Prologue

6 avril 1999

´ «a va ? ª demanda le Dr. Paul Saunders à Kristin Overmeyer. La patiente était allongée sur la table d'opération vétuste, simplement revêtue d'une chemise de malade ouverte dans le dos.

´ «a va ª, répondit la jeune femme, mais c'était loin de la vérité. Elle se sentait généralement mal à l'aise dans les cli-

niques et dans les hôpitaux, et le vieil amphithé‚tre chirurgical o˘ elle se trouvait, à mille lieues d'une installation moderne fonctionnelle et stérile, accentuait encore son anxiété. Les murs étaient recouverts de carreaux fissurés d'un vert bilieux, dont les joints étaient souillés ici et là de traînées sombres, sans doute d'anciennes traces de sang. L'ensemble évoquait plus le décor d'un film d'horreur situé au XIXe siècle qu'une salle d'opération en service. La lampe scialytique éclairait violemment la table d'opération, laissant dans l'ombre les rangées de sièges de l'amphi, heureusement inoccupés.

Le Dr. Sheila Donaldson intervint à son tour. ´ Votre :

"«a va" n'est pas très convaincant ª, dit-elle à Kristin. Elle se tenait de l'autre côté de la table d'opération, face au Dr. Paul Saunders. Ses yeux seuls souriaient, car le reste de son visage était dissimulé par son masque et sa coiffe chirurgicaux.

Íl me tarde que ce soit fini ª, reconnut Kristin. En ce moment même, elle regrettait de s'être portée volontaire pour le don d'ovule. Bien s˚r, gr‚ce à cet argent, elle bénéficierait d'une aisance financière rare chez les autres étudiantes d'Har-vard, mais elle y attachait brusquement moins d'importance.

Elle se consola en songeant qu'elle allait bientôt être endormie. L'intervention mineure qu'elle allait subir serait indo-lore. quand on lui avait demandé si elle préférait une anesthésie générale ou une anesthésie locorégionale, elle avait choisi la première sans hésitation. Pas question d'être consciente au moment o˘ on lui enfoncerait une canule d'as-piration dans le ventre.

Le Dr. Saunders se tourna vers l'anesthésiste, le Dr. Cari Smith. Ávec un peu de chance, on va pouvoir terminer aujourd'hui ª, dit-il sur un ton sarcastique. Sa journée était très chargée et il n'avait pas prévu plus de quarante minutes pour cette intervention. C'était largement suffisant à ses yeux, compte tenu de son expérience de l'acte et de son habi-leté technique. Seul Cari le retardait. Paul Saunders ne pouvait débuter l'intervention tant que la patiente n'était pas endormie.

Cari Smith ne réagit pas. Il avait l'habitude : Paul était toujours pressé. Il se concentra sur sa t‚che et finit de placer la tête du stéthoscope cardiologique sur le torse de Kristin Overmeyer. Il avait déjà posé la perfusion, attaché les c‚bles de l'électroencéphalographe et mis en place l'oxymètre de pouls et le manchon du tensiomètre. Satisfait des sons qui lui parvenaient dans l'embout, il rapprocha la machine d'anesthésie de la tête de la patiente. Tout était prêt.

´ Bon, mademoiselle Overmeyer, dit l'anesthésiste d'un ton rassurant, comme je vous l'ai expliqué, je vais vous donner un peu de "lait d'amnésie". Vous êtes prête ?

- Oui ª, dit Kristin. Pour elle, le plus tôt serait le mieux.

´ Vous allez faire un bon petit somme et quand vous entendrez de nouveau ma voix, vous serez en salle de réveil. ª

Le Dr. Smith tenait toujours ce discours avant de débuter l'anesthésie et, de fait, tout se déroulait généralement ainsi.

Cette fois, pourtant, les événements allaient prendre une autre tournure. Sans se douter de l'imminence de la catastrophe, il tendit la main vers le tube de la perfusion o˘ il tenait la substance anesthésique prête et, d'un geste s˚r, il administra à la patiente la quantité qu'il avait prédéterminée en fonction de son poids, mais dans la limite inférieure de la dose recommandée. A la Clinique de la Stérilité Wingate, la règle était de réduire cette dose au minimum pour les patientes externes afin qu'elles puissent sortir le jour même, car le nombre de lits était limité.

Tandis que la dose d'induction de propofol pénétrait dans le corps de Kristin, Cari vérifia consciencieusement que tout allait bien au moyen de ses appareils de monitorage. Apparemment, c'était le cas.

Sous son masque, Sheila Donaldson souriait, comme chaque fois qu'elle entendait Cari qualifier le propofol, l'anesthésique qui se présentait sous la forme d'un liquide blanc, de ´ lait d'amnésie ª. Elle trouvait la formule amusante.

Ón peut commencer ? ª demanda Paul en se balançant d'un pied sur l'autre. Il savait fort bien que c'était trop tôt, mais il tenait à manifester son impatience et son désagrément. On aurait d˚ attendre que tout soit prêt avant de le faire venir. Son temps était trop précieux pour qu'il reste les bras ballants, pendant que Cari faisait joujou avec ses appareils.

Continuant à ignorer la mauvaise humeur de Paul Saunders, Cari Smith vérifia si la patiente était suffisamment inconsciente, puis, satisfait, il injecta le mivacurium, le relaxant musculaire qui avait sa préférence, car il permettait un réveil rapide. Une fois que la substance eut fait son effet, il intuba Kristin d'un geste habile afin de contrôler ses voies respiratoires. Puis il s'assit, attacha la machine d'anesthésie et fit signe à Paul que tout était en ordre.

Íl était temps ª, grommela Paul Saunders tout en recouvrant rapidement Kristin du champ opératoire avec l'aide de Sheila. La patiente était maintenant prête pour la cúlioscopie qui permettrait d'atteindre son ovaire droit.

Cari finit de rédiger ses notes dans le dossier d'anesthésie.

Son rôle se bornait désormais à surveiller ses écrans et à maintenir l'anesthésie par la perfusion en continu de propofol.

Paul se mit rapidement au travail, tandis que Sheila antici-pait chacun de ses gestes. Les autres membres de l'équipe, Constance Bartolo, l'instrumentiste, et Marjorie Hickam, la circulante, agissaient avec la même régularité de métronome.

Un silence total régnait dans la salle.

L'intervention consistait d'abord à introduire le trocart de l'insufflateur et à remplir de gaz la cavité abdominale de la patiente, afin de pouvoir ensuite pratiquer la cúlioscopie.

Pour faciliter la t‚che au chirugien, Sheila saisit avec deux pinces un peu de peau le long du nombril de Kristin et tira sur la paroi abdominale rel‚chée. Pendant ce temps, Paul pratiquait une petite incision au niveau de l'ombilic et y introduisait l'aiguille de Veress d'un geste s˚r. Par deux fois, on entendit un petit bruit mat au moment o˘ l'instrument, d'une trentaine de centimètres de long, pénétrait dans la cavité abdominale. Tout en maintenant fermement l'aiguille, Paul activa l'insufflateur. Aussitôt, le gaz carbonique remplit la cavité abdominale de Kristin à la vitesse d'un litre par minute.

Le drame eut lieu pendant qu'ils attendaient que la quantité nécessaire de gaz ait été insufflée. Cari, le regard rivé

sur ses écrans de contrôle respiratoires et cardiovasculaires, observait les signaux indicateurs de l'accroissement de la dis-tension gazeuse. Il ne remarqua pas chez Kristin deux détails apparemment anodins, un léger battement des paupières et une petite flexion de la jambe gauche, révélateurs d'une baisse du niveau d'anesthésie chez la patiente. quoique encore inconsciente, elle était près de se réveiller et la pression abdominale de plus en plus forte ne faisait qu'accentuer le processus.

Soudain, Kristin gémit et se redressa. Elle n'eut pas le temps de s'asseoir complètement sur la table d'opération, car dans un geste réflexe, Cari l'avait prise aux épaules et la for-

çait à se recoucher. Mais il était trop tard. En se relevant, la jeune femme avait fait s'enfoncer plus profondément dans son ventre l'aiguille que manipulait le Dr. Saunders et celle-ci venait de perforer une grosse veine intra-abdominale.

Avant que le chirurgien n'ait eu le temps d'arrêter l'insufflateur, une bulle de gaz s'était introduite dans le système vasculaire de Kristin.

Śeigneur ! ª s'écria Cari en entendant résonner dans l'embout le murmure caractéristique, semblable au bruit du tambour d'une machine à laver, indiquant que le gaz avait atteint le cúur de la patiente. Ón a une embolie gazeuse, hurla-t-il. Mettez-la sur le côté gauche ! ª

En catastrophe, Paul retira l'aiguille ensanglantée. Elle alla heurter le sol carrelé tandis qu'il aidait Cari à retourner Kristin sur le côté, dans un vain effort pour isoler le gaz dans la partie droite du cúur. Il s'appuya ensuite sur elle pour la maintenir dans cette position.

L'anesthésiste s'apprêta à insérer un cathéter dans la veine jugulaire de Kristin qui, bien qu'encore inconsciente, se débattait pour tenter de se débarrasser du poids qui pesait sur elle. C'était comme s'il avait d˚ viser une cible en mouvement. Il pensa un instant augmenter la dose de propofol ou lui donner un peu plus de mivacurium, mais il n'en avait pas le temps. quand il parvint enfin à introduire le cathéter et à aspirer, il ne ramena qu'une écume sanglante. Il réitéra l'opération, avec le même résultat. Consterné, il hocha la tête.

Au même instant, Kristin se raidit et fut prise de convulsions, en proie à une violente crise d'épilepsie.

L'estomac noué, Cari affronta cette nouvelle difficulté. Il savait parfaitement que le métier d'anesthésiste consistait en une routine répétitive traversée de temps à autre d'épisodes terrifiants. Et il était face à l'un d'eux : une complication majeure avec une patiente jeune, en parfaite santé, dont l'intervention n'avait aucun caractère nécessaire.

Paul et Sheila avaient reculé, leurs mains gantées croisées sur leur poitrine protégée par la blouse chirurgicale. Tout comme les deux infirmières, ils observaient Cari qui s'effor-

çait de mettre fin à la crise de Kristin. Lorsque enfin la patiente fut de nouveau allongée sur le dos, immobile, personne n'ouvrit la bouche. La salle d'opération était silencieuse, mis à part le son étouffé d'une radio passant sous la porte de la salle de stérilisation et le bruit de la machine d'anesthésie qui respirait à la place de la patiente.

