- Alors, on y va. Toi d'abord, Joanna.

- Merci. ª

Les deux jeunes femmes s'avancèrent jusqu'au bas de l'escalier. La musique, même réduite au volume minimum, ne leur permettait pas de savoir s'il y avait du bruit au-dessus de leur tête. Serrées l'une contre l'autre, elles montèrent les marches et s'arrêtèrent à l'étage. Toutes les portes étaient fermées, sauf l'une d'elles, au fond d'un couloir, qui laissait passer un peu de lumière. Hormis le rock que continuait à

passer la chaîne au rez-de-chaussée, tout était silencieux.

Deborah fit signe à Joanna de la suivre et elles se dirigèrent vers la porte éclairée avec l'impression d'être des cambrio-leuses. Du seuil, elles découvrirent un lit king-size. La lumière provenait de la salle de bains. Spencer Wingate n'était nulle part en vue.

Ó˘ est-il, nom d'un chien ? murmura Deborah d'un ton furieux. A quoi joue-t-il ? ª Un instant, elle pensa à l'éventua-lité qu'avait évoquée Joanna et elle frissonna.

Ón regarde dans les autres chambres ? demanda Joanna.

- Allons d'abord voir dans la salle de bains. ª

Elles n'avaient pas fait trois pas que Joanna enfonçait les doigts dans le bras de son amie. Elle montra du doigt l'autre côté du lit, d'o˘ dépassaient les pieds de Spencer, pris dans son pantalon. Toutes deux s'approchèrent. Le médecin était étendu face contre terre, sa chemise à moitié ôtée et son pantalon autour des chevilles. Il était visiblement plongé dans un sommeil profond et respirait bruyamment.

Íl a d˚ tomber ª, dit Joanna.

Deborah hocha affirmativement la tête. Íl était sans doute tellement pressé de nous rejoindre qu'il s'est pris les pieds dans son pantalon. Et une fois par terre, il a eu son compte.

- Crois-tu qu'il s'est fait mal ?

- Non, il n'a apparemment rien heurté avec sa tête et ce tapis est tellement épais qu'il a bien amorti le choc.

- On essaie ?

- Allons-y. Il ne risque pas de se réveiller. ª Deborah s'accroupit et fouilla dans la poche du pantalon de Spencer, qui ne bougea pas.

Elle se releva, le portefeuille à la main. Il était bien garni et elle eut un peu de mal à trouver la carte magnétique bleue, glissée dans un compartiment derrière les cartes de crédit.

Elle la tendit à Joanna, puis remit le portefeuille dans la poche o˘ elle l'avait trouvé.

Ć'est une bonne chose qu'elle ait été dans ce petit coin de son portefeuille, commenta-t-elle.

- Pourquoi ? demanda Joanna.

- Cela signifie qu'il s'en sert rarement et qu'il ne devrait pas s'apercevoir de sa disparition avant qu'on l'ait utilisée. Il ne nous reste plus qu'à cacher ses clefs de voiture et à filer à

toute allure.

- D'accord pour filer. C'est la meilleure suggestion que tu aies faite depuis ce matin. Mais pourquoi se casser la tête à cacher ses clefs ? Il ne va pas se réveiller avant une bonne douzaine d'heures, et à ce moment-là il ne sera sans doute pas en état de conduire. ª

Kurt Hermann contemplait la photo polaroÔd de la nouvelle employée, Georgina Marks, à la lumière de sa lampe de bureau. Tout en étudiant son visage, il se remémorait son corps aux formes pleines, ses seins près de déborder de son corsage et la minijupe qui lui couvrait tout juste les fesses.

Pour lui, cette fille était une abomination, un affront à sa morale stricte.

Il posa lentement la photo sur son bureau, à côté de celle de l'autre nouvelle recrue, Prudence Heatherly. Une jeune femme d'un tout autre genre, visiblement respectueuse des principes bibliques.

Kurt se trouvait dans son bureau de la loge de garde o˘ il passait la plupart de ses soirées. A côté, il avait installé un coin gymnastique o˘ il pouvait exercer son corps mince et musclé. C'était un solitaire et il fuyait la compagnie des autres, ce qui lui était aisé puisqu'il vivait sur le domaine de la clinique, près d'une petite ville qui n'avait aucune distraction intéressante à lui offrir.

Kurt travaillait pour la Clinique Wingate depuis un peu plus de trois ans. L'emploi lui convenait parfaitement. Il n'était pas débordé par sa t‚che et celle-ci présentait suffisamment d'imprévus pour qu'il ne s'ennuie pas. Sa carrière militaire l'avait parfaitement préparé à prendre en charge la sécurité. Il s'était engagé dans l'armée dès la fin de ses études secondaires et était entré dans les Forces spéciales, o˘ on l'avait entraîné à des opérations secrètes. On lui avait appris à tuer de ses propres mains et avec toutes sortes d'armes, et cela ne lui avait jamais causé d'états d'‚me.

Ses liens avec l'armée étaient antérieurs à son engagement.

Il n'avait jamais connu un autre style de vie. Son père faisait déjà partie des mêmes Forces spéciales. C'était un homme qui croyait dans les vertus d'une discipline stricte et exigeait de sa femme et de son fils obéissance et perfection. Lorsque Kurt n'était encore qu'un jeune adolescent, il y avait eu des moments difficiles, mais il était vite rentré dans le rang. Puis son père avait été tué à la fin de la guerre du Vietnam dans une opération secrète au Cambodge. Il avait alors vu avec horreur sa mère se lancer dans une série d'aventures amou-reuses avant de se remarier avec un courtier en assurances collet monté.

L'armée avait été bonne avec Kurt Hermann, qui était apprécié pour ses capacités et son comportement. Elle avait toujours arrangé les petites infractions à la loi à laquelle son agressivité le conduisait parfois. Kurt avait un certain nombre de bêtes noires, notamment l'homosexualité et la prostitution sous toutes ses formes, et il n'était pas homme à ne pas mettre ses principes en application.

Tout s'était bien passé jusqu'à ce qu'il soit envoyé en poste à Okinawa. Là, sur cette île accidentée, il avait dérapé et il était le premier à l'admettre.

Il se pencha de nouveau pour examiner la photo de Georgina Marks. Il avait rencontré beaucoup de filles comme elle à Okinawa. Elles étaient nombreuses, si nombreuses, en fait, qu'il avait entendu un appel religieux, une voix qui lui disait de réduire leur nombre. C'était comme si Dieu lui avait parlé

directement. Il était facile de se débarrasser de ces créatures.

Il suffisait d'avoir des relations sexuelles avec elles dans un endroit isolé, puis de les tuer lorsqu'elles étaient assez dépra-vées pour demander de l'argent.

Il n'avait jamais été pris ni accusé, mais il y avait eu de fortes présomptions contre lui. L'armée avait résolu le problème en le libérant à l'occasion d'un plan de réduction des effectifs initié par le président Clinton. quelques mois plus tard, il avait répondu à une offre d'emploi de la Clinique Wingate et avait été engagé sur-le-champ.

Kurt entendit la grille qui s'ouvrait, puis une voiture accéléra dans le tunnel. Il se leva, s'approcha de la fenêtre et ouvrit les volets. Les feux arrière d'une vieille Chevrolet disparaissaient dans l'obscurité de l'allée de gravier. Il consulta sa montre.

Après avoir refermé les volets, il retourna à son bureau et regarda de nouveau la photo de la jeune femme, qui lui était maintenant familière. Il avait déjà vu cette voiture. Elle était entrée à la clinique peu de temps après celle de Spencer Wingate et il l'avait suivie jusqu'à la maison du docteur. Pas besoin d'être un intellectuel pour comprendre ce qui se passait derrière les portes closes. Les passages de la Bible appropriés à la situation lui revinrent immédiatement en mémoire.

Il les récita, les poings serrés. La voix de Dieu lui parlait de nouveau.

10 mai 2001

7 h 10

Le lendemain matin, la journée s'annonçait printanière lorsque Deborah et Joanna reprirent la route de la Clinique Wingate, qu'elles avaient quittée à peine neuf heures plus tôt.

Toutes deux étaient épuisées. Contrairement à la veille, elles ne s'étaient pas réveillées spontanément et avaient été arrachées au sommeil par la sonnerie de leurs réveils respectifs.

Elles ne s'étaient pas couchées tout de suite en rentrant de leur soirée mouvementée avec Spencer Wingate, et pourtant elles tombaient de sommeil. Deborah s'était lancée dans le nettoyage de ses chaussures qui avaient été salies dans la cave du médecin, et elle avait aussi préparé sa tenue du lendemain.

Elle s'était aperçue, mais un peu tard, qu'elle devrait porter la même mini-robe, dans la mesure o˘ ses autres vêtements étaient d'un style totalement différent et révéleraient qu'elle n'était pas celle qu'elle prétendait être.

Joanna avait téléphoné à David Washburn pour répéter les gestes à accomplir une fois qu'elle se serait introduite dans la salle du serveur. David avait insisté pour qu'elle aille chez lui prendre le logiciel de son programme de décodage. Il était de plus en plus persuadé qu'il faudrait aussi un mot de passe pour mettre en fonction le clavier de la console de la salle du serveur. Il lui avait montré comment utiliser le logiciel et avait tenu à ce qu'elle s'exerce plusieurs fois, jusqu'à ce qu'elle soit familiarisée avec son fonctionnement. quand elle était rentrée à l'appartement, il était minuit passé et Deborah dormait à poings fermés.

C'était le tour de Deborah de conduire. Toutes deux étaient trop fatiguées pour bavarder pendant la route. Elles se contentèrent d'écouter l'autoradio d'une oreille distraite jusqu'à leur arrivée à la clinique. Deborah utilisa sa carte magnétique qui ouvrit sans difficulté la grille d'entrée. Il y avait de nombreuses places libres sur le parking, car elles étaient parmi les premières employées arrivées. Deborah en choisit une près de l'entrée principale.

´ Tu as peur de tomber sur Spencer Wingate ? demanda Joanna.

- Pas vraiment. Avec la gueule de bois qu'il a sans doute, on ne devrait pas le voir aujourd'hui dans les alentours.

- Tu as raison, sans compter qu'il ne doit garder qu'un vague souvenir de la soirée.

- Eh bien, dit Deborah en ouvrant sa portière, il ne me reste plus qu'à te souhaiter bonne chance, Joanna.

- Bonne chance à toi aussi.

- Tu n'as pas oublié de prendre ton téléphone ?

- Non. Et toi ?

- Moi non plus. J'ai même pensé à recharger la batterie.

Allons-y ! ª

Malgré leur appréhension, elles se dirigèrent d'un pas vif vers le b‚timent. Helen Masterson leur avait indiqué la veille le chemin de son bureau, qu'elles trouvèrent sans encombre.

Là, elles remplirent quelques papiers supplémentaires. Visiblement, depuis la veille, leur faux numéro de Sécurité sociale n'avait soulevé aucun problème.

Soulagées, elles se séparèrent. Joanna gagna le bureau-alvéole de Christine Parham, le troisième après celui de Helen, tandis que Deborah traversait le couloir principal pour se rendre dans celui de Megan Finnigan.

Joanna se demanda comment elle allait attirer l'attention de la chef de bureau qui, assise à sa table, lui tournait le dos.

Comme il n'y avait pas de porte, elle frappa à la cloison, mais celle-ci était fabriquée dans un matériau insonorisant et le bruit produit fut insignifiant. Finalement, Joanna se résigna à se manifester à haute voix.

Christine Parham se souvenait très bien de Joanna, même si elle ne l'avait rencontrée que brièvement la veille dans la salle à manger. Elle avait un exemplaire de son formulaire de candidature sur un coin de son bureau.

Éntrez, Prudence, et asseyez-vous, lança-t-elle en ôtant les dossiers posés sur la chaise qui faisait face à son bureau.

Bienvenue à la Clinique Wingate. ª

Joanna s'exécuta et considéra sa supérieure. Elle était taillée sur le même modèle que Helen Masterson, avec une char-pente solide et des mains larges qui suggéraient une origine paysanne. Dans son visage affable, ses joues naturellement rouges formaient deux taches vives sur ses pommettes bien dessinées.

Christine expliqua clairement à Joanna ce qu'elle attendait d'elle et ce qu'elle aurait à faire pour commencer. Sans surprise, Joanna se vit donc confier la t‚che d'entrer des données nécessaires à l'établissement des factures pour la clinique. Elle pourrait avoir des responsabilités accrues par la suite, si elle donnait satisfaction et si son travail lui plaisait.

Ávez-vous des questions ? demanda Christine.

- De combien de temps disposerai-je pour la coupure déjeuner ?

- Environ une demi-heure, mais nous ne sommes pas à cheval sur le règlement. C'est pareil pour les pauses-café.

Généralement, les employés prennent une demi-heure le matin et une autre l'après-midi, soit à la suite, soit fraction-née. Ce qui compte avant tout, c'est que le travail soit fait. ª

Joanna approuva de la tête. L'idée de pouvoir prendre une demi-heure à chaque fois lui plaisait, surtout si elle arrivait à

la faire coÔncider avec la pause de Deborah. Elle en profiterait pour essayer de s'introduire dans la salle du serveur. Si elle échouait, elle essaierait pendant sa coupure-déjeuner.

´ Bien entendu, tout le site est zone non-fumeurs, poursuivit Christine.

- Je ne fume pas.

- Bien. Votre dossier de candidature mentionne que vous connaissez l'informatique. Notre système est relativement simple. Il me semble donc inutile de vous mettre au courant, d'autant plus que vous avez déjà vu Randy Porter, je crois.

- Effectivement, dit Joanna. Je me débrouillerai.

- Vous allez donc pouvoir commencer. Ce n'est pas le travail qui manque. ª

Christine conduisit Joanna vers son espace de travail, un compartiment cloisonné situé contre le mur mitoyen avec le couloir principal, du côté opposé aux fenêtres. Il était meublé

d'un bureau métallique standard, d'un classeur, de deux chaises et d'une corbeille à papier. Sur le bureau, il y avait un classeur débordant de travail à expédier et un autre vide, un clavier, un écran, une souris et un téléphone. Les cloisons étaient nues.

Ć'est un peu rudimentaire, Prudence, je le reconnais, dit Christine, mais vous pouvez apporter des objets personnels pour la décoration.

- Cela me convient parfaitement ª, répondit Joanna avec un grand sourire en posant son sac sur le bureau.

Christine présenta ensuite Joanna aux employées qui travaillaient dans les bureaux voisins, séparés du sien par des demi-cloisons.

´ Voilà, dit-elle. Je crois qu'on a vu l'essentiel. Et n'oubliez pas, je suis là pour vous aider. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-moi. ª

Une fois seule, Joanna sortit son téléphone portable et composa le numéro de Deborah. Elle tomba sur le répondeur. Deborah était sans doute encore avec sa chef de service.

Joanna laissa un message lui demandant de la rappeler quand elle aurait un moment.

Elle s'assit ensuite devant le clavier et glissa sa carte magnétique dans la fente. Une fenêtre s'ouvrit sur l'écran, lui demandant d'introduire un nouveau mot de passe. Elle choisit le terme Anago. C'était son restaurant préféré à Boston.

Une fois sur le réseau, elle passa un quart d'heure à vérifier le type d'accès dont elle disposait. Comme prévu, il était très restreint et le fichier des donneuses qui l'intéressait était inaccessible.

Elle se tourna alors vers le travail qui l'attendait, avec l'intention bien arrêtée d'en expédier le maximum pour limiter toute intervention de ses collègues lorsqu'elle s'absenterait pour pénétrer dans la salle du serveur.

Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir l'importance des sommes d'argent qu'encaissait la clinique, et encore n'avait-elle sous les yeux qu'une petite partie des recettes d'une seule matinée. Même sans être au courant des frais de fonctionnement, elle se rendait compte que le traitement de la stérilité était une activité extrêmement rentable.

Deborah hochait la tête de temps à autre, histoire de faire semblant d'écouter. Elle était assise dans le bureau de Megan Finnigan, qui faisait suite au laboratoire principal. Les murs de la pièce, grande comme un mouchoir de poche, portaient des étagères bourrées de manuels, d'ouvrages sur la recherche et de ramettes de papier. La directrice du laboratoire était une femme sèche avec des cheveux ch‚tains striés de gris qui lui tombaient sans cesse sur les yeux. Toutes les quatre-vingt-dix secondes, avec une régularité de métronome, elle rejetait la tête en arrière pour repousser la mèche rebelle. Ce tic donnait à Deborah l'irrésistible envie de la prendre par les épaules et de lui dire d'arrêter.

Tandis que son interlocutrice débitait un discours stéréotypé sur les techniques de laboratoire, Deborah, incapable de fixer son attention, pensa à Joanna. Avec un peu de chance, l'entretien de son amie avec sa chef de service se déroulait de manière moins sinistre.

´ Y a-t-il quelque chose d'autre que vous voudriez savoir ? ª interrogea soudain Megan Finnigan.

Deborah sursauta, comme si elle avait été surprise en train de piquer du nez. Ńon, tout est clair, dit-elle.

- Parfait. Sinon, n'hésitez pas à me solliciter. Je vais vous confier à l'une de nos techniciennes les plus expérimentées, Maureen Jefferson. Elle va vous former au transfert de noyau.

- Très bien.

- Une remarque pour finir, dit Megan. Je vous suggère de porter un autre genre de chaussures. ª

Deborah prit un air innocent et baissa les yeux vers ses souliers à talons hauts, qui ne gardaient plus aucune trace des dommages subis la veille. Ćelles-ci ne vous conviennent pas ? demanda-t-elle.

- Disons qu'elles ne conviennent pas aux locaux. Je ne voudrais pas que vous glissiez sur le carrelage et que vous vous cassiez une jambe.

- Ce serait évidemment navrant.

- Je vois que nous nous comprenons. ª Megan jeta un bref coup d'úil à la jupe de Deborah, qui ne cachait rien de ses jambes, mais elle ne fit aucune remarque à ce sujet. Elle se leva, imitée par Deborah.

Maureen Jefferson était une Afro-Américaine à la peau d'un brun très clair. Elle avait le nez criblé de taches de rous-seur. Sa coupe de cheveux très courte mettait en valeur les nombreuses boucles d'oreilles qui ornaient ses lobes percés en plusieurs endroits. Ses sourcils arqués lui donnaient un air perpétuellement étonné.

Une fois les présentations faites, Megan les laissa ensemble et regagna son bureau. Après son départ, Maureen se tourna vers Deborah : ´ Drôle de bonne femme, hein ? dit-elle. Je parie qu'elle vous a infligé son discours tout fait sur la pro-preté rigoureuse qui doit régner au labo.

- Oui, mais à vrai dire, j'ai un peu décollé à certains moments. ª

Maureen eut un petit rire. ´Je crois qu'on va bien s'en-tendre, toutes les deux. C'est quoi, déjà, votre prénom ?

Georgina ?

- Georgina ª, répondit Deborah. Chaque fois qu'elle utilisait son prénom d'emprunt, son cúur battait plus vite.

´ Mes amis m'appellent Mare, reprit Maureen.

- Entendu, Mare.

- Bon. Parlons boulot. J'ai un microscope de dissection double, sur lequel on pourra travailler à deux. Je vais aller chercher quelques ovocytes dans l'incubateur. ª

Tandis que Mare s'éloignait, Deborah sortit son téléphone de son sac et l'alluma. Elle vit qu'elle avait un message, mais plutôt que de l'écouter, elle préféra composer le numéro de Joanna, qui décrocha tout de suite.

´ Tu m'as appelée ? demanda Deborah.

- Oui. Juste pour te demander de me rappeler.

- Comment ça se passe pour toi ?

- C'est mortellement ennuyeux, mais supportable, répondit Joanna. J'ai tout de suite essayé d'accéder aux dossiers des donneuses, mais c'est impossible.

- Normal.

- Je fais une pause-café à onze heures. Peux-tu me retrouver à la fontaine à eau ? C'est dans le couloir, près de la porte du serveur.

- J'y serai. ª Deborah coupa la communication et replaça le téléphone dans son sac à bandoulière. Tout en parlant, elle avait observé le laboratoire. Cinq personnes seulement travaillaient dans cet espace qui aurait pu en contenir cinquante. Visiblement, la Clinique Wingate prévoyait une croissance exponentielle.

Mare revint, portant une boîte de Pétri. A l'intérieur, il y avait un peu de liquide. A l'úil nu, ce liquide semblait clair et uniforme, mais il comportait en fait deux couches, un film d'huile minérale avec, en dessous, une aliquote de milieu de culture contenant une soixantaine d'ovules.

Tout en s'installant sur un tabouret d'un côté du microscope, Mare fît signe à Deborah de s'asseoir de l'autre côté.

Elle alluma la source lumineuse et la lumière ultraviolette, puis toutes deux se penchèrent sur les oculaires.

Au cours de l'heure qui suivit, Deborah eut droit à une démonstration de première main de transfert de noyau au moyen de micropipettes. Pour commencer, il fallait ôter le noyau des ovules. Ensuite, on introduisait des cellules adultes de taille inférieure sous leur enveloppe extérieure. Le processus nécessitait une certaine dextérité, mais Deborah apprit très vite la technique et au bout d'une heure elle s'y prenait presque aussi bien que Mare.

´ Voilà. On en a terminé avec ce lot ª, dit enfin Mare. Elle releva la tête et étira les muscles de ses épaules. ´ Je dois dire que vous vous êtes très bien débrouillée.

- Gr‚ce à mon excellent professeur. ª Deborah détendit elle aussi son dos. Le maniement délicat des micropipettes demandait une telle attention que tout le corps était contracté.

