Chapitre 3.

 

Aux Gourdiflots, il n’y avait pas que des Bourbonnais pure souche mi-rouges mi-blancs, qui prétendaient s’approprier la terre des autres ou conserver la leur, comme partout. Il y avait aussi des Belges, des Wallons qui répondaient au nom de Van Slembroucke, ce qui prouve qu’il existe des croisements contre nature n’importe où, même en Belgique.

Ces Nordiques avaient acquis une grange en ruine dans l’espoir insensé de la retaper, d’y passer un jour leurs vacances. Les pauvres n’y pendraient pas de sitôt la crémaillère. Pâques, l’août et la Noël les voyaient débarquer, trimer après leurs murs branlants, leurs charpentes vérées comme on ne trimait qu’à Cayenne autrefois. Ils arrivaient gras, ne repartaient se reposer dans leur pays que plus secs que des corbeaux d’hiver. Du crépuscule du matin à celui du soir, on les entendait s’affairer autour de leur bétonnière, scier leurs planches, enfoncer leurs clous, claquer de la taloche, pousser des cris de gueuze lambic dès qu’ils s’écrasaient un doigt. Ils avaient eux-mêmes réparé leur puits, une de leurs petites filles s’y était noyée ou presque. Durant leurs saisons en enfer, les Van Slembroucke vivaient sous la tente et ne se nourrissaient que de racines. La grange, achetée une bouchée de frites, leur coûterait, une fois remise debout, le prix d’une maison neuve avec piscine.

Ces forcenés de la résidence secondaire intéressaient les habitants des Gourdiflots. Les soirs d’été, on se rendait en promenade jusqu’à la grange pour saouler de conseils contradictoires les malheureux propriétaires. En leur qualité d’alliés, de descendants de la vaillante petite armée belge et du Roi-Chevalier, les Van Slembroucke étaient bien vus, bien notés par les indigènes. C’était des gens comme vous et moi. Des travailleurs, on ne pouvait pas dire le contraire. Si tous les Français étaient comme eux, on n’en serait pas là. De plus, des étrangers qu’on comprenait causer, qui disaient à peine « s’il vous plaît » pour « merci », c’était des étrangers pour rire, des victimes innocentes de la géographie, des gens qui auraient mérité d’être de chez nous. Certes, ils avaient peur des vaches, qu’ils prenaient toutes pour des taureaux, mais pas davantage que les Parisiens.

En été, on leur apportait de toutes parts des paniers de haricots verts, vu qu’il y en avait tellement qu’on ne savait à qui les offrir. Pour ne froisser personne, les Van Slembroucke mangeaient le tout, dépérissaient sur leurs échafaudages. Leurs travaux duraient depuis trois ans sans résultat notable quand, un matin d’avril, le Glaude dit au Bombé :

— Les Belges doivent être là. En allant au lit, j’ai entendu passer leur auto.

— C’est Pâques, ils viennent faire les bagnards. Moi, je dis qu’en voilà des, s’ils aiment la misère, y sont pas malheureux. C’est comme si je me mettais à réparer mon toit ! A la place des tuiles qui manquaient, j’ai attaché avec du fil de fer un couvercle de lessiveuse, ça tient solide.

— Le jour où t’auras que des couvercles de lessiveuse sur ton pignon, ça fera quand même pas bien joli…

La moue du Bombé signifia qu’il se souciait de la joliesse de sa demeure comme de la sienne propre. Le Glaude se coiffa de sa casquette :

— Les Belges, je vais aller leur dire bonjour, qu’ils aillent pas raconter chez eux que les Français c’est que des sauvages et compagnie. Faut être poli avec le monde.

Demeuré seul, Chérasse savait pertinemment qu’il lui faudrait vaquer au jardin à des tâches qui pouvaient attendre. Il ramassa son chapeau :

— Je t’accompagne, ça me dégourdira les os.

Ils s’engagèrent sur le chemin en claquant des quatre sabots. Quand il avait pris sa retraite, le Glaude avait transporté son stock d’invendus aux Gourdiflots. Lui et le Bombé étaient de la sorte chaussés pour la vie, se fût-elle avérée longuette. Il n’y avait plus qu’eux deux sur toute la commune à porter des sabots de bois en toute saison. On les entendait venir du plus loin sur les routes. « Fermez la porte de la cave, rigolait-on, voilà les Polonais ! – Serrez vos filles, plaisantait-on, voilà les boucs ! – Attention, criait-on d’un champ à l’autre, les Indiens sont sur le sentier de la guerre ! »

Ils passèrent devant le pré où le Jean-Marie Rubiaux plantait des piquets de clôture, assisté par son fils Antoine.

