Chapitre 6.

 

Des coups de fusil réveillèrent le Glaude, qui pensa que le vieux Blaise Rubiaux reprenait sa croisade contre les Schopenhauer et repassait derechef soit la Marne, soit la Somme.

« Nous brise les sabots, le glorieux aîné ! », se dit-il en s’habillant promptement avant de surgir sur le chemin. Un coup de feu claqua encore, à proximité de la maison de Chérasse. Intrigué, Ratinier se rendit chez son voisin et le vit, l’arme à la main, tourner autour de sa bicoque en lâchant de temps à autre sa poudre au ciel bleu.

— Ça y est, gronda le Glaude inquiet, l’est tombé fin brelot, vont me l’embarquer à Yzeure chez les bredignots.

Il s’approcha jusqu’à ce que le tireur l’aperçût. Celui-ci mit son vieux flingot à chiens à la bretelle.

— Cicisse, c’est toi qui fais ce raffut ? T’as vu un capucin dans les arbres ?

— Non. C’est pour me protéger, et toi avec, contre les maléfices.

Ce propos ne dérida pas le Glaude :

— Les maléfices ?

— Parfaitement. Y a du maléfice plein le secteur postal. Alors je fais comme mon grand-père Gaston faisait dès qu’il y avait du louche chez lui. Il décrochait le fusil à broche et pan pan sur les maléfices, qu’avaient plus qu’à rentrer chez eux. On dirait pas que t’es bourbonnais. Ça se pratiquait, dans le temps.

— Si ça se pratique plus, y a peut-être une raison.

Le Bombé ricana :

— Y a peut-être une raison aussi pour qu’y ait plus de chevaux ? Plus de puits ? Plus de bistrot au bourg ? Plus de lavoir ? Tu vas peut-être virer comme les autres fainéants ? T’acheter une auto et la télé ?

Il rentra chez lui, en ressortit aussitôt, débarrassé de sa pétoire mais porteur d’une bouteille emplie d’un liquide transparent. Le Glaude se détendit :

— Ah ! j’aime mieux ça, paie-nous donc une petite goutte.

Sans un mot, le Bombé lui tendit le flacon, qu’emboucha Ratinier sans coup férir afin d’avaler une gorgée qu’il recracha en tempêtant :

— Saligaud ! C’est de la flotte !

Sans un sourire, Chérasse reprit son bien :

— T’as voulu y goûter, tu y as goûté, moi je t’en offrais pas. C’est de l’eau bénite.

— C’est pas plus tortillable que l’ordinaire, ton super, bougonna le Glaude en s’essuyant les lèvres.

— C’est pas fait pour y siffler comme un canon. C’est fait pour chasser les esprits. Pour ça, faut que j’y répande, comme faisait le grand-père Gaston, autour des bâtiments et du tas de fumier.

Il fit ce qu’il avait dit, revint peu après la bouteille aux trois quarts vide à la main, soupira, content de lui :

— Et voilà ! Je leur en ai foutu une sacrée giclée, aux arsouilles qui m’ont jeté un sort. Si elle revient, la soucoupe, elle s’écrasera dans le pré comme une bouse, aussi vrai que la Vierge c’était pas une Marie-couche-toi-là !

Le Glaude hocha une tête pesante :

— Mon pauvre Cicisse, tu commences à plus tourner rond. Les bondieuseries, la soucoupe, ça fait beaucoup. Tu vas déborder de partout comme une soupe qu’on a oubliée sur le feu.

Le Bombé s’attrista :

— Eh bien, moi, ça me fait malice que tu me croies pas, pour la soucoupe. Si les amis me croient pas, qui c’est qui me croira ? Tiens, tu veux une preuve qu’y avait plus rien de normal, cette nuit ? Quand la soucoupe est arrivée, ma montre s’est arrêtée.

— T’en veux une autre ? Pas la mienne. D’abord, pourquoi que les montres s’arrêteraient sous prétexte qu’y aurait une soucoupe dans le coin?

Chérasse ricana de nouveau :

— T’apprenais rien à l’école, le Glaude. Rien de rien. T’as eu ton certificat qu’en copiant sur le grand Louis Quatresous. Les soucoupes, y a pas plus magnétique, même l’Amélie Poulangeard t’y dirait.

— Faudrait d’abord qu’y en ait.

— Y a des tas de savants qu’en ont vu. Bien sûr, ça risque pas de t’arriver. Faut avoir des capacités.

Vexé, le Glaude murmura :

— C’est pas vrai, que j’ai copié sur le grand Louis Quatresous…

— En tout cas, ça se disait en 1922. Bon, c’est pas tout ça, faut que j’aille faire mon devoir.

— T’as un devoir à faire ? proféra Ratinier sidéré.