Álors, quel est le verdict ? ª demanda enfin Paul Saunders. L'écho de sa voix, exempte de toute trace d'émotion, résonnait entre les murs carrelés.

Cari souffla profondément, comme un ballon qui se dégonfle. Il se força à soulever les paupières de Kristin avec l'index. Les deux pupilles, très dilatées, ne réagirent pas à la vive lumière du scialytique. Il prit sa lampe-stylo et braqua le faisceau dans les yeux de la patiente. Aucune réaction non plus.

´ Mauvais, j'en ai peur ª, croassa-t-il, la gorge sèche. Il ne s'était jamais trouvé face à ce genre de complication.

Ć'est-à-dire ? ª demanda Paul Saunders.

Cari déglutit. Ć'est-à-dire que d'après moi, il n'y a plus rien à faire. Elle ne respire même plus par elle-même. ª

Paul hocha lentement la tête. Il digérait l'information. Puis il ôta ses gants, les jeta à terre, défit son masque et le laissa pendre sur sa poitrine. ´ Tu devrais poursuivre l'intervention, déclara-t-il en se tournant vers Sheila. Au moins tu pourrais t'exercer. Fais les deux côtés.

- Tu crois ? demanda Sheila.

- A quoi bon gaspiller ?

- que vas-tu faire ?

- Je vais voir Kurt Hermann et avoir une petite conversation avec lui. ª Paul défit sa blouse et l'ôta. Śi navrant que soit cet incident, on ne peut pas dire qu'il nous prenne au dépourvu. Nous avons prévu ce genre de catastrophe.

- Tu vas en informer Spencer Wingate ? ª interrogea Sheila. Le Dr. Wingate était le fondateur de la clinique et son directeur en titre.

´ Pour le moment, je préfère attendre la suite des événe-

ments. Par quel moyen Kristin Overmeyer est-elle arrivée à

la clinique aujourd'hui ?

- Elle est venue avec sa propre voiture, qui est garée sur le parking, répondit Sheila.

- Seule ?

- Non. Elle a suivi notre conseil et était accompagnée d'une amie, qui attend dans la salle d'attente principale. Elle s'appelle Rebecca Corey. ª

Avant de se diriger vers la porte, Paul lança un regard noir à l'anesthésiste.

´ Je suis désolé ª, dit Cari.

Paul envisagea de lui dire le fond de sa pensée, mais il se ravisa. Il tenait à garder la tête froide, et s'il se lançait maintenant dans une discussion avec Cari, il allait sortir de ses gonds. Il était déjà suffisamment énervé d'avoir d˚ attendre à cause de lui.

Sans même ôter sa tenue stérile, Paul attrapa une longue blouse blanche dans la pièce qui servait de vestiaire aux médecins et l'enfila tout en dévalant l'escalier métallique. Au rez-de-chaussée, il se retrouva sur la pelouse. Le printemps était dans l'air, mais en ce début d'avril les matinées étaient encore très fraîches en Nouvelle-Angleterre. Resserrant sa blouse autour de lui pour se protéger du vent, Paul se h‚ta vers la loge de garde à l'entrée de la clinique. Le chef de la sécurité, assis à son vieux bureau de bois, était penché sur le planning de son service pour le mois de mai.

Si Kurt Hermann fut surpris de l'arrivée soudaine de l'homme qui était à la tête de la Clinique Wingate, il n'en montra rien. Il se borna à lever les yeux vers lui, tout en haussant légèrement le sourcil droit.

Paul empoigna l'une des chaises qui meublaient le bureau Spartiate et s'assit face à lui.

Ón a un problème, déclara-t-il.

- J'écoute, docteur Saunders, dit Kurt en s'appuyant au dossier de sa chaise, qui gémit sous son poids.

- Une grave complication pendant une anesthésie.

Fatale, pour tout dire.

- O˘ est la patiente ?

- Elle est encore en salle d'op, mais pas pour longtemps.

- Son nom ? demanda Kurt Hermann.

- Kristin Overmeyer. ª

Kurt nota le nom. Élle est venue seule ?

- Non. Elle est arrivée en voiture avec une amie. D'après le Dr. Donaldson, cette jeune femme, Rebecca Corey, attend dans la salle d'attente principale.

- Marque de la voiture ?

- Aucune idée ª, reconnut Paul.

Les yeux bleu acier de Kurt Hermann se plantèrent dans les siens.

Ón trouvera, affirma le chef de la sécurité.

- C'est pour ça qu'on vous paie. A vous de régler cette affaire. Moi, je ne veux rien savoir.

- Pas de problème ª, dit Kurt en reposant son stylo comme s'il avait peur de le casser.

Les deux hommes restèrent quelques instants face à face, puis Paul se leva, ouvrit la porte et sortit dans le vent froid.

5 octobre 1999

23 h 15

´ Résumons ª, dit Joanna Meissner à Carlton Williams.

Tous deux étaient assis dans l'obscurité à l'intérieur de la jeep Cherokee de Carlton, garée sur un emplacement de stationnement interdit non loin du Craigie Arms, un immeuble de Craigie Street, à Cambridge, Massachusetts. ´ Tu as décidé

qu'il valait mieux attendre que tu aies terminé ton internat en chirurgie, dans trois ou quatre ans, avant de nous marier.

- Je n'ai rien décidé du tout, rétorqua Carlton. On en parle, c'est tout. ª

On était vendredi soir. Joanna et Carlton étaient allés dîner à Harvard Square et la soirée s'était bien passée jusqu'au moment o˘ Joanna avait abordé le sujet douloureux de leur avenir. Dès lors, comme toujours, le ton était monté.

Depuis leurs fiançailles, ils avaient déjà eu cent fois ce genre de conversation. Entre eux, c'était déjà une vieille histoire.

Ils se connaissaient depuis la maternelle et se fréquentaient depuis l'adolescence.

Écoute, Joanna, déclara Carlton d'un ton conciliant, j'essaie simplement de réfléchir à ce qui serait le mieux pour nous deux.

- Oh, arrête avec ça ! ª Malgré ses efforts pour rester calme, Joanna sentait la moutarde lui monter au nez.

´Je parle sérieusement. Tu sais bien que je passe mon temps à bosser. Tu as vu combien de fois je suis de garde ?

Les horaires sont épouvantables. Je n'aurais jamais cru que c'était aussi épuisant d'être interne au Massachusetts General Hospital.

- Et alors, qu'est-ce que ça change ? ª L'irritation de Joanna était maintenant perceptible. Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un sentiment de trahison et de rejet.

´ Tout, insista Carlton, ça change tout. Je suis crevé en permanence. A part l'hôpital, je n'ai aucun sujet de conversation. J'ignore ce qui se passe dans le monde et même à Boston. Tu parles d'une compagnie pour toi !

- Ton argument serait valable si on se connaissait à

peine, dit Joanna. Mais on sort ensemble depuis onze ans, Carlton. Et jusqu'à ce que je mette sur le tapis la délicate question de la date de notre mariage, ce soir, tu étais plutôt de bonne compagnie.

- C'est vrai que j'adore être avec toi...

- Voilà déjà un point positif, coupa Joanna sur un ton sarcastique. Le plus drôle, dans cette affaire, c'est que c'est toi qui m'as demandée en mariage. Pas l'inverse. Malheureusement, tu vois, il y a déjà sept ans de ça et pour moi, c'est signe que ton ardeur s'est un peu refroidie depuis.

- Pas du tout, protesta Carlton. Je tiens à t'épouser.

- Désolée, mais je ne te crois pas. Pas après tout ce temps. D'abord, tu as terminé tes quatre ans d'études au lycée. Normal. Puis tu as pensé qu'il valait mieux attendre la fin des deux premières années de médecine. Là non plus, pas de problème, dans la mesure o˘ pendant ce temps je suivais les cours pour mon doctorat. Ensuite, tu as repoussé la question du mariage après l'école de médecine, puis après la première année d'internat. Je rêve ou on peut y voir une volonté

délibérée ? Comme une idiote, j'ai accepté aussi. Maintenant le but est de finir l'internat. Je t'ai aussi entendu parler d'une bourse de recherche le mois dernier. Tant qu'on y est, on peut attendre que tu aies commencé à exercer, non ?

- Joanna, j'essaie d'être rationnel. C'est une décision très importante et nous devons peser le pour et le contre... ª

Joanna n'écoutait déjà plus. Ses yeux verts s'étaient détournés de son fiancé qui parlait sans même la regarder. A vrai dire, il avait évité au maximum de croiser son regard tout le temps de cette conversation. Elle eut soudain l'impression de recevoir une claque monumentale assénée par une main invisible. En proposant de reporter une fois encore la date de leur mariage, Carlton venait de lui faire prendre conscience d'une réalité qu'elle s'était refusée à admettre jusque-là. Incrédule, elle choisit d'en rire.

´ qu'est-ce qui t'amuse ? ª demanda Carlton. Il cessa de se débattre avec la clef de contact et se tourna vers elle. Dans la pénombre de la jeep, le visage de Joanna était faiblement éclairé par la lumière lointaine d'un lampadaire. Son profil fin et délicat et ses cheveux de lin soyeux se détachaient sur la vitre sombre. Son rire révélait ses dents d'une blancheur éblouissante entre ses lèvres pleines. Pour Carlton, Joanna était la plus belle femme du monde, même quand elle le harcelait.

Ignorant la question de Carlton, Joanna continua à

émettre un petit rire amer. La situation devenait de plus en plus claire dans son esprit. Plusieurs de ses amies, et notamment sa colocataire, Deborah Cochrane, insinuaient depuis longtemps qu'elle avait tort de faire tourner son existence autour de ce mariage. Finalement, elles avaient raison. Elle était conditionnée par son milieu, la bonne bourgeoisie texane de Houston. Joanna n'en revenait pas d'avoir attendu aussi longtemps avant de remettre en question ces valeurs qu'elle avait aveuglément acceptées. Heureusement que tout en attendant d'épouser Carlton, elle avait eu l'intelligence de jeter les bases d'une carrière intéressante. quand elle aurait fini sa thèse, elle se retrouverait avec un doctorat en économie de Harvard, ajouté à une connaissance approfondie de l'informatique.

´ Pourquoi ris-tu ? insista Carlton. Allez, dis-le !

- Je ris de moi ª, répondit enfin Joanna. Elle se tourna vers son fiancé. Carlton, les sourcils froncés, avait l'air perplexe.

´ Je ne comprends pas, déclara-t-il.