— Salut bien, Jean-Marie, fit Chérasse tandis que le Glaude regardait ostensiblement de l’autre côté.

— Salut bien, Cicisse, répondit l’interpellé.

A quelques pas de là, le Bombé interrogea son compagnon :

— Pourquoi déjà, le Glaude, que tu lui parles plus, au Jean-Marie ?

— J’y ai oublié, depuis le temps. Tout ce qu’on sait, c’est qu’on se cause pas, ça nous suffit bien à tous les deux. Ça te changerait quelque chose, à toi, de lui causer ou pas ?

— Ma foi non, admit Chérasse, qui réfléchit avant de reprendre : N’empêche que si on causait à personne… Tiens, si on se causait pas, toi et moi…

— Nous, c’est pas pareil. Ça nous manquerait, vu qu’on est proches voisins.

Le Bombé réfléchit encore, murmura :

— Y a de ça. C’est pas pareil. Et puis, y a un cochon entre nous.

— Voilà ! approuva Ratinier.

Dans leur dos, Jean-Marie et Antoine s’étaient accordé une minute de répit.

— Ça fait quand même pitié, ces deux pauvres misérables, fit le père en un soupir.

— Pourquoi donc ? Y sont encore bien vifs.

— Jusqu’au jour où la vermine va leur tomber dessus ! Quand y a pas de femme dans une maison, ça fait rien de propre que des chemises sales. Y mangent quoi?

De la soupe, du lard, jamais un bifteck, et y boivent jusqu’à rouler par terre, qu’une bonne fois y se relèveront pas. Sans compter que le Glaude, il est méchant comme la gale.

— Au fait, pourquoi tu lui causes pas?

Jean-Marie s’épongea longuement la nuque, puis grommela :

— C’est entre nous.

Un peu plus loin, le Glaude et le Bombé croisèrent l’Amélie Poulangeard qui, en tant que bredine patentée du hameau, ne touchait pas une bille et frisottait du plafonnier. L’innocuité de ses divagations permettait à ses deux fils de la conserver à la maison. Bien qu’elle allumât chaque matin le chauffage central à l’aide d’une torche électrique, elle parvenait tant bien que mal à éplucher les légumes et à tremper la soupe. Quand elle s’efforçait d’écailler le chien, celui-ci s’y opposait et tout rentrait dans l’ordre.

Amélie était vêtue de noir à la façon des vieilles Bourbonnaises, costume régional qu’elle égayait fâcheusement d’une capeline rose pêchée dans une malle. Elle leva les bras au ciel à la vue de ce qu’elle prenait pour deux jeunes conscrits plutôt gaillards de leur personne.

— Faut bien qu’on tombe sur l’autre extravagante, geignit le Glaude. Des engins pareils, ça serait-y pas mieux harnaché d’une camisole?

— Mon Glaude, couinait-elle déjà, mon cfitit Glaude ! Viens là que je te bise !

Le Glaude outré l’écartait des deux bras :

— Ça, vieille, tu me biseras pas !

Il ajoutait, se tapant inélégamment sur les fesses :

— Si tu veux biser de la viande, t’as qu’à biser celle-là !

L’innocente pouffa, deux doigts dans le nez :

— Tu seras bien toujours aussi canaille, mon cfitit Glaude ! Quand est-ce que tu prendras un petit peu de raison ? Marche, à l’armée, ils te dresseront !

— C’est ça, l’Amélie, c’est ça. J’y pars dans deux mois.

Confuse, elle piailla :

— Mais je te demande pas de nouvelles de la Francine ! Comment donc qu’elle va, la jolie?

— Très bien, très bien.

— Tant mieux, tant mieux ! Tu lui diras que j’irai la voir demain avec un bout de tarte pour ses vingt ans.

— J’y manquerai pas.

Ils pressèrent le pas, et la poussive Amélie dut lâcher ses proies. Pour se consoler de cette perte, elle retroussa ses cotillons et se prit à exécuter quelques figures de polka qui mirent sur l’aile deux corbeaux éberlués.