´ quand j'irai porter ce groupe d'ovocytes aux gens de la fusion, je vous prendrai une autre boîte de Pétri préparée.

Vous pouvez parfaitement effectuer le transfert seule. D'habitude, il faut un jour ou deux avant d'en être capable, mais vous faites déjà ça comme une pro.

- Merci. Une question : sur quelle sorte d'ovules avons-nous travaillé ? Des ovules bovins ou porcins ? ª Deborah avait déjà eu l'occasion de voir quelques gamètes femelles de différentes espèces, soit sur des microphotographies, soit en vrai au laboratoire de Harvard. Mis à part la taille, qui pouvait varier considérablement, ils se ressemblaient beaucoup.

D'après la taille de ceux sur lesquels elle venait de travailler, il lui semblait que c'étaient des ovules de truie, car les ovules de vache étaient plus gros, mais elle ne l'aurait pas juré.

Ńi l'un ni l'autre, dit Mare. Ce sont des ovocytes humains. ª

Mare avait répondu d'un ton naturel, mais Deborah reçut l'information comme un coup sur la tête. Jamais, au cours de l'heure écoulée, elle ne s'était doutée un seul instant qu'elle manipulait des ovules humains. Rétrospectivement, elle en tremblait. Après tout, ne lui avait-on pas payé quarante-cinq mille dollars un seul des siens ?

´ Vous en êtes s˚re ? interrogea-t-elle.

- Pratiquement certaine. Du moins, c'est ce que j'ai cru comprendre.

- Mais alors, que sommes-nous en train de faire ? balbutia Deborah. A qui appartiennent-ils ?

- Cela ne nous regarde pas, dit Mare. Nous sommes dans une clinique de la stérilité et notre rôle est d'aider les clientes à tomber enceintes. ª Elle haussa les épaules. Ćes ovules et ces cellules appartiennent aux clientes.

- Mais si l'on transfère des noyaux, c'est du clonage.

Et s'il s'agit de cellules humaines, nous clonons des êtres humains !

- Techniquement, peut-être, mais cela fait partie du protocole des cellules-souches embryonnaires. Les cliniques privées comme celle-ci ont le droit de faire de la recherche en cellules-souches sur du matériel surnuméraire, qui serait détruit autrement. Nous ne bénéficions d'aucune aide de la part de l'Etat. Donc les opposants à ce type de recherche ne peuvent se plaindre de nous financer par le biais des impôts.

Par ailleurs, les clientes qui ont produit ces gamètes surnuméraires sont d'accord pour que nous les utilisions. Et puis surtout, les cellules fusionnées ne vont pas jusqu'au stade de l'embryon. Nous recueillons les cellules-souches au stade du blastocyte, avant toute différenciation cellulaire.

- Je vois ª, dit Deborah. En réalité, elle ne s'était pas préparée à ce genre de situation et elle était profondément troublée.

Íl n'y a pas de quoi s'affoler, Georgina, dit Mare. Nous pratiquons ce genre de manipulations depuis des années.

Tout cela est parfaitement normal. ª

Deborah hocha la tête sans conviction.

Ńe me dites pas que vous faites partie de ces cinglés qui, au nom de la religion...

- Absolument pas.

- Dieu merci ! s'exclama Mare. Ce genre de recherche sur les cellules-souches est l'avenir de la médecine. Mais je n'ai pas besoin d'insister là-dessus, n'est-ce pas ? ª Elle descendit de son tabouret. ´ Maintenant, je vais chercher d'autres ovules. Nous pourrons reprendre cette conversation à mon retour.

- Entendu. ª

Deborah fut heureuse de se retrouver seule pour pouvoir réfléchir tranquillement pendant quelques minutes. Elle prit sa tête dans ses mains et, les yeux clos, tenta de comprendre par quel mystère la Clinique Wingate pouvait se retrouver avec autant d'ovocytes surnuméraires. Selon son estimation, Mare et elle en avaient traité à peu près une cinquantaine et la matinée n'était pas finie. Sachant ce qu'elle savait sur l'hyperstimulation ovarienne, il était extraordinaire qu'un aussi grand nombre d'ovules soit disponible pour la recherche. Généralement, un cycle de stimulation aboutissait à une dizaine d'ovules, pas plus, et la plupart étaient utilisés pour la fécondation in vitro.

Áh, mademoiselle Marks ! ª dit une voix, tandis que quelqu'un lui tapait sur l'épaule. Deborah releva la tête. Elle avait beau être assise, elle se retrouva les yeux dans les yeux avec le Dr. Saunders. ´ Ravi de vous revoir, poursuivit-il.

Vous êtes encore plus jolie qu'hier. ª

Deborah se força à sourire.

Ćomment trouvez-vous le travail au labo ? demanda le médecin.

- Intéressant.

- Si j'ai bien compris, c'est Mlle Jefferson qui vous a montré les ficelles. C'est une excellente technicienne. Avec elle, vous êtes pratiquement en d'aussi bonnes mains que si j'avais pu venir plus tôt ce matin, comme j'en avais l'intention. ª

Deborah hocha affirmativement la tête. La suffisance de Paul Saunders lui faisait penser à Spencer Wingate. Etait-ce un trait de caractère commun aux spécialistes de la stérilité ?

´ Je n'ai pas besoin de vous expliquer combien ce travail est important pour nos clientes et pour l'avenir de la médecine en général, poursuivit Paul.

- Mlle Jefferson m'a dit que les ovules sur lesquels nous effectuions le transfert de noyau étaient des ovocytes humains. Or ils sont tellement rares d'habitude que je n'en ai pas cru mes oreilles.

- L'a-t-elle affirmé formellement ? ª Le visage de Paul Saunders s'était assombri.

´ Pas exactement. Elle m'a simplement dit en être pratiquement certaine.

- Voyons, ce sont des ovules de truie ! ª Paul passa sa main dans ses cheveux d'un air absent. Ćes temps-ci, nous travaillons beaucoup sur les porcs. Savez-vous sur quoi porte surtout notre effort de recherche actuellement ?

- Mlle Jefferson m'a parlé de cellules-souches.

- C'est effectivement une partie importante de nos recherches, mais pour le moment je m'intéresse surtout à la reprogrammation par le cytoplasme de l'ovocyte du noyau de la cellule adulte. C'est la base des techniques de clonage animal. La brebis Dolly a été clonée de cette manière.

- Je suis bien entendu au courant du clonage de Dolly ª, dit Deborah.

En parlant, Paul s'était échauffé et ses joues auparavant p‚les avaient pris des couleurs. Au fur et à mesure qu'il parlait, il se penchait vers Deborah, qui sentait son souffle sur son visage. Elle se recula légèrement.

Ńous avons atteint une étape passionnante de la biologie ª, poursuivit Paul, en baissant la voix comme s'il était en train de lui confier un secret de fabrication. Vous avez de la chance, mademoiselle Marks. Vous nous rejoignez à une période extraordinairement excitante. Révolutionnaire. Nous sommes à la veille de découvertes fondamentales. Dites-moi, Helen Masterson vous a-t-elle parlé de notre plan de stock-options pour les employés ?

- Je ne crois pas ª, dit Deborah. Elle recula encore tout en s'efforçant de ne pas risquer de tomber de son tabouret.

Á la direction, nous tenons à ce que tout le monde ait sa part de la mine d'or que va devenir ce domaine de la recherche, dit Paul. C'est pourquoi nous proposons des stock-options à nos meilleurs employés et notamment ceux qui travaillent au labo. Sitôt la première découverte majeure faite, nous annoncerons notre entrée en Bourse, sans doute dans le magazine Nature. A ce moment-là, la Clinique Wingate cessera d'être une entreprise privée avec un nombre d'ac-tionnaires réduit, pour devenir une firme cotée sur le marché.

Je n'ai pas besoin de vous expliquer l'influence d'un tel changement sur la valeur de vos stock-options.

- Je suppose qu'elle montera. ª Paul était si près de Deborah qu'elle plongeait directement dans ses yeux. Elle comprenait maintenant pourquoi son regard avait quelque chose d'étrange. La couleur de chaque iris était légèrement différente.

Élle crèvera le plafond, vous voulez dire ! lança Paul en détachant les mots. En clair, tous les gens qui seront porteurs de nos stock-options seront milliardaires. Donc, il faut que tout cela reste secret. ª Il posa son index sur ses lèvres.

Ćhut ! La discrétion est essentielle, dans ce genre d'affaire.

C'est pourquoi nous encourageons notre personnel, particulièrement celui du labo, à vivre sur place et à éviter de bavarder avec des gens de l'extérieur. Un peu comme le projet Manhattan. Vous savez, ces savants qui travaillaient en secret à la mise au point de la bombe atomique ? ª

Deborah hocha affirmativement la tête. Paul la tenait toujours sous son regard fixe et perçant, mais il avait un peu reculé. Elle en profita pour se redresser sur son tabouret.

´Je compte sur vous pour ne parler à personne de nos travaux, continua le médecin. Dans votre propre intérêt. ª Il marqua une pause.

´ Vous pouvez avoir confiance en moi, dit Deborah, voyant qu'il semblait attendre sa réponse.

- Nous n'aimerions pas que d'autres nous coiffent sur le poteau, avec tout le mal que nous nous donnons. Or il y a dans la région pas mal d'institutions qui travaillent sur les mêmes questions. ª

Deborah était bien placée pour savoir qu'effectivement de nombreuses firmes de biotechnologie étaient implantées dans le secteur de Boston. Elle-même avait un entretien programmé avec Genzyme.

´ Puis-je vous poser une question ? demanda-t-elle.

- Je vous en prie. ª Il posa ses mains sur ses hanches et fit porter le poids de son corps sur ses talons. Dans cette pose et avec sa mèche de cheveux sombres, il justifiait incontestablement le surnom de Napoléon que lui avait donné Helen Masterson.

´ Je m'interroge au sujet des Nicaraguayennes, poursuivit Deborah. Comment se fait-il qu'elles soient toutes au même stade de la grossesse ?

- Disons qu'elles nous aident. Il n'y a rien d'extraordi-naire à cela, mais si vous permettez, je vous l'expliquerai en détail plus tard. ª

Le médecin promena son regard autour du laboratoire.

Voyant que personne ne se préoccupait d'eux, il se tourna de nouveau vers elle. Cette fois, il détailla ses longues jambes et son décolleté plongeant avant de planter de nouveau ses yeux dans les siens. Cela n'échappa pas à Deborah.

Éh bien, mademoiselle Marks, dit-il en baissant la voix, je suis ravi d'avoir cette conversation avec vous. J'aime discuter avec une personne dont l'intelligence répond à la mienne et avec qui j'ai des intérêts communs. ª

Deborah réprima un sourire sardonique en entendant Paul Saunders utiliser la même formule que Spencer Wingate.

Des intérêts communs, tiens donc ! Elle était s˚re que la suite serait également similaire. Effectivement, Paul poursuivit :

´ J'aimerais avoir l'occasion de vous détailler en privé toutes les recherches que nous effectuons ici, y compris celles qui impliquent ces femmes du Nicaragua. que diriez-vous de dîner avec moi ce soir ? Il y a dans les environs un restaurant très sympa o˘ je serais ravi de vous inviter.

- Vous voulez peut-être parler de The Barn ? ª demanda Deborah avec un sourire forcé.

Si Paul Saunders fut surpris de découvrir que Deborah connaissait le nom du restaurant, il n'en laissa rien paraître.

Il se lança dans une description des charmes de l'endroit et de sa cuisine délicieuse qu'il aimerait lui faire découvrir. Ensuite, expliqua-t-il, ils pourraient aller chez lui o˘ il lui montrerait les protocoles de certaines expériences de pointe qu'il était en train d'effectuer à la Clinique Wingate.

Deborah s'efforça de réprimer son hilarité en entendant cette variation du bon vieux : ´ Viens chez moi, je vais te montrer mes estampes japonaises. ª Même si elle était très curieuse d'en savoir plus sur les recherches de la clinique, elle n'avait aucune envie de sortir avec ce médecin. Elle déclina l'invitation en prétextant, comme la veille, qu'elle devait rentrer avec Joanna. A sa grande surprise, Paul réagit comme Spencer Wingate. Il proposa que Joanna sorte de son côté

pendant que tous deux dîneraient ensemble. La mégalomanie était-elle aussi l'un des traits marquants des spécialistes de la stérilité ? Elle refusa de nouveau avec force.

´ Dans ce cas, dînons ensemble un peu plus tard dans la semaine, proposa le médecin. Ou même ce week-end. Je peux venir à Boston. ª

Le retour de Mare tira Deborah d'affaire. Elle portait une boîte de Pétri qu'elle installa sous le microscope avant de saluer révérencieusement le Dr. Saunders.

Álors, comment se débrouille notre nouvelle recrue ?

enchaîna le Dr. Saunders, reprenant son ton condescendant avec une étonnante agilité.

Á merveille, dit Mare. Pour moi, elle est déjà

opérationnelle.

- Excellente nouvelle ª, répondit Paul. Il demanda ensuite à Mare s'il pouvait lui dire un mot en particulier et tous deux se retirèrent un peu à l'écart.

Deborah fit semblant de s'intéresser au contenu de la boîte de Pétri tout en les observant du coin de l'úil. Elle remarqua que Paul était le seul à parler. Il était visiblement agité, comme le prouvaient ses gesticulations.

Le monologue ne dura pas plus d'une minute, puis tous deux rejoignirent Deborah.

Ńous reprendrons cette conversation plus tard, mademoiselle Marks, dit Paul Saunders. En attendant, bon travail ! ª

quand il se fut éloigné, Mare s'installa sur le tabouret face à Deborah.

´ Vous allez commencer avec ce nouveau groupe d'ovocytes ª, dit-elle.

Deborah approcha ses yeux du microscope et pendant quelques minutes elle prépara avec la technicienne les ovules dont elle allait extraire l'ADN. Elles utilisèrent la même méthode que pour le groupe précédent, en mettant tous les ovules sur un même côté, car Mare avait expliqué que c'était la meilleure façon de n'en oublier aucun. quand elles eurent terminé, Mare releva la tête.

Á vous de jouer, maintenant ª, dit-elle. C'étaient ses premiers mots depuis le départ de Paul. Śi vous avez des questions, appelez-moi. Je serai à côté, en train de travailler sur un autre groupe. ª

Deborah ne put s'empêcher de remarquer que Mare la traitait maintenant avec froideur. Au moment o˘ la technicienne de laboratoire se levait, elle se racla la gorge et déclara :

´ Mare, je ne sais comment vous dire ça, mais...

- Peut-être vaut-il mieux ne pas le dire, dans ce cas, coupa Mare. Il faut que j'aille travailler. ª Elle se dirigea vers le plan de travail voisin.

Áurais-je dit ou fait quelque chose qui vous a mise en porte-à-faux ? lança Deborah. Si c'est le cas, excusez-moi. Je ne l'ai pas fait exprès. ª

Mare se retourna vers elle. Son expression s'était adoucie.

Će n'est pas de votre faute, c'est moi qui me suis trompée.

- A quel propos ?

- Ces ovules. Ce sont des ovocytes porcins.

- Je sais, dit Deborah, le Dr. Saunders me l'a dit.

- Bon, maintenant, il faut que j'y aille. ª Avec un petit sourire, Mare pointa l'index vers l'autre microscope qu'elle avait préparé un peu plus tôt.

Deborah la suivit des yeux, puis se pencha sur son propre microscope. Elle observa l'amas de minuscules cercles granu-leux situé sur le côté gauche du champ avec, au centre de chacun, l'ADN fluorescent. Malgré les allégations de Paul et de Mare, elle était certaine d'avoir sous les yeux une masse d'ovocytes humains.

Une demi-heure plus tard, elle avait ôté le noyau d'une bonne moitié des ovules placés sous l'objectif. C'était un travail minutieux et elle éprouva le besoin de se détendre. Elle se redressa et se frotta les yeux. quand elle les ouvrit de nouveau, elle sursauta en découvrant Spencer Wingate debout devant elle. Absorbée par sa t‚che, elle ne l'avait pas entendu s'approcher. Du coin de l'úil, elle vit que Mare avait elle aussi levé les yeux de son microscope et manifestait une égale surprise.

´ Bonjour, mademoiselle Marks ª, dit Spencer d'une voix légèrement rauque. Il portait la longue blouse blanche des médecins sur une chemise blanche et une cravate en soie impeccables. Seuls ses yeux rougis rappelaient les excès de la veille. ´ Pourrais-je vous dire quelques mots ?

- Bien s˚r ª, dit Deborah, assez mal à l'aise. L'espace d'un instant, elle avait craint qu'il ne vienne lui réclamer sa carte d'accès, mais c'était peu probable. Elle descendit de son tabouret, pensant que le directeur de la clinique souhaitait lui parler ailleurs que dans le laboratoire. Un bref regard en direction de Mare suffît à lui montrer que la technicienne les observait avec beaucoup d'attention.

Spencer fit signe à Deborah de se rapprocher d'une fenêtre.

´Je voudrais m'excuser pour hier soir, dit-il lorsqu'ils furent hors de portée des oreilles indiscrètes. J'espère que vous ne m'avez pas trouvé trop sinistre. A vrai dire, je ne sais plus très bien ce qui s'est passé après que nous sommes arrivés chez moi.

- Trop sinistre ? Vous étiez plutôt marrant ! déclara Deborah en s'efforçant de prendre un ton léger.

- Je ne sais si je dois le prendre comme un compliment.

Mais le pire, pour moi, c'est que j'ai g‚ché une belle occasion.

- Je ne vous suis pas très bien.

- Mais si, voyons ! ª Spencer baissa encore la voix.

Ávec vous et votre copine, Pénélope.

- Oh ! ª s'exclama Deborah. Elle se rendait compte qu'il parlait de son ridicule fantasme d'une partie à trois. Brusquement, il la dégo˚tait, comme le Dr. Saunders, mais elle préféra n'en rien montrer : Élle s'appelle Prudence, corrigea-t-elle.

- Prudence, bien s˚r ! ª Paul se frappa le front du plat de la main. ´ Je me demande pourquoi je n'arrive pas à retenir son prénom.

- Moi aussi. Maintenant, si vous le permettez, il faut que je retourne au travail. Je vous remercie d'être venu vous excuser pour hier, quoique ce n'ait pas été nécessaire. ª Elle fit mine de regagner sa place, mais Spencer Wingate lui barra la route.

Áttendez ! Nous pourrions remettre ça ce soir. Je promets de boire avec modération. qu'en dites-vous ? ª

Deborah leva les yeux vers le regard bleu de Spencer Wingate, cherchant la réponse appropriée. Elle n'éprouvait pas le moindre respect envers cet homme. Elle avait même envie de se servir de la proposition de Paul Saunders pour refuser. Si elle disait à Spencer qu'elle avait accepté de sortir ce soir avec Paul, elle lui ferait un tel affront qu'elle serait définitivement débarrassée de lui. Mais compte tenu de ce qu'elle était venue faire à la clinique avec Joanna, il ne serait pas prudent de se faire un ennemi du patron.

´ Vous n'auriez pas besoin de prendre votre voiture, poursuivait Spencer, voyant l'hésitation de Deborah. Nous pourrions nous retrouver tous les trois sur le parking vers dix-sept heures trente et je vous emmènerais.

- Pas ce soir, répondit-elle en s'efforçant de prendre une voix douce.

- Alors, demain ?

- Si vous voulez bien, nous en reparlerons plus tard.

Joanna... je veux dire Prudence et moi avons besoin de dormir un peu pour récupérer. ª Deborah sentit le rouge lui monter aux joues. C'était la première fois que le vrai prénom de son amie lui échappait, mais c'était une gaffe majeure face au fondateur de la clinique.

´ Pourquoi pas ce week-end ? suggéra Spencer, qui n'avait apparemment rien remarqué.

- Effectivement, ce serait une possibilité, dit Deborah d'un ton qui se voulait encourageant. C'est mieux de sortir le soir quand on n'a pas à se lever tôt le lendemain.

- Tout à fait d'accord, approuva Spencer. On pourra tous faire la grasse matinée.

- Génial !

- Mon poste est le 888. J'attends votre appel. ª

Deborah sourit d'un air entendu, mais elle n'avait pas du tout l'intention de décrocher son téléphone pour appeler Spencer Wingate.

Après son départ, Deborah reporta son attention vers Mare, qui avait toujours les yeux fixés sur elle. Elle haussa ostensiblement les épaules, comme pour montrer qu'elle n'était pas responsable de l'attitude de la direction de la clinique, puis regagna son tabouret. Discrètement, elle consulta sa montre. Par chance, elle n'avait pas longtemps à attendre avant de retrouver Joanna. Elles allaient enfin pouvoir faire ce qui avait motivé leur venue.

10 mai 2001

10 h 55

Au fur et à mesure qu'on approchait de onze heures, Joanna éprouvait de plus en plus de considération pour les employés de bureau. Bien s˚r, elle avait mis les bouchées doubles depuis son arrivée, mais il n'en restait pas moins qu'entrer des données dans l'ordinateur était beaucoup plus fatigant qu'elle ne l'aurait pensé. Il fallait se concentrer intensément pour éviter toute erreur et elle avait du mal à s'imaginer faire ça toute l'année.

A onze heures moins cinq, elle se leva et s'étira. L'employée qui occupait le bureau-alvéole derrière le sien s'était levée en l'entendant repousser sa chaise et passait le nez au-dessus de la demi-cloison. Cette femme, Gale Overlook, était visiblement une fouineuse. Elle n'avait pas arrêté de venir voir ce que faisait Joanna.