- Comme c'est bizarre ! Pour moi, tout est clair. ª

Elle baissa les yeux vers sa main gauche, ornée d'une magnifique bague de fiançailles. Le solitaire absorbait le peu de lumière qui pénétrait à l'intérieur de la voiture et le renvoyait avec un éclat d'une stupéfiante intensité. Le chok de ce diamant, qui avait appartenu à la grand-mère de Carlton, avait ravi Joanna, sensible avant tout à sa valeur sentimentale.

Mais en ce moment précis, la pierre n'était qu'un morne reflet de sa propre crédulité.

Soudain, Joanna se sentit étouffer dans cette voiture. Sans prévenir, elle ouvrit la portière et sortit de la jeep.

´ Joanna ! ª cria Carlton. Il se pencha en travers du siège avant et l'interrogea du regard. Debout sur le trottoir, les lèvres serrées, elle avait une expression farouchement décidée.

Il ouvrit la bouche pour lui demander ce qui se passait, même s'il ne le savait que trop bien, mais elle lui claqua la portière au nez. Il se redressa et appuya sur la commande de la vitre passager. La glace descendit. Joanna passa la tête, l'air toujours aussi déterminé.

Ńe me fais pas l'injure de me demander ce qui se passe, dit-elle.

- Dans cette affaire, tu te comportes comme une gamine.

- Je te remercie de ta franchise. Merci aussi de m'aider à y voir clair. Du coup, je vais pouvoir prendre ma décision en connaissance de cause.

- Ta décision ? A quel propos, Joanna ? ª Il n'y avait plus aucune fermeté dans la voix de Carlton, qui commençait même à trembler. Il devinait ce qu'elle allait lui dire et cette prémonition lui serrait le cúur.

Á propos de mon avenir, répondit-elle. Tiens, prends ! ª

Elle lui tendit son poing fermé.

Carlton hésita, puis ouvrit la main. Il sentit que Joanna y laissait tomber un petit objet froid. Baissant les yeux, il découvrit le diamant de sa grand-mère.

´ qu'est-ce que ça signifie ? bégaya-t-il.

- Je n'ai pas besoin de traduire. Considère-toi libre, désormais, de finir tranquillement ton internat et tout le reste par la même occasion. Pour rien au monde je ne voudrais avoir l'air d'une emmerdeuse.

- Tu plaisantes, Joanna ? ª Carlton était stupéfait de la tournure que prenaient les événements.

´ Pas du tout. Nos fiançailles sont rompues. Officiellement. Bonne nuit, Carlton. ª

Sur ces mots, Joanna fit demi-tour et se dirigea vers Concord Avenue et l'entrée du Craigie Arms o˘ elle habitait un appartement au second étage.

Après avoir bataillé quelques instants avec la portière de la Cherokee, Carlton se rua à sa suite en dispersant sur son passage des feuilles rouges d'érable, tombées le matin même.

Hors d'haleine, il rattrapa son ex-fiancée au moment o˘ elle s'apprêtait à entrer dans l'immeuble. Il tenait la bague de fiançailles au creux de sa main.

´Très bien, Joanna, tu as gagné, balbutia-t-il. Tiens, reprends-la. ª Il tendit la main vers elle.

Joanna secoua négativement la tête. Son expression farouchement déterminée avait laissé la place à un léger sourire.

Će n'est pas ce que tu crois, Carlton, dit-elle. Je ne t'ai pas rendu la bague par simple calcul. D'ailleurs, je ne suis pas en colère. Visiblement, tu n'as pas envie de te marier maintenant et moi non plus tout à coup. Mieux vaut mettre un peu de distance entre nous. Cela ne nous empêche pas de rester bons amis.

- Mais je t'aime, protesta Carlton.

- Je suis flattée. Moi aussi, je t'aime, je pense, mais les choses ont trop traîné. C'est mieux si nos chemins se sépa-rent, du moins pour le moment.

- Mais, Joanna...

- Bonne nuit. ª Elle se haussa sur la pointe des pieds et lui effleura la joue de ses lèvres. quelques instants plus tard, elle était dans l'ascenseur. Elle ne s'était pas retournée une seule fois.

En insérant sa clef dans la serrure, elle s'aperçut qu'elle tremblait. Elle avait eu beau donner congé à Carlton avec une apparente légèreté, au fond d'elle-même elle était bouleversée.

´ Tiens, tiens ! ª Deborah Cochrane consulta l'horloge sur la barre d'outils de son ordinateur. ´ Tu rentres bien tôt, pour un vendredi soir. que se passe-t-il ? ª Deborah arborait un sweat-shirt de Harvard surdimensionné. A côté de Joanna, fine et fragile, elle avait quelque chose d'un garçon manqué, avec ses cheveux bruns coupés court, son teint mat et sa silhouette athlétique. Ses traits bien dessinés et son visage arrondi ne l'en rendaient pas moins féminine. En fin de compte, les deux jeunes femmes se complétaient parfaitement et chacune faisait ressortir le charme de l'autre.

Sans répondre, Joanna accrocha son manteau dans le placard de l'entrée. Sous le regard inquisiteur de sa colocataire, elle pénétra dans leur living à l'ameublement Spartiate et alla s'effondrer sur le canapé, les jambes repliées sous elle.

Ńe me dis pas que vous vous êtes disputés tous les deux, dit Deborah lorsque Joanna leva enfin les yeux vers elle.

- Disputés, pas exactement. En fait, on s'est séparés. ª

Deborah resta bouche bée. Elle connaissait Joanna depuis le début de leurs études universitaires, six ans auparavant, et Carlton avait toujours fait partie de la vie de son amie. Jamais elle n'avait eu vent d'une dispute entre eux. ´ que s'est-il passé ? demanda-t-elle, stupéfaite.

- J'ai eu une illumination soudaine ª, dit Joanna avec dans la voix une certaine excitation que Deborah remarqua tout de suite. ´ J'ai rompu mes fiançailles. Et surtout, je ne pense plus à me marier. Si ça se présente, très bien, sinon, aucun problème.

- Ma parole ! s'exclama Deborah avec une jubilation non dissimulée. On est loin de la cérémonie en grande pompe avec robe blanche et demoiselles d'honneur que j'avais fini par apprécier. qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ? ª Pour Deborah, la marche vers le mariage telle que la concevait Joanna tenait de la quête mystique.

´ Figure-toi que Carlton voulait maintenant attendre la fin de son internat pour m'épouser ª, dit Joanna. Elle résuma brièvement le dernier quart d'heure de son rendez-vous avec Carlton. Deborah écoutait, fascinée.

Ćomment te sens-tu ? demanda-t-elle quand Joanna eut terminé son récit.

- Mieux que je ne l'aurais cru. Un peu secouée, bien s˚r, mais compte tenu des circonstances, je réagis bien.

- Alors, ça se fête ! ª s'exclama Deborah. Elle se leva et se dirigea d'un pas dansant vers la cuisine. Íl y a des mois que je garde une bouteille de Champagne au frigo pour une grande occasion et c'en est une, non ? lança-t-elle par-dessus son épaule.

- Sans doute ª, dit Joanna. Elle ne tenait pas à célébrer l'événement, mais elle n'avait pas non plus le courage de résister à Deborah.

´ Parfait ! ª Deborah revint, portant la bouteille dans une main et deux fl˚tes dans l'autre. Elle s'accroupit près de la table basse et s'attaqua au bouchon, qui sauta au plafond avec un ´ plop ª retentissant. Deborah se mit à rire.

´ Tout va bien, vraiment ? demanda-t-elle en voyant que Joanna ne se déridait pas.

- Bon, j'admets que c'est un grand changement dans ma vie.

- C'est un euphémisme, acquiesça Deborah. Te connaissant, je dirais que ça tient de la révélation de saint Paul sur le chemin de Damas. La bourgeoisie de Houston t'avait déjà

programmée pour le mariage avant même que ta mère ne t'ait conçue. ª

Malgré elle, Joanna éclata de rire tandis que le Champagne jaillissait de la bouteille.

Deborah remplit en toute h‚te les fl˚tes. Elles débordèrent aussitôt d'une mousse abondante qui se répandit en partie sur la table. Imperturbable, Deborah en tendit une à Joanna, prit l'autre et les choqua joyeusement.

´ Bienvenue dans la société du XXIe siècle ª, dit-elle.

Les deux jeunes femmes essayèrent de boire, mais leurs fl˚tes n'étaient toujours remplies que de mousse. Deborah alla jeter leur contenu dans l'évier et recommença l'opération, en veillant à verser lentement le Champagne qui, cette fois, s'avéra peu effervescent.

Íl n'est pas terrible, reconnut-elle en avalant une gorgée.

«a ne m'étonne pas. C'est David qui me l'a apporté et c'était un radin de première. ª David Curtis était le dernier petit ami en date de Deborah, qui avait rompu la semaine précédente après être sortie quatre mois avec lui. Contrairement à

Joanna, elle n'avait jamais pu avoir de relation suivie avec un garçon. La plus longue avait duré moins de deux ans et encore datait-elle du lycée. Sur bien des plans, les jeunes femmes étaient très différentes. Alors que Joanna venait d'un milieu très aisé du sud des Etats-Unis, avec grands bals des débutantes financés par l'argent du pétrole, Deborah avait été élevée à Manhattan dans une ambiance bohème par sa mère, une intello, que son petit ami avait abandonnée lorsqu'elle lui avait annoncé qu'elle était enceinte. Deborah n'avait donc jamais connu son père. Sa mère s'était mariée tardivement, après le départ de sa fille pour l'université.

Á vrai dire, je ne suis pas fana du Champagne, dit Joanna.

Je suis incapable de te dire s'il est bon ou pas. ª Elle fit machinalement tourner la fl˚te entre ses doigts.

´ qu'as-tu fait de ta bague ? ª demanda son amie. Pour la première fois, elle s'apercevait de l'absence du bijou.

´ Je l'ai rendue ª, répondit Joanna d'un ton neutre.

Incrédule, Deborah hocha la tête. Joanna était très attachée à ce diamant, qu'elle n'ôtait qu'en de rares occasions.

´ Je parle sérieusement, insista Joanna.

- Je n'en doute pas. ª

Il y eut un bref silence, interrompu par la sonnerie du téléphone, posé sur le bureau. Deborah se leva pour répondre.

Ć'est sans doute Carlton. Je ne veux pas lui parler ª, dit Joanna.

Deborah vérifia l'identité de l'appelant. ´ Tu as raison, c'est bien lui, dit-elle.

- Laisse le répondeur prendre le message. ª

Deborah revint s'installer sur le canapé. Au bout de quatre sonneries, le répondeur se déclencha. Le temps du message d'accueil, le silence s'installa de nouveau dans la pièce à la décoration ascétique, puis la voix inquiète de Carlton retentit, accompagnée d'un grésillement.

