grippés. Les autres, ils inventent ! C’est ça, le vrai génie français, le seul ! J’en connais cinq ou six, dans la Réserve, qui sont passés champions grabataires toutes catégories. Inguérissables, les malheureux. Ça fait des un an, deux ans, trois, qu’ils agonisent. Agrippés des quatre pattes comme Remus et Romulus aux roberts nourriciers des Assurances ! Personne les fera lâcher ! Mithridatisés qu’ils sont, les morbaques, contre tous les D. D. T. imaginables ! Tu vas quand même pas me soutenir que tu n’as pas autant de chou que ces autodidactes, non ?
Debedeux se mordait les lèvres :
— Je vois pas… Ça me saute pas dessus, les fièvres… J’ai le microbe en panne…
Poulouc l’interrogeait :
— La dépression nerveuse, tu veux pas en tâter ? La dépresse, c’est du nougat. Les toubibs, y peuvent pas entrer dans ton moi intime. Ils restent à la lourde.
Debedeux fît la grimace :
— Ouais… Mais c’est pas très folichon, de jouer les déprimés. Un coup à le devenir authentique, et à sangloter dans le tutu !…
— Barjo, ça t’irait pas ? Tu pousses des cris de bête, tu te balades avec une casserole en guise de Borsalino…
— Pas très cocasses, tes solutions. Si je réussis pas à faire le dingue, on me traite de simulateur. Si j’ai trop de succès, on m’enferme et on me relâche plus.
Camadule intervint :
— Y a un truc qu’est bonnard, aussi simple que de vider un godet : tu tombes.
— Je tombe ?
— Sur le cul. Et t’as mal dans le dos. Et ils l’ont dans l’os. Quand t’as mal dans le dos, t’as mal dans le dos, on peut pas te prouver le contraire.
— En somme, faudrait que je me plante dans un escalier ?
— Oui.
— Eh bien, ça tombe au poil, Adrien, que je doive tomber. Ce soir, au boulot, je me suis viandé en ratant une marche. Je me suis même payé un sacré soleil tellement que j’étais pressé de rappliquer ici. C’est l’huissier qui m’a ramassé avec une pelle.
Camadule retira sa casquette, s’adressa, au-dessus d’eux, à l’ampoule électrique :
— Merci, mon Dieu ! pour le coup de main que vous venez de donner à l’ami Debedeux. Merci de lui avoir parachuté le plus opiniâtre des lumbagos connus jusqu’à ce jour !
Il abandonna Dieu à son plafond, broya les mains d’un Debedeux éberlué :
— Tu es sauvé, Debedeux ! Tu vas entamer une seconde carrière. Le lumbago s’ouvre à toi ! Tous les mois, tu passeras une visite. Tous les mois, ça n’ira pas mieux. Oui, docteur, j’ai moins mal, mais j’ai toujours mal. Ça se coince quand je me baisse. Ça se bloque quand je me redresse.
Excité, Debedeux chargeait :
— J’améliore, Adrien ! Écoute-moi ! Docteur, c’est bien gentil tout ça, mais ce n’est pas une existence que de ne rien faire. Je veux retravailler le plus vite possible. Je ne suis pas un de ces rats de bistrot qui vivent aux crochets du pays. Écoute le docteur, maintenant : Mais je n’en doute pas, mon ami ! Seulement, soyez sérieux. Si vous souffrez, ce n’est pas en reprenant vos activités que cela va s’arranger, bien au contraire. Vous êtes tous les mêmes, les cadres supérieurs ! Vous vous imaginez que le monde ne peut pas tourner sans vous. Elle attendra, la « Bang-Bang Aéronautique » ! Votre santé d’abord ! Du congé, je vous en remets pour trois mois. N’insistez pas, je serai inflexible ! On joue pas aux osselets avec ses vertèbres !
— Excellent, approuva Camadule. Tu as saisi la tactique. Le gars qui pleure quelques jours de soleil, on le renvoie au charbon d’autorité. Mais celui qui renaude furieux pour aller tremper sa chemise, il inspire confiance, on peut pas croire qu’il crawle à ce point sur la mer de l’entourloupe.
On lui refuse méchamment le plaisir qu’il aurait à pointer dans son amour de petite usine perdue sous les branches. Debedeux, n’oublie pas que tu ne fais que changer de spécialité. Tu restes cadre, mais dans le lumbago. Un lumbago bien conduit, bien entretenu, ça va chercher dans les trois ans. Ça laisse le temps de voir venir, et si on pouvait voir venir aussi quelques bouteilles pour arroser ta promotion sociale, ce ne serait nullement superfétatoire !
Doit-on avouer qu’ils se comportèrent pis que des coyotes pour fêter les débuts de la déchéance de Paul Debedeux ? Doit-on les trahir en révélant le nombre de bouteilles de Beaujolais nouveau qu’ils vidèrent en chantant de navrantes imbécillités ? Doit-on recouvrir d’un manteau de pudeur ces Noé des bords de Marne allongés sur le carrelage alors que sonnaient quatre heures au clocher de notre sainte mère l’église ? On ne pense pas qu’on doive attenter à la dignité de ces hommes, qui sont nos frères. On ne dira rien.