Joanna lui adressa un sourire. Elle avait beaucoup réfléchi à son plan et savait ce qu'elle allait faire en premier. Elle prit son sac, dans lequel elle avait placé le logiciel de décodage des mots de passe, son téléphone mobile et la carte d'accès de Spencer Wingate, et se dirigea vers l'espace de travail de l'administrateur du réseau.

Un peu plus tôt, elle avait eu un moment de panique à

l'idée d'être surprise dans la salle du serveur et elle s'était dit que la seule personne susceptible de s'y trouver était Randy Porter. S'il était dans son petit bureau, elle n'avait rien à

craindre.

Il y était, en train de taper sur son clavier. Soulagée, elle tourna à gauche et se dirigea vers le couloir principal. Deborah était au rendez-vous, à l'endroit prévu, à moins d'un mètre de la porte marquée : ENTR…E INTERDITE, ouvrant sur le couloir qui conduisait à la salle du serveur.

´J'espère que ta matinée a été aussi passionnante que la mienne, déclara Deborah lorsque Joanna la rejoignit.

- Le calme plat ª, répondit Joanna en remplissant un gobelet à la fontaine à eau. Elle regarda autour d'elle pour vérifier que personne ne les observait. Íl ne s'est rien passé, mais c'est ce que je voulais, en fait.

- Nous avons reçu deux autres invitations à dîner au même restaurant, annonça fièrement Deborah.

- qui t'a invitée, cette fois ?

- Spencer Wingate, en premier lieu. Et il nous a invitées toutes les deux, pas seulement moi.

- Tu l'as vu en chair et en os ? demanda Joanna.

- Absolument. Il est venu au labo pour s'excuser d'être tombé ivre mort hier soir et pour demander une seconde chance. Je lui ai dit que j'étais prise, mais que tu étais libre.

- Très drôle ! quelle tête avait-il ?

- Franchement pas trop abîmée, répondit Deborah. A vrai dire, je n'ai pas l'impression qu'il se souvienne de grand-chose.

- C'est compréhensible. Je suppose que la carte d'accès n'est pas venue sur le tapis.

- Pas un mot là-dessus.

- qui d'autre a des vues sur toi ? demanda Joanna.

- La seconde invitation venait de Paul Saunders, figure-toi ! Tu me vois sortir avec lui ?

- Non, sauf si tu es maso ! Mais je suis s˚re que je n'étais pas incluse dans l'invitation, compte tenu de la façon dont il te reluquait hier dans son bureau. ª

Deborah ne le nia pas. ´ Passons aux choses sérieuses, dit-elle en baissant la voix. As-tu un plan pour pénétrer dans la salle du serveur ?

- Oui. ª Chuchotant elle aussi, Joanna fit part à Deborah de ses réflexions au sujet de Randy Porter.

´ Bonne idée, approuva Deborah. Pour être franche, je me demandais que faire si quelqu'un s'approchait pendant que je montais la garde. J'aurai beau te prévenir, il n'empêche que tu n'auras pas d'autre issue que cette porte.

- Exactement. Maintenant, il suffit que tu me dises si Randy Porter quitte son poste de travail. Pour cela, affiche mon numéro sur ton portable et dès que tu vois bouger l'informaticien, tu m'appelles. Si mon téléphone sonne, je sors tout de suite de la salle du serveur.

- Très bien. On y va ?

- Oui, dit Joanna. Si cela ne marche pas pour une raison ou une autre, on essaiera de nouveau à l'heure du déjeuner, et si nécessaire, on recommencera cet après-midi ou demain.

- Essayons de partir gagnantes. ª Deborah afficha le numéro de Joanna sur l'écran de son mobile. ´ Je n'ai pas l'intention de porter cette robe un jour de plus !

- Avant de venir, j'ai vérifié que Randy Porter était bien à sa station de travail. Apparemment, il était sur le Net, et il devrait donc être occupé pendant un bon bout de temps.

- Tu as tout ce qu'il te faut ? ª

Joanna tapota son sac d'un air entendu. ´ J'ai le logiciel, les instructions de David et la carte de Spencer Wingate.

Espérons que la carte va marcher, sinon, retour à la case départ.

- Pourquoi ne marcherait-elle pas ? dit Deborah. Ne bouge pas d'ici pendant que je file vers le service administratif et que je repère Randy Porter. S'il est à son poste de travail, je t'appelle et je laisse sonner deux fois. Ce sera le feu vert pour toi. ª

Les deux jeunes femmes s'encouragèrent mutuellement par un sourire, puis Deborah s'éloigna d'un pas vif. Arrivée devant l'entrée du service administratif de la clinique, elle se retourna. Joanna était toujours près de la fontaine à eau, adossée contre le mur. Elle adressa un petit signe de la main à Deborah, qui répondit de la même manière.

Deborah ne se souvenait plus très bien de l'endroit o˘ se trouvait le bureau de Randy Porter dans le labyrinthe de compartiments cloisonnés qu'était l'ancienne salle commune de l'hôpital. Elle erra quelque temps avant de le trouver.

Enfin, elle l'aperçut. Randy était toujours devant son écran.

En passant, elle lui jeta un coup d'úil oblique. Elle n'en aurait pas mis sa main à couper, mais il lui sembla qu'il y avait un jeu vidéo sur l'ordinateur de l'administrateur du réseau.

Deborah prit son téléphone dans son sac. Le numéro de Joanna était programmé et elle n'eut plus qu'à appuyer sur le bouton Áppel ª. Elle le laissa sonner deux fois avant de couper la communication, puis elle remit l'appareil dans son sac.

Sans perdre de vue le bureau cloisonné de Randy Porter, elle regagna le couloir principal. C'était un excellent poste d'observation, mais elle s'aperçut qu'elle ne pouvait rester immobile sans se faire remarquer. Elle devrait donc bouger.

Joanna mit son téléphone portable sur le vibreur dès qu'elle eut le signal de Deborah. Même si elle s'attendait à

la sonnerie, celle-ci l'avait fait sursauter. A l'évidence, elle avait les nerfs à vif.

Après un dernier coup d'úil furtif au couloir pour vérifier que personne ne l'observait, elle franchit la porte marquée ENTR…E INTERDITE. Lorsque celle-ci se referma derrière elle et qu'elle se retrouva dans le petit couloir, elle s'aperçut qu'elle avait le souffle court. Son pouls était rapide et la tête lui tournait un peu. Soudain, elle prit conscience qu'elle était une intruse et cette pensée la paralysa. Elle se rendait compte qu'elle n'était pas faite pour des t‚ches comme celle-ci. Le passage à l'acte était beaucoup plus difficile que le temps de préparation.

Appuyée contre la porte du couloir, elle prit plusieurs inspirations profondes, tout en essayant de se raisonner. Petit à

petit, elle se calma et retrouva bientôt toute son assurance.

Parvenue devant la porte de la salle du serveur, elle se retourna, puis plongea la main dans son sac et en retira la carte d'accès de Spencer Wingate. Sans attendre, elle la glissa dans le lecteur. Tous ses doutes s'envolèrent lorsqu'elle entendit le déclic. Elle ouvrit la porte et se précipita vers la console du serveur.

Ce que Randy Porter préférait, dans les ordinateurs, c'était les jeux. Il pouvait jouer toute la journée et avoir envie de recommencer le soir en rentrant chez lui. C'était devenu une véritable drogue. Parfois, il ne se couchait pas avant trois ou quatre heures du matin, parce qu'il y avait toujours quelque part sur le Net quelqu'un qui voulait bien faire une partie.

Et même à cette heure tardive, il ne s'arrêtait que dans la mesure o˘, s'il continuait, il serait un vrai zombie à son travail le lendemain.

Ce qu'il y avait de génial dans son job à la Clinique Wingate, c'est qu'il pouvait se livrer à son passe-temps favori pendant les heures de travail. Au début, quand il avait été engagé

à sa sortie de l'Université du Massachusetts, la situation avait été différente. Il avait d˚ travailler de longues heures à mettre sur pied le réseau intérieur de la Clinique Wingate. Ensuite, on lui avait demandé de mettre en place un système de sécurité ultra-performant. Pour cela, il avait d˚ faire de nombreuses heures supplémentaires et même consulter d'autres personnes à l'extérieur. Et enfin, il avait eu à réaliser le site web, dont l'élaboration lui avait pris des mois, sans compter différentes mises au point jusqu'à ce que tout un chacun soit satisfait. Maintenant, enfin, l'informatique tournait et il n'avait plus grand-chose à faire, sauf intervenir sur des problèmes occasionnels ici ou là. Et encore ces problèmes étaient-ils généralement dus à la stupidité d'employés qui utilisaient les ordinateurs sans y comprendre quoi que ce soit.

Bien entendu, Randy ne le disait jamais aux personnes concernées. Il était toujours très poli et prétendait que c'était la faute de la machine.

Il entamait sa journée de travail devant son écran. Avec l'aide de Windows 2000 Active Directory, il vérifiait si tous les systèmes fonctionnaient correctement et si tous les termi-naux étaient verrouillés. Cela ne lui prenait généralement pas plus d'un quart d'heure.

Après une pause-café, il était de retour à son petit bureau et s'apprêtait à entamer le premier jeu de la matinée. Pour ne pas se faire surprendre par Christine Parham, la chef de bureau, il allait souvent s'installer à des stations de travail inoccupées. Du coup, on avait parfois du mal à le joindre, mais cela ne posait jamais de problème dans la mesure o˘

tout le monde le croyait occupé à réparer un ordinateur quelque part.

Ce matin du 10 mai à 11 h 11, Randy était en pleine partie d'Unreal Tournament, son jeu préféré, avec un adversaire doué qui utilisait le pseudonyme de Screamer. Le moment était palpitant, car l'échange dans lequel ils étaient engagés se terminerait immanquablement par la mort de l'un des deux. Malgré l'angoisse qui rendait ses mains moites, Randy mettait la pression sur son adversaire, s˚r que son expérience et son expertise lui donneraient la victoire.

Soudain, un ´ bip ª retentit. Randy fit un bond qui manqua le faire chuter de son fauteuil ergonomique. Au bas de son écran, sur la droite, une petite fenêtre venait de s'ouvrir et les mots Éffraction salle serveur ª clignotaient avec insistance. Avant qu'il ait pu réagir, la fenêtre principale faisait retentir un bruit sinistre d'interruption. Randy n'eut plus sous les yeux qu'une vo˚te virtuelle. Un instant plus tard, le visage de l'adversaire apparaissait, un sourire triomphant sur les lèvres. Le cerveau de Randy mit moins de temps qu'un Pentium 4 à intégrer le fait qu'il venait d'être tué.

Randy jura entre ses dents. C'était la première fois qu'il se faisait tuer en une semaine de jeu. Furieux, il reporta son attention sur la fenêtre et le message qui avait l'outrecuidance de clignoter à ce moment crucial. quelqu'un avait ouvert la porte de la salle du serveur. L'idée lui déplaisait souverainement. C'était son domaine et personne n'avait de raison de se trouver là, sauf les employés d'IBM lorsqu'ils venaient entretenir le matériel. Auquel cas il était au courant de leur venue et devait les accompagner.

Après avoir fermé Unreal Tournament, Randy cacha son joystick derrière l'écran. Il se leva et se dirigea vers la salle du serveur, bien décidé à découvrir qui était responsable de sa mort sur l'écran.

Lorsque le vibreur de son téléphone se déclencha, Joanna crut que son cúur allait s'arrêter. Depuis qu'elle avait pénétré

dans la salle du serveur, elle était aux prises avec une anxiété

croissante qui rendait ses gestes maladroits sur le clavier.

Considérant que l'appel venait de Deborah, elle savait qu'elle avait à peine quelques secondes pour sortir de la pièce avant l'arrivée de Randy Porter. Elle entreprit de quitter le système, mais ses mains tremblaient si fort sur la souris que cela lui prit plus longtemps que prévu. Finalement, elle réussit à fermer la dernière fenêtre. Elle prit le logiciel de décodage qu'elle n'avait pas encore eu le temps d'insérer dans le lecteur et le remit dans son sac. Le téléphone avait vibré

quelques minutes à peine après son arrivée et elle n'en était qu'aux toutes premières étapes de la procédure d'accès.

Elle attrapa son sac et se rua sur la porte, mais à peine l'avait-elle ouverte qu'elle entendit le bruit caractéristique de la porte du couloir qui s'ouvrait. Affolée, elle l‚cha la poignée et recula. Elle était prise au piège. Elle promena son regard autour d'elle. La pièce contenait des unités électroniques disposées verticalement, de la taille d'un classeur métallique à

quatre tiroirs. Elle se précipita vers la plus éloignée de la porte et se roula en boule derrière. C'était une cachette rudimentaire, mais elle n'avait pas le choix.

Son cúur battait si fort qu'elle était s˚re que le bruit rem-plissait toute la pièce. La paume de ses mains, qu'elle tenait pressée contre ses joues, était moite. Elle essaya de réfléchir à ce qu'elle allait dire quand on la découvrirait. Malheureusement, elle n'avait aucune explication valable à fournir.

Depuis qu'il avait quitté son bureau, Randy ne décolérait pas. Mais c'était surtout sa défaite au jeu, due à l'irruption du message d'alerte sur son écran, qui le mettait dans cet état. Il était moins concerné par l'effraction dans la salle du serveur. Lorsqu'il parvint sur les lieux, il pensait plus à sa prochaine partie avec Screamer qu'à sa confrontation avec un éventuel intrus.

´ qu'est-ce qui se passe ici ? ª marmonna-t-il en découvrant la porte de la salle du serveur ouverte. Au premier regard, celle-ci semblait vide. Randy se retourna vers la porte du couloir qu'il n'avait pas refermée, se demandant comment l'intrus aurait pu ressortir, puis reporta son attention sur la pièce. Tout était dans l'état o˘ il l'avait laissé. Sur la console du serveur, l'écran était bien en veille. Randy fit aller et venir la porte sur ses gonds. Peut-être l'avait-il mal refermée la dernière fois o˘ il était venu ici et s'était-elle rouverte seule.

Avec un haussement d'épaules, il referma soigneusement la porte. Il entendit un ćlic ª rassurant, puis tenta de la pousser. Impossible. Elle était bien fermée, cette fois. Randy fit demi-tour et regagna le couloir principal, avec une seule idée en tête : prendre sa revanche sur Screamer.

´ «a va aller, ça va aller ª, répétait Deborah d'un ton apai-sant. Un bras passé autour des épaules de Joanna, elle s'effor-

çait de calmer son amie, qui tremblait encore de temps à

autre. Elles se tenaient dans le laboratoire, près de la fenêtre qui avait servi de cadre à la conversation entre Deborah et Spencer Wingate un peu plus tôt dans la matinée. La détresse visible de Joanna avait retenu Mare de se manifester.

Dès qu'elle avait vu Randy Porter se lever soudain et sortir en h‚te de son petit bureau, Deborah avait appelé Joanna sur son portable. Ses pires craintes s'étaient concrétisées quand l'administrateur du réseau s'était dirigé à grands pas vers le couloir principal et avait tourné à droite vers la salle du serveur. Comme elle n'avait pas vu Joanna, elle en avait déduit que son amie n'avait pas eu le temps de s'échapper.

quand Randy avait pénétré dans le couloir menant à la salle du serveur, elle n'avait su que faire. Elle était allée jusqu'à la fontaine à eau et avait hésité. Devait-elle entrer derrière lui et intervenir ? Prendre Joanna par la main et fuir avec elle vers leur voiture ? Finalement, elle avait décidé de ne pas agir. Plusieurs minutes angoissantes s'étaient écoulées.

Puis, à sa grande surprise, Randy était ressorti seul et apparemment plus calme qu'il n'était entré.

Deborah s'était penchée vers la fontaine à eau et avait rempli un gobelet pour se donner une contenance. Randy était passé derrière elle. Elle avait eu l'impression qu'il ralentissait, mais il avait continué sa route. quand elle s'était redressée, il s'était retourné vers elle. Leurs regards s'étaient croisés et il avait levé le pouce dans un geste admiratif. Rougissante, Deborah avait alors compris qu'il avait eu une vue imprenable sur la partie la plus charnue de son individu lorsqu'elle s'était penchée vers la fontaine à eau, placée assez bas.

´ Je ne suis pas faite pour ça ! ª lança Joanna. Elle semblait furieuse, mais Deborah n'aurait pu dire après qui exactement.

´ Je parle sérieusement ! poursuivit-elle, les lèvres serrées comme si elle s'efforçait de ne pas pleurer. Si tu m'avais vue, j'étais complètement liquéfiée. C'était lamentable.

- Mais non, voyons, tu as fait ce qu'il fallait. Il ne t'a pas vue, c'est ce qui compte. Tu es trop dure avec toi-même, Joanna.

- Tu crois ? demanda Joanna entre deux soupirs.

- Bien s˚r, dit Deborah. N'importe qui d'autre, y compris moi-même, aurait pété les plombs. Là, au contraire, on va pouvoir faire une session de rattrapage.

- Pas question. Pour rien au monde je ne voudrais retourner là-dedans.

- Voyons, on ne va pas laisser tomber après tout le mal qu'on s'est donné !

- Dans ce cas, tu rentres dans la salle du serveur et moi je monte la garde.

- Je voudrais bien, dit Deborah, mais je suis nulle en informatique. Même si tu m'expliques en détail ce que je dois faire, c'est la catastrophe assurée. ª Elle fit mine de ne pas voir le méchant coup d'úil que Joanna lui lançait. ´ Je suis désolée de ne pas être un as de l'informatique, poursuivit-elle, mais ce serait vraiment dommage d'abandonner. Toi et moi, nous tenons à savoir ce qui est arrivé à nos ovules, n'est-ce pas ? Sans compter que j'ai maintenant une autre motivation.

- Je suppose que je dois te demander laquelle ? ª

Deborah jeta un coup d'úil en direction de Mare pour s'assurer qu'elle ne cherchait pas à surprendre leur conversation. Baissant la voix, elle fit alors part à Joanna de ses doutes quant à la nature des ovules sur lesquels elle avait travaillé

dans la matinée.

Ć'est effectivement bizarre, commenta Joanna.

- Bizarre est un faible mot. Réfléchis. Ils ont payé

quatre-vingt-dix mille dollars la demi-douzaine d'ovules que nous leur avons fournie. Et aujourd'hui, ils m'en laissent manipuler plusieurs centaines, à moi qui ne suis pas une vir-tuose du transfert de noyau. Tu ne trouves pas ça incroyable ?

- Si, admit Joanna.

- Nous avons donc une autre raison d'accéder à leurs fichiers informatiques. Je veux découvrir le genre de recherches auxquelles ils se livrent et comment ils se procu-rent tous ces ovules. ª

Joanna secoua négativement la tête. Ć'est effectivement un motif légitime, mais il ne suffit pas à me convaincre de retourner là-dedans.

- Nous avons pourtant avancé, dit Deborah. Sauf erreur, Randy Porter a bondi de son siège au moment même o˘ tu as ouvert la porte de la salle du serveur. Autrement dit, il a reçu un message d'alerte sur son écran. Ce ne peut être une coÔncidence.

- C'est vraisemblable, en effet. Mais en quoi cela nous avance-t-il ? demanda Joanna.

- Nous ne devons pas nous contenter de le surveiller. Il faut l'attirer ailleurs et l'occuper. ª

Joanna réfléchit aux paroles de Deborah. ´ Tu as une idée ?

- Bien s˚r, murmura Deborah avec un sourire coquin.

quand il est passé derrière moi, tout à l'heure, au moment o˘ je me penchais pour prendre de l'eau, il a failli attraper le torticolis. Du coup, ce serait bien le diable si je ne pouvais pas le coincer dans la salle à manger à l'heure du déjeuner pour lui faire un brin de conversation. Et dès ta sortie de la salle du serveur, tu me passerais un coup de fil sur mon portable pour me délivrer. ª

Joanna n'était visiblement pas encore tout à fait convaincue.

´ Voilà comment on va faire, poursuivit Deborah, sentant ses réticences. Tu retournes à l'administration pour t'assurer que Randy Porter est bien à son bureau, puis tu retournes au tien. Inutile de bosser pour de vrai. Tout ce que tu as à faire, c'est de repérer le moment o˘ il va déjeuner. Tu me préviens par téléphone et j'essaie de l'intercepter avant qu'il soit attablé. Ce sera plus facile que d'aller m'installer directement en face de lui. Dès que ça marche, je t'appelle et toi, tu files dans la salle du serveur. Ensuite, tu te pointes à la salle à

manger et tu fais coup double : tu viens à mon secours et tu déjeunes par la même occasion.

- Avec toi, tout paraît facile, dit Joanna.

- Ce sera facile ! qu'en penses-tu ?

- C'est effectivement jouable. Mais que se passera-t-il si Randy Porter ne reste pas avec toi ?

- Je t'appelle tout de suite, bien s˚r, dit Deborah. De plus, s'il est dans la salle à manger, il sera loin du serveur et tu auras largement le temps de t'en aller. Ce n'est pas comme lorsqu'il est à son bureau. ª

Joanna approuva de la tête.

Álors, tu es convaincue, à présent ? Tu es d'accord pour refaire un essai ?

- Oui.