´ Joanna, tu as raison. C'est idiot d'attendre que j'aie terminé mon internat.

- Je n'ai jamais dit que c'était idiot, chuchota Joanna, comme si Carlton pouvait l'entendre.

- Et tu sais quoi ? poursuivit-il. Pourquoi ne pas envisager de nous marier en juin ? Tu as toujours rêvé d'un mariage en juin. Appelle-moi dès que tu as mon message, pour qu'on en parle ensemble. D'accord ? ª

Il y eut encore quelques bruits mécaniques, puis la petite lampe rouge de l'appareil se mit à clignoter.

´ Tu vois à quel point il patauge, dit Joanna. Ma mère ne pourra jamais organiser un mariage dans la tradition de Houston en huit mois seulement.

- Il a l'air un peu désespéré, tout de même. Si tu veux le rappeler tranquillement, je peux me retirer.

- Je n'ai pas envie de lui parler, dit très vite Joanna. Pas maintenant, en tout cas. ª

Deborah pencha la tête de côté et dévisagea son amie. Elle avait envie de lui manifester son soutien, mais elle ne savait comment s'y prendre.

Će n'est pas une dispute d'amoureux, tu sais, expliqua Joanna, ni un petit jeu de ma part. Je n'essaie pas de manipuler Carlton. Franchement, si on se mariait maintenant, je serais mal à l'aise.

- Du coup, les rôles sont complètement inversés.

- Effectivement, c'est lui qui s'efforce d'avancer la date et moi qui tente de la repousser. J'ai besoin de prendre mes distances, à tous les sens du terme.

- Je te comprends parfaitement. Je trouve que tu as raison de refuser le débat.

- Le problème, c'est que je l'aime et que s'il y avait débat, je serais perdante à coup s˚r ª, dit Joanna avec un faible sourire.

Deborah éclata de rire. ´ Tout à fait d'accord. Tu es trop fraîchement convertie à la conception moderne et intelligente du mariage pour ne pas retomber facilement dans tes erreurs passées. Comme tu dis, tu as besoin de prendre tes distances.

Et tu sais quoi ? Je crois que j'ai la réponse.

- La réponse à quoi ? demanda Joanna.

- Je vais te montrer quelque chose ª, dit Deborah en se levant. Elle alla prendre le dernier numéro du Harvard Crimson posé sur son bureau, puis elle tendit à Joanna le magazine de l'université plié à l'endroit des petites annonces.

Joanna parcourut la page et son regard s'arrêta sur l'annonce que Deborah avait entourée au marqueur. Elle interrogea son amie du regard. Ć'est l'annonce de la Clinique Wingate que tu veux me montrer ?

- Oui, répondit Deborah d'un ton enthousiaste.

- Mais ils recherchent des donneuses d'ovules !

- Précisément.

- Et en quoi est-ce la réponse ? ª demanda Joanna.

Deborah contourna la table basse et vint s'asseoir à côté

de Joanna. Elle pointa le doigt sur la compensation financière offerte. ´ L'argent, voilà la réponse. quarante-cinq mille dollars.

- Cette annonce est parue dans le Harvard Crimson au printemps et elle a fait pas mal de bruit, dit Joanna. Elle n'est jamais repassée depuis. D'après toi, c'est sérieux ou c'est une blague d'étudiants ?

- Je crois que c'est sérieux. La Clinique Wingate est spécialisée dans le traitement de la stérilité. Elle n'est pas très loin de Boston, à Bookford, après Concord. C'est du moins ce que j'ai appris en consultant son site web.

- Pourquoi diable proposent-ils une telle somme ?

- Toujours d'après leur site, ils ont des clients prêts à

mettre le prix si les donneuses appartiennent à l'élite, ou du moins ce qu'ils considèrent comme telle. En l'occurrence, des jeunes étudiantes de Harvard. Ce doit être un peu comme cette banque de sperme de Californie dont les donneurs sont des prix Nobel. Sur le plan génétique, c'est n'importe quoi, mais nous sommes mal placées pour contester.

- Effectivement, nous ne sommes pas des prix Nobel, déclara Joanna. Et techniquement parlant, nous ne sommes pas tout à fait de jeunes étudiantes de Harvard. qu'est-ce qui te fait dire qu'on pourrait les intéresser ?

- Ils donnent vingt-cinq ans comme limite d'‚ge. On passe.

- Ils disent aussi qu'il faut être mince, jolie, sportive et affectivement stable. Tu ne crois pas qu'on force un peu ?

- Comment ? Nous sommes parfaites !

- Sportives, il faut le dire vite ! s'exclama Joanna avec un sourire. En tout cas, en ce qui me concerne. quant à la stabilité affective, en ce moment, ce n'est pas ce qui me caractérise.

- On peut toujours essayer. Tu n'es peut-être pas la plus sportive du campus, mais on ne leur laissera pas le choix. Ils devront nous prendre en un seul lot : toi et moi, ou rien.

quant aux résultats de nos examens d'entrée à l'université, ils correspondent à ce qu'ils veulent.

- Tu parles sérieusement ? ª demanda Joanna en scru-tant sa colocataire. Deborah savait faire de bonnes blagues à

l'occasion.

Áu début, je n'y ai pas cru, reconnut Deborah, mais j'y ai repensé ce soir avant ton retour. Financièrement, ça vaut vraiment le coup. Tu te rends compte : quarante-cinq mille dollars pour chacune ! Gr‚ce à cet argent, nous aurions pour la première fois notre indépendance financière et nous pourrions faire tranquillement notre thèse. Il me semble que l'idée devrait te séduire, puisque tu viens de renoncer à rechercher le confort financier dans le mariage. Si tu veux t'en tenir à

ta décision de mener une vie de célibataire, il faut t'en donner les moyens. Cet argent pourrait constituer un bon début. ª

Joanna jeta le magazine sur la table basse. ´ Parfois j'ai du mal à savoir si tu me charries ou non.

- Joanna, je ne plaisante pas. Voilà mon plan : on se présente à la Clinique Wingate, on donne nos ovules et à

nous deux on récupère quatre-vingt-dix mille dollars. On en prend cinquante mille pour s'acheter un trois-pièces en copropriété à Boston ou à Cambridge. qu'on loue pour rembourser le prêt.

- Pourquoi acheter un appart' si c'est pour le louer ?

demanda Joanna. On ferait mieux d'investir ces cinquante mille dollars dans un bon placement. N'oublie pas que l'éco-nomiste, c'est moi, madame la biologiste.

- Tu seras peut-être bientôt docteur en économie, rétorqua Deborah, mais tu as tout à apprendre de la vie d'une jeune célibattante à l'aube de l'an 2000. Alors, écoute-moi.

L'achat de l'appart', c'est pour se créer un patrimoine. Nos mères et nos grands-mères comptaient sur le mariage pour y parvenir. Nous, nous ne pouvons compter que sur nous. Ce ne serait pas mal de commencer en investissant dans l'immobilier.

- J'admets que tu es plus avancée que moi sur la question.

- N'est-ce pas ? Et j'ai gardé le meilleur pour la fin : avec les quarante mille dollars restants, on va s'installer à Venise pour rédiger nos thèses respectives.

- A Venise ? Tu es folle !

- Réfléchis, dit Deborah. Si tu veux prendre tes distances, comme tu dis, c'est idéal. Carlton fait son internat ici et nous nous organisons une existence sympa dans un petit appartement sur un canal. ª

Joanna se vit en imagination à Venise. Elle connaissait la mythique Cité des Doges pour y avoir fait un bref séjour en famille dans son adolescence. Elle revoyait la surface miroi-tante du Grand Canal, le reflet des vieilles façades dans l'eau, la place Saint-Marc noire de monde, les deux cafés concur-rents avec leurs orchestres. Elle s'était toujours promis de revenir dans cet endroit romantique à souhait. Avec Carlton.

A l'époque, elle sortait déjà avec lui. La voix de Deborah la tira de sa rêverie.

Áutre chose, reprit son amie. En donnant quelques ovules, ce qui, soit dit en passant, n'entamera guère notre capital qui se monte à plusieurs centaines de milliers, nous pourrons un brin satisfaire notre instinct de reproduction.

- Bon, maintenant, je sais que tu te moques de moi, Deborah.

- Absolument pas, protesta Deborah. Gr‚ce à nos ovules, quelques couples stériles pourront avoir des enfants, mais ces enfants auront la moitié de nos gènes, il ne faut pas l'oublier. Il y aura quelque part des "demi-Deborah" et des

"demi-Joanna".

- C'est vrai. ª Joanna eut la vision attendrissante d'une petite fille qui lui ressemblait, mais à l'idée que l'enfant vivrait avec deux étrangers, elle préféra la chasser de son esprit.

´ Bien s˚r que c'est vrai, approuva Deborah. Par-dessus le marché, on échappe aux couches à changer et aux nuits blanches. Alors, on y va ?

- Minute ! En admettant que notre candidature soit retenue, ce dont je doute compte tenu de leurs exigences, j'ai un certain nombre de questions.

- Du genre ?

- Du genre : comment se passe le don d'ovules ? qu'est-ce qu'ils nous font ? ª Joanna soupira. ´ Tu sais que je n'aime pas beaucoup les médecins et les hôpitaux.

- Le comble pour l'ex-fiancée d'un futur toubib ! s'exclama Deborah.

- Je parle en tant que patiente.

- Dans l'annonce, ils disent que la stimulation sera réduite au minimum.

- Et c'est une bonne chose ? demanda Joanna.

- Absolument, dit Deborah. En général, on doit hyperstimuler les ovaires pour obtenir plusieurs ovules et cette hyperstimulation peut produire des effets semblables à un mégasyndrome prémenstruel. Les hormones qu'on utilise dans ce but ont une action très puissante. Tu vas rire, mais certaines proviennent de religieuses italiennes ménopausées.

- Tu ne penses tout de même pas que je vais gober ça ?

- C'est pourtant la vérité. La glande pituitaire de nos nonnes ménopausées fabrique des hormones qui stimulent un max les gonades. On les extrait de leur urine. Je te le jure !

- Très bien, je te crois, dit Joanna avec une moue dégo˚tée. Mais revenons à nos moutons : pour quelle raison les gens de la Clinique Wingate évitent-ils l'hyperstimulation ?

- Sans doute parce qu'ils recherchent la qualité et pas la quantité, répondit Deborah. Mais au fond je n'en sais rien.

Il faudra leur poser la question.

- Et comment prélèvent-ils les ovules ?