Depuis l’aube, les Van Slembroucke gâchaient plâtre, ciment, mortier, s’affairaient autour de leur grange ainsi que des fourmis dans un pot de confitures. Perché sur une échelle, Van Slembroucke père alerta sa femme, ses deux garçons de quinze et quatorze ans, ses deux filles de dix et douze :

— Voilà M. Ratinier et M. Chérasse qui viennent nous voir ! Soyez aimables avec eux, qu’ils n’aillent pas dire que les Belges ne sont que des sauvages. Et ne leur parlez pas du Paris-Roubaix que nous gagnons chaque année, les Français sont chauvins, et cela leur ferait de la peine.

Après les bienvenues et les salutations d’usage, le Glaude et Cicisse s’assirent, essoufflés, sur deux des pliants que leurs hôtes offraient aux visiteurs, admirateurs et critiques de leurs travaux. La plus jeune des fillettes leur apporta bientôt deux verres de rouge. On connaissait l’aversion de ces vieux paysans du Centre pour la bière, fût-elle des trappistes, qui n’était selon eux que du « pissat de bourri ».

— T’es bien gentille, ma petite fille, remercia le Glaude qui s’enquit, par pure politesse car il s’en fichait, de ce qu’elle ferait quand elle serait grande.

Elle les considéra durement, tenant en vrac tous les Français pour responsables de son infortune :

— Je prendrai des vacances, depuis le temps que j’en ai pas eu à cause de cette putain de baraque de merde. J’irai à la mer, à la montagne, partout où il n’y a pas de cette saloperie de campagne !

— Tes parents seraient pas ben contents de t’écouter, hasarda le Bombé.

— Mes parents, c’est des cons, grinça le petit ange blond avant de s’éloigner, appelée par sa mère qui avait besoin d’elle pour traîner un sac de chaux.

— Elle est pas tellement bien élevée, cette ostrogothe, apprécia le Glaude.

Le Bombé surenchérit :

— L’est même pas du tout ! L’aurait pu nous laisser le litre, ça se fait, en société.

Malgré cette réserve, ils ne se lassaient pas de regarder s’échiner les Belges.

— Moi, c’est pas comme ça que je pratiquerais, disait l’un en voyant les garçons suer pour dresser une poutre.

— C’est pas en buvant ce qu’ils boivent, rétorquait l’autre, qu’ils peuvent avoir de la force.

Le Glaude plongea un œil mélancolique dans son verre vide :

— Tiens, ça me fatigue de les voir faire. On devient fainéants, en vieillissant.

— Mon gars, on en a fait notre part. Toi et moi, de dix à soixante-cinq, on s’est crevé la paillasse comme des bœufs de labour, par tous les temps. Encore, toi, t’étais abrité pour tailler tes galoches. Moi, des jours, j’étais dans la flotte jusqu’aux enjoliveurs, à me préparer les rhumatismes qui m’agacent maintenant.

— Je dis pas non, mais ton boulot c’était pas un travail d’artiste. Les tarières, la talonnière et le reste, fallait s’en servir comme d’une jeune mariée pour sortir quatre paires de sabots par jour sans aide de machine. Toi, t’avais pas besoin de tête, ni de doigts de pianiste, pour creuser tes trous.

Courroucé, le Bombé se dressa, renversant son pliant :

— Qu’est-ce que tu me les brises avec tes artistes, vieux bon à rien ! Dis tout de suite qu’on n’était que des manœuvres, dans la puisaterie ! Pourquoi pas des Arabes ?

— Parfaitement que je le dis, brailla le Glaude, fichant en l’air à son tour son pliant. Vous étiez que des goujats, que des sacs-à-vin !

— J’étais un sac-à-vin ?

— Un ivrogne !

— J’étais un ivrogne ? Répètes-y voir !

— T’étais qu’un soûlaud alcoolique ! Même qu’on racontait que tu cachais du pinard dans ta bosse, comme les chameaux !

— Vieille charogne, voilà ce que j’en fais, de tes sabots de merde ! J’aime mieux marcher sur les chaussettes !

Un sabot ronfla aux oreilles du Glaude qui s’empara d’une pelle pour écraser l’attaquant.

— Papa ! hurla un fils Van Slembroucke, les Français se battent entre eux !

Le père dégringola de son échelle pour mettre un terme à cette ébauche de guerre civile. Les coqs gaulois opéraient de menaçants mouvements tournants, prêts à se déchirer de leurs ergots. Un cri les calma tout net, poussé par une des filles, au bout du chemin :

— Les Allemands ! Les Allemands !