- Bien, vas-y, maintenant. Si par hasard Randy Porter n'est pas devant son écran quand tu regagneras ton bureau, appelle-moi. Dans ce cas, il faudra changer de stratégie. ª

Deborah pressa légèrement la main de Joanna. Son amie avait été secouée, mais elle avait beaucoup de ressources et on pouvait compter sur elle pour rebondir.

quand Joanna se fut éloignée, Deborah retourna à son microscope et essaya de se concentrer sur sa t‚che. Mais elle était trop nouée pour réussir un travail aussi délicat que l'énucléation d'ovocytes. Elle craignait aussi de recevoir un coup de fil de Joanna indiquant que Randy Porter n'était pas à son bureau. Au bout de cinq minutes, le téléphone n'ayant pas sonné, Deborah repoussa son tabouret et se dirigea vers le poste de Mare. La jeune femme était penchée sur son microscope. Elle leva les yeux en sentant la présence de Deborah.

´ J'ai une question, Mare, dit Deborah. D'o˘ viennent les ovules sur lesquels on a travaillé ? ª

Mare tendit le pouce par-dessus son épaule. ´ De l'incubateur à l'autre bout du labo.

- Et avant ? ª

Mare lui lança un regard inquisiteur. ´ Vous posez beaucoup de questions, Deborah.

- C'est le virus de la recherche. quand un scientifique cesse de s'interroger, il est bon pour la retraite ou pour un autre métier.

- Les ovules arrivent directement dans l'incubateur par un monte-plats, c'est tout ce que je sais, dit Mare. Je ne suis pas très curieuse et ici on n'encourage pas la curiosité.

- qui pourrait me dire d'o˘ ils viennent ? demanda Deborah.

- Mlle Finnigan, sans doute. ª

En prenant appui sur les deux accoudoirs de son fauteuil, Randy se souleva pour avoir une vision d'ensemble du service administratif. C'était sa méthode pour vérifier discrètement si la chef du service était à son bureau. S'il se levait complètement, Christine risquait de le voir, mais s'il se redressait pro-gressivement, il pouvait s'arrêter juste avant de découvrir le sommet de sa tête bouclée. Bingo ! Elle était là. Randy reposa les fesses sur son siège.

Il baissa le volume des haut-parleurs de son ordinateur.

quand il était chez lui, il adorait mettre le son à fond, mais au bureau il n'en était pas question, d'autant plus que le compartiment cloisonné de Christine n'était pas très loin du sien.

Saisissant son joystick, il le plaça dans la position qu'il préférait et s'appuya au dossier de son siège. Pour jouer au maximum de ses possibilités, il avait besoin d'être confortablement installé. Au moment o˘ il s'apprêtait à se connecter à Internet, il se ravisa. Une pensée venait de lui traverser l'esprit.

Randy ne s'était pas contenté de programmer la porte de la salle du serveur de façon à être alerté si quelqu'un l'ouvrait, il avait aussi programmé le lecteur pour qu'il enregistre l'identité de cette personne.

En quelques clic de souris, il fit apparaître la fenêtre qu'il cherchait. Il espérait trouver son nom en dernier sur la liste, puisqu'il avait été le dernier à pénétrer dans la pièce pour vérifier que tout allait bien après le passage de Helen Masterson. Ce serait le signe que la porte s'était ouverte toute seule parce qu'il l'avait mal fermée. Or, à sa grande surprise, le nom qu'il découvrit n'était pas le sien, mais celui du Dr. Spencer Wingate, le fondateur emblématique de la clinique. Et il était entré à 11 h 10 le matin même.

Randy considéra son écran d'un air incrédule. Comment était-ce possible ? Dans la mesure o˘, pour lui, les jeux vidéo étaient une chose sérieuse, il conservait la trace de ses victoires et même de ses rares défaites. Il réduisit la première fenêtre et ouvrit le log d'Unreal Tournament. L'heure à

laquelle il avait été tué était inscrite : 11 h 11.

Il prit une profonde inspiration et se balança sur son fauteuil, le regard fixé sur l'écran. Il ne lui avait pas fallu plus d'une minute ou deux pour quitter son bureau et gagner la salle du serveur Donc il était arrivé là-bas vers 11 h 12 ou 13. Si tel était le cas, o˘ était donc à ce moment-là le Dr. Wingate, qui avait ouvert la porte à peine deux à trois minutes plus tôt ? Et comme si ce n'était pas déjà un mystère en soi, pourquoi le médecin avait-il donc laissé la porte ouverte ?

Il se passait quelque chose d'anormal, d'autant plus que le Dr. Wingate était en principe en semi-retraite, même si, d'après la rumeur, il venait de faire son retour. Randy se gratta la tête, ne sachant que faire. Il était censé informer le Dr. Saunders de toutes les anomalies du système de sécurité, mais en était-ce seulement une ? Le Dr. Wingate était le grand ponte de la clinique et on ne pouvait parler d'anomalie à son propos.

Une autre idée lui vint. Peut-être devait-il parler à Kurt Hermann. Il avait programmé l'ordinateur de l'étrange chef de la sécurité, qui enregistrait également toutes les ouvertures des portes commandées par une carte magnétique. Autrement dit, Kurt Hermann savait déjà que le Dr. Wingate était entré dans la salle du serveur. En revanche, il ignorait qu'il n'y était resté que deux minutes et qu'il avait laissé la porte ouverte.

Ét fl˚te ! ª s'exclama-t-il tout haut. Il mourait d'envie de se retrouver en ligne avec Screamer et n'allait pas se laisser empoisonner la vie par ce genre de détails. Il posa la main sur sa souris et se pencha en avant.

´ Mademoiselle Finnigan ! ª lança Deborah. Elle se tenait dans l'embrasure de la porte du bureau de la directrice du laboratoire. Elle avait eu beau frapper au montant, celle-ci était tellement concentrée sur l'écran de son ordinateur qu'elle ne l'avait pas entendue. Mais cette fois, elle sursauta.

Elle se tourna vers Deborah et referma en h‚te la fenêtre ouverte sur son écran.

´ J'aimerais mieux que vous frappiez, déclara-t-elle.

- J'ai frappé. ª

Megan Finnigan rejeta la tête en arrière pour se débarrasser de la mèche qui lui tombait à nouveau sur les yeux. Éxcusez-moi. Je crois que je travaille trop. que puis-je pour vous ?

- Vous m'avez proposé de m'adresser à vous si j'avais des questions. J'en ai une, à laquelle Maureen n'a pas su répondre.

- Dites.

- J'aimerais connaître l'origine des ovules sur lesquels nous travaillons. Ils sont extrêmement nombreux et je ne pensais pas qu'on pouvait en avoir une telle quantité

disponible.

- Depuis le début, la disponibilité des ovules a constitué

le plus grand frein à notre domaine de recherche. Nous avons fait d'énormes efforts pour résoudre ce problème et c'est là

l'une des contributions majeures du Dr. Saunders et du Dr. Donaldson. Mais ils n'ont pas encore publié leurs travaux et tant qu'ils ne l'ont pas fait, c'est considéré comme un secret de fabrication. ª Megan Finnigan sourit d'un air pro-tecteur et rejeta en arrière sa mèche rebelle, ce qui énerva une fois de plus Deborah. ´ Lorsque vous aurez travaillé quelque temps chez nous, et si cela vous intéresse toujours, nous envi-sagerons s˚rement de vous associer à notre réussite.

- Je m'en réjouis à l'avance, dit Deborah. Une dernière question. A quelle espèce appartiennent les ovules sur lesquels je travaille ? ª

Megan ne répondit pas tout de suite. Elle considéra Deborah comme si elle évaluait ses motivations profondes. L'exa-men dura suffisamment longtemps pour que Deborah commence à se sentir mal à l'aise.

´ Pourquoi me demandez-vous ça ? interrogea Megan.

- Comme je vous l'ai dit, je suis curieuse. ª A l'attitude de la directrice du laboratoire, elle devinait que celle-ci ne lui répondrait pas franchement. Mieux valait se retirer sans insister, afin de ne pas attirer l'attention.

´J'ignore quel est le protocole qu'applique actuellement Maureen, dit Megan. Il faudra que j'aille voir, mais pour le moment, je regrette, je n'ai pas le temps.

- Je comprends, dit Deborah. Merci de m'avoir consacré

un peu de votre temps.

- C'est normal ª, répondit Megan avec un sourire forcé.

Deborah fut soulagée de retrouver son microscope. Elle avait eu tort d'aller voir la directrice du laboratoire sur une impulsion. Cela ne lui avait rien rapporté. Elle s'attela à la t‚che, mais elle avait à peine fini d'énucléer un ovocyte que sa curiosité, encore accrue par sa conversation avec Megan, reprenait le dessus. Il lui suffisait de regarder la masse d'ovocytes dans le champ du microscope pour se poser de nouveau la question de leur origine. Etaient-ils vraiment des ovules humains, comme elle le soupçonnait ?

Elle se redressa et jeta un coup d'úil en direction de Mare.

La technicienne continuait à l'ignorer depuis sa petite discussion avec Paul Saunders à propos de la nature de ces ovules.

Un coup d'úil circulaire permit à Deborah de vérifier qu'au-cune des dix ou douze autres personnes présentes dans le laboratoire ne se préoccupait de sa présence.

Saisissant son sac comme pour aller aux toilettes, elle glissa à bas de son tabouret et se dirigea vers le couloir principal.

Après tout, elle ne travaillerait qu'une journée à la Clinique Wingate et le mystère de l'origine des ovules l'intriguait trop pour qu'elle ne cherche pas à le résoudre. Peut-être n'y par-viendrait-elle pas, mais elle essaierait d'en apprendre un maximum tant qu'elle en avait l'occasion.

Deborah suivit le couloir en direction de la tour principale.

En passant devant la troisième porte donnant sur le laboratoire, elle jeta un úil à l'intérieur. Mare était à sa place à

l'autre bout, penchée sur son microscope. Sur la droite de Deborah se trouvait l'incubateur o˘ la technicienne était allée chercher les boîtes de Pétri remplies d'ovules. Elle fit glisser la porte vitrée et pénétra à l'intérieur.

Dans la petite pièce, l'atmosphère était chaude et humide.

Au mur, un gros thermomètre indiquait 37∞ et un degré

d'humidité de 100 %. Les parois étaient couvertes d'étagères destinées à recevoir les boîtes de Pétri. Au fond se trouvait le monte-plats, mais il n'avait plus rien à voir avec l'engin en bois qui servait autrefois à remonter des cuisines en sous-sol la nourriture des malades. C'était un système en acier inoxydable, avec une porte et des étagères en verre. Pour un monte-plats, il était grand, de la taille d'une commode. Il comportait aussi un système de chauffage et d'humidification afin qu'il n'y ait aucune différence entre lui et l'incubateur.

Deborah lui donna une légère poussée. S'il se déplaçait un peu, elle pourrait peut-être jeter un úil dans la cage d'ascenseur. Mais c'était un instrument ultra-moderne et il ne bougea pas d'un centimètre. Elle recula et jeta un regard autour d'elle. La paroi du fond de la cage du monte-plats était visiblement mitoyenne avec le couloir.

Elle se rendit dans celui-ci et repéra l'endroit o˘ se trouvait vraisemblablement la cage, puis compta les pas jusqu'au vieil escalier de secours métallique situé près de la porte coupe-feu de la tour. Elle monta ensuite jusqu'au deuxième étage.

Lorsqu'elle ouvrit la porte, le spectacle qu'elle découvrit la stupéfia.

Elle se souvenait d'avoir entendu le Dr. Donaldson dire que, mis à part la petite portion occupée par la Clinique Wingate, la vieille institution était une espèce de musée, mais elle ne s'attendait pas à se retrouver au xixe siècle. C'était à

croire que les occupants de l'époque, les malades comme le personnel soignant, étaient partis en laissant tout en l'état.

Dans le couloir sombre étaient alignés de vieux bureaux, des brancards en bois et d'antiques chaises roulantes. Au-dessus, telles des guirlandes, de gigantesques toiles d'araignées étaient accrochées aux lanternes. De vieilles gravures encadrées ornaient encore les murs. Une épaisse couche de poussière couvrait le sol parsemé de débris de pl‚tre tombés de la vo˚te du plafond.

Deborah ne put s'empêcher de mettre sa main sur son nez et sa bouche. Elle savait parfaitement que le bacille de la tuberculose et autres germes qui avaient peuplé autrefois les lieux avaient depuis longtemps disparu, et pourtant elle ne pouvait s'empêcher de se sentir exposée.

En comptant ses pas, elle essaya de repérer o˘ se trouvait la cage du monte-plats et ouvrit la porte la plus proche.

Comme elle s'y attendait, elle se retrouva dans une petite pièce sans fenêtre, un ancien office avec des placards remplis de vaisselle de l'hôpital. Il y avait aussi de vieux fours pour tenir les plats au chaud. Avec leur porte béante, ils ressemblaient à de gros animaux morts la gueule ouverte.

Les portes d'accès au monte-plats se trouvaient là o˘ elle l'avait imaginé. Elles étaient à ouverture horizontale comme un monte-charge, mais lorsque Deborah tira sur la courroie de toile effilochée, elle comprit qu'un système de sécurité les empêchait de s'ouvrir tant que le monte-plats n'était pas à

l'étage.

Tout en se frottant les mains pour les débarrasser de la poussière, elle revint sur ses pas et emprunta de nouveau l'escalier jusqu'au troisième et dernier étage. Constatant que la situation était la même, elle redescendit jusqu'au rez-de-chaussée. Au moment o˘ elle émergea de la cage d'escalier, elle comprit que les ovules devaient venir d'ailleurs. Cette partie de la clinique avait été rénovée de manière encore plus spectaculaire que le premier étage, et à cette heure de la matinée elle était le thé‚tre des allées et venues constantes des infirmières, des médecins et des patientes.

Deborah dut se plaquer contre le mur pour laisser passer une infirmière poussant un brancard occupé, puis, fendant la foule, elle compta de nouveau ses pas pour retrouver l'emplacement de la cage du monte-plats, derrière le mur du couloir. Elle quitta le couloir et se retrouva dans un espace de soins. A l'endroit o˘ auraient d˚ se trouver les portes du monte-plats, se trouvait un profond placard à linge. Il était clair qu'il n'existait aucune ouverture pour le monte-plats au rez-de-chaussée.

Les ovules ne pouvaient donc provenir que du sous-sol.

Deborah regagna l'escalier. Alors que les étages supérieurs étaient séparés entre eux par deux volées de marches, elle dut en descendre trois avant de se retrouver au sous-sol. Elle pensa tout d'abord que le plafond de celui-ci était très haut, mais l'explication était ailleurs. Entre le sous-sol et le rez-de-chaussée, il y avait en fait un demi-étage, constitué par un réseau de tuyauterie.

Le sous-sol, faiblement éclairé par de rares ampoules nues, ressemblait à un donjon, avec ses murs de brique nue et ses dalles de granit au sol. Il conservait également de multiples traces du passé de l'institution pour tuberculeux et malades mentaux, mais tout était encore plus décrépit qu'au deuxième et au troisième étage. Dans cette atmosphère humide et sombre, Deborah dut lutter pour ne pas se laisser de nouveau envahir par l'impression que les microbes étaient tapis dans tous les recoins.

Elle compta encore une fois ses pas à partir de l'escalier, mais à la différence des étages supérieurs, le sous-sol n'était pas organisé autour d'un couloir central. Le plan était beaucoup plus complexe et elle dut faire un effort pour estimer la distance tout en zigzaguant autour de piliers massifs.

Passant sous une vo˚te, elle arriva devant une vaste cuisine.

Parmi les spacieux plans de travail en métal vieilli, les énormes cuisinières et les éviers en pierre à savon, elle découvrit un objet inattendu : une porte métallique moderne sans poignée, sans gonds et même sans serrure.

Deborah tendit la main dans la pénombre et toucha timidement la surface luisante. De l'inox, visiblement. Mais au lieu du contact froid auquel elle s'attendait, elle découvrit que la porte était tiède. Le contraste avec le reste de la pièce était frappant. Collant son oreille à la porte, elle entendit le murmure distant d'une machinerie à l'intérieur. Elle resta ainsi plusieurs minutes, dans l'espoir d'entendre des voix, mais en vain. quand elle recula, elle découvrit un lecteur de cartes magnétiques semblable à celui qui se trouvait à l'entrée de la salle du serveur. Malheureusement, elle n'avait pas la carte de Spencer Wingate sur elle.

Après quelques instants d'hésitation, elle frappa du poing contre la porte, qui rendit un son mat et, à son grand soulagement, personne ne répondit. S'enhardissant, elle poussa le panneau, mais il ne bougea pas. Elle promena alors le plat de la main sur le pourtour, à la recherche d'un invisible mécanisme d'ouverture. En vain.

Dépitée, elle haussa les épaules et regagna l'escalier. Il allait être midi et elle devait remonter à l'étage pour attendre le coup de fil de Joanna. Sa petite expédition n'avait pas été

inutile, mais elle n'avait pas appris grand-chose. Avec un peu de chance, elle pourrait revenir dans l'après-midi, munie de la carte d'accès de Spencer Wingate. La porte en inox et ce qu'elle cachait avaient définitivement piqué sa curiosité.

10 mai 2001

12 h 24

Après avoir éprouvé un certain respect pour les employés de bureau, Joanna ressentait maintenant une forme d'admiration pour les voleurs. Pour rien au monde elle n'aurait pu faire son métier de l'activité à laquelle elle était en train de se livrer. Gr‚ce à des arguments et à un plan valables, Deborah avait réussi à la convaincre de retourner dans la salle du serveur et, apparemment, tout marchait comme sur des roulettes. Il y avait bientôt vingt-deux minutes qu'elle se trouvait dans la pièce et personne ne s'était manifesté. En fait, son pire ennemi, c'était elle-même.

La panique qu'elle avait éprouvée la première fois l'avait reprise dès qu'elle avait franchi la porte, mais elle s'était suffisamment atténuée pour ne plus la paralyser. Le pire avait été

d'attendre que le logiciel de décodage propose un mot de passe pour débloquer le clavier du serveur. Pendant qu'il travaillait, Joanna n'était plus qu'une boule de nerfs que le moindre bruit, réel ou imaginaire, faisait sursauter. Sa réaction l'étonnait. Elle avait cru, à tort, qu'elle aurait assez de sang-froid pour supporter ce genre de stress.

Une fois qu'elle était entrée dans le système, sa peur avait un peu diminué, car elle avait juste à observer ce qui se passait et à essayer de maîtriser son tremblement, qui la gênait dans le maniement de la souris et du clavier.

Au fur et à mesure de sa progression, Joanna avait silencieusement remercié Randy Porter de ne pas avoir dissimulé

très loin ce qu'elle cherchait dans l'ordinateur. Dès qu'elle avait ouvert la première fenêtre, elle avait découvert un disque du serveur dont le nom, Données D., semblait promet-teur. En l'ouvrant, elle avait découvert un certain nombre de répertoires, dont l'un intitulé Donneuses. En cliquant dessus avec la souris de droite, elle avait sélectionné Propriétés et découvert que l'accès était limité à trois personnes, le Dr. Paul Saunders, le Dr. Sheila Donaldson et l'administrateur du réseau, Randy Porter.

Certaine d'avoir mis la main sur le bon dossier, Joanna entreprit de s'inscrire sur la liste des personnes autorisées.

Pour cela, il lui suffisait de taper son identification du compte d'utilisateur ainsi que son niveau de bureau. Au moment o˘ elle allait cliquer sur le bouton, elle entendit une porte s'ouvrir dans le lointain.

Le cúur battant à tout rompre, elle retint son souffle, s'at-tendant à tout instant à entendre le bruit fatidique de pas résonant dans le petit couloir menant à la salle, mais il ne se passa rien. Les mains moites, elle se leva et alla ouvrir la porte. Celle du fond du couloir était fermée.

Íl faut que je sorte d'ici au plus vite ª, murmura-t-elle.

Elle reprit sa place devant le clavier et finit de s'inscrire sur la liste des personnes ayant accès au répertoire des donneuses.

En toute h‚te, elle referma successivement les fenêtres qu'elle avait ouvertes pour revenir au bureau, puis à la demande de mot de passe. Elle attrapa son sac et était sur le point de partir lorsqu'elle se souvint du logiciel de décodage qu'elle avait laissé dans le lecteur de CD-Rom. Maintenant qu'elle avait pratiquement réussi, elle tremblait comme une feuille. Elle parvint néanmoins à retirer le CD-Rom et à le mettre dans son sac. Puis elle se rua dehors.

La porte de la salle du serveur une fois refermée, elle franchit en h‚te les quelques pas conduisant à celle donnant sur le couloir central. Malheureusement, elle n'avait aucun moyen de prévoir si elle allait tomber sur quelqu'un en sortant. Elle devait s'en remettre à la chance. Elle ouvrit la porte.

S'efforçant de garder son calme, elle évita de regarder à droite et à gauche et se précipita vers la fontaine à eau. Elle avait la gorge sèche, et le fait de se désaltérer lui donnerait en outre une contenance.

Après avoir bu, elle promena son regard autour d'elle.

Apparemment, elle avait bien choisi son moment pour émerger. Le couloir était désert.

Impatiente de jeter un úil sur la liste des donneuses, elle regagna en h‚te son bureau. C'était l'heure du déjeuner et il n'y avait pas grand monde dans le service administratif, ce qui l'arrangeait bien. Elle se précipita vers sa station de travail, posa son sac et, avec une dextérité retrouvée, obtint la représentation graphique du lecteur de réseau.

´ Génial ! ª s'exclama-t-elle lorsqu'elle se vit dans la liste alphabétique des donneuses. Elle avait envie de crier de joie, mais elle se retint.

´ qu'est-ce qui est génial ? questionna une voix. On peut savoir ce qui se passe ? ª

De nouveau terrifiée, Joanna leva les yeux et regarda à sa droite. Au-dessus de la demi-cloison mitoyenne, le visage pincé de Gale Overlook l'observait.