- Là aussi, je me borne à des suppositions, mais je pense qu'ils les aspirent avec une aiguille en se guidant au moyen d'ultrasons.

- Berk ! ª Joanna frissonna. ´ J'ai horreur de tout ce qui ressemble à une aiguille et celle dont ils se servent doit être drôlement longue. O˘ l'enfoncent-ils ?

- Ils passent par le vagin, je suppose. ª

Cette fois, Joanna p‚lit.

Állons, voyons ! s'exclama Deborah. D'accord, ce ne doit pas être une partie de plaisir, mais ce n'est pas le bout du monde. quantité de femmes subissent ce genre de pratique dans le cadre de la FIV, la fécondation in vitro. Et n'oublie pas que c'est payé quarante-cinq mille dollars. «a vaut la peine, non ?

- On nous endort, au moins ? demanda Joanna.

- Aucune idée. C'est une autre question à poser.

- Je n'arrive pas à croire que tu parles sérieusement, Deborah.

- Ecoute, dans cette affaire, tout le monde y gagne : nous nous retrouvons avec une somme rondelette et les couples stériles ont enfin le bébé qu'ils désirent. En quelque sorte, on nous paie pour faire preuve d'altruisme.

- J'aimerais interroger l'une des étudiantes qui est passée par là.

- Ce doit être possible, dit Deborah. Au dernier semestre, quand j'étais maître-assistante en première année de biologie, on a débattu du don d'ovules dans un groupe de travail. C'était au moment o˘ les gens de la Clinique Wingate faisaient passer leur première annonce dans le Crimson. L'une des étudiantes a dit qu'elle s'était présentée et que sa candidature avait été retenue. Elle s'apprêtait à subir l'intervention.

- Comment s'appelle-t-elle ? demanda Joanna.

- J'ai oublié son nom, mais je peux le retrouver dans mon registre. Elle et sa colocataire étaient dans le même groupe. D'excellentes élèves, soit dit en passant. Je vais voir. ª

Pendant que Deborah disparaissait dans sa chambre, Joanna essaya de digérer tout ce qui venait de se passer dans sa vie au cours de la dernière demi-heure. La façon dont les événements se précipitaient lui donnait le vertige.

´ Voilà, j'ai trouvé ! ª s'écria Deborah depuis la chambre.

Elle réapparut, son registre en main, et se dirigea vers le bureau. Ó˘ est l'annuaire de l'université ?

- Deuxième tiroir de droite, répondit Joanna. Comment s'appelle-t-elle ?

- Kristin Overmeyer. Sa colocataire est Jessica Detrick.

Elles travaillaient ensemble au labo et je leur ai donné les meilleures notes du cours. ª Elle prit l'annuaire, le feuilleta et s'arrêta à la page des Ó ª. ´ Voyons, Overmeyer... Mince, elle n'y est pas. C'est bizarre.

- Peut-être a-t-elle arrêté ses études ? suggéra Joanna.

- J'en doute. C'était une élève hyperdouée.

- Ou alors, elle n'a pas supporté l'épreuve du don d'ovules.

- Tu plaisantes, Joanna !

- Evidemment, mais c'est curieux, je le reconnais.

- Bon, dit Deborah, maintenant je n'ai plus le choix. Je vais devoir aller au fond des choses, sinon tu vas en profiter pour te défiler. ª Elle feuilleta de nouveau l'annuaire, repéra un numéro de téléphone et le composa.

´ qui appelles-tu ?

- Jessica Detrick. Elle nous dira peut-être comment entrer en contact avec Kristin Overmeyer. A condition que l'ex-colocataire de Kristin soit en train d'étudier dans sa chambre un vendredi soir au lieu d'être allée s'amuser quelque part. ª

Deborah fit signe que Jessica Detrick avait décroché.

Joanna, attentive, vit son visage s'assombrir au bout de quelques instants de conversation. ´ Mais c'est épouvantable ! ª s'exclama Deborah. Elle écouta en silence les explications de son interlocutrice, puis reprit : ´Je suis vraiment désolée. quelle tragédie ! ª

La conversation dura encore plusieurs minutes. quand Deborah reposa lentement l'appareil, elle avait l'air préoccupé.

´ que se passe-t-il ? interrogea Joanna. De quelle tragédie parlais-tu ?

- Kristin Overmeyer a disparu. Une employée de la Clinique Wingate est la dernière personne à l'avoir vue, juste après son départ de la clinique. Elle était en compagnie d'une autre étudiante en première année, Rebecca Corey, et elles prenaient quelqu'un qui faisait apparemment de l'auto-stop.

Depuis, aucune nouvelle.

- J'ai effectivement entendu parler de la disparition de deux étudiantes au printemps, dit Joanna, mais j'ignorais leur nom.

- quelle idée d'avoir pris un auto-stoppeur !

- Peut-être qu'elles le connaissaient.

- Peut-être ª, dit Deborah. C'était maintenant à son tour de frissonner. Će genre d'histoire me fait froid dans le dos.

- On n'a pas retrouvé leurs corps ?

- Non, simplement la voiture, qui appartenait à Rebecca Corey. Elle était garée sur une aire de stationnement de l'au-toroute du New Jersey. Depuis, on ne les a plus revues.

Aucune trace d'elles nulle part, ni leurs vêtements ni leur sac.

Rien.

- Est-ce que Kristin avait donné ses ovules ?

- Une demi-douzaine. Sa famille a intenté une action en justice pour les récupérer. Elle voulait avoir son mot à dire, mais la clinique ne l'entendait pas de cette oreille et en a disposé. Une bien triste affaire.

- Du coup, on n'a plus personne à interroger sur son expérience, constata Joanna.

- On peut toujours appeler la clinique pour demander le nom d'une autre donneuse.

- Dans ce cas, autant leur poser directement toutes nos questions et ils nous donneront peut-être un nom en prime.

- Dois-je comprendre que tu es d'accord pour tenter l'aventure ? demanda Deborah.

- Je ne vais pas jusque-là, mais ça ne co˚te rien de s'in-former, voire de rendre une petite visite à la clinique.

- Génial ! ª s'exclama Deborah. Elle s'avança vers Joanna et lui tapa dans la main. ´ Venise, nous voilà ! ª

15 octobre 1999

7 h 05

C'était une magnifique journée d'automne. De chaque côté de la Route 2, les arbres formaient une haie de feuillage aux couleurs somptueuses. Deborah et Joanna avaient quitté

Cambridge et roulaient en direction du nord-ouest, vers Bookford, Massachusetts. Le soleil, dans leur dos, ne gênait pas Deborah, la conductrice, même s'il se reflétait de temps à autre dans le pare-brise d'une des nombreuses voitures qui se dirigeaient en sens inverse vers Boston et ses bureaux. Les deux jeunes femmes, elles, auraient presque eu l'air en vacances, avec leur casquette et leurs lunettes noires.

Depuis qu'elles avaient contourné Fresh Pond, chacune était plongée dans ses pensées. Tout en se concentrant sur la conduite, Deborah s'émerveillait du tour rapide qu'avaient pris les événements, comme si leur visite à la Clinique Wingate avait été prévue d'avance. Joanna nourrissait des préoccupations plus personnelles. Elle n'arrivait pas à croire que tant de bouleversements aient pu intervenir dans sa vie en une semaine sans pour autant la perturber outre mesure.

quand, le dimanche, elle s'était enfin sentie capable d'affronter une conversation avec Carlton et son éventuelle insistance à l'épouser en juin, il était dans une telle fureur qu'il avait refusé de lui parler. Plusieurs jours de suite, elle avait rappelé

et laissé des messages. En vain. Du coup, ils ne s'étaient pas parlé de toute la semaine et Joanna était de plus en plus convaincue du bien-fondé de la révélation qu'elle avait eue à

propos du mariage en général et de Carlton en particulier.

Après tout, elle avait pour sa part essuyé plusieurs fois ce qu'elle considérait comme des refus et Carlton n'avait donc pas à camper sur ses positions. Son silence était de mauvais augure. Dans le système de valeurs de Joanna, la communication occupait une place privilégiée.

La voix de Deborah la tira de sa rêverie ´ Tu as pensé à

prendre la liste de questions à poser ?

- Je ne risquais pas d'oublier ª, répondit Joanna. La plupart de ces questions portaient sur des sujets comme les suites médicales du recueil des ovules ou le délai éventuel à respecter avant de reprendre une activité sportive.

La Clinique Wingate s'était montrée extrêmement réceptive, ce qui avait beaucoup impressionné Deborah. Elle et Joanna avaient appelé le lundi matin le numéro de téléphone fourni dans l'annonce du Harvard Crimson. Dès qu'elles s'étaient présentées comme d'éventuelles donneuses d'ovules, on leur avait passé un médecin, le Dr. Sheila Donaldson.

Celle-ci avait aussitôt proposé de leur rendre visite, et moins d'une heure plus tard elle sonnait à la porte de leur appartement. Le Dr. Donaldson les avait beaucoup impressionnées par son professionnalisme. En peu de temps, elle avait exposé

la technique dans tous ses détails et répondu à toutes leurs questions.

Ńous ne jugeons pas utile de recourir à l'hyperstimulation, avait-elle expliqué dès le début de la conversation. A vrai dire, nous ne pratiquons pas de stimulation du tout.

C'est ce que nous appelons notre approche "biologique".

Nous ne voulons surtout pas que nos donneuses d'ovules, ou d'ovocytes, comme nous disons aussi, aient le moindre problème, ce qui peut arriver avec des hormones naturelles ou de synthèse.

- Mais comment pouvez-vous être s˚rs de recueillir ne serait-ce qu'un ovule ? avait demandé Deborah.

- L'échec est possible, effectivement, avait répondu le Dr. Donaldson.

- Dans ce cas, vous payez quand même ?

- Cela va de soi. ª

Joanna avait alors posé la question qui lui tenait le plus à

cúur. ´ quel type d'anesthésie pratiquez-vous ?

- C'est vous qui décidez. Pour sa part, le Dr. Saunders, le médecin qui recueille les ovules, préfère une anesthésie générale légère. ª

Rassurée, Joanna avait poussé un soupir de soulagement en regardant Deborah.

Le lendemain de l'entretien, le Dr. Sheila Donaldson avait appelé dès la première heure pour annoncer que leur candidature était acceptée et que ce serait mieux de pratiquer l'intervention au plus tôt, si possible dans la semaine. Elle leur demandait de la rappeler dans la journée, quelle que soit leur décision. Deborah et Joanna avaient passé la matinée à peser le pour et le contre. Finalement, l'enthousiasme communica-tif de Deborah l'avait emporté et rendez-vous avait été pris avec la clinique pour le vendredi matin.