Une caravane gris métallisé passait avec lenteur, et tous purent voir sur son arrière, au-dessus d’une plaque d’immatriculation qui n’était pas d’ici, la lettre D révélant sa nationalité.

Van Slembroucke morigéna son enfant :

— Tu nous as fait peur, Marieke. On ne crie pas : « Les Allemands ! Les Allemands ! », ça rappelle de mauvais souvenirs à tout le monde. On dit : des Allemands. Comme on dit des Japonais, des Américains.

— N’empêche, fit le Bombé en rechaussant posément ses sabots, que je me demande ce qu’ils viennent trafiquer par là, ces fridolins. Qui que t’en dis, mon vieux Glaude, toi qu’ils ont martyrisé pendant cinq ans?

— Y sont peut-être perdus.

— Alors, conclut Chérasse, c’est pas une grosse perte.

Riquet, douze ans, le fils d’Antoine Rubiaux, rentra chez lui en courant. Sa mère et sa grand-mère étaient au marché à Jaligny. Il n’y avait dans la salle commune meublée en plastique bleu ciel que ses arrière-grands-parents, la Marguerite et le Blaise. Le père Blaise, quatre-vingt-cinq ans, le bonnet de nuit à pompon sur la tête, gisait là du matin au soir sur une chaise longue, drapé dans des couvertures, fumant des pipes et buvant des tisanes qu’on lui aromatisait de goutte de prune puisqu’il ne pouvait soi-disant les digérer autrement. Il avait bien fallu céder aux caprices de l’ancêtre. Quoique à demi paralysé, il était encore fort capable de se traîner sur le carrelage pour aller empoigner la bouteille dans le buffet.

Riquet hors d’haleine se planta devant ses aïeux en balbutiant ces mots, apparemment peu appropriés, mais conformes au parler local :

— Ben mes loulous !… Ben mes cadets !…

Durs de l’oreille, les « cadets » la tendirent.

— Qu’est-ce qu’y t’arrive, mon cfitit gars, s’inquiéta la Marguerite, t’as pas été mordu par un vrepi ?

Du geste, le gosse indiqua qu’il n’avait pas rencontré de vipère, puis s’expliqua volubile :

— J’étais sur le chemin des Arcandiers, en train de jouer au docteur avec la Suzanne Pelletier, même qu’elle était en train de gagner un stéthoscope, quand y a une caravane qui s’est arrêtée devant nous pour nous demander où qu’étaient les Vieilles Étables. C’était un gros bonhomme tout rouge de cheveux qui conduisait. Il y était déjà venu pour les acheter devant le notaire, mais il les retrouvait plus. J’y ai montré la route.

— Et alors ? bougonna le Blaise après s’être enfourné dans la bouche le râtelier qui, dans un verre à portée de sa main, jouait les poissons de celluloïd. Y a pas de quoi courir pour attraper un chaud-refroidi.

Ce fut là que le jeune Riquet triompha :

— Ah ! y a pas de quoi ! Tu vas y voir, si y a pas de quoi ! Tu sais ce qu’il est, le gros bonhomme rouge, et sa bonne femme, et leurs enfants ? C’est des Allemands ! C’est marqué sur leur caravane et ils ont un drôle d’accent comme s’ils avaient une patate entre les dents.

— Des Allemands ? Des boches ? bredouilla le Blaise en se dressant sur son séant, des pruscos ?

— Apaise-toi, mon Blaise, intervint la Marguerite.

— Parfaitement, mon pépé. Même qu’ils iront en vacances dans les Vieilles Étables, vu qu’ils vont les faire retaper, à ce qu’ils m’ont dit.

Le bouc de l’arrière-grand-père se mit à l’horizontale, ses yeux se changèrent en bouches de 75 et il rugit, livide de son côté paralysé, écarlate de l’autre :

— Cré bon Dieu, des boches par chez moi ! Des boches aux Gourdiflots ! Moi que je les ai exterminés jusqu’au dernier à Verdun, les v’là qu’auraient ben le culot de venir se pointer des plus de soixante ans après pour me chatouiller les ornements sur mon terrain ? Je voudrais encore bien voir ça ! Aux armes, caporal Rubiaux ! Passeront pas, mon capitaine ! Je m’en vas y aller en colonne par un, moi, pour les déloger de là, ces rats d’égout !

— Mais c’est plus de ton âge, mon Blaise ! gémit sa femme en se tordant les mains. Tu vas encore avoir de la tension plein le corps !