´ Vous avez gagné le gros lot ? ª poursuivit sa voisine. Dès qu'elle ouvrait la bouche, on avait l'impression qu'elle rabais-sait la personne à laquelle elle s'adressait.

Joanna déglutit. Généralement, elle avait le sens de la répartie, mais dans les circonstances présentes, son anxiété et son sentiment de culpabilité lui coupaient tous ses moyens.

Elle bafouilla quelques mots incompréhensibles.

´ Vous êtes sur quoi ? ª poursuivit Gale, dont la détresse de Joanna accentuait visiblement la curiosité. Elle se déman-chait le cou pour essayer de distinguer l'écran de l'ordinateur.

Malgré sa panique, Joanna eut la présence d'esprit de fermer la fenêtre qu'elle avait ouverte et de revenir au bureau.

´ Vous étiez sur le Net ? ª demanda Gale, l'air soupçonneux.

Joanna retrouva enfin sa voix. Óui, je regardais le cours de certaines actions.

- Christine n'aime pas trop qu'on se connecte au Net pour des raisons personnelles. Je préfère vous prévenir. ª

Avec un sourire crispé, Joanna se leva. ´ Merci ª, dit-elle.

Elle prit son sac et sortit.

Elle se dirigea vers la salle à manger, furieuse de son impru-dence et de la curiosité intempestive de sa voisine. Mais sa colère eut un effet bénéfique, car elle dissipa son anxiété.

Lorsqu'elle atteignit la porte coupe-feu conduisant à la tour centrale, elle se sentait beaucoup mieux. Elle avait même un peu faim.

Elle s'immobilisa sur le seuil de la salle à manger et balaya la salle du regard, cherchant à repérer Deborah. Il y avait beaucoup plus de monde en train de déjeuner que la veille, lorsque toutes deux étaient venues avec Helen Masterson.

Elle aperçut Spencer Wingate et détourna aussitôt les yeux.

Elle n'avait pas du tout envie de croiser son regard, pas plus que celui de Paul Saunders ou de Sheila Donaldson, qu'elle découvrit ensuite installés à une autre table. Enfin elle vit Deborah, assise à une table pour deux en compagnie de Randy Porter et visiblement en grande conversation avec lui.

La tête tournée pour éviter d'être reconnue par le Dr. Donaldson, elle s'avança vers Deborah. C'est seulement lorsqu'elle fut devant elle que son amie s'aperçut de sa présence.

Śalut, Prudence ! lança gaîment Deborah. Tu te souviens de Randy Porter, n'est-ce pas ?

- Bien entendu. ª

Randy sourit et serra la main de Joanna, mais sans prendre la peine de se lever. Cela ne fit que conforter Joanna dans l'idée que les hommes du sud des Etats-Unis étaient mieux élevés que ceux du Nord.

Ńous avions une discussion passionnante, Randy et moi, dit Deborah. J'ignorais que le monde des jeux d'ordinateur était aussi passionnant. Je crois que nous sommes passées à

côté de quelque chose, n'est-ce pas, Randy ?

- Absolument, approuva Randy en s'appuyant au dossier de sa chaise avec un sourire satisfait.

- Ecoutez, Randy, poursuivit Deborah, je propose d'aller vous voir un peu plus tard à votre bureau pour que vous me fassiez une démonstration d'Unreal Tournament sur votre station de travail.

- Excellente idée. ª L'administrateur du réseau se balan-

çait sur sa chaise, l'air de plus en plus content de lui.

Éh bien, j'ai été ravie de pouvoir parler avec vous, conclut Deborah en souriant. C'était très sympathique. ª Elle se tut, espérant qu'il saisirait l'allusion, mais il ne fit pas mine de se lever.

´ J'ai deux autres joysticks dans ma voiture, dit-il. Venez toutes les deux, les filles, je vous donnerai votre première leçon.

- Ce sera avec plaisir, mais pour le moment Prudence et moi avons à parler, répondit Deborah sans parvenir à dissimuler son impatience.

- «a ne me dérange pas. ª

Voyant que Randy ne bougeait toujours pas, Deborah précisa : Ńous aimerions être seules.

- Oh ! ª fit Randy. Son regard alla de l'une à l'autre, tandis qu'il tortillait sa serviette comme s'il ne savait que penser, puis il comprit enfin. ´ Bon, à tout à l'heure, dit-il.

- A tout à l'heure ª, dit Deborah.

Après le départ de Randy, Joanna se laissa tomber sur la chaise qu'il venait de quitter.

Íl est un peu rustique ª, commenta-t-elle.

Deborah eut un petit rire. ´ Tu vois, tu n'as peut-être pas fait le plus difficile en t'introduisant dans la salle du serveur !

- C'était si pénible que ça ?

- Ce type est un dingue de l'informatique et, sorti des ordinateurs, il n'a aucun sujet de conversation. Absolument aucun. ª Elle se pencha vers Joanna. Álors, tu y es arrivée ? ª

chuchota-t-elle d'un ton excité.

Joanna se pencha elle aussi en avant, de sorte que leurs têtes se touchaient presque. Ć'est fait.

- Bravo ! s'exclama Deborah. qu'as-tu appris ?

- Rien encore. J'ai simplement vérifié depuis ma station de travail que tout fonctionne. Je suis rentrée dans le bon dossier. J'ai même aperçu ton nom dans la liste.

- Dans ce cas, pourquoi n'as-tu rien appris ?

- Parce que ma voisine m'a interrompue, répondit Joanna. Elle fourre son nez partout. C'est le genre de bonne femme qui sort de sa boîte comme un pantin chaque fois que j'éternue. quand je suis revenue, j'ai pensé qu'elle était partie déjeuner, mais malheureusement je me suis trompée. ª

L'une des serveuses nicaraguayennes s'approcha pour prendre la commande de Joanna. Deborah suggéra une soupe et une salade, la formule la plus rapide d'après elle.

´ J'ai h‚te qu'on retourne à ta station de travail et qu'on ait le fin mot de l'histoire, dit Deborah quand la femme eut disparu. Curieusement, je suis aussi impatiente de découvrir à quel genre de recherches ils se livrent ici que de connaître le sort de nos ovules.

- «a ne va pas être facile. Il faut surtout se méfier de ma voisine, Madame Fouineuse. Mieux vaut attendre qu'elle quitte son bureau pour entrer dans le fichier des donneuses.

- Dans ce cas, faisons-le au labo. L'endroit est très calme. Il y a quantité de stations de travail disponibles et l'on pourra procéder en toute tranquillité.

- Impossible, dit Joanna. L'accès que j'ai créé n'est valable qu'à partir du niveau de bureau.

- Seigneur, pourquoi tout est-il si compliqué ! s'exclama Deborah. Dans ce cas, allons chez toi. quant à ta voisine, on fera comme si elle n'était pas là. Je peux m'interposer entre elle et l'écran. Dès que tu as déjeuné, on fonce.

- Il y a autre chose, ajouta Joanna. J'ai seulement créé

un accès au répertoire des donneuses. Il y avait d'autres répertoires comme Protocoles recherche et Résultats recherches, mais je ne m'y suis pas donné accès.

- Pourquoi ? demanda Deborah, les sourcils froncés.

- J'avais peur que ce ne soit trop long.

- Je n'en reviens pas ! Tu avais les dossiers sous les yeux et tu n'as rien fait ! ª Deborah secoua la tête d'un air incrédule.

´ Tu ne te rends pas compte à quel point j'étais nerveuse.

C'est déjà une chance que je sois arrivée à quelque chose.

- Combien de temps cela t'aurait-il pris encore ?

- Pas longtemps, mais je te l'ai dit, j'étais morte de peur.

J'ai découvert à cette occasion que je n'étais pas douée pour le crime. Parce que ce que nous faisons est un crime, au sens juridique du terme, tu le sais ? ª

Deborah ne répondit pas. Elle avait l'air très déçue.

´ Mettons les choses au pire et imaginons que nous nous fassions prendre, poursuivit Joanna. Si nous pouvons prouver que nous voulions seulement avoir des informations sur nos ovules, on devrait nous traiter avec indulgence. En revanche, si l'on nous surprend en train de nous introduire dans leur protocole de recherche, nous pourrons raconter ce que nous voudrons, ça se passera très mal pour nous.

- Tu as sans doute raison, dit Deborah. J'ai un plan de rechange. Passe-moi la carte de Spencer Wingate. ª

Joanna contempla son amie avec des yeux ronds.

´ Pour quoi faire ? ª demanda-t-elle.

Avant que Deborah n'ait eu le temps de répondre, la serveuse apporta la commande de Joanna. Après son départ, Deborah se pencha vers son amie et lui raconta comment elle avait abouti à la cage du monte-plats et à la mystérieuse porte en inox en cherchant à découvrir d'o˘ venaient les ovules. Elle termina son histoire en disant : ´ Je veux savoir ce qui se cache derrière cette porte. ª

Joanna finit de mastiquer sa bouchée de salade et l'avala.

´ Je n'ai absolument pas l'intention de te donner la carte de Spencer Wingate, dit-elle d'un air exaspéré.

- Comment ? ª s'écria rageusement Deborah.

Joanna lui fit signe de se taire. Elle regarda autour d'elle pour voir si l'exclamation de son amie n'avait pas attiré l'attention sur elles, mais personne ne les regardait.

´Je n'ai pas l'intention de te donner la carte de Spencer Wingate, répéta-t-elle à voix basse mais en détachant chaque mot, parce que nous sommes ici pour savoir ce qu'il est advenu de nos ovules. C'est ce qui était décidé entre nous depuis le début. Je comprends que tu veuilles savoir ce qui se trame ici, mais il est hors de question de risquer de tout faire échouer à cause de ta curiosité. Si cette porte du sous-sol s'ouvre avec une carte magnétique, comme la salle du serveur, il y a de fortes chances pour que quelqu'un en soit averti de la même manière. Et si tel est le cas, mon petit doigt me dit que nous nous exposons à de gros ennuis. ª

Peu à peu, l'expression furieuse de Deborah disparut.

Même si le discours de Joanna n'était pas agréable à entendre, elle se rendait compte que son amie avait raison. Il n'en restait pas moins qu'elle se sentait très frustrée à l'idée de devoir renoncer à résoudre l'énigme que lui posaient les activités de la clinique. Car, intuitivement, elle savait qu'au mieux la Clinique Wingate se livrait à des recherches très contestables sur le plan de l'éthique et qu'au pire elle enfreignait la loi.

En tant que biologiste, Deborah connaissait les enjeux de la recherche biomédicale actuelle et elle n'ignorait pas que les centres de traitement de la stérilité comme la Clinique Wingate opéraient sans contrôle. Leurs clients, dans leur désespoir, demandaient souvent à essayer des procédures qui n'avaient pas été testées auparavant. Ils acceptaient de servir de cobayes et ne se préoccupaient pas des conséquences négatives qu'elles pouvaient avoir pour eux et pour la société, du moment qu'elles leur offraient la moindre chance d'avoir un enfant. Ils avaient aussi tendance à mettre leurs médecins sur un piédestal. Et par une sorte de vanité intellectuelle, ceux-ci se croyaient au-dessus de l'éthique, voire des lois.

Éxcuse-moi si je ne suis pas allée plus loin dans mes recherches sur le serveur, dit Joanna. Je regrette de ne pas avoir eu plus de cran, mais j'ai fait de mon mieux compte tenu des circonstances.

- Je sais, Joanna. ª Deborah se sentit coupable à son tour. Elle avait perturbé son amie, qui avait pourtant accompli un acte héroÔque à sa façon. En admettant qu'elle ait eu des connaissances en informatique, qui sait si elle-même aurait été capable de faire ce qu'avait fait Joanna ? Distraire Randy avait été ennuyeux, certes, mais ni stressant ni risqué.

´ Je reviens au problème de l'ordinateur à partir duquel nous allons accéder au dossier des donneuses, dit Joanna en avalant une bouchée de salade. Je préférerais bien s˚r faire la manipulation à la maison ce soir à partir de notre ordinateur.

On serait plus tranquilles. Malheureusement, cela poserait des problèmes.

- Lesquels ?

- S'ils s'aperçoivent à la clinique qu'on a téléchargé un fichier sécurisé, ils peuvent remonter jusqu'à nous par notre fournisseur d'accès à Internet.

- Mieux vaut ne pas prendre le risque, dit Deborah.

- Par ailleurs, si nous attendons, on peut craindre que Randy repère mon accès et l'élimine avant que nous ayons pu nous en servir. Bien s˚r, il faudrait qu'il ait une raison pour le faire, mais on ne sait jamais.

- Conclusion : mieux vaut accéder au fichier à partir d'ici.

- Je suis de ton avis, approuva Joanna. On fera ça un peu plus tard dans l'après-midi. Ensuite, on aura intérêt à ne pas moisir ici. Si Randy détecte le téléchargement et comprend qu'il a lieu dans le réseau, il va trouver le chemin et aboutir à la station de travail de Prudence Heatherly en deux temps trois mouvements.

- Effectivement, il vaudra mieux qu'on ait déjà filé. Pigé.

Bon, tu as fini de manger ? ª

Joanna considéra sa soupe et sa salade à demi consommées.

´ Tu es pressée ? interrogea-t-elle.

- Non, mais depuis que je suis arrivée ici, le chef de la sécurité ne m'a pas quittée des yeux, même quand j'étais avec mon nouveau copain Randy. ª

Joanna s'apprêtait à se retourner, mais Deborah la saisit par le poignet. Ńe regarde pas dans sa direction !

- Et pourquoi donc ?

- Je ne sais pas, Joanna. Ce type me donne la chair de poule. Je préfère faire comme si je n'avais rien remarqué. Je crois que c'est cette fichue robe qui me vaut ça. Finalement, je ne la supporte plus. Elle m'amusait au début, mais maintenant elle m'empoisonne la vie.

- Comment sais-tu qu'il s'agit du chef de la sécurité ?

- C'est une simple déduction, admit Deborah. quand on a été bloquées hier par les camions à l'entrée de la clinique, il a suffi qu'il arrive et qu'il dise au vigile en uniforme de les laisser passer pour que tout rentre dans l'ordre. quand on a avancé, il était à côté de Spencer Wingate. Tu te souviens de lui ?

- Pas vraiment, reconnut Joanna. Mon attention était plutôt attirée par Spencer, auquel je trouvais une ressemblance avec mon père, comme tu le sais. Une idée saugrenue, je le reconnais. ª

Deborah gloussa. Śaugrenue est le mot ! Bon, revenons à nos moutons. Avec tout ça, tu n'as presque rien mangé.

Termine ta soupe et ta salade. ª

Joanna posa sa serviette sur la table et se leva. ´J'ai fini.

Allons-y. ª

Kurt Hermann pénétrait rarement dans les locaux de la Clinique Wingate, sauf pour se rendre à la salle à manger. Il préférait demeurer dans la loge, sur le vaste terrain ou dans son appartement au village du personnel. En fait, il savait qu'il se passait à la clinique un certain nombre de choses qu'il désap-prouvait, mais sa formation militaire lui permettait de compartimenter ses pensées. S'il n'entrait pas dans la clinique, il ne voyait rien et c'était donc comme s'il ne savait rien.

Parfois, néanmoins, il avait un motif particulier pour pénétrer dans la clinique. Et Georgina Marks en était un. Il avait fait jouer ses contacts pour se renseigner sur elle à partir des informations portées sur son dossier de candidature et du numéro d'immatriculation de sa voiture. Et le peu qu'il avait appris l'intriguait. Il avait d'abord pensé l'approcher dans la salle à manger à l'heure du déjeuner, mais il avait changé

d'avis en la voyant arriver en compagnie du petit génie de l'informatique. Si elle avait jeté son dévolu sur ce jeune boutonneux, il ne voulait pas prendre le risque d'essuyer un refus de la part d'une fille comme elle.

Puis la situation avait brusquement changé. La copine de Georgina était arrivée et du coup l'informaticien avait été

sommairement congédié. Kurt voulait savoir pourquoi.

Íl n'est pas dans son bureau ? ª demanda Christine Parham, la chef de bureau.

Kurt dut se contrôler pour ne pas répondre de manière cinglante à une question aussi stupide. Il venait juste de dire à cette femme que Randy Porter n'était pas devant son écran.

´ Vous voulez que je le fasse appeler ? ª reprit Christine.

Kurt se borna à hocher affirmativement la tête. Moins il ouvrait la bouche, mieux c'était. Il avait une f‚cheuse tendance à dire aux gens le fond de sa pensée quand il était irrité

et Georgina Marks l'avait irrité.

Christine passa un coup de fil à l'accueil. Pendant qu'ils attendaient que Randy Porter se manifeste, elle demanda à

Kurt s'il y avait des problèmes d'ordinateur à la sécurité. Il fit signe que non et consulta sa montre. Il se donnait encore cinq minutes. Si l'informaticien ne rappelait pas d'ici là, il demanderait à ce que ce rat vienne à la loge. Kurt n'avait pas l'intention de s'absenter longtemps de son bureau. Il attendait des informations sur Georgina Marks et il tenait à être là pour prendre les appels.

´ Beau temps, n'est-ce pas ? ª dit Christine. Kurt ne répondit pas, mais elle n'eut pas à chercher un autre sujet de conversation, car son téléphone se mit à sonner. C'était Randy Porter. Il était en train de travailler sur l'un des ordinateurs de la comptabilité, expliqua-t-il, mais il allait venir tout de suite.

´ Dites-lui que je le retrouve à son bureau ª, lança Kurt avant que Christine n'ait raccroché. Elle transmit l'information à Randy.

Kurt se dirigea à grandes enjambées vers le petit bureau de l'administrateur du réseau. Il s'installa sur la chaise des visiteurs et contempla d'un úil méprisant les affiches de science-fiction qui ornaient les murs. Le joystick dissimulé derrière le moniteur n'échappa pas à son regard. Il se dit qu'un petit stage dans un camp d'entraînement de l'armée ne ferait pas de mal à ce jeune blanc-bec, comme à tous les jeunes, d'ailleurs.

´ Bonjour, monsieur Hermann ! ª lança Randy d'un ton léger, mais son insouciance n'était qu'apparente. Devant les figures de l'autorité, il éprouvait en fait la même crainte qu'un chien envers un maître imprévisible et cruel. ´ Vous avez des problèmes avec l'un des ordinateurs de la sécurité ? ª

Il se jeta sur son fauteuil à roulettes comme sur un skate-

board et dut se retenir au rebord de la table pour ne pas percuter le mur.

´ Les ordinateurs marchent parfaitement, dit Kurt. Je suis venu vous parler de la fille avec qui vous avez déjeuné.

- Georgina Marks ? ª

Comme avec Christine Parham, Kurt s'abstint de répondre pour garder son calme. Pourquoi fallait-il que les gens répondent toujours à ses questions par les mêmes questions ? C'était énervant au possible.

´ que voulez-vous savoir sur elle ? demanda Randy.

- C'est elle qui vous a abordé ? ª

Randy hocha la tête. ´ Disons que c'est elle qui a engagé

la conversation.

- Est-ce qu'elle vous a fait des propositions ?

- que voulez-vous dire par là ? ª

Kurt prit une profonde inspiration. C'était vraiment une épreuve de parler avec certains employés, particulièrement ce Randy Porter, avec son air de collégien.

Ést-ce qu'elle vous a proposé d'avoir des relations sexuelles avec elle moyennant une rémunération d'une quelconque nature ? ª expliqua-t-il.

Randy avait toujours pensé que le chef de la sécurité était un type bizarre, mais sa question battait tous les records. Il ne savait que répondre, d'autant plus que l'homme avait l'air furieux et tendu comme les cordes d'un violon.

´J'aimerais que vous répondiez à ma question, gronda Kurt.

- Pourquoi me proposerait-elle de coucher avec elle ? ª

parvint enfin à répondre Randy.

Kurt faillit exploser. Encore une question pour répondre à

sa question ! Cela lui rappelait désagréablement les séances avec le psychiatre qu'on l'avait obligé à voir avant de quitter l'armée. Il serra les dents et répéta lentement sa question.

Ńon ! ª lança Randy, puis, baissant la voix, il reprit plus calmement : Íl n'a pas été question de sexe entre nous. On a seulement parlé de jeux vidéo. Pourquoi aurait-elle mis le sexe sur le tapis ?

- Parce que c'est le commerce auquel se livre ce genre de femme.

- Mais c'est une biologiste !

- Elle s'habille bizarrement pour une biologiste, dit Kurt d'un ton moqueur. Est-ce que les autres biologistes ont cette allure ?ª A ce stade de son enquête, Kurt n'était d'ailleurs même pas certain que Georgina - si elle se prénommait vraiment Georgina - était une biologiste, mais il ne fit pas part de ses soupçons à l'administrateur du réseau. Il n'avait pas envie que Randy la mette au courant et éveille sa méfiance tant qu'il n'avait pas mené à terme ses investigations. Il était persuadé qu'elle était venue à la Clinique Wingate avec un but précis et, compte tenu de son allure, la prostitution était le motif le plus probable à ses yeux. Après tout, cela avait été sa première impression et elle avait apparemment réussi son coup avec Spencer Wingate le jour même o˘ elle l'avait rencontré à la grille d'entrée.

´ Moi, j'aime bien la façon dont elle est habillée, déclara Randy.

- «a ne m'étonne pas, lança Kurt. Mais dites-moi, pourquoi avez-vous quitté la table si brutalement, tout à l'heure ?

Est-ce parce qu'elle vous a proposé une passe ?