— On dira rien, fit Camadule désinvolte, mais on devait peut-être en tenir une légère, cette nuit, pour qu’on se réveille tous chez Beaujol…
Debedeux s’épatait :
— Je m’étonne qu’on se soit cassés à ce stade en buvant que du Beaujolais primeur. C’est inoffensif, comme boisson. Ça me laisse rêveur, quasiment interdit.
— C’est la joie, commentait Poulouc avec aplomb, rien que la joie qu’on a de ta libération, Debedeux. Ça soûle plus que le vin, le bonheur. Ça devrait pouvoir se garder en tonneau.
— Vous buvez trop, aussi, remarquait Beaujol qui avait dormi sous son lit tout en se croyant de bonne foi dessus. Vous savez pas vous arrêter, ce qui fait que vous m’entraînez dans des orgies discutables.
— On le refera plus, Beaujol, grinça Camadule.
Debedeux bâilla, s’étira, radieux :
— Voici un lumbago qui s’annonce bien ! J’irai pas au bureau ce matin. Même si je voulais, il est déjà onze heures. J’y passerai cet après-midi pour leur apprendre avec tristesse que j’abandonne quelque temps mon poste clé pour raisons de santé et pour la première fois de toute une vie consacrée au service de l’aéronautique.
Ainsi fit-il. Il partit non sans avoir fourré dans son attaché-case, pour le voyage, une bouteille de vin et un sandwich au camembert. Il avait perdu un bouton de son veston, et son chapeau souffrait encore des séquelles de la partie de rugby nocturne où il avait tenu l’office de ballon sur le terrain pseudo-gallois de la rue Maurice-Thorez.
Avant de pénétrer dans les locaux austères de la « Bang-Bang Aéronautique », il se restaura paisiblement assis sur un banc du boulevard des Italiens, et l’émoi fut vif, chez quelques passants rétrogrades, de voir ce monsieur, encore vêtu avec recherche, boire du vin au goulot à la manière des clochards.
Debedeux ne se souciait pas de l’effet produit, en homme qui, ce soir, se retirerait du monde actif et temporel, prononcerait ses vœux autour d’un zinc, refermerait sur lui le lourd portail du couvent du Café du Pauvre. Un coursier de la « Bang-Bang » le vit, se frotta les yeux, jura de renoncer à un petit blanc quotidien qui lui donnait de pareilles hallucinations.
Enfin, secouant les miettes de pain suspendues à ses revers, accrochées à sa cravate, le responsable des coordinations internationales entra dans son bureau tout en marchant avec difficulté.
Convoqué, le médecin de la firme entérina sans sourciller le lumbago de monsieur Debedeux, que certifiait conforme à tous les échos l’huissier Fernand témoin, la veille, de la catastrophe.
Supplié par l’intéressé de ne pas l’empêcher d’accomplir ses multiples tâches, le scrupuleux disciple d’Esculape refusa tout net, jurant sur le Conseil de l’Ordre qu’on ne pouvait en aucun cas, affligé d’un lumbago de cette envergure, envisager de les mener à bien. Pour un peu, il eût fait rapatrier Debedeux à bord d’une ambulance.
— Je suis navré, monsieur Malbrunot, geignit Debedeux dans le giron de son directeur. Vous allez croire, surtout après le léger couac avec la Mauritanie, que je tire au cul, comme on dit dans l’armée…
— Debedeux ! Je vous en prie ! Vous auriez pu vous casser une jambe, hier. Ce lumbago n’est vraiment qu’un moindre mal. Allez vous coucher tout de suite. Soignez-vous énergiquement, et revenez-nous vite.
— C’est mon plus cher désir, monsieur le directeur.
Les deux hommes s’étreignirent à la hâte, dissimulant, virils, leur émotion. Debedeux embrassa sur les joues sa secrétaire bouleversée. Il lui souffla dans les frisettes « A bientôt, ma petite », avant de disparaître clopin-clopant.
Monsieur Malbrunot, ennuyé, hocha une tête compatissante :
— Ce pauvre Debedeux ! Pas de chance ! Jamais une grippe ! Il va en faire une maladie, de son lumbago. Tant de conscience professionnelle, cela n’existe plus, de nos jours.
Étourdiment, Nicole Guillaneuf murmura :
— C’est bizarre, monsieur le directeur. Il m’a semblé, quand il est parti, que monsieur Debedeux sentait le vin…
Monsieur Malbrunot la considéra avec ironie :
— Le vin, voyez-vous ça ! Bravo ! Le gros rouge, pendant que vous y êtes ! Et monsieur Debedeux empeste le Beaujolais, peut-être ! A l’avenir, mademoiselle, ne confondez plus l’odeur de la lotion après-rasage avec celle des futailles. Le vin, Debedeux ! Le vin !… Et pourquoi pas le camembert !.