Il avait rejeté ses couvertures et, en caleçon long et en gilet de flanelle, sautait sur le carreau, clopinait vers l’escalier qui menait au sous-sol.

— M’en fous, de ta tension ! Rubiaux fera son devoir jusqu’au bout ! Y a pas d’âge pour mourir en héros ! Pas d’heure pour les braves ! C’est pour la France ! Le temps de décrocher le 12, et on va te leur envoyer de la fumée, à ces batraciens !

La Marguerite tenta de l’intercepter, reçut une calotte qui l’envoya s’aplatir contre la cloison.

— Arrière, les civils ! Venez pas encombrer la Voie Sacrée !

Enchanté par les catastrophes qu’il venait de provoquer en chaîne ininterrompue, Riquet suivit le vétéran, un peu estomaqué malgré tout par l’agilité qu’il déployait dans sa fureur, lui qui prétendait hier encore ne pas pouvoir couper tout seul son escalope.

— Tu vas y voir, mon garçon, fulminait l’indomptable en se coiffant de son casque bleu horizon de la guerre de 14 qui pendait à un clou et en ceignant la cartouchière de son petit-fils Antoine à même son caleçon long, tu vas y voir, ce que c’est qu’un médaillé militaire avec palmes, qu’un ancien des Eparges, qu’un rescapé de l’Homme-Mort ! Moi vivant, mort aux boches !

— T’as raison, mon pépé, jubila Riquet qu’enthousiasmait la suite des opérations, faut en faire que de la viande de boucherie !

— Ça, z’auront du boudin ! L’auront voulu ! Attrape-moi ce lebel !

Empressé, le gamin lui tendit le fusil de chasse de son père. L’ancien combattant l’ouvrit, y introduisit deux cartouches, referma d’un coup sec la culasse, partit en boitillant sur un chemin frère de celui des Dames (Aisne).

Karl Schopenhauer, ingénieur à Stuttgart, étendait les bras, englobant toutes les Vieilles Étables en un geste de conquérant :

— Et voilà ! Notre domaine ! La rivière est de l’autre côté de ce champ ! Vue superbe ! Change favorable !

Son grand fils Frantz et sa fille Bertha escaladaient déjà les ruines pour faire le tour du propriétaire.

— Il y a beaucoup de travail pour remettre tout ça en état, objecta Frida Schopenhauer, moins lyrique que son époux.

Le rouquin exposa :

— Dix mille marks avec un hectare de pré, c’est une affaire, ma chérie. On ne peut pas avoir la Lorraine pour ce prix-là, il faut être raisonnables. Par là-bas, il y a des Belges qui réparent une grange pour leurs congés. Des pauvres. Ils font tout de leurs mains. Nous, on pourra se payer tous les ouvriers français, depuis qu’ils ont gagné la guerre !

Cette pensée le fit se tordre de rire. Il hoqueta :

— Champagne, ma Frida, Champagne ! Avec le cours, c’est pas cher, on pourra en boire tous les jours pendant les vacances !

Obéissante, Frida Schopenhauer ouvrit les portes de la caravane, déplia une table de camping, sortit une bouteille de la glacière pendant que son mari cherchait des coupes en criant :

— Bertha ! Frantz ! Venez ! Ça s’arrose ! On va boire à la France ! Pas à la France sous la botte ! A la France sous l’espadrille !

Blaise Rubiaux rampait dans un champ de luzerne en direction du bivouac ennemi.

— Ça, vieux, gronda-t-il en prêtant l’oreille, le gosse s’est pas trompé ! Cette voix-là, c’est du boche pur porc, tel qu’on y entendait causer dans les tranchées. Cause, mon lapin, cause, tu vas pas tarder à causer au Kaiser, vu que tu vas aller le retrouver, et le Kronprinz avec !

Il reprit haleine, car il rampait quand même moins vite qu’en 1917. A cinquante mètres de lui, le bouchon de champagne explosa.

— Les fumiers, maugréa le patriarche, ils nous ont déjà repérés, les amis !

Ragaillardi, guilleret, bavant d’aise sur son bouc, le poilu serra la crosse du fusil contre son épaule, visa les ombres qui s’agitaient autour de la caravane, appuya sur la détente. La détonation l’emplit de ce bonheur monstrueux qu’il pensait à jamais disparu dans la nuit de sa jeunesse.