- Pas du tout ! protesta Randy. Je viens de vous dire qu'il n'a jamais été question de sexe entre nous. On a bavardé

gentiment, mais elle m'a demandé de la laisser avec son amie qui venait d'arriver. Elles avaient besoin d'être tranquilles pour parler. ª

Kurt dévisagea le maigrichon qu'il avait en face de lui. Il avait l'expérience des interrogatoires et il sentait instinctivement que Randy disait la vérité. Malheureusement, cela ne cadrait pas avec ce qu'il pensait de la nouvelle employée.

Cette fille devenait de plus en plus mystérieuse.

Íl y a quelque chose dont je voudrais vous parler ª, poursuivit Randy pour détourner la conversation de Georgina Marks. L'administrateur du réseau entreprit alors de raconter à Kurt l'étrange épisode de l'intrusion dans la salle du serveur et du lien avec la carte magnétique de Spencer Wingate.

Kurt digéra l'information tout en se demandant quelle attitude adopter. Depuis plusieurs années, il dépendait de Paul Saunders et non de Spencer Wingate. Et en bon militaire, il détestait les situations o˘ la hiérarchie n'était pas clairement établie.

´ Prévenez-moi si cela se reproduit, dit-il. De même, tenez-moi au courant si vous êtes de nouveau en rapport avec Georgina Marks, ou avec son amie. Et il va de soi que cette conversation doit rester entre nous. Je me fais bien comprendre ? ª

Randy se h‚ta de hocher affirmativement la tête.

Kurt se leva et quitta le bureau sans un mot de plus.

Deborah, l'esprit en ébullition, n'arrivait pas à se concentrer sur le microscope. Finalement, elle abandonna toute tentative pour travailler. Dans la mesure o˘ elle allait bientôt quitter la clinique, ainsi que Joanna, cela n'avait au fond aucune importance. Il y avait plus d'une heure qu'elle attendait en vain le coup de fil de son amie l'informant que sa voisine avait quitté son bureau. Visiblement, la Fouineuse était scotchée à son ordinateur.

Elle tambourina sur le plan de travail. La patience n'avait jamais été son fort et cette attente mettait ses nerfs à rude épreuve.

Ét puis zut ! ª lança-t-elle soudain à mi-voix. Elle repoussa son tabouret, attrapa son sac et se dirigea vers la porte. Elle était entrée trop longtemps dans le jeu de la para-

noÔa de Joanna vis-à-vis de sa voisine. quelle importance, après tout, si cette bonne femme fourrait son nez partout ?

Dès qu'elles auraient l'information, elles fileraient à toute vitesse. De plus, comme elle l'avait suggéré, Deborah pourrait toujours s'interposer entre la voisine et l'écran.

Evitant de regarder du côté des rares techniciennes de laboratoire dont elle avait fait la connaissance, Deborah emprunta de nouveau le couloir, comme si elle se rendait aux toilettes. quelques minutes plus tard, elle se glissait dans le petit bureau de Joanna. Son amie était en train de travailler consciencieusement.

Sans émettre un son, elle fit comprendre à Joanna qu'elle voulait savoir de quel côté se trouvait le bureau de Gale Overlook. Joanna pointa l'index vers la droite.

Deborah alla jeter un coup d'úil par-dessus la demi-cloison. Le minuscule bureau voisin était la copie conforme de celui de Joanna. Fait remarquable, il était vide.

Íl n'y a personne ! ª s'exclama-t-elle.

Joanna la rejoignit, une expression de stupéfaction sur le visage. ´ Je n'en reviens pas, dit-elle en examinant les lieux à

son tour. Elle était encore là il y a deux minutes.

- Impeccable. ª Deborah se frotta les mains. Ć'est le moment ou jamais de regarder ce qu'est devenue notre progéniture. Ensuite de quoi, on met les voiles. ª

Joanna s'avança dans l'allée et regarda à gauche et à droite.

Rassurée, elle alla s'asseoir devant son clavier, puis se retourna et jeta un coup d'úil à Deborah.

Ńe t'inquiète pas, dit Deborah. Cette fois, c'est la bonne. ª

Joanna s'activa et quelques instants plus tard, elle avait sur son écran la première page de la liste des donneuses d'ovules, classées par ordre alphabétique. Deborah Cochrane était parmi les premières.

Á toi l'honneur ! ª lança-t-elle.

Elle cliqua sur le nom de Deborah et le dossier apparut.

La première page comportait des renseignements sur l'identité de Deborah, son curriculum vitae et des informations d'ordre médical. Au bas, une mention en gras, soulignée, spécifiait que la donneuse avait insisté pour subir l'intervention sous anesthésie locorégionale.

Éh bien, ils ont vraiment insisté sur cette histoire d'anesthésie ! s'exclama Joanna.

- Tu as fini de lire ? demanda Deborah.

- Oui, passons aux choses sérieuses. ª

La page suivante était en fait la dernière du dossier. En haut, à côté de l'inscription Ńombre d'ovules ponction-nés ª, était marqué źéro ª.

´ qu'est-ce que c'est que cette histoire ? demanda Deborah. Ils ne m'auraient pris aucun ovule ?

- Ils t'ont pourtant dit le contraire. C'est vraiment bizarre. Allons voir mon dossier, maintenant. ª Joanna retourna à la liste alphabétique, parcourut les ´ M ª et cliqua sur le nom ´ Meissner ª. La première page du dossier comportait également des informations d'ordre général et médical, mais la lecture de la seconde les stupéfia. Cette fois, ce n'était pas zéro ovule, mais 378 qui avaient été prélevés.

´Je ne comprends pas, dit Joanna. On m'a dit qu'on m'avait pris cinq ou six ovocytes, pas des centaines.

- qu'y a-t-il d'inscrit après chaque ovule ? ª demanda Deborah. Les caractères étaient minuscules, illisibles à l'úil nu.

Joanna utilisa le zoom. Chaque ovule portait le nom d'une cliente, suivie de la date d'un transfert d'embryon, puis du nom de Paul Saunders et d'un résumé de l'issue du transfert.

Ápparemment, chaque ovule est allé à une receveuse différente, constata Deborah. «a aussi, c'est bizarre. J'aurais cru que chaque patiente recevait plusieurs ovules, si possible, pour augmenter les chances d'implantation.

- C'est ce que je pensais aussi. Je ne comprends rien.

Regarde, non seulement les ovules sont beaucoup trop nombreux, mais aucun transfert ne semble avoir réussi. ª Elle suivit du doigt sur l'écran la longue liste. A chaque fois, l'issue du transfert était soit un échec de l'implantation, soit la date d'une fausse couche.

Áttends ! dit Deborah. Celui-ci a réussi. ª Elle désigna du doigt l'ovule trente-sept. Une date de naissance était indiquée : 14 septembre 2000. Suivaient le nom, l'adresse et le numéro de téléphone de la mère, le sexe de l'enfant - un garçon - et l'indication qu'il était en bonne santé.

Óuf, au moins il y a eu un succès parmi tous ces échecs, soupira Joanna.

- Tiens, un autre ! Le quarante-huit. Date de naissance : 1er octobre 2000. Egalement un garçon, et en bonne santé.

- Bon, deux. ª Joanna et elle continuèrent à déchiffrer la liste. Sur les 378 ovules, seuls deux autres avaient donné

naissance à des bébés, le 220 et le 241, implantés en janvier de cette année. Il était précisé que les grossesses suivaient normalement leur cours.

Ćomment ont-ils pu implanter ces ovules aussi récemment ? interrogea Joanna.

- Ils les ont sans doute congelés. ª

Joanna s'appuya au dossier de sa chaise et regarda son amie. ´ Je ne m'attendais pas à ça. Sauf erreur, mes ovules ont eu un taux de réussite de un pour cent, à quelque chose près. Ce n'est pas terrible.

- Joanna, ils n'ont pas pu te prendre près de 400 ovules.

C'est pratiquement le nombre que tu fabriqueras au cours de ta vie ! Non, ils ont d˚ trafiquer les données, pour une raison qui m'échappe.

- Tu crois que c'est de l'invention ?

- Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement.

Comme nous le savons, il se passe de drôles de choses dans cette clinique. Donc, je ne suis pas du tout étonnée qu'ils aient falsifié des données. On a vu ça dans des institutions beaucoup plus importantes que cette clinique perdue dans la nature. Tu sais, maintenant que nous sommes face à ce mic-mac, je regrette encore plus de ne pouvoir accéder à leurs dossiers de recherche. ª

Joanna fit de nouveau courir ses doigts sur les touches du clavier.

´ que fais-tu ? demanda Deborah.

- J'imprime le dossier. Ensuite, on file avec. Ces résultats m'ont mis le moral à zéro.

- que devrais-je dire, avec mon zéro ovule ! Au moins, ils t'ont jugée digne d'être à l'origine de l'existence de plusieurs enfants. ª

Joanna jeta un coup d'úil à Deborah. Comme elle s'y attendait, son amie souriait. Elle devait reconnaître qu'elle avait le sens de l'humour, en toutes circonstances. Pour sa part, elle ne trouvait pas l'affaire drôle du tout.

Će qui m'étonne, dit Deborah, c'est que le donneur de sperme ne soit jamais mentionné face à chacun de tes ovules.

- Sans doute s'agit-il à chaque fois du mari de la receveuse. ª Joanna cliqua sur Ímprimer ª. ´ L'impression va prendre quelques minutes, vu la taille du dossier, reprit-elle.

Si tu as quelque chose à faire, profites-en, parce que dès que j'ai toutes les feuilles, je prends mes jambes à mon cou.

- Je n'attends que ça, moi aussi ª, répondit Deborah.

´ quelle journée ! ª gémit Randy. Il était content d'être débarrassé de Kurt Hermann, mais leur étrange conversation l'avait déstabilisé. Avec ses mouvements lents, ses phrases sèches et sa froideur, l'homme tenait du tigre en cage. Randy ressentait une vague nausée à l'évocation de leur entretien.

Il regagnait son bureau après avoir enfin terminé la réparation d'un des ordinateurs de la comptabilité qu'il avait interrompue au moment o˘ le chef de la sécurité l'avait fait demander. Il était bientôt quatorze heures et il avait h‚te de se retrouver devant son écran. Pour Randy Porter, il y avait pire que l'épisode Kurt Hermann : sa défaite devant Screamer. Celle-là, il ne l'avait pas digérée. Il ne pensait plus qu'à

prendre sa revanche.

Une fois dans son petit bureau, il utilisa sa méthode habituelle pour vérifier si Christine Parham était dans le sien.

Ravi, il découvrit qu'elle n'était pas là. A cette heure de l'après-midi, il y avait souvent des réunions entre les différents chefs de service et elle devait assister à l'une d'entre elles. Il pouvait donc monter un peu le son. Il s'assit devant son écran et prit son joystick derrière le moniteur, puis tapa son mot de passe pour débloquer son clavier. Aussitôt, le même message d'alerte qui lui avait valu de perdre la partie le matin même apparut en bas et à droite de l'écran. quelqu'un s'était à nouveau introduit dans la salle du serveur.

Maniant sa souris avec fureur, Randy découvrit que la porte avait été ouverte à 12 h 02 et qu'elle avait été refermée à 12 h 28. Autrement dit, la personne était restée vingt-six minutes à l'intérieur et cela l'ennuyait considérablement. En vingt-six minutes, on pouvait causer pas mal de problèmes.

quand il chercha à connaître l'identité de l'intrus, Randy découvrit que la porte avait été de nouveau ouverte avec la carte du Dr. Spencer Wingate. Surpris, il resta quelques instants à contempler l'écran. quelle attitude devait-il adopter ?

Il avait averti Kurt Hermann du premier incident, mais le chef de la sécurité n'avait guère paru impressionné. Néanmoins, il avait demandé à Randy de le prévenir si cela se reproduisait.

Randy décida de l'appeler après avoir essayé de découvrir si quelque chose avait été modifié dans le système. La première chose qui lui venait à l'esprit, c'est que l'on avait pu introduire des changements dans les niveaux d'utilisateurs.

En quelques clic de souris, il trouva la réponse dans l'Active Directory. Le Dr. Wingate avait ajouté le nom de Prudence Heatherly à la liste des personnes ayant accès au répertoire

´ Donneuses ª dans le disque du serveur.

Randy s'appuya au dossier de son fauteuil. Pourquoi donc le fondateur de la clinique avait-il eu besoin d'ajouter le nom de l'une de ses employées à un fichier sécurisé auquel il n'avait même pas accès lui-même ? Cela n'avait aucun sens. A moins que Prudence Heatherly ne travaille en sous-main pour lui.

Ć'est dément ! ª s'exclama Randy à mi-voix. Au fond, tout cela ne lui déplaisait pas. C'était un peu comme un jeu vidéo, même si Unreal Tournament était autrement plus excitant. Il devait tenter de découvrir la stratégie de l'adversaire.

Il réfléchit durant plusieurs minutes, mais ne découvrit aucune explication plausible à l'incident. Finalement, il décida de téléphoner à Kurt Hermann. Cela ne l'enchantait pas, mais ce serait moins pénible qu'une conversation en race-à-face. Il décida de se borner à rapporter les faits au chef de la sécurité, sans lui faire part de ses suppositions. Tout en composant le numéro du poste de Kurt, il nota machinalement l'heure sur l'ordinateur. Il était quatorze heures.

10 mai 2001

14 heures

Lorsqu'elle descendit les marches de la Clinique Wingate pour rejoindre le parking, Joanna eut l'impression désagréable d'être observée par quelqu'un, mais elle n'en laissa rien paraître. Comme la journée de travail à la clinique était loin d'être terminée, Deborah et elle avaient décidé de sortir séparément et de se retrouver au-dehors afin de ne pas attirer l'attention. Jusque-là, tout s'était apparemment bien passé.

Deborah l'attendait déjà dans la Malibu, car elle apercevait sa silhouette au volant et elle-même n'avait rencontré personne en sortant.

Joanna avait son sac en bandoulière et elle tenait à la main une épaisse enveloppe contenant le fichier des donneuses d'ovules qu'elle venait d'imprimer. Elle devait lutter contre une envie irrésistible de se mettre à courir. Elle avait à nouveau l'impression d'être une voleuse en fuite, mais cette fois elle avait vraiment dérobé quelque chose.

Elle parvint sans encombre à la voiture et ouvrit la portière du côté du passager.

´ Filons d'ici en vitesse ! lança-t-elle en s'installant sur le siège.

- Et c'est le moment que choisit cette bonne vieille voiture pour refuser de démarrer ! ª plaisanta Deborah en mettant le contact.

Joanna fit semblant de lui donner un petit coup de coude dans les côtes.

Ńe parle pas de malheur ! ª s'écria-t-elle, mais l'humour de son amie l'avait un peu détendue.

Deborah fit marche arrière et prit l'allée en courbe qui descendait vers la loge. Ón a réussi notre coup, même si le résultat est plutôt décevant, dit-elle.

- Attends qu'on soit sur la route pour crier victoire.

- Techniquement parlant, tu as raison. ª

Deborah ralentit et arrêta la voiture devant la grille. Celle-ci s'ouvrit après un bref intervalle de temps. quelques instants plus tard, la Malibu roulait sur la route. Joanna poussa un soupir de soulagement.

´ Tu étais si inquiète que ça ? interrogea Deborah.

- Je l'ai été toute la journée. Maintenant, ça va mieux. ª

Lorsque Deborah prit à droite dans Pierce Street et se dirigea vers le centre de Bookford, Joanna ouvrit l'enveloppe qu'elle tenait encore à la main et en sortit l'épaisse liasse.

Ún peu de lecture pour la route ? demanda Deborah.

- Figure-toi que j'ai eu une idée. Une bonne idée, je pense. ª Joanna se mit à feuilleter les pages en silence. Finalement, elle en sortit deux, sans pour autant déranger l'ordre de l'ensemble. Le tout lui prit plusieurs minutes.

´ Tu n'es pas obligée de me dire en quoi consiste ton idée ª, persifla Deborah.

Joanna se retint de sourire. Elle venait de se rendre compte qu'elle avait inconsciemment adopté la même attitude que son amie, qui la laissait toujours attendre la suite de son discours au moment le plus palpitant.

´ Voilà ! ª s'écria-t-elle en brandissant les deux feuilles.

Deborah quitta brièvement la route des yeux, le temps d'identifier les feuillets sur lesquels étaient mentionnés les détails concernant les deux bébés censément issus des ovo-

cytes de Joanna. ´Je vois, dit-elle. que comptes-tu en faire ? ª

Joanna posa soigneusement le reste de la liasse sur la banquette arrière. Ćes deux enfants, s'ils existent, ont aujourd'hui entre sept et huit mois, dit-elle. Nous avons le nom, l'adresse et le numéro de téléphone des parents. Je propose de leur rendre une petite visite.

- Tu plaisantes ! répondit Deborah, incrédule.

- Absolument pas. C'est toi-même qui as lancé l'idée que cette liste puisse être truquée. Vérifions. Il se trouve que l'une des deux adresses se situe ici, à Bookford. ª

Elles étaient arrivées en vue de la bibliothèque publique, au coin de Pierce Street et de Main Street. Deborah rangea la voiture au bord du trottoir. ´ Je suis désolée de te contredire, Joanna, dit-elle, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée d'aller voir ces gens. Un coup de fil, oui, une visite, non.

- On les appellera d'abord. Mais si les bébés existent, je veux les voir.

- Il n'a jamais été question de ça avant. Nous devions simplement vérifier si des enfants avaient résulté de notre don d'ovules. Ce n'est pas une démarche saine et je ne pense pas que les parents l'apprécient.

- Je n'ai pas l'intention de leur dire que je suis la donneuse, répliqua Joanna, si c'est ce qui t'inquiète.

- C'est pour toi que je m'inquiète, Joanna. Savoir qu'un enfant existe est une chose, aller le voir en est une autre. Cela ne peut que te faire souffrir.

- Au contraire, rétorqua Joanna, cela me réconfortera et me fera du bien.

- On dit ça de la première dose de drogue avant de devenir accro. Si ces enfants existent et que tu vas les voir, tu voudras les revoir et tout le monde en p‚tira. ª

Joanna ouvrit son sac et en sortit son téléphone portable.

´ Tu n'arriveras pas à m'en dissuader ª, déclara-t-elle.

Impuissante, Deborah la vit composer le numéro qu'elle avait sous les yeux, celui de M. et Mme Harold Sard. A l'autre bout du fil, la sonnerie retentit, signe que ce numéro était bien réel.

Állô, madame Sard ? demanda Joanna lorsqu'une voix répondit.

- Oui. qui est à l'appareil ?

- Bonjour. Je suis Prudence Heatherly, de la Clinique Wingate. Comment va notre petit bonhomme ?

- Jason ? Oh, c'est la grande forme. Figurez-vous qu'il commence déjà à marcher à quatre pattes. ª

Joanna fit une mimique expressive à l'intention de Deborah. Íl marche déjà à quatre pattes, c'est formidable ! s'exclama-t-elle. Voilà, madame Sard, je vous appelle parce que nous aimerions voir comment se porte aujourd'hui Jason.

Verriez-vous un inconvénient à ce que moi-même et une autre employée de la clinique vous rendions une petite visite ?

- Pas du tout, dit Mme Sard. C'est gr‚ce à votre clinique que l'on a eu cet enfant. On l'attendait depuis si longtemps, vous savez ! Jason est merveilleux, c'est une vraie bénédiction.

quand voulez-vous passer ?

- Dans une demi-heure, cela vous conviendrait-il ?

- Parfaitement. Jason vient de se réveiller de sa sieste. Il sera de bonne humeur. Vous avez l'adresse ?

- Oui, mais ce serait très aimable à vous de nous indiquer la route. ª

Après avoir obtenu les explications sur l'itinéraire à suivre, Joanna raccrocha. Elles n'eurent aucun mal à trouver la maison, qui se situait dans la première rue sur la gauche après la pharmacie. C'était un pavillon des années soixante, de plain-pied, qui aurait eu sérieusement besoin d'un coup de pein-ture et de réparations. Son aspect déglingué contrastait avec le portique de balançoire flambant neuf installé dans le jardin.

Deborah se gara dans l'allée, derrière un antique pick-up Ford. Úne balançoire pour un bébé aussi jeune ! s'exclama-t-elle. Je parie que le père a h‚te de jouer avec son fils.

- Mme Sard m'a dit qu'ils désiraient un enfant depuis bien longtemps.

- Au premier abord, ils n'ont pas l'air d'avoir les moyens nécessaires pour s'offrir les services de la Clinique Wingate. ª

Joanna hocha affirmativement la tête. Ón peut effectivement se demander o˘ ils ont trouvé l'argent. Mais les couples stériles font parfois de gros sacrifices pour payer les traitements.

- Ce qui les laisse relativement démunis pour élever l'enfant. Tu es s˚re que tu ne préfères pas renoncer ? Il est encore temps et, en ce qui me concerne, je crois que ce serait mieux.

Tu risques de repartir déprimée par ce qui t'attend à

l'intérieur.

- Je veux voir cet enfant. Crois-moi, je suis capable de gérer la situation. ª

Joanna ouvrit la portière et sortit de la voiture. Deborah l'imita et la suivit, ralentie par ses chaussures dont les talons se prenaient dans les nombreuses fissures du béton de l'allée.

Parvenue sous le porche, elle marqua une pause, l'index pointé vers la sonnette.

Ć'est bien décidé ?

- Appuie, bon sang ! ª gronda Joanna.