´ Tu ne regrettes rien ? demanda Joanna après qu'elles eurent roulé en silence pendant un bon quart d'heure.

- Pas du tout, dit Deborah, surtout si je pense à cet appartement sur Louisburg Square qu'on a visité. J'espère que personne ne va nous le rafler sous le nez avant qu'on ait touché l'argent.

- J'espère aussi qu'on obtiendra un prêt complémen-taire, répondit Joanna. Sinon, c'est nettement au-dessus de nos moyens. ª

Les deux amies étaient entrées en contact avec des agences immobilières de Cambridge et de Boston, et elles avaient visité pas mal d'appartements à vendre. L'un d'eux, sur Louisburg Square, à Beacon Hill, leur avait tapé dans l'úil.

Il avait une situation centrale, dans l'un des meilleurs quartiers de Boston, et il était desservi par la Red Line, la ligne de métro qui les conduirait à Harvard Square en quelques minutes.

´ Pour être franche, je suis étonnée que le prix soit aussi raisonnable, dit Deborah.

- C'est sans doute parce qu'il est au troisième sans ascen-

seur et que les pièces sont petites, surtout la seconde chambre, répondit Joanna.

- Oui, mais c'est elle qui a la plus jolie vue et qui bénéficie du dressing-room.

- Tu ne trouves pas gênant de devoir passer par la cuisine pour accéder à la salle de bains ?

- Pour habiter Louisburg Square, je passerais par l'appartement du voisin pour aller me laver les mains, s'il le fallait.

- Comment décidera-t-on qui occupera cette petite chambre ? demanda Joanna.

- Je me porte candidate, dit Deborah.

- Vraiment ? On pourrait l'occuper tour à tour.

- Je m'y sentirai très bien, je t'assure. ª

Joanna regarda par la vitre du côté passager. Plus elles roulaient vers le nord, plus les feuillages prenaient des tonalités éclatantes. Les érables avaient des feuilles d'un rouge si vif qu'il en devenait irréel, surtout lorsqu'elles se détachaient sur le fond vert sombre des pins et des sapins.

Ét toi, Joanna, est-ce que tu regrettes ? interrogea à son tour Deborah.

- Non, mais tout va si vite que cela me donne le tournis.

Rends-toi compte, si tout se passe comme on l'a prévu, dans une semaine non seulement nous serons propriétaires, mais nous serons à Venise. Un vrai rêve. ª

Sur le Net, Deborah avait déniché des billets d'avion éton-namment bon marché pour Milan, via Bruxelles. A Milan, elles prendraient le train pour Venise, o˘ elles arriveraient en milieu d'après-midi. Deborah avait également déniché un Bed & Breakfast dans le sestiere San Paolo, près du pont du Rialto, o˘ elles séjourneraient en attendant de trouver un appartement.

Íl me tarde d'être là-bas ! s'exclama-t-elle. Benvenuto in Italia, signorina ! ª Elle tendit le bras vers sa passagère et lui ébouriffa les cheveux.

Joanna repoussa sa main en riant. ´ Mille grazie, cara ª, dit-elle sur un ton faussement sarcastique, tout en essayant de remettre en place ses mèches mi-longues. ´ Je dois dire que je suis un peu stupéfaite de l'empressement de la Clinique Wingate ª, continua-t-elle. Elle vérifia sa coiffure dans le rétroviseur intérieur. Au contraire de Deborah qui la plaisantait souvent à ce sujet, Joanna se préoccupait beaucoup de son apparence et notamment de ses cheveux.

Íls ont sans doute deux clientes particulièrement impatientes, suggéra Deborah en réajustant le rétroviseur.

- Le Dr. Donaldson a dit ça ?

- Non. Elle a simplement précisé que la clinique n'avait besoin que de deux donneuses et c'est ce que j'en ai déduit.

En tout cas, on a bien fait de téléphoner à ce moment-là.

- Attention, pour Bookford, c'est la prochaine sortie ª, prévint Joanna en pointant le doigt vers un panneau indica-

teur planté devant un bosquet de chênes au feuillage d'un orangé somptueux.

´ J'ai vu ª, dit Deborah en actionnant le clignotant.

La voiture emprunta une route à deux voies bordée de pommiers et de murets de pierre, qui serpentait dans un paysage de collines et de champs de maÔs aux tons roux. Une vingtaine de minutes plus tard, les jeunes femmes arrivèrent à l'entrée d'une petite ville typique de la Nouvelle-Angleterre.

Un panneau annonçait : BIENVENUE ¿ BOOKFORD, MASSACHU-SETTS, PATRIE DES WILDCATS, CHAMPIONS DE FOOT JUNIORS EN D Il EN 1993. La rue principale, dans le prolongement de la route, était bordée de magasins aux façades de briques datant du début du siècle. Au milieu, face à la mairie construite en granit, se dressait une église blanche avec une pelouse sur le devant. Une bande d'écoliers, leur cartable sur le dos, mar-chah sur les trottoirs, joyeuse et bruyante comme une volée de moineaux.

Ć'est mignon, ici ª, commenta Deborah. Elle leva le pied de l'accélérateur et réduisit sa vitesse à trente kilomètres à

l'heure. Ón dirait une petite ville d'opérette.

- Je ne vois pas de panneau indiquant la Clinique Wingate, constata prosaÔquement Joanna.

- Tu connais la blague : Pourquoi faut-il cent millions de spermatos pour féconder un seul ovule ?

- Je ne vais pas tarder à le savoir.

- Parce qu'aucun d'entre eux ne veut s'arrêter pour demander sa route. ª

Joanna gloussa. Áutrement dit, c'est ce que nous, nous allons faire.

- Tout juste. ª Deborah manúuvra pour se garer en face du drugstore. Il y avait des places en épi des deux côtés de la rue. ´ Tu viens avec moi ou tu préfères m'attendre ici ?

- Je ne vais pas rester à faire le poireau ª, répondit Joanna en sortant de la voiture.

Elles durent éviter des enfants qui se poursuivaient avec des cris aigus à percer les tympans et c'est avec un soupir de soulagement qu'elles refermèrent sur elles la porte du drugstore. A l'intérieur, le silence régnait. Il n'y avait ni client ni vendeur en vue.

Deborah et Joanna échangèrent un regard perplexe, puis avancèrent vers le rayon pharmacie, au fond du magasin.

Après quelques instants d'attente, Deborah appuya d'un geste décidé sur la sonnette installée sur le comptoir. Dans l'atmosphère feutrée du magasin, le bruit faillit les faire sursauter.

quelques instants plus tard, des portes battantes semblables à celles des saloons dans les westerns s'ouvrirent et un homme chauve et obèse apparut, vêtu d'une blouse de pharmacien déboutonnée au col. Malgré la relative fraîcheur qui régnait dans la pharmacie, des gouttes de transpiration perlaient à

son front.

´ Bonjour, mesdemoiselles, dit-il d'un ton avenant. Vous désirez ?

- Nous cherchons la Clinique Wingate, dit Deborah.

- Vous trouverez facilement. Elle se trouve dans l'hôpital psychiatrique Cabot.

- Pardon ? ª Deborah n'en revenait pas. ´ La clinique est à l'intérieur d'une institution psychiatrique ?

- Mais oui, expliqua le pharmacien. Le Dr. Wingate a loué la totalité de l'hôpital. A moins qu'il ne l'ait racheté.

A vrai dire, personne ne le sait et ça n'a d'ailleurs aucune importance.

- Je vois, dit Deborah. C'était autrefois une institution pour malades mentaux.

- Exact. Pendant une centaine d'années. Et aussi un sanatorium. Les Bostoniens parquaient ici leurs fous et leurs tuberculeux. Ils préféraient les avoir dans cette espèce de forteresse que dans la ville, sous leurs yeux. Il y a un siècle, Bookford était le fin fond de la brousse pour les habitants de Boston. Evidemment, les choses ont changé. Maintenant, c'est la banlieue. ª

Joanna intervint.

Íls enfermaient les gens ici sans essayer de les soigner ?

interrogea-t-elle.

- J'en ai peur. Il faut dire qu'il n'existait quasiment pas de traitement, à l'époque. Encore que ce ne soit pas tout à

fait juste. On faisait pas mal de chirurgie dans cet hôpital.

Des trucs expérimentaux. Par exemple, ils collabaient les poumons des tubards et ils lobotomisaient les cinglés.

- C'est horrible, dit Joanna en frissonnant.

- Je suis de cet avis, acquiesça le pharmacien.

- Dieu merci, il n'y a plus de tuberculeux ni de malades mentaux dans cet endroit ª, déclara Deborah.

Le pharmacien secoua la tête. Ńon, bien s˚r. Le Cabot, comme on appelle l'hôpital par ici, est fermé depuis vingt ou trente ans maintenant. Les derniers patients ont été déplacés dans les années soixante-dix. Souvenez-vous, c'est à cette période que les hommes politiques ont commencé à serrer la vis en matière de santé publique. Bref, cela a été un vrai drame. A mon avis, les gens se sont contentés de ramener les malheureux à Boston et de les l‚cher dans la nature au beau milieu du Common, le jardin public.

- Nous n'avons pas connu cette période, corrigea Deborah.

- Effectivement.

- Pourriez-vous nous indiquer le chemin du Cabot ?

- Bien s˚r, dit le pharmacien. Vous venez de quelle direction ?

- Cambridge.

- Très bien. Vous allez continuer jusqu'au prochain feu rouge, puis tourner à droite, dans Pierce Street, au coin de la bibliothèque municipale. Du carrefour, on voit la tour de briques du Cabot. C'est à trois kilomètres environ dans le prolongement de Pierce Street. Vous ne pouvez pas vous tromper. ª

Les deux jeunes femmes remercièrent le pharmacien et regagnèrent leur véhicule.

Íls auraient pu trouver un cadre moins sinistre pour une clinique de la stérilité, dit Joanna en bouclant sa ceinture.

- Au moins, ce n'est plus un asile de fous et de tuberculeux ª, répondit Deborah. Elle mit le contact, fît marche arrière et reprit la rue principale. ´ Je vais t'avouer quelque chose : en écoutant le pharmacien, j'ai eu envie de retourner à Cambridge.

- Il n'est pas trop tard.

- Tu parles sérieusement ?

- Non, pas vraiment, reconnut Joanna. Mais ce genre d'endroit me glace le sang. Tu t'imagines les horreurs qui se sont passées entre ces murs ?

- Je préfère ne pas y penser ª, dit Deborah.