Alors qu’il la levait, la coupe de Karl Schopenhauer éclata en poussière. Par bonheur, la famille était à peu près à l’abri de son véhicule, que cingla avec bruit la rafale de plombs qui, par chance encore, n’étaient que du numéro 10, Antoine Rubiaux ne chassant plus guère que le gai rossignol et le merle moqueur.

— Mein Gott ! piaula Frida, on nous tire dessus !

— Sakrament ! fit Schopenhauer, c’est un chasseur qui ne nous a pas vus !

Il brailla en français :

— Monsieur le chazeur ! Achtung ! Attention ! Il y a tu monte ! On n’est bas des pertrix !

Il n’obtint pour toute réponse qu’un second coup de feu. Cette fois, les Allemands s’égaillèrent, coururent se tapir dans les décombres des Vieilles Étables.

— Les cochons ! rouspéta le Blaise en progressant sur les coudes, z’ont pas changé ! Toujours aussi lâches ! Ça viole les bonnes femmes, ça coupe les mains aux cfitits gars, mais ça se carapate devant les hommes !

Mot qu’il prononçait « hoummes », comme tout Bourbonnais bourbonnant. Le forcené rechargea son calibre 12, fit encore feu par deux fois.

— Au zegours ! Au zegours ! hurlèrent les Allemands à pleins poumons.

Tous les Van Slembroucke se tournèrent, interdits, vers le Glaude et Cicisse :

— Vous avez entendu, balbutia le père, on appelle au secours et on tire des coups de fusil ! Il est de notre devoir de nous rendre sur les lieux du crime, car c’est sûrement un crime.

— J’y comprends ben rien, marmonna le Glaude stupéfait, y a jamais eu d’assassins par chez nous.

— Il suffit d’une fois, monsieur Ratinier. Allons-y tous ensemble.

Les autocfitones emboîtèrent le pas aux Belges, rejoignirent au bout du chemin les deux Rubiaux et l’Amélie Poulangeard qui se hâtaient comme eux vers les Vieilles Étables. A la course, Riquet venait à leur rencontre, criait :

— Papa ! Papa ! C’est le pépé !

Antoine Rubiaux pâlit :

— Le pépé? Qu’est-ce qu’il fait, le pépé ? Il tire sur la mémée ?

— Non. Il a pris son casque et ton fusil pour aller tuer les Allemands.

— Les Allemands ? fit Jean-Marie ahuri, quels Allemands ? Y a longtemps qu’y en a plus.

— Quand y en a plus, y en a encore, faut croire, dit le Bombé pour dire quelque chose.

Pendant que Riquet expliquait la situation en quelques mots, Amélie Poulangeard battait des mains en roucoulant, ravie :

 

Les boches, les boches, c’est des guignols,

Faut leur couper les roubignolles !

— Ferme donc ça, pauvre idiote, gueula Jean-Marie. Si le père en assaisonne un, ça va faire des ennuis affreux. Des emmerdations pires qu’un plein tombereau de fumier dans la salle à manger !

Pour l’embêter encore davantage, le Glaude proféra :

— L’a pas tous les torts, le Blaise ! Pourquoi aussi que les uhlans viennent le provoquer sous ses fenêtres !

Jean-Marie se contint pour ne pas lui adresser la parole le premier. Comme ils approchaient du pré d’où venaient d’éclater deux nouveaux coups de fusil, l’Estafette bleue de la gendarmerie arriva à leur hauteur. Le brigadier Coussinet et trois gendarmes en descendirent précipitamment. Le gradé s’adressa à Jean-Marie :

— Votre mère nous a téléphoné. Il n’a touché personne, au moins ?

— Ça, j’en sais rien.

— Il a que des cartouches de 10, précisa Antoine.

— C’est déjà moins sérieux que des chevrotines, mais quand même, quelle histoire ! Où est-il ?

— Je le vois ! piailla Riquet grimpé sur le capot de l’Estafette. Il est à vingt mètres de la caravane, juste à côté du pommier.

En se dressant sur la pointe des pieds, le public aperçut enfin, rampant dans l’herbe, les taches blanches du gilet de flanelle et du caleçon long.

— Monsieur Rubiaux ! tonna le brigadier, rendez-vous !

— Papa ! beugla Jean-Marie, arrête tes conneries !

— Connerie toi-même! riposta, là-bas, le Blaise.

— Au zegours ! Au ze gours ! répliquèrent en écho les voix angoissées des invisibles Schopenhauer.