Deborah obéit. Les notes d'une sorte de mélodie étouffée se firent entendre. Au bout de quelques instants, la porte intérieure s'ouvrit. A travers la vitre sale de la porte extérieure, elles virent s'avancer une femme obèse, vêtue d'une blouse-tablier, tenant dans ses bras un bébé avec une touffe de cheveux noirs. Lorsqu'elle fut devant elles, une expression d'incrédulité se peignit sur le visage des deux amies. Deborah elle-même eut un mouvement de recul. Elle vacilla sur ses talons aiguilles et dut se retenir à la rampe pour ne pas tomber à la renverse.

Paul Saunders avait autre chose à faire que de rencontrer Kurt Hermann. Il avait d˚, entre autres, repousser l'autopsie des nouveau-nés de la truie qu'il avait programmée avec Greg Lynch, le vétérinaire. Mais sur les instances de Kurt, il avait finalement accepté, d'autant que le chef de la sécurité avait tenu à ce qu'ils se retrouvent à la loge, loin des oreilles indiscrètes. C'était signe qu'il y avait un problème quelque part, mais Paul n'était pas inquiet. Il avait confiance dans les capacités et la discrétion de Kurt, qu'il payait pour cela cher, et même très cher.

Tout en approchant de la loge, il se remémora la dernière fois o˘ il s'y était rendu. Il y avait de cela plus d'un an, au moment de l'accident d'anesthésie. L'aplomb et l'efficacité

avec lesquels Kurt avait géré la crise contribuaient largement à le rassurer.

Sur le seuil, il gratta la semelle de ses chaussures, qu'il avait crottées en traversant la pelouse encore boueuse après un hiver neigeux. Le chef de la sécurité l'attendait dans son bureau monacal. Paul s'assit en face de lui.

Ńous avons un gros problème de sécurité ª, annonça Kurt Hermann sur le ton calme qui le caractérisait. Les coudes posés sur son bureau, il pointa les deux index en direction du médecin.

´ Je vous écoute, dit Paul.

- Deux nouvelles employées ont pris leurs fonctions aujourd'hui, Georgina Marks et Prudence Heatherly. Je suppose que vous les avez interviewées, comme c'est l'usage.

- Bien s˚r. ª Paul se représenta immédiatement Georgina et son corps aux formes attirantes.

´ J'ai fait ma petite enquête. Elles nous ont trompées sur leur identité.

- Expliquez-vous, Hermann.

- Elles travaillent sous un faux nom, dit Kurt. Georgina Marks et Prudence Heatherly existaient bien dans la région de Boston, mais elles sont décédées récemment. ª

La gorge soudain sèche, Paul déglutit. Ón sait qui elles sont ?

- On connaît le nom de l'une d'elles, répondit Kurt.

Deborah Cochrane. La voiture qu'elles conduisent lui appar-tient. J'ignore encore le nom de l'autre, mais je le saurai bientôt. L'adresse qu'elles ont donnée est également bidon, mais nous avons la véritable adresse de Deborah Cochrane.

Je pense qu'elles habitent ensemble.

- Félicitations. Vous avez fait du bon travail en peu de temps.

- Ne vous réjouissez pas trop tôt, docteur Saunders. Il y a autre chose. ª

Paul s'agita. qui sait si le chef de la sécurité, avec son professionnalisme, n'avait pas découvert que lui-même avait invité à dîner la Georgina Marks en question et qu'il s'était pris une veste ?

´ Randy Porter s'est aperçu que la pseudo-Prudence Heatherly a réussi à télécharger et à imprimer l'un de vos fichiers sensibles. Celui nommé Donneuses.

- Nom d'un chien ! s'écria Paul. Comment est-ce possible ? Cette andouille d'informaticien m'avait juré que mes dossiers étaient en sécurité !

- Je ne suis pas un as de l'informatique, répondit Kurt.

Mais d'après Randy, elle a eu de l'aide de la part du Dr. Spencer Wingate, qu'elles ont séduit toutes les deux, si vous voulez mon avis. ª

Paul agrippa son siège à deux mains. Il savait que Spencer Wingate était furieux, mais cela dépassait les bornes. ´ quel genre d'aide ? interrogea-t-il.

- En ajoutant son nom à celui des utilisateurs du fichier.

J'ai d˚ arracher l'information à Randy Porter, mais c'est ce qu'il a dit. ª

Le sang monta au visage de Paul Saunders. ´ Bien, dit-il sèchement. Je vais parler à Spencer Wingate et tirer cette affaire au clair, mais j'aurai peut-être aussi besoin de votre aide. En attendant, je vous laisse vous occuper de ces deux filles et j'espère que vous serez aussi scrupuleux que lors de ce malheureux accident d'anesthésie, si vous voyez ce que je veux dire. ª Sa voix monta dans les aigus. ´ Pas question qu'elles sortent d'ici d'une manière ou d'une autre. Et je veux le fichier qui a été imprimé.

- Malheureusement, elles sont déjà parties, déclara Kurt d'un ton uni, malgré l'énervement croissant de Paul. Dès que je l'ai appris, j'ai essayé de mettre la main sur elles, mais elles ont vraisemblablement filé sitôt le fichier imprimé.

- Vous allez les retrouver et nous débarrasser d'elles, aboya Paul en brandissant un index menaçant en direction de Kurt. Je ne veux pas savoir comment vous vous y pren-drez, mais faites-le de manière que la Clinique Wingate ne soit pas impliquée. Nous devons maîtriser la situation !

- Cela va de soi, docteur Saunders, dit Kurt. J'ai déjà

réfléchi à la question et nous ne devrions pas rencontrer de difficultés. D'une part, nous avons leur adresse et nous savons donc o˘ les trouver. D'autre part, compte tenu qu'elles sont venues ici commettre un délit, elles ne l'ont certainement pas crié sur les toits. Enfin, l'une des deux au moins fait partie des donneuses, ce qui permet de penser qu'elle a récupéré le fichier pour un motif personnel et non pour le compte d'une quelconque organisation. Conclusion, même si nous nous trouvons devant une grave violation de notre système de sécurité, nous pouvons contrôler la situation à condition d'agir vite.

- Alors agissez vite ! hurla Paul. Je veux que tout soit réglé ce soir au plus tard. Ces deux filles peuvent nous poser un fichu problème.

- Je vais de ce pas à Boston. ª Kurt se leva. Il ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit ostensiblement un Glock automatique muni d'un silencieux. Il tenait à montrer au médecin qu'il prenait l'affaire au sérieux. Mais la réaction de Paul le désarçonna. Au lieu de faire comme s'il n'avait rien remarqué, celui-ci lui demanda s'il n'avait pas un autre revolver à lui prêter pour la soirée. Kurt accepta volontiers. Il espérait que Saunders se chargerait lui-même de régler le problème Spencer Wingate. Se retrouver avec deux commandants en chef potentiels qui se tiraient dans les pattes pouvait se révéler extrêmement inconfortable pour lui.

Joanna n'arrivait pas à se remettre du choc qu'elle avait reçu et Deborah lui paraissait être dans le même état.

Mme Sard les avait invitées à entrer dans son living-room, puis avait absolument tenu à leur offrir un café auquel Joanna, prudente, n'avait pas touché, compte tenu de la saleté qui régnait dans la pièce. Le canapé sur lequel elle s'était précautionneusement assise portait des traînées blanch‚tres, sans doute du vieux yaourt. Des jouets et des vêtements sales traînaient un peu partout. L'atmosphère était empuantie par l'odeur des couches souillées. Dans la cuisine, dont Joanna avait eu un aperçu en entrant, la vaisselle sale débordait de l'évier.

Depuis leur arrivée, Mme Sard ne cessait de parler du bébé, qui s'accrochait à elle. Elle était visiblement ravie de cette visite inattendue et donnait l'impression de manquer de compagnie.

´ Donc l'enfant se porte bien ? demanda Deborah, profitant d'un instant de répit dans le discours de leur interlocutrice.

- Très bien. Simplement, on nous a dit il y a quelque temps qu'il avait une légère surdité neurosensorielle. ª

Joanna n'avait aucune idée de ce que pouvait être une surdité neurosensorielle. Elle ouvrit la bouche pour la première fois depuis le début de la visite et posa la question.

Ć'est-à-dire qu'elle est causée par un problème au nerf auditifª, expliqua Deborah.

Joanna n'insista pas et se mit à contempler ses mains. Elles tremblaient. Elle parvint à les stabiliser en les posant l'une sur l'autre. Mais elle n'avait qu'une idée : quitter au plus vite cette maison.

´ Voyons, qu'est-ce que je pourrais vous dire d'autre au sujet de mon bout de chou ? ª demanda Mme Sard. Elle éloigna l'enfant de sa poitrine et le fit sauter sur ses genoux.

Joanna considéra Jason. L'enfant était mignon, comme tous les bébés. Dommage qu'il ait été aussi sale. Sa grenouil-lère était souillée, ses cheveux n'étaient pas lavés et il avait des céréales séchées sur la joue.

´Je crois que nous avons toutes les informations souhaitées, répondit Deborah en se levant, aussitôt imitée par Joanna.

- Vous ne voulez vraiment pas un peu plus de café ?

insista Mme Sard avec une note de désespoir dans la voix.

- Vous êtes très aimable, mais nous avons déjà abusé de votre hospitalité. ª

A regret, Mme Sard les raccompagna à la porte. Elle resta sous le porche, le bébé dans les bras, pendant qu'elles descendaient l'allée pour regagner leur voiture. Une fois derrière le volant, Deborah se retourna. Mme Sard prit la main de Jason et lui fit faire áu revoir ª.

Joanna, elle, évita de regarder l'enfant. ´ Partons d'ici ! dit-elle entre ses dents.

- Le temps de mettre le contact et c'est fait. ª

Elles se turent jusqu'à ce que la voiture roule sur la route, puis Joanna rompit le silence.

´ Je suis horrifiée ! s'exclama-t-elle.

- On le serait à moins.

- Le pire, c'est que cette femme semble ne se rendre compte de rien.

- C'est possible. Ou alors, elle a sans doute désiré si longtemps cet enfant qu'elle s'en moque. Certains couples stériles sont prêts à tout.

- Tu as compris tout de suite ? demanda Joanna.

- «a crève les yeux, non ? Du coup, j'ai manqué me casser la figure sous le porche.

- qu'est-ce qui t'a mise sur la piste ?

- Une impression d'ensemble, mais surtout la mèche blanche, répondit Deborah. C'est déjà quelque chose que l'on remarque, mais sur un bébé de sept mois, c'est encore plus spectaculaire. ª

Joanna frissonna comme si elle avait froid.

´ Tu as remarqué ses yeux ? demanda-t-elle.

- Bien s˚r. Ils m'ont rappelé ceux d'un husky que possédait mon oncle, à ceci près que le chien avait une différence de couleur entre eux plus marquée.

- Le pire, c'est que cet enfant, qui est probablement le premier clone humain, soit issu de l'un de mes ovules.

- Je te comprends, dit Deborah, mais pour moi, le pire est l'identité de celui qui a cloné et qui il a choisi de cloner.

Le monde n'a certainement pas besoin d'une copie de Paul Saunders. En se clonant, il montre qu'il est encore plus égocentrique, arrogant et imbu de lui-même que je le croyais, même s'il a une ridicule justification toute prête, du genre l'avancement de la science ou le bien de l'humanité.

- Au moins cet enfant n'a-t-il rien de moi ª, constata Joanna, incapable de considérer la question autrement que sous un angle personnel.

Deborah lui lança un regard bref. ´ Désolée de te contredire, Joanna, mais c'est sans doute faux. L'ovule fournit l'ADN mitochondrial. Le petit Jason a tes mitochondries.

- Je ne demanderai pas ce que sont les mitochondries.

Je refuse de croire que cet enfant ait quelque chose de moi.

- En tout cas, nous savons maintenant pourquoi tes ovocytes ont eu un taux de réussite aussi faible. C'est normal dans le cas du clonage par transfert de noyau. En revanche, il est plus élevé que le score réalisé par les scientifiques qui ont cloné la brebis Dolly. Ils ont d˚ réussir après plus de deux cents tentatives infructueuses. Toi, c'est quatre réussites sur moins de quatre cents.

- Si c'est une blague, elle n'est pas drôle, protesta Joanna.

- Je parle sérieusement. La Clinique Wingate doit utiliser une bonne technique, puisque leur taux de réussite est plus de deux fois supérieur.

- Je ne vais tout de même pas leur tresser des lauriers.

Toute cette histoire me donne la nausée. Je n'aurais pas d˚

aller chez cette femme.

- Je n'aurai pas la cruauté de te dire que je t'avais prévenue, ce ne serait pas digne de l'amie attentionnée que je suis ª, plaisanta Deborah.

Malgré sa détresse, Joanna sourit. Deborah avait le don de lui remonter le moral en toute circonstance.

Én revanche, j'ai une autre suggestion à te faire, poursuivit Deborah.

- L'amie attentionnée que tu es va m'en faire part sans attendre, n'est-ce pas ? ª

Ce fut au tour de Deborah de sourire. ´Je propose de nous rendre chez les parents de l'autre bébé pour voir si nos craintes sont justifiées. ª

Deborah conduisit en silence pendant que son amie médi-tait sa proposition.

´ Réfléchis, reprit-elle enfin. Le pire est passé, maintenant.

Nous avons déjà reçu le choc. En revanche, cette visite pourra nous aider à décider de la suite à donner à cette affaire. Car il faudra bien le faire. ª

Joanna approuva d'un hochement de tête. Deborah avait tout à fait raison. Jusque-là, toutes deux avaient soigneusement évité d'aborder le sujet. A qui pouvaient-elles en parler, si ce n'est aux médias, qui les impliqueraient sans aucun doute ? Or elles s'étaient illégalement procuré l'information.

Joanna n'avait pas besoin d'être diplômée en droit pour savoir qu'un élément obtenu en enfreignant la loi n'avait pas valeur de preuve. qui plus est, elle ignorait si, dans l'Etat du Massachusetts, une clinique privée avait ou non le droit de pratiquer le clonage humain. Elle se décida d'un coup.

Éntendu, dit-elle. Allons voir l'autre bébé. Mais si la situation est la même, n'entrons pas, s'il te plaît. ª Elle tendit la main vers le second feuillet et sortit son téléphone portable de son sac.

Les parents de l'enfant s'appelaient Webster et habitaient à plusieurs kilomètres de là, dans une petite ville située sur la route du retour, en allant sur Boston. Joanna composa le numéro. Elle laissa sonner plusieurs fois. Au moment o˘ elle allait couper, une femme répondit d'une voix essoufflée.

La conversation se déroula de manière identique à celle que Joanna avait eue avec Mme Sard. Mme Webster expliqua qu'elle finissait de donner son bain à Stuart lorsque le téléphone avait sonné. Elle non plus ne fit aucune difficulté pour inviter Joanna et Deborah à passer à son domicile, dont elle indiqua clairement le chemin.

´ Bon, au moins ce bébé sera-t-il propre ª, commenta Joanna en remettant le téléphone à sa place.

Une demi-heure plus tard, la voiture se garait dans l'allée d'une maison qui était l'antithèse de celle des Sard. C'était une belle demeure en briques, de style colonial, dotée de cheminées massives. Sur la pelouse, soigneusement entretenue, poussaient des magnolias et des cornouillers.

´ Le Dr. Saunders est éclectique dans le choix des parents de ses clones, commenta Deborah. Tout au moins si ce bébé

est un autre clone. ª

Elles s'avancèrent à pas comptés vers la porte d'entrée. Au fond d'elles-mêmes, elles auraient préféré ne pas avoir à

accomplir cette démarche.

Lorsque la porte s'ouvrit, en réponse au coup de sonnette de Joanna, elles surent aussitôt que l'enfant était un clone de Paul Saunders. Le petit Stuart était identique à Jason Sard, avec sa mèche de cheveux blancs, ses iris d'une couleur différente et son nez épaté.

Mme Webster était tout aussi aimable que Mme Sard, mais elle n'avait apparemment pas le même besoin de compagnie, et lorsque ses deux visiteuses refusèrent d'entrer elle n'insista pas outre mesure.

La conversation se déroula donc sur le seuil. Dans la mesure o˘ Joanna avait eu le temps de se remettre du choc initial, elle y participa d'autant plus volontiers que l'enfant était tenu propre dans un environnement agréable. Par curiosité, elle demanda s'il n'avait pas, par hasard, des troubles de l'audition. La réponse fut positive. Stuart avait visiblement le même problème de santé que le petit Sard.

Les deux jeunes femmes prirent congé de Mme Webster et reprirent la route en silence. Plusieurs minutes passèrent.

Chacune était plongée dans ses pensées moroses.

´Je ne voudrais pas insister, mais tu comprends maintenant pourquoi j'étais déçue en apprenant que nous ne pouvions pas avoir accès aux dossiers de recherche de la clinique, déclara enfin Deborah. Mon intuition me dit que leurs activités ne sont vraiment pas catholiques et que le clonage n'est que la partie émergée de l'iceberg. Le Dr. Saunders a de grandes ambitions, arrogant comme il est.

- C'est déjà mal de cloner des êtres humains.

- Ce n'est pas ce qui va les arrêter, à la clinique. Au contraire. Tu veux que je te dise ? Si l'histoire du clonage sort dans les médias, les couples stériles vont se bousculer devant leur porte. ª

Joanna hocha la tête d'un air navré. ´ J'ai fait ce que j'ai pu quand j'étais dans la salle du serveur.

- Je ne t'en veux pas, dit Deborah. Simplement, c'est frustrant. ª

Elles se turent de nouveau. Seul le ronronnement du moteur rompit le silence jusqu'à ce que les tours de Boston se profilent à l'horizon.

´ Minute ! s'exclama soudain Deborah, faisant sursauter Joanna. On a été tellement choquées par cette histoire de clonage qu'on en a oublié les ovules !

- De quoi parles-tu ?

- Du nombre d'ovocytes qu'ils sont censés t'avoir pris, ils n'ont pas pu en obtenir des centaines, c'est impossible.

Sauf si... ª Deborah s'interrompit. Elle fixa la route à travers le pare-brise, une expression horrifiée sur le visage.

Śauf si quoi ? ª questionna Joanna. Plus que jamais, la manie qu'avait Deborah de laisser ses phrases en suspens l'horripilait.

´ Regarde dans le dossier des donneuses si d'autres sont également censées avoir fourni des ovules par centaines ª, lui intima Deborah.

En maugréant, Joanna tendit le bras vers le siège arrière et ramena le lourd dossier, qu'elle déposa sur ses genoux. Elle le parcourut en commençant par le début et n'eut pas besoin d'aller très loin. Íl y en a des quantités, dit-elle. Et tiens-toi bien, il y a mieux ! Anna Alvarez aurait fourni quatre mille deux cent cinq ovules !

- Tu me fais marcher ! s'exclama Deborah.

- Pas du tout. Elle n'est pas la seule. Une Marta Arriga et une Maria Artiavia en auraient également donné plusieurs milliers.

- Ce sont des Hispaniques, on dirait.

- Je le pense aussi, approuva Joanna. Tiens, une autre.

Encore plus incroyable : Mercedes Avila, huit mille sept cent vingt et un ovules !

- Vérifie que tous ces ovocytes ont été implantés individuellement, comme les tiens. ª

Joanna consulta la page suivante du dossier de Mercedes Avila et suivit du doigt la colonne. Íl semble bien que oui.

- Dans ce cas, ils étaient destinés au clonage par transfert de noyau. Sont-ils tous suivis du nom du Dr. Saunders ?

- La plupart. quelques-uns sont suivis du nom du Dr. Sheila Donaldson.

- J'aurais d˚ m'en douter, dit Deborah. Ils sont de mèche. Dis-moi, peux-tu feuilleter le dossier et vérifier s'il y a beaucoup de noms d'origine hispanique ? Ou était-ce un hasard s'ils étaient groupés à la lettre A ? ª

Joanna fit ce qui lui était demandé. Cela lui prit plusieurs minutes. Óui, dit-elle enfin, il y en a pas mal et toutes sont indiquées comme ayant fourni des milliers d'ovules.

- Je me demande s'il s'agit de la filière nicaraguayenne, murmura Deborah avec un petit frisson.

- C'est-à-dire ?

- Eh bien, c'est dans les ovaires de l'embryon femelle que se trouve le nombre maximal d'ovules, expliqua Deborah. J'ai lu quelque part qu'à un certain stade de son développement, cet embryon en possède quelque chose comme sept à huit millions. A la naissance, ce nombre n'est plus que d'un million et il baisse à trois ou quatre cent mille à la puberté.

Des esprits tordus comme Paul Saunders peuvent considérer l'embryon femelle comme une mine d'or potentielle.

- Je n'aime pas du tout cette idée, déclara Joanna.

- Moi non plus, mais hélas elle tient la route. Ces Nicaraguayennes peuvent fort bien avoir accepté d'être implantées et d'avorter à vingt semaines, juste pour que Saunders dispose des ovules. ª

Révulsée, Joanna se força à regarder défiler le paysage pour ne pas se laisser submerger par le dégo˚t. L'hypothèse de Deborah était aussi horrible que le clonage, avec ce qu'elle impliquait de mépris de la vie humaine et du rôle de la femme. C'était terrifiant. Si elle avait su, elle n'aurait jamais répondu à l'annonce de la Clinique Wingate. En tant que donneuse, elle se sentait un peu complice de ce qui s'y passait. Elle parvint néanmoins à contrôler ses émotions et à

prêter attention à la suite de la démonstration de Deborah.

´ Le problème, poursuivait son amie, c'est qu'en admettant que les choses se passent ainsi, elles n'ont rien d'illégal. D'accord, si l'on savait qu'elles ont lieu dans une clinique de la stérilité, cela leur ferait une sacrée contre-publicité, mais on ne pourrait rien contre eux si les femmes sont consentantes.