Paul Saunders reposa sur sa table le mémo que Sheila Donaldson avait préparé à son intention et se frotta les yeux.

Il s'était réfugié dans son bureau au troisième étage de la tour après avoir passé plusieurs heures au labo à vérifier ses cultures d'embryons. Dans l'ensemble, ils se développaient correctement. Pas parfaitement, néanmoins. Sans doute une question d'‚ge et de qualité des ovocytes, malheureusement

- un problème auquel il comptait bien remédier sous peu.

Paul était un lève-tôt. Il se levait habituellement à cinq heures pour être au labo avant six heures, ce qui lui permettait d'abattre une bonne quantité de travail avant l'arrivée des patients, aux alentours de neuf heures. Ce matin, il commen-

çait de bonne heure sa journée à la clinique, car deux prélèvements d'ovules étaient programmés. Il préférait effectuer tôt cette intervention, pour s'assurer que les donneuses pouvaient sortir le jour même après s'être remises de l'anesthésie. Les lits étaient réservés aux cas d'urgence et encore Paul préférait-il diriger ceux-ci sur l'hôpital le plus proche.

Il reprit le mémo et se leva, puis alla jusqu'aux fenêtres.

Leur taille impressionnante le faisait paraître tout petit à côté, avec son mètre soixante-sept. Il contempla la vaste pelouse qui descendait jusqu'à la clôture de fonte surmontée de fils de fer barbelés ceinturant la propriété. Sur la gauche, il voyait le b‚timent en pierre de la loge, d'o˘ partait l'allée goudron-née qui remontait dans sa direction avant de tourner à gauche vers le parking, situé du côté sud de la clinique, o˘ elle disparaissait à sa vue. Plus loin, entre les feuillages aux couleurs automnales, Paul apercevait la flèche de l'église presbyté-rienne de Bookford et les cheminées des plus hauts immeubles de la ville. A l'horizon se détachaient les formes violettes des contreforts des Berkshire Mountains.

Paul relut le mémo, médita quelques instants, puis regarda de nouveau par la fenêtre. Il avait toutes les raisons du monde d'être satisfait. Tout se passait au mieux. A cette idée, un sourire éclaira son visage replet. Il n'arrivait pas à croire que seulement six ans auparavant, il avait d˚ quitter l'Illinois après avoir perdu le droit d'exercer à l'hôpital et être passé à

deux doigts de la radiation. A l'époque, son avocat s'était montré pessimiste et il avait d˚ changer d'Etat et partir vers la côte Est. Tout ça à cause d'une embrouille avec les assurances médicales des pauvres et des personnes ‚gées, Medi-caid et Medicare. Bien s˚r, il avait gonflé l'enveloppe, mais il s'était contenté d'améliorer une pratique à laquelle se livraient d'autres gynécologues-obstétriciens qui exerçaient dans le même immeuble. Il se demandait encore pourquoi on lui avait fait des ennuis, à lui. Mieux valait ne pas y penser. Cela risquait de le mettre en colère, alors qu'il n'avait plus aucune raison de le faire, puisque sa vie avait pris une aussi agréable tournure.

quand il était arrivé dans le Massachusetts, sachant qu'il risquait de ne pas être reconnu par le Conseil de l'ordre de l'Etat si celui-ci venait à être au courant de ses problèmes dans l'Illinois, Paul avait décidé de poursuivre sa formation en obtenant une bourse de recherche dans le domaine de la stérilité. Non seulement cela avait réglé la question, mais il avait eu accès à un domaine o˘ il n'avait pas de comptes à

rendre, pas plus sur le plan professionnel que sur celui du business. Cerise sur le g‚teau, c'était extrêmement lucratif.

La stérilité lui convenait parfaitement, d'autant plus que le hasard l'avait placé au bon moment sur la route de Spencer Wingate, un spécialiste reconnu de cette discipline, qui avait envie de prendre une semi-retraite afin de profiter un peu de la vie, se reposer sur ses lauriers, lever des fonds et donner des conférences. Et aujourd'hui, c'était lui, Saunders, qui faisait avancer la recherche et marcher la clinique.

Chaque fois que Paul pensait à sa nouvelle vocation de chercheur, il appréciait l'ironie de la situation. Jamais il ne se serait imaginé dans ce rôle. Il n'avait aucune formation en ce domaine. Il s'était même arrangé pour ne pas suivre un seul cours de statistiques pendant ses études de médecine.

Mais cela n'avait en fin de compte aucune importance, car les couples stériles, dans leur désespoir, étaient prêts à tout essayer. Surtout ce qui était nouveau. L'expérience qui faisait défaut à Paul en matière de recherche était à ses yeux largement compensée par son imagination. Il était conscient de progresser énormément dans de nombreux secteurs qui lui apporteraient plus tard la célébrité en même temps que la richesse.

En détournant son regard du domaine qu'il considérait désormais comme le sien, Paul aperçut son reflet dans le miroir au cadre ouvragé posé entre les deux fenêtres gigantesques. Il s'immobilisa et passa la main sur ses joues, surpris et inquiet de la p‚leur terreuse de sa peau, encore accentuée par ses cheveux noirs. Mais il se mit à rire aussitôt, rassuré.

Cette couleur malsaine était due en grande partie à l'éclairage fluorescent installé au plafond. Même si, compte tenu de son emploi du temps, sa peau était rarement exposée à la lumière du jour et encore moins aux rayons du soleil, il n'avait heureusement pas un teint aussi cadavérique. Dans le miroir, son teint était presque aussi p‚le que la mèche blanche qui ornait son front.

Paul regagna son bureau en se promettant d'aller bronzer quelques jours en Floride cet hiver, ou de présenter ses travaux au premier congrès de gynécologues-obstétriciens qui aurait la bonne idée de se tenir dans un endroit ensoleillé. Il se jura aussi d'essayer de trouver le temps de faire un peu de sport. Il avait grossi, surtout au niveau du cou, curieusement.

Il n'avait pas fait de gym depuis une éternité. Paul n'avait rien d'un athlète, ce qui lui avait posé un vrai problème quand il était au lycée du South Side de Chicago, o˘ le sport était un facteur d'intégration. Il avait essayé de faire partie de certaines équipes, mais n'avait réussi qu'à devenir la cible de méchantes plaisanteries.

Ś'ils me voyaient maintenant ! s'exclama-t-il à voix haute en songeant à tous ceux qui s'étaient alors moqués de lui. La plupart doivent en être encore à faire des petits boulots. ª En juin prochain, aurait lieu la fête des anciens du lycée et il se demandait s'il ne devait pas y aller, ne serait-ce que pour faire baver ces fumiers devant sa réussite.

Paul prit le téléphone et composa le numéro du labo.

quand on décrocha à l'autre bout, il demanda à parler au Dr. Donaldson et attendit en relisant le mémo qu'il avait dans la main.

´ qu'y a-t-il, Paul ? demanda Sheila Donaldson sans préambule.

- J'ai eu ton mémo, au sujet de ces deux entrantes. Tu crois que ce sont de bonnes candidates ?

- Idéales, répondit Sheila. Toutes les deux sont en parfaite santé, avec une bonne hygiène de vie. Aucun problème gynécologique. Elles ne sont pas enceintes, disent n'avoir jamais consommé de drogue et ne pas être sous traitement d'aucune sorte. Et elles sont en milieu de cycle.

- Elles sont vraiment étudiantes ?

- Bien s˚r, Paul.

- Donc d'un bon niveau intellectuel ?

- Indéniablement.

- Dis-moi, demanda Paul, pourquoi l'une des deux veut-elle une anesthésie locorégionale ?

- Elle prépare un doctorat en biologie et elle s'y connaît un peu en anesthésie. J'ai émis quelques suggestions, mais elle n'a pas mordu. Ce serait bien que Cari intervienne.

- Tu as tout de même essayé de la persuader ? insista Paul.

- Bien entendu. ª Il y avait de l'irritation dans la voix de Sheila Donaldson.

´ Bon. Envoie-lui Cari. ª Il raccrocha sans dire au revoir.

Parfois, Sheila l'énervait avec sa jalousie manifeste.

Ć'est sans doute la tour dont a parlé le pharmacien ª, dit Deborah. Elle venait de tourner au feu dans Pierce Street et montrait du doigt l'étroite construction de briques qui émer-geait à peine du paysage dans le lointain.

Śi elle est à environ trois kilomètres, comme il l'a dit, elle doit être assez haute, répondit Joanna.

- D'ici, on dirait un peu la tour du musée des Offices à

Florence. quelle coÔncidence, n'est-ce pas ? ª

Lorsqu'elles eurent laissé la ville derrière elles, la tour et les b‚timents du Cabot disparurent à leur vue, dissimulés par les arbres plantés de chaque côté de la route, jusqu'à ce qu'elles passent devant une vieille grange de bois rouge‚tre sur la droite. Au détour du prochain virage, elles découvrirent enfin un panneau indiquant la Clinique Wingate sur la gauche.

Elles suivirent la flèche. Dès que la voiture fut engagée sur la route de gravier, elles découvrirent la loge de garde entourée par les arbres. C'était une b‚tisse d'un étage en granit gris, trapue, avec de petites fenêtres aux volets clos. Le toit d'ardoises sombres avait des faîteaux ouvragés à chaque extrémité

de la poutre de faîte. Les chambranles étaient peints en noir et des gargouilles sculptées dans la pierre grimaçaient à

chaque angle.

En approchant, elles virent que la route conduisait à un tunnel qui passait sous la loge, fermé au bout par une grille à mailles en losange. Derrière, on apercevait une pelouse soigneusement entretenue, seul signe que l'endroit était habité.

De chaque côté, la loge était entourée par une imposante clôture de fonte surmontée de barbelés, qui se perdait dans les arbres.

Deborah ralentit, puis arrêta la voiture. Śeigneur ! s'exclama-t-elle. Le pharmacien ne plaisantait pas quand il disait que les pensionnaires du Cabot étaient enfermés dans une forteresse. On croirait presque une prison.

- Effectivement, on ne peut pas dire que l'endroit soit accueillant, renchérit Joanna. Par o˘ rentre-t-on ? Je ne vois pas d'interphone. A moins qu'il faille téléphoner d'un portable ?

- Il doit bien y avoir un écran vidéo quelque part. Je vais avancer jusqu'à la grille. ª

Deborah appuya doucement sur l'accélérateur, engagea la voiture au tout début du tunnel et l'arrêta de nouveau. Aussitôt, une lourde porte à panneaux s'ouvrit. Un homme en uniforme sortit, un bloc de papier à la main, et s'approcha du côté de la conductrice. Deborah baissa la vitre.