— Pas un devoir d’école, ahuri. Mon devoir de citoyen. Faut que je descende à la gendarmerie faire mon rapport aux autorités, rapport à la soucoupe.

Il tourna un dos sans réplique à son voisin, enfourcha sa vieille bicyclette aux pneus à demi dégonflés et s’élança à cinq à l’heure sur le chemin sablonneux malaisé.

Planté là sans façon, le Glaude s’assit sur la margelle du puits. N’aurait-il pas dû avouer au Bombé qu’il avait raison, pour la soucoupe, et qu’elles existaient en chair et en os, enfin presque ? Et puis non, décidément non. Si la Denrée avait endormi le Bombé, c’est qu’il s’en méfiait comme d’un loir dans un panier de poires. Et il n’avait pas tort. Le Bombé était un type incapable de garder un secret, pas comme lui, Ratinier. Cicisse, surtout avec un canon de trop – à savoir du matin au soir – aurait été gueuler partout qu’il était copain comme cochon avec un Martien, cul et chemise, même, et la Denrée ne serait jamais revenu, contrarié par une publicité qu’il ne recherchait pas. Et Ratinier espérait bien qu’il reviendrait manger sa soupe une de ces quatre nuits. La Denrée avait élu sa maison entre des milliers de maisons, il ne serait pas trahi en cette demeure. Il y serait toujours chez lui.

Le Glaude se releva, se dirigea vers son jardin pour y cueillir un chou. Un beau. Digne des lois de l’hospitalité. Mais, des cinquante-huit ans plus tard, un remords tenaillait encore Ratinier au ventre. Oui, il avait copié sur le grand Louis Quatresous. Qui avait encore pu aller cafarder ce vieux crime, cet ineffaçable forfait au Bombé ?

Chérasse pédalait, souquant ferme sur les pédales. Il attendait de ce voyage honneurs et considération. Il serait celui qui a vu une soucoupe, et ce n’était pas courant dans un département où il ne se passait pas grand-chose depuis que monsieur le maréchal Pétain en était parti. Les journalistes de La Montagne et ceux de La Tribune viendraient le faire causer et le prendre en photo.

— J’étais sorti de chez moi pour pisser, soliloquait le Bombé en pleine répétition, non, pisser, ça se dit pas, c’est un gros mot… Bref, j’étais sorti de chez moi pour un besoin pressant… Oui, ça, ça va, besoin pressant, même les bonnes femmes peuvent y dire… quand j’ai vu une soucoupe dans le champ de mon voisin, qu’a rien vu, lui. Pourquoi qu’il a rien vu ? Je voudrais pas en dire de mal, c’est un bon voisin, mais y voit clair comme un âne vieux, et c’est bien connu dans le pays qu’il est porté sur la chopine…

Le Bombé tressauta de rire sur sa selle. Ça, ça serait rigolo de faire passer, en supplément du reste, le Glaude pour une andouille ! Cicisse en roula sur l’herbe, faillit plonger dans un fossé. Il rattrapa cette embardée due à la joie, se hâta de plus belle, rasé de près par des autos qui s’amusaient à effrayer un pauvre vieux grimpé sur un pauvre vieux vélo. Tout cela changerait, on le respecterait partout dans l’Allier quand on saurait qu’il était l’homme qui avait vu une soucoupe volante comme d’autres voient un autocar. Et il leur raconterait encore sa soucoupe, encore et encore, autant de fois qu’il le faudrait, jusqu’à la fin des temps.

Pour être remarqué, dans les bistrots, il l’avait bien remarqué, il fallait toujours avoir quelque chose à raconter aux gens, sans ça personne n’allait s’installer à votre table, et on y demeurait seul, toujours. Lui, il aurait la soucoupe. Toujours.

Il atteignit enfin la gendarmerie, pénétra dans les locaux, demanda à voir le brigadier. Un gendarme déférent l’introduisit dans le bureau du gradé. Le brigadier l’invita à s’asseoir, puis le fixa d’un drôle d’air avant de lancer :

— Je vous attendais, monsieur Chérasse.

Cicisse, futé, lui répondit sur le même ton plaisant :

— Et pourquoi donc, monsieur le brigadier ?

L’autre se renversa sur le dossier de sa chaise :

— Parce que je sais pourquoi vous venez.

— Oh ! oh ! ça m’étonnerait ! persifla le Bombé qui, une fois n’était pas coutume, buvait du petit lait.

— Ça m’étonnerait que ça m’étonne, monsieur Chérasse. Cette nuit, à une heure du matin, une habitante du hameau des Gourdiflots, qui ressentait un besoin pressant, est sortie de chez elle et a vu une soucoupe volante dans le ciel.