- Mais on leur offre de l'argent et c'est une forme de coercition ! protesta Joanna. Ces femmes sont pauvres, elles viennent d'un pays en voie de développement.

- Calme-toi, Joanna. Nous sommes entre nous.

- Je n'ai pas envie de me calmer ! siffla Joanna. Et qu'est-ce que tu voulais me dire tout à l'heure à propos de mes ovules ? Comme d'habitude, tu m'as laissée en plan au milieu d'une idée.

- Excuse-moi. C'est la filière nicaraguayenne qui m'a fait dévier. Voilà, je pensais que la seule façon d'obtenir de toi autant d'ovules était de te prendre l'ovaire. ª

Joanna vacilla comme si Deborah l'avait violemment giflée. Elle secoua la tête et s'efforça de reprendre ses esprits.

D'une voix tremblante, elle demanda à Deborah de répéter sa phrase, pour être s˚re d'avoir bien compris.

Deborah quitta quelques instants la route des yeux pour dévisager son amie. Elle se rendait compte que Joanna était vraiment bouleversée. ´ Voyons, ne te mets pas dans cet état, dit-elle doucement. Je réfléchis simplement à voix haute.

- Dans quel état veux-tu que je sois alors que tu suggères qu'on m'a ôté un ovaire ? répondit Joanna d'un ton de nouveau uni.

- Si tu as une autre idée, elle est la bienvenue. Nous sommes bien obligées de faire appel à notre intelligence, faute d'avoir des éléments d'information. ª

Joanna essaya de réfléchir, mais ses connaissances en matière de technologie de la reproduction ne dépassaient pas le niveau des cours du lycée et des bavardages dans les vestiaires des filles. Son esprit tournait à vide.

´J'ai entendu dire que le maximum d'ovocytes obtenus par hyperstimulation ovarienne était de l'ordre de la vingtaine, reprit Deborah. Pour en récupérer des centaines, je ne vois que la culture de tissus ovariens.

- Parce qu'on peut mettre des tissus ovariens en culture ? ª

Deborah haussa les épaules. Á vrai dire, je l'ignore. Je fais de la biologie moléculaire, pas de la biologie cellulaire.

Mais je ne vois pas pourquoi cela serait impossible.

- Si l'on m'a ôté un ovaire, quelles conséquences cela aura-t-il pour moi ? ª interrogea Joanna.

Deborah plissa le front comme si elle réfléchissait profondément. ´ Voyons, dit-elle. Compte tenu que ta production ovarienne d'oestrogènes sera divisée par deux, ton niveau de testostérone surrénale va doubler. Autrement dit, tu vas perdre tes seins et tes cheveux et avoir de la barbe. ª

Joanna la regarda, les yeux agrandis par l'horreur.

´ Je plaisante, s'écria Deborah. C'était pour te faire rire.

- Franchement, j'ai du mal à apprécier cette forme d'humour.

- Bon. A vrai dire, je pense que cela n'aura guère d'effet, mis à part, peut-être, une légère baisse de la fertilité, dans la mesure o˘ un seul ovaire ovulera désormais. Et encore, je n'en suis pas s˚re. ª

Joanna ne semblait pas rassurée pour autant.

´ Tout de même, c'est affreux de savoir qu'on t'a prélevé

un ovaire, dit-elle. C'est comme un viol, en pire, je crois.

- Je suis de ton avis, dit Deborah.

- Pourquoi moi et pas toi ?

- Voilà une autre bonne question. Je crois que c'est à cause de mon refus d'avoir une anesthésie générale. Pour prélever un ovaire, pas question de se satisfaire d'une aiguille guidée par des ultrasons. Il faut au minimum une cúlioscopie. ª

Un moment, Joanna ferma les yeux. Elle regrettait d'avoir été aussi craintive vis-à-vis des actes médicaux lorsqu'elle avait fait ce don d'ovules. Si elle avait suivi le conseil de Deborah, il en aurait été autrement.

´ Je viens de penser à quelque chose ª, reprit Deborah.

Joanna se tut, fermement décidée à ne pas supplier son amie de satisfaire sa curiosité.

quelques instants passèrent. ´ Tu ne veux pas savoir à

quoi ? demanda Deborah sans quitter la route des yeux.

- J'écoute.

- Admettons qu'on t'ait pris un ovaire. Si nous sommes en mesure de le prouver, nous avons un recours légal. Techniquement, une ablation de ce genre sur une personne non consentante s'assimile à des coups et blessures, c'est-à-dire à

un crime.

- D'accord, mais comment faire la preuve ? On va m'ou-vrir pour se rendre compte de visu ? Merci bien ! ª

Deborah ne put s'empêcher de sourire en entendant le ton crispé de Joanna. ´ Rassure-toi, je ne pense pas que ce soit nécessaire, dit-elle. On doit pouvoir le voir sur l'échographie.

Je suggère que tu appelles Carlton. Tu lui racontes ce que tu veux, mais tu lui demandes de vérifier s'il te manque un ovaire.

- C'est toi qui me demandes d'appeler Carlton ? «a ne manque pas de sel !

- Bon sang, ce n'est pas comme si je te poussais à l'épouser, répliqua Deborah. Simplement, je suppose qu'en tant qu'interne il peut s'arranger pour te faire faire une échographie. ª

Joanna fit la moue. ´ Je suis rentrée depuis trois jours et je ne lui ai pas passé un seul coup de fil. Je me vois mal le faire pour lui demander un service.

- Voilà ta bonne éducation houstonienne qui refait surface ! grommela Deborah. Combien de fois dois-je te répéter que les femmes ont le droit de se servir des hommes de la même manière que les hommes nous utilisent ? Et là, tu ne vas pas l'utiliser pour le plaisir, mais pour une échographie.

quelle affaire, vraiment ! ª

Joanna essaya de s'imaginer à quoi pourrait bien ressembler sa conversation avec Carlton. Elle n'était pas aussi s˚re que Deborah qu'elle se déroulerait tellement simplement, mais d'un autre côté elle avait besoin de savoir si on lui avait ou non fait subir cette mutilation. En fait, plus elle y réfléchissait, plus elle avait envie de savoir.

´ Très bien, dit-elle finalement en fouillant dans son sac à

la recherche de son téléphone. Je l'appelle.

- Bravo. ª

10 mai 2001

18 h 30

On atteignait Louisburg Square, situé sur le versant de Beacon Hill, en montant Mount Vernon Street et en tournant à gauche. A vrai dire, c'était un long rectangle bordé

surtout de maisons de ville en briques à bow-windows, dont les fenêtres, dotées de volets, avaient plusieurs panneaux vitrés. Le centre du square était occupé par un carré de pelouse anémique protégé par une haute barrière en fonte sur lequel se penchaient des ormes ancestraux qui avaient survécu à la maladie. A chaque extrémité, quelques maigres buissons entouraient une statue patinée par les ans.

Kurt Hermann avait trouvé facilement son chemin, malgré

sa méconnaissance des rues de Boston et la profusion de voies à sens unique qui caractérisait Beacon Hill. Il eut beaucoup plus de mal à se garer. L'endroit portait discrètement la mention : PRIV…, STATIONNEMENT INTERDIT et on menaçait d'enlè-vement les voitures qui auraient l'audace de passer outre.

Kurt n'avait aucune envie de retrouver son véhicule à la four-rière. C'était une des camionnettes noires de la sécurité, sans mention apparente, dont l'arrière renfermait les divers objets dont il avait besoin. On pouvait aussi y faire tenir à l'aise des passagers involontaires.

Kurt n'avait pas de plan déterminé, si ce n'est la ferme intention de ramener les deux jeunes femmes à la Clinique Wingate. Il comptait les repérer d'abord, puis improviser.

Pour l'instant, il était encore en reconnaissance. C'était la troisième fois qu'il passait dans le square. La première fois, il avait localisé l'immeuble, qui était le premier en haut sur la droite. Il avait remarqué qu'il avait quatre étages. Le haut était mansardé et il y avait aussi un étage partiellement en sous-sol. Il ignorait en revanche s'il y avait encore un sous-sol en dessous. Il fallait monter cinq marches pour accéder à

la porte d'entrée. Il devait y avoir une autre porte à l'arrière, mais un mur de briques empêchait de voir le rez-de-chaussée à cet endroit.

A son deuxième passage, il avait noté le niveau d'activité.

Le square était le thé‚tre d'un certain nombre de travaux de rénovation, et les ouvriers et leurs camionnettes étaient assez nombreux. Plusieurs enfants entre quatre et douze ans y jouaient. Les nounous discutaient entre elles ou veillaient sur leurs protégés.

Au troisième passage, Kurt était bien décidé à se garer quelque part. La plupart des ouvriers du b‚timent avaient quitté les lieux, ce qui avait libéré des emplacements. Le meilleur se trouvait à l'extrémité de Mount Vernon Street. Sans se préoccuper de la mention ´ Privé ª - après tout, les camionnettes des ouvriers stationnaient bien et personne n'était venu les enlever -, il alla s'y garer. En tournant la tête vers la droite, il avait une vue imprenable sur le b‚timent qui l'intéressait.

Ce qui l'inquiétait, c'était qu'il n'avait pas vu la Chevrolet Malibu. Il avait mémorisé le numéro d'immatriculation dès le début de ses soupçons, et il ne risquait donc pas de la confondre avec un véhicule similaire. Il pensait tomber sur elle dans le square ou les rues environnantes, mais ce n'était pas le cas.

La montée d'adrénaline ne l'empêchait pas de garder son calme. Par expérience, il savait qu'il ne fallait jamais céder à

l'excitation lors de ce type de mission. On devait agir lentement, méthodiquement, pour éviter de commettre des erreurs. En même temps, il fallait être comme un serpent, prêt à frapper lorsque l'occasion se présenterait.

Kurt porta la main au creux de ses reins et ramena son Glock. Une fois encore, il vérifia le magasin, puis, satisfait, il remit l'arme dans son holster. Il vérifia ensuite que son co'u-teau était bien attaché à son mollet. La poche droite de son pantalon contenait plusieurs paires de gants en caoutchouc, la gauche une cagoule. Dans la poche droite de sa veste, il avait plusieurs outils de cambrioleur. Il s'était entraîné à les manipuler jusqu'à acquérir la plus grande dextérité. Dans la poche gauche, il avait rangé des seringues remplies d'un puissant tranquillisant.

Après avoir attendu une demi-heure dans la camionnette, Kurt décida que le moment était venu d'agir. Il ne se passait plus grand-chose dans le square, mais l'activité était suffisante pour qu'on ne le remarque pas. Il quitta son véhicule et le referma. Puis, après avoir discrètement jeté un dernier coup d'úil autour de lui, il se dirigea vers le numéro 1.

Les clefs de sa camionnette à la main, il monta les marches menant à la porte d'entrée. Faisant mine d'être un habitant de la maison qui aurait eu des problèmes avec son jeu de clefs, il s'affaira avec ses outils. Cela lui prit un peu plus longtemps que prévu, mais la serrure céda finalement devant ses efforts. Sans regarder derrière lui, Kurt poussa la porte et pénétra à l'intérieur.

Lorsqu'il referma la porte, les cris des enfants jouant dans le square s'estompèrent. Sans se presser, Kurt rangea ses outils et commença à monter les escaliers. Il avait vu sur le panneau de l'interphone que Deborah Cochrane et Joanna Meissner occupaient le troisième étage. Sans doute cette Joanna était-elle la fille qui se faisait passer pour Prudence Heatherly, mais il avait bien l'intention de s'en assurer.

Son excitation croissait au fur et à mesure qu'il montait les escaliers. Il adorait le genre de mission qu'il allait accomplir. Il imaginait Georgina Marks avec son abominable robe provocante. Il la voulait vivante et il la ramènerait dans sa villa du domaine de la clinique.

En arrivant au troisième étage, Kurt enfila une paire de gants, puis il saisit son Glock dans la main droite, sans pour autant ôter le revolver de son holster. Il s'apprêtait à frapper de la main gauche à la porte de l'appartement, lorsqu'il entendit la porte d'entrée de l'immeuble s'ouvrir au rez-de-chaussée. quelqu'un de moins expérimenté que lui aurait paniqué, mais Kurt Hermann s'approcha de la rampe et examina la cage d'escalier. Un homme montait lourdement les marches, visiblement fatigué après une journée de bureau.

Kurt ne voyait de lui que sa main posée sur la rampe.

Il se prépara à agir. Si l'individu dépassait le deuxième étage, il descendrait comme s'il gagnait le rez-de-chaussée.

Mais il n'eut pas besoin d'avoir recours à cette ruse.

L'homme s'arrêta au premier, mit une clef dans la serrure et disparut. L'immeuble retrouva son calme impressionnant.

Kurt se dirigea de nouveau vers la porte de l'appartement du troisième. Il frappa suffisamment fort pour que les occupantes l'entendent si elles étaient chez elles, mais assez discrètement pour ne pas alerter tout l'immeuble. Il attendit quelques instants, puis, comme personne ne répondait et qu'il n'entendait aucun bruit derrière la porte, il se remit au travail avec ses outils. Il ne fut pas surpris de découvrir que la porte de l'appartement était plus difficile à forcer que celle de la rue. Elle avait en effet une serrure et un verrou séparés.

La serrure ne lui posa aucun problème, mais il eut plus de mal avec le verrou. Dès que celui-ci céda, Kurt se glissa à

l'intérieur et referma la porte. Alors qu'il avait jusque-là opéré

avec une lenteur réfléchie, il explora l'appartement avec une rapidité fulgurante pour vérifier qu'il était bien vide. Pas question de laisser le temps à quelqu'un d'appeler les secours.

Il visita scrupuleusement toutes les pièces et chaque placard, regardant même sous les lits.

Une fois certain d'être seul dans l'appartement, il vérifia l'escalier de secours, situé sur l'arrière de l'immeuble, auquel on avait accès par la fenêtre de la chambre du fond. En retraversant la chambre, il aperçut la photo d'un jeune couple.

Malgré ses cheveux longs, la fille ressemblait suffisamment à

Prudence Heatherly pour qu'il soit assuré que Joanna Meissner et elle n'étaient qu'une seule et même personne.

Il gagna le living-room et examina le bureau, à la recherche de documents en relation avec la Clinique Wingate. Il n'en découvrit aucun, mais trouva des papiers portant le nom qu'elles utilisaient. Il les empocha, à toutes fins utiles.

En poursuivant son exploration, Kurt tomba sur une photo de Georgina dans l'autre chambre. Il préférait l'appeler ainsi plutôt que Deborah. Elle fixait l'objectif, le bras passé

autour d'une dame plus ‚gée, sans doute sa mère. Avec ses cheveux sombres et sa tenue pudique, elle était très différente.

Visiblement, sa transformation en créature provocante était l'úuvre du démon.

Il reposa la photo et ouvrit le tiroir supérieur du secrétaire.

A l'intérieur, il trouva des sous-vêtements en dentelle dont le toucher soyeux l'excita, malgré ses gants en caoutchouc.

Il explora ensuite la cuisine, espérant trouver une bière au frais. Mais il n'y avait aucune boisson de ce genre dans le frigidaire et ce détail l'irrita.

Pour finir, il revint dans le living-room et s'assit sur le canapé, après avoir sorti le Glock de son holster et l'avoir déposé sur le sol. Il consulta sa montre. Sept heures passées.

Il se demanda combien de temps encore il devrait attendre le retour de Georgina et de Prudence.

Ón appelle ça le syndrome de Waardenburg ª, dit Carlton. Il hocha la tête, comme pour se féliciter de son diagnostic, et s'appuya au dossier de sa chaise. Il était assis avec Deborah et Joanna devant une table en formica de la cafétéria, au sous-sol du Massachusetts General Hospital, o˘

il les avait invitées à grignoter quelque chose, puisque aucun d'entre eux n'avait dîné. Carlton les avait prévenues qu'il était de garde cette nuit et qu'on pouvait l'appeler à tout moment pour une urgence.

´ Tu peux expliquer ce qu'est ce syndrome de Waardenburg ? ª demanda impatiemment Joanna. La réponse de Carlton signifiait qu'il n'avait pas vraiment écouté ce qu'elle disait. Elle venait en effet de lui décrire le choc qu'elles avaient reçu en découvrant les deux enfants clonés.

´ Le syndrome de Waardenburg est une anomalie du développement. Elle se caractérise par une mèche blanche, une surdité neurosensorielle, un élargissement du coin interne de l'úil, un iris hétérochrome et un hypertélorisme. ª

Joanna regarda Deborah, qui haussa les sourcils en retour.

Elles avaient l'impression d'être sur une autre planète.

Ćarlton, par pitié, nous ne sommes pas dans un amphithé‚tre de CHU et nous ne te faisons pas passer un examen !

dit Joanna en s'efforçant de faire preuve de patience. Tu n'as donc pas besoin de nous accabler sous les détails techniques.

L'arbre ne doit pas cacher la forêt.

- Je pensais que vous vouliez savoir ce dont souffrait le médecin dont vous m'avez parlé. Ce syndrome est une maladie héréditaire qui se manifeste entre autres par une migration de cellules auditives de l'arc neural. Pas étonnant que les enfants que vous avez vus en soient atteints. Sa progéniture naturelle présenterait aussi ce syndrome.

- Tu veux dire que les enfants que nous t'avons décrits ne sont pas des clones ?

- Pas du tout, répondit Carlton. Ce sont probablement des clones. Avec le brassage génétique qui se produit généralement dans un ovule fertilisé par voie normale, il existe une variation de la pénétration, y compris pour les gènes domi-nants. Les enfants ne seraient pas absolument identiques. Il y aurait une variation significative des mêmes caractéristiques.

- Tu as vraiment décidé d'être abscons ? demanda Joanna.

- Non, j'essaie simplement d'être utile. ª

Joanna intervint à son tour : ´ Mais d'après toi, ces bébés sont bien des clones ?

- Selon la description que vous en faites, oui, admit Carlton.

- Et ça ne te choque pas ? questionna Joanna. Il n'est pas question ici de drosophiles ou de brebis, mais d'êtres humains.

- Pour être franc, je ne suis pas vraiment surpris. ª

Carlton se pencha en avant. Ć'était une simple question de temps. J'ai toujours pensé que le clonage d'êtres humains viendrait après le clonage de la brebis Dolly et qu'il se pro-duirait dans le cadre d'une clinique de la stérilité privée.

Depuis Dolly, certains esprits indépendants, parmi les spécialistes de la stérilité, menacent de le faire.

- Ta réaction m'étonne ª, déclara Joanna.

Carlton allait répondre lorsque son pager se déclencha. Il déchiffra le message sur l'écran, puis se leva. Éxcusez-moi, je dois passer un coup de fil. Je reviens. ª

Il se faufila entre les tables vides et s'approcha de l'un des téléphones muraux.

´ Ta citation de l'arbre qui ne doit pas cacher la forêt me paraît très à propos, Joanna ª, commenta Deborah tout en le suivant des yeux.

Joanna hocha affirmativement la tête. Íl dit lui-même qu'il se sent très isolé ici. Evidemment, avec l'esprit encombré

de trucs comme le syndrome de Waardenburg, il a du mal à

s'intéresser à ce qui se passe dans le monde et à se préoccuper d'éthique. Pour lui, cette histoire de clonage est en quelque sorte logique.

- C'est tout juste s'il a cillé quand on lui a parlé des Nicaraguayennes. Et il n'a pas réagi beaucoup plus quand on lui a raconté ce qui t'est arrivé. ª

Joanna ne pouvait hélas qu'approuver. Carlton n'avait pas manifesté une émotion particulière en écoutant sa mésaven-ture. A leur arrivée, Joanna avait veillé à s'excuser de n'avoir pas donné signe de vie durant les trois jours suivant son retour à Boston. Il s'était montré très compréhensif et elle s'était sentie gênée de devoir lui demander un service, mais son sentiment de culpabilité avait disparu devant l'absence de sympathie de son ex vis-à-vis de ses craintes.

D'un commun accord, les deux jeunes femmes avaient décidé de ne rien cacher à Carlton de leurs rapports avec la Clinique Wingate à partir de leur don d'ovules. Il avait écouté en silence jusqu'au moment o˘ elles avaient raconté

comment elles s'étaient fait engager sous une fausse identité

et en modifiant leur apparence physique.

Áttendez ! ª avait-il lancé. Puis, se tournant vers Deborah : Ć'est pour cette raison que tu t'es décoloré les cheveux et que tu portes cette robe incroyable ?

- J'ai cru que tu n'avais rien remarqué, avait répondu Deborah, suscitant l'hilarité de Carlton. que penses-tu de mon déguisement ?

- quel déguisement ? ª avait répliqué Carlton, à la consternation de Joanna.

En fait, c'était surtout le nombre incroyable des ovules en jeu qui avait suscité l'intérêt de Carlton. Son explication rejoignait celle de Deborah. Pour lui, la Clinique Wingate avait sans doute réussi à mettre au point une technique de culture de tissu ovarien et de maturation d'ovules très imma-tures. A ses yeux, il s'agissait d'un pas en avant terriblement excitant.

Lorsque Joanna avait expliqué qu'elle était venue lui demander de l'aider à passer une échographie pour savoir si on lui avait ôté un ovaire, il s'était montré coopératif et avait donné quelques coups de fil. En revanche, il n'avait manifesté

aucune émotion particulière, au grand étonnement de ses interlocutrices.

´ Je ne veux pas avoir l'air de prêcher pour ma paroisse, mais je me félicite de plus en plus de ne pas te savoir fiancée à ce garçon, déclara Deborah en observant Carlton qui terminait sa conversation et raccrochait le téléphone.