— Blaise ! Mon Blaise ! couina la Marguerite qui trottinait pour recoller au peloton.

« Ta gueule, la mère », fut la réponse lointaine de son mari, suivie par une détonation. On entendit les plombs fouailler encore la caravane, ce qui mit un comble à la fureur de Jean-Marie :

— Vieux bandit, c’est pas toi qui vas y payer les dégâts que tu fais ! Cette fois, y a pas, je vais aller te chercher par la peau du cul !

Il enjamba les barbelés de la clôture, courut dans le pré. Blaise fit volte-face, épaula, lâcha son deuxième coup en hurlant :

— Approche pas, collaborateur !

Les projectiles sifflèrent sur la gauche de Jean-Marie qui jugea plus prudent de battre en retraite à toutes jambes. On en conclut dans l’assistance qu’il n’était pas mort. Mais il était blême :

— Le criminel ! Tirer sur son fils ! Il a dû tomber fou, à force de faire de la chaise longue !

Antoine défendit malgré tout son grand-père :

— Il t’a pas visé. C’était pour te faire peur.

— M’en faudrait plus ! bougonna Jean-Marie, ce qui lui valut un regard ironique du Glaude, qu’il encaissa sans sourciller pour ne pas aggraver le cas dramatique posé par sa famille.

Un des gendarmes s’adressa à son supérieur :

— Qu’est-ce qu’on fait, chef ?

— Quoi, qu’est-ce qu’on fait ?

— On pourrait tirer, nous aussi.

Le brigadier Coussinet s’étrangla :

— Tirer ?

— En l’air, pour l’effrayer.

— En l’air ! En l’air ! Et lui coller un pruneau en pleine tête, comme d’habitude ! Alors là, Michalon, avec une bavure de cette taille-là, on se retrouve tous mutés en Guyane, chez les nègres ! Si ça vous amuse, pas moi. Je vois ça d’ici : « Des gendarmes abattent comme un chien un ancien combattant de quatre-vingt-cinq ans ! »

Ses subordonnés frémirent l’un après l’autre, selon leur vivacité d’esprit. Le Bombé grommela :

— Le Glaude a raison. On l’a chatouillé, le Blaise. S’il descend un ou deux frisés, ça sera de la faute aux autorités qui les laissent nous envahir comme en 40. En 14, c’était recommandé de tout y massacrer, aujourd’hui c’est défendu, comment voulez-vous qu’il s’y retrouve, le père Rubiaux ?

Coussinet l’interrompit sèchement :

— On ne vous demande rien, monsieur Chérasse.

— Je vous ferai remarquer, brigadier…

— Que vous sentez le vin, comme tous les jours ? Je m’en étais rendu compte. Taisez-vous.

Il lui tourna le dos, s’adressa à Antoine :

— Si j’ai bien compris, votre grand-père a votre cartouchière. Il y avait combien de cartouches, dedans ?

Antoine réfléchit, puis lâcha :

— Dix ou douze. Sûr pas plus. Il en a déjà brûlé huit, d’après ce qu’on a entendu.

— Alors, on va attendre qu’il tire le reste. Il n’y a que ça à faire.

Auprès de Ratinier, Cicisse marmonnait, le cœur gros :

— T’as vu comment qu’y m’a causé, l’autre ours ? M’a quasiment traité de poivrot ! Je m’en vais te lui prouver le contraire !

— Tu vas t’arrêter de boire à ton tour ? fit le Glaude effaré.

— Non ! Mais je vais écrire une plainte au préfet, sans une faute d’orthographe, et on verra…

Deux explosions lui coupèrent la parole.

— Dix ! déclara le brigadier.

Le nez sur un pissenlit, le père Blaise approvisionna son arme, réalisa qu’il n’avait plus de munitions autour du corps.

— Vingt dieux, s’alarma-t-il, j’en ai plus que deux à leur expédier, à cette engeance ! Faut que j’en allume une paire pleine gueule, sans ça le reste sortira pas les bras en l’air en gueulant « Kamarades ! Pas kapout ! »

Malgré le change avantageux, Karl Schopenhauer et sa petite famille jugeaient le temps longuet, à croupetons dans les gravats de ce riant Bourbonnais transformé en succursale de Stalingrad. Bertha pleurnichait. Frida évoquait en tremblant les victimes de l’affaire Dominici.

— C’était des Anglais, fit son mari pour la rasséréner.