— Ah ? grogna le Bombé déçu de n’avoir pas été le seul et unique témoin du phénomène.

— Cette habitante, poursuivit l’impitoyable brigadier Coussinet, a nom Amélie Poulangeard et est, comme vous avez pu vous en rendre compte, ce qu’on appelle une demeurée.

— Pour sûr, pouffa Cicisse, elle est bredine jusqu’à l’os.

— Ses fils m’ont téléphoné il n’y a pas longtemps pour m’apprendre l’heureuse nouvelle et me prier de ne prêter aucun crédit à l’information si jamais elle parvenait à mes oreilles.

— Y z’ont bien fait, opina le Bombé rasséréné.

— Alors, monsieur Chérasse, vous saisissez à présent pourquoi je vous attendais?

— Ma foi non !…

— Eh bien, voilà. Si une innocente voit une soucoupe, il paraît évident que, juste à côté de là, un poivrot patenté va s’empresser de voir lui aussi une soucoupe. Par hasard, n’auriez-vous pas vu une soucoupe, monsieur Chérasse ?

Froissé par le terme odieux de poivrot, le Bombé se rebiffa :

— Justement si ! Parfaitement ! A une heure du matin. Exactement une heure moins deux.

— J’en suis content. Cette brave soucoupe a fait coup double ! Vous pouvez disposer, monsieur Chérasse.

— Comment ça que je peux disposer ! Je veux déposer !

— Non, monsieur Chérasse, non. Je n’ai pas de temps à perdre avec les hallucinés de tout poil. L’État ne me paie pas à recueillir pieusement les extravagances de tous les idiots ou assimilés du canton. La gendarmerie nationale est habilitée à rassembler tous les renseignements concernant les objets volants non identifiés et les extra-terrestres, mais pas à se pencher sur les délires des pochards locaux, soiffards dont vous êtes, sans vous flatter, l’un des représentants les plus éminents, monsieur Chérasse. Au revoir, monsieur Chérasse. Ah ! dites-moi, votre soucoupe a-t-elle laissé des traces dans l’herbe ?

— Non…, avoua piteusement le Bombé.

— Je m’en doutais aussi. Apprenez, monsieur Chérasse, qu’une soucoupe officielle, admise, reconnue par la Sécurité sociale et la gendarmerie, doit obligatoirement déposer sur le sol des indices formels tels qu’une odeur de térébenthine, par exemple, ou, mieux encore, un rond d’herbe brûlée. Là-dessus, allez boire à ma santé, et vite !

Le Bombé n’eut pas davantage le loisir de protester de sa bonne foi ou de jurer le nom de Dieu. Le gendarme qui l’avait introduit le jeta au-dehors sans même les ménagements dus à son âge. Ainsi chassé comme un souillon, Chérasse n’eut d’autre ressource que d’aller noyer son chagrin à l’Hôtel de France, tenu par une fille du pays, l’accorte Aimée. Il n’avait pas encore attaqué sa deuxième chopine, ruminant le nez dans son verre ses rancœurs et ses désillusions, que déjà le bruit de ses malheurs se répandait dans le café.

— Comme ça, le père, fit l’Aimée en se pinçant les lèvres, paraît que vous avez vu une soucoupe volante?

— Oui ma mignonne, grogna le Bombé. Aussi vrai que je vois cette chopine.

— Elle avait-y des rayures, ou des pois ?

— Mais non ! Elle était unie. Et polie, tiens, comme ce seau à Champagne.

— Elle était polie, la soucoupe, commenta l’Aimée pour des consommateurs assis non loin de Cicisse.

— Trop polie pour être honnête ! beugla le jeune Sourdot, qui était menuisier, pas bien fin, et buvait que c’en était pas permis. Le bistrot croula sous les rires de tous ces ivrognes, et le Bombé sentit son cœur se fêler. Il savait, dès cette seconde, qu’il ne pourrait plus remettre les pieds à Jaligny sans entendre parler à tue-tête de la soucoupe, que les gosses lui courraient après dans les rues en lui demandant des nouvelles de sa soucoupe, qu’il ne serait plus, et jusqu’à sa mort, que « le père Soucoupe ».

Il termina sa chopine avant de s’esbigner le sabot lourd et l’âme idem. On pouffait dans son dos, on se tapait sur les cuisses, et tout cela, ce fracas de gorges chaudes, cette explosion de moqueries, il l’entendait encore à trois kilomètres de là pendant qu’il pédalait lentement, humilié et vaincu.

— Soucoupe ! Soucoupe ! V’là la soucoupe ! A la bonne soucoupe ! En voulez-vous des soucoupes !

Et quelque chose de mouillé tomba sur le guidon du père Soucoupe.