Chapitre 14.
Karl Schopenhauer, ingénieur à Stuttgart, sauta de sa Mercedes comme on tombe des nues ou d’une échelle. Hagard, il repoussa un militaire qui se trouvait devant ses bottes, entra dans les bureaux de la gendarmerie à la façon d’un obus de la grosse Bertha.
— Le pricatier ! tonna-t-il à la façon de Hitler à Nuremberg, che feux barler au pricatier ! Tout de zuite !
Karl Schopenhauer, un peu énervé, descellait déjà un radiateur de chauffage central, quand le brigadier Coussinet, en pyjama et les joues enduites de savon à barbe, fit une entrée qui n’avait rien de majestueuse mais s’expliquait du moins par l’heure matinale, plus propice aux soins de la toilette qu’aux réunions internationales.
— Que se passe-t-il, monsieur Schopenhauer ? fit sévèrement le gradé. Ce n’est pas une heure pour déranger l’armée française ! Votre peuple m’avait habitué à davantage de discipline !
— Ch’attends tebuis une heure du matin, monsieur le pricatier, débagoula l’Allemand. Ch’ai fu des chosses ingroyables, cette nuit, monsieur le pricatier !
— Galmez-fous ! Non, calmez-vous ! Expliquez-vous clairement.
— Che m’azois, s’excusa Schopenhauer.
— C’est ça, asseyez-vous.
L’ingénieur se prit la tête dans les mains, entreprit son récit qu’il entrecoupa de petits cris de chiot qui rêve :
— Foilà, monsieur le pricatier. Che m’étais coujé. Foilà que ch’ai eu une enfie de… de… comment dit-on en vranzais ?
— Cela n’a pas d’importance. J’ai compris. Poursuivez.
— Pref, après afoir zatisfait cette enfie, il faisait peau, che me chuis un beu bromené dans la gambagne pourponnaise. C’était crantiosse, monsieur le pricatier, crantiosse, Waterloo morne blaine, j’en basse et des meilleures. Ma bromenade hychiénique et boétique m’a amené à godé des maisons de M. Radinier et de M. Jérasse.
— Ah ? fit Coussinet alarmé, et alors ?
Schopenhauer adopta le ton même de Phèdre en proie à ses phantasmes :
— Alors, monsieur le pricatier ? Alors, ch’ai fu une zougoube domber du ziel comme un gonvetti les chours de fête ! Ch’ai fu la zougoube se poser dans le champ. Ch’ai fu M. Radinier et son katze, M. Jérasse et son accortéon monter dans la zougoube ! Il y afait tetans un tout bedit Marzien gouvert de boils afec une drombe à la blace du nez. Barfaitement !
— Et alors ? répéta Coussinet en léchant machinalement son savon à barbe aux commissures de ses lèvres.
— Et alors, monsieur le pricatier, la zougoube s’est enfolée blus fite que fotre Gongorde ! M. Radinier et M. Jérasse ont été enlefés par des extra-derrestres, foilà tout !
Accablé, Coussinet s’assit sur un coin de son bureau, emboucha pensivement son blaireau, le suça comme une glace à la vanille. Il murmura :
— Vous, monsieur Schopenhauer ! Vous! Si vous vous mettez à voir des soucoupes, où va-t-on, nom de Dieu, où va-t-on ! Demain, le notaire, le docteur, le pharmacien, vont voir des soucoupes ! J’en verrai dans mon potage ! Le préfet en verra sur sa descente de lit ! Et si ça continue Giscard va en voir dans le soutien-gorge d’Anne-Aymone !
Le teuton n’admettait pas la contradiction. Sa poigne fit craquer le col du pyjama de Coussinet, col qui lui demeura dans la main :
— Che m’en fous de fotre Chiscard ! Fous me groyez bas, monsieur le pricatier ? Hapillez-vous, che fous emmène ! Gombris ?
Karl Schopenhauer n’était pas un économiquement faible. Schopenhauer était ingénieur à Stuttgart. Ébranlé, Coussinet se rinça, revêtit son uniforme, grimpa dans la Mercedes aux côtés de l’Allemand. Survolté, celui-ci atteignit les Gourdiflots sur deux ou trois roues, pas davantage.
— Foilà, décréta Schopenhauer. Abbelez-les ! S’ils fous rébondent, che fous baie l’abéro, comme fous tites !
Impressionné, le brigadier Coussinet, le pistolet à la main, inspecta les deux maisons. Elles étaient indubitablement vides. Même les casseroles et les horloges n’y étaient plus. Il ne restait plus un œuf dans les poulaillers, plus une carotte dans les jardins.
— Monsieur Schopenhauer, bredouilla-t-il, c’est en effet troublant. Vous dites que la soucoupe s’est posée dans le champ ?
— Tans le champ de monsieur Radinier, barvaidement !
— Allons-y !
Le brigadier Coussinet découvrit alors avec stupeur le rond d’herbe brûlée, qui était la preuve formelle et hiérarchique qu’une soucoupe volante était passée par là.
Il commit un rapport qui fit hurler de rire toute la rédaction de La Montagne. L’ovni qui n’avait emporté pour tout butin que deux vieillards effrontés et intempérants fit les délices de l’hexagone pendant quinze jours.
Le nom du brigadier Coussinet fut chansonné à Montmartre, brocardé même à Bruxelles.
C’est d’ailleurs depuis cette époque-là que, dans tout le Bourbonnais, on dit, un peu à la légère sans doute, d’un bredignot, qu’al est ben aussi bredin qu’un gendarme de Jaligny. Ce qui n’enlève rien à leurs collègues, mais que tout cela reste entre nous.
FIN
Angers-Paris, janvier-février 1979.
[1] Les mots « brelot » ou « bredignot » sont, en bourbonnais, des dérivés du mot « bredin » qui signifie grosso modo idiot de village, par extension : être de peu de malice. La première syllabe se prononce approximativement comme dans le mot « beurre ». N.B : on retrouvera fréquemment ces termes tout au long de cet ouvrage, sous leur forme soit de substantif soit d’adjectif. (N. d. l’A.)
[2] Cafard, ou spleen, en bourbonnais.
[3] Et non pas La Palice, comme il est dit dans le Larousse. Jacques II de Chabannes, mort à Pavie, était seigneur de Lapalisse. (N. de l’A.)
[4] Chiffonnier, en bourbonnais.
[5] En bourbonnais : cultivateurs.