Caché derrière une poutre, son fils aperçut dans les herbes le fantôme du fou qui les mitraillait. Il ramassa des cailloux, en envoya une poignée à toute volée sur le spectre. Trois pierres crépitèrent à la file sur le casque de l’assaillant.

— Les grenades ! rugit le Blaise en vidant son fusil dans la direction du jeune Frantz.

Celui-ci n’eut que le loisir de plonger dans la poussière du fenil pour échapper à la grenaille.

— Douze, compta Antoine, ça doit être bon.

— Restez là, ordonna le brigadier, c’est notre métier à nous, d’exposer notre vie. Pas le vôtre.

Il pénétra dans le pré, suivi de ses trois hommes déployés en tirailleurs. Le vieux Blaise s’était levé, prêt à en découdre à la baïonnette s’il en avait possédé une, quand il aperçut les gendarmes. Hilare, il retira son casque, l’agita gaiement au-dessus de sa tête :

— Cré bon Dieu, v’là les renforts ! Vous tombez à pic, les gars ! Ici, le 42e d’infanterie ! Douaumont ! Vive Pétain ! Vive Clemenceau ! Sus aux Prussiens !

— Ne le touchez surtout pas, souffla Coussinet à ses subordonnés avant de lancer à voix haute : Bonjour, monsieur Rubiaux ! Vous allez attraper froid, à galoper dans la rosée.

— M’en fous, du froid, proféra avec superbe le gros de l’armée des Gourdiflots, faut les déloger de là, les boches !

— Ils se sont repliés, monsieur Rubiaux. On les a vus qui fuyaient en désordre sur la route de Jaligny.

Décontenancé, le vieillard lâcha son arme :

— Les trouillards ! Z’étaient pourtant supérieurs en nombre, comme d’habitude. Z’ont vraiment pas changé du tout, les bourriques !

Tous les Rubiaux, tous les Van Slembroucke, le Glaude, Cicisse et l’Amélie Poulangeard s’approchaient, cernaient bientôt le valeureux troupier. Jean-Marie ne décolérait pas :

— Je sais pas ce qui me retient de te foutre des calottes, espèce de polichinelle ! Et referme donc ta braguette, on voit ta croix de guerre !

Le Blaise murmura, un peu las :

— Ce n’est rien, Jean-Marie. C’était la moindre des choses. J’ai fait que mon devoir.

On comprit alors qu’il ne comprenait plus très bien ce qu’on pouvait lui raconter. Antoine et Marguerite le prirent chacun par un bras, le ramenèrent avec douceur à la maison tout en lui promettant gentiment un verre de goutte pour prix de ses exploits.

— Messieurs les Allemands, s’écria Coussinet, vous pouvez sortir, il n’y a plus de danger !

Abasourdis, les Schopenhauer se montrèrent, les uns après les autres. Le brigadier leur exposa l’affaire.

— Ach, gloussa l’ingénieur, che fois, che fois ! Nous afons été attaqués par un fieux prafe ! Ricolo ! Très ricolo !

— Votre caravane a subi quelques dégâts. Si vous voulez constater…

— Laichez cha, che fous en brie. La carafane, ch’est rien. Che fais bas me mettre mal afec tes pons foisins bour chi beu.

Jean-Marie respira mieux, promit aux Schopenhauer un poulet qui leur ferait oublier l’étrange bienvenue que leur avait souhaitée son père.

— Che fous tis que c’était très ricolo ! On ch’est pien amusés, bas vrai, les envants ?

Les enfants, un peu pincés, en convinrent, quoique interloqués par la vue de l’Amélie Poulangeard qui exécutait à présent la danse du tapis autour de la caravane.

— Jambagne, Frida ! Bour dout le monte ! A la chanté de monsieur Plaise Rupiaux !

Après avoir bu la coupe qu’on leur offrait, le Glaude et le Bombé abandonnèrent bredine, gendarmes, Belges et Allemands, regagnèrent mélancoliquement leurs pénates.

— Tu vois, le Bombé, dans ces temps-là, on en avait.

— Y en avait même tant qu’on savait plus où les mettre, approuva Cicisse.

— Seulement voilà, on en a tellement mis en terre qu’il en reste plus…

Bonnot, qui s’était blotti au creux d’une haie durant toute la fusillade, sortit de sa cachette et se mit à suivre de loin les deux seuls êtres à peu près inoffensifs du pays. Du moins à sa connaissance. Mais elle était grande en ce domaine.