´ Vous désirez ? ª demanda le vigile sur un ton aimable, mais ferme. Il portait une casquette à visière noire semblable à celle d'un policier.

Ńous avons rendez-vous avec le Dr. Donaldson, déclara Deborah.

- Votre nom, s'il vous plaît ?

- Deborah Cochrane et Joanna Meissner. ª

L'homme consulta son bloc, vérifia les noms, puis désigna la grille avec son stylo. Śuivez l'allée. Vous trouverez le parking sur la droite. quelqu'un sera là pour vous accueillir.

- Merci ª, dit Deborah.

Sans répondre, le vigile toucha le bord de sa casquette. La lourde grille s'ouvrit lentement en grinçant.

´ Tu as vu le flingue qu'il trimballe ? ª chuchota Deborah quand elle eut remonté sa vitre. Le vigile n'avait pas bougé.

Íl faudrait être aveugle pour ne pas le remarquer, dit Joanna.

- J'ai vu des policiers en armes à l'intérieur des hôpitaux en ville, mais jamais dans une clinique rurale. Pourquoi diable aurait-on besoin de se protéger autant, surtout s'ils ne soignent que la stérilité ?

- C'est à se demander s'ils veulent éviter qu'on entre dans la clinique ou bien qu'on en sorte.

- Ne plaisante pas avec ça. ª Deborah engagea la voiture entre les montants de la grille ouverte. ´ Tu crois qu'on y fait aussi des avortements ? Dans cet Etat, les cliniques o˘ ils les pratiquent sont parfois placées sous la protection de vigiles.

- Ce serait vraiment malvenu dans un endroit o˘ l'on traite la stérilité ! s'exclama Joanna.

- Tu as raison. ª

A la sortie du tunnel, la voiture contourna un taillis d'ar-bustes persistants et les deux jeunes femmes eurent enfin une vue dégagée sur le Cabot. C'était une immense b‚tisse de briques rouges de trois étages avec un toit d'ardoises pentu et une corniche crénelée. Les ouvertures étaient petites et munies de barreaux. Au milieu se dressait une tour aux fenêtres plus grandes et sans barreaux.

Deborah ralentit. Ć'est incroyable, cet énorme b‚timent au beau milieu des bois ! s'écria-t-elle. L'architecture est étrange. Maintenant que je vois la tour de près, je te jure que c'est une copie de celle du musée des Offices. Impossible que ce soit une coÔncidence. La ressemblance est trop frappante.

Même l'horloge est semblable, sauf que celle des Offices marche.

- Il doit y avoir une activité considérable dans cette clinique pour qu'ils aient besoin d'une telle superficie ª, constata Joanna.

Deborah approuva de la tête. La voiture suivit l'allée qui tournait à droite devant le b‚timent et aboutissait sur un parking o˘ étaient garés un nombre impressionnant de véhicules. Beaucoup d'entre eux étaient des voitures haut de gamme. Parmi les Porsche, les Mercedes et les Lexus, une Bentley décapotable bordeaux attirait particulièrement les regards.

´ Bon sang, tu as vu la Bentley ? demanda Joanna.

- C'est comme le revolver du vigile, répondit Deborah, on ne risque pas de la manquer. ª La carrosserie métallisée de la voiture étincelait au soleil.

´ Tu sais combien co˚te ce genre de petit bijou ?

- Aucune idée.

- Plus de trois cent mille dollars.

- Fichtre ! C'est obscène, surtout dans un établissement médical. ª

Deborah se gara sur un stationnement réservé aux visiteurs. Au moment o˘ elle et Joanna descendaient de voiture, une porte s'ouvrit dans le b‚timent, à une cinquantaine de mètres de là. Une femme de haute taille, mince, aux cheveux ch‚tains, vêtue d'une blouse blanche, apparut et leur fit signe de la main.

´ L'accueil est plus chaleureux qu'à la loge ª, constata Deborah en agitant la main en retour et en se dirigeant vers elle.

Joanna lui emboîta le pas. ´Je crois que c'est le Dr. Donaldson.

- Tu as raison.

- J'espère qu'on n'aura pas à regretter ce qu'on va faire ª, dit soudain Joanna. Elle marchait en regardant le sol. ´ J'ai l'impression désagréable que nous faisons une grave erreur. ª

Deborah la prit par le bras et l'obligea à s'arrêter. ´ Joanna, si tu ne veux pas continuer, il faut le dire. Nous pouvons encore rentrer à Boston. Pour rien au monde je ne voudrais te forcer la main. ª

Eblouie par le soleil matinal, Joanna mit sa main en visière au-dessus des yeux et regarda en direction du Dr. Sheila Donaldson. Le médecin les attendait, un sourire accueillant aux lèvres.

´ Dis-moi le fond de ta pensée, Joanna. ª Deborah accentua la pression sur son bras.

Joanna se tourna vers elle. Ét toi ? Es-tu absolument s˚re et certaine que tout se passera bien ? demanda-t-elle.

- Absolument. Pour nous, c'est tout bénéfice.

- Je parle du recueil des ovules, dit Joanna.

- Voyons, c'est une intervention mineure. Les femmes qui suivent un traitement contre la stérilité doivent passer par là plus d'une fois, avec en prime des mégadoses d'hor-mones. Nous, à côté, ce n'est pas grand-chose. ª

Joanna hésitait. Ses yeux verts allaient de Deborah au Dr.

Donaldson, tandis qu'elle essayait de ne pas se laisser envahir par sa crainte des actes médicaux. Même la piq˚re d'un vac-

cin antigrippe était une épreuve pour elle. Finalement, elle soupira, puis s'éclaircit la gorge. ´ D'accord, allons-y, dit-elle en s'efforçant de sourire.

- Tu es s˚re ? demanda Deborah.

- Certaine. Finissons-en. ª

Les deux amies se remirent en marche.

´ Pendant quelques instants, tu m'as fait peur, dit Deborah.

- Par moments, je m'effraie moi-même. ª

15 octobre 1999

7 h 45

´ J'espère que le trajet depuis Boston s'est bien passé ª, dit le Dr. Sheila Donaldson en refermant la porte de la clinique sur les deux jeunes femmes.

- Très bien ª, dit Deborah. Elles se trouvaient maintenant dans une vaste salle d'attente déserte, dont le luxueux mobilier Scandinave contemporain formait un contraste frappant avec les détails architecturaux de la pièce datant de l'époque victorienne. Un bureau d'accueil en demi-lune vide trônait au milieu de la salle. Des fauteuils et des canapés de cuir étaient rangés contre les murs. Sur les tables basses étaient disposées des piles de magazines récents.

´ Je suis désolée, reprit le Dr. Donaldson. Je me suis aper-

çue ce matin que je ne vous avais pas indiqué la route.

- Je vous en prie, dit Deborah. C'était à moi de vous le demander, mais nous avons trouvé sans problème. Nous avons demandé notre chemin au pharmacien.

- Excellente idée. ª Le Dr. Donaldson joignit les mains.

´ Bon. Passons aux choses sérieuses. En premier lieu, je suppose que vous êtes toutes les deux à jeun depuis hier soir minuit ? ª

Deborah et Joanna hochèrent affirmativement la tête.

´ Parfait. Si vous permettez, je vais passer un coup de fil au Dr. Cari Smith, votre médecin anesthésiste. Il souhaite vous parler. En attendant, ôtez votre manteau et mettez-vous à l'aise. Nous allons pouvoir commencer. ª

Pendant que le Dr. Donaldson téléphonait de l'accueil, Deborah et Joanna allèrent ranger leur manteau dans un vestiaire.

´ «a va ? ª chuchota Deborah à Joanna. Elles entendaient la voix du Dr. Donaldson en arrière-plan.

´ «a va. Pourquoi me poses-tu la question ?

- Tu es bien silencieuse. Tu n'as pas encore changé

d'avis, au moins ?

- Mais non. Simplement, cet endroit me rend nerveuse.

Le vigile armé, par exemple, ça surprend. Même les meubles de la salle d'attente me font un effet bizarre.

- Je vois ce que tu veux dire, approuva Deborah. Ils valent certainement une fortune, mais ils paraissent déplacés dans le contexte.

- C'est étrange. D'habitude, je ne m'attache pas à ce genre de détails. Navrée de t'ennuyer avec mes états d'‚me.

- Essaie de te détendre et pense au petit café qu'on siro-tera bientôt sur la place Saint-Marc. ª

Elles regagnèrent la salle d'attente. Le Dr. Donaldson les attendait. Elle les conduisit vers un canapé et leur annonça que le Dr. Smith n'allait pas tarder à les rejoindre. En attendant, elle était prête à répondre aux éventuelles questions de Deborah et de Joanna.

Ćombien de temps allons-nous rester ? demanda Joanna.

- Le recueil des ovocytes ne prend pas plus d'une quarantaine de minutes, répondit le Dr. Donaldson. Ensuite, vous vous reposerez quelques heures, le temps que l'effet de l'anesthésie se dissipe, puis vous pourrez rentrer chez vous.

- Est-ce que nous subirons l'intervention en même temps ?

- Non. C'est vous, mademoiselle Meissner, qui passez la première, puisqu'on vous fait une anesthésie générale légère.

Bien entendu, si Mlle Cochrane change d'avis et désire elle aussi une anesthésie générale, vous déciderez entre vous qui passera d'abord.

- L'anesthésie locorégionale me convient parfaitement, dit Deborah.

- Comme vous voulez. ª Le Dr. Donaldson les regarda alternativement. Ávez-vous d'autres questions ?

- Est-ce que la clinique occupe tout le b‚timent ?

demanda Deborah.

- Seigneur, non ! C'est immense, vous savez. Autrefois, c'était un asile et un sanatorium.

- C'est ce qu'on nous a dit.

- La Clinique de la Stérilité n'utilise qu'un étage dans cette aile, expliqua le Dr. Donaldson. Nous avons aussi quelques bureaux dans la tour. Le reste de l'établissement est vide, mis à part les lits et le matériel utilisés autrefois. C'est plutôt une espèce de musée.

- Combien de personnes travaillent-elles ici ? demanda à son tour Joanna.

- Une quarantaine, mais nous augmentons nos effectifs.

Pour vous donner le chiffre exact, il faudrait que je demande à Helen Masterson, notre chef du personnel.

- Cela fait pas mal d'emplois. Vous devez être une véritable bénédiction pour une petite agglomération rurale comme Bookford.

- On pourrait le croire au premier abord, expliqua le Dr. Donaldson, mais en fait nous avons du mal à trouver du personnel malgré les annonces que nous passons dans les journaux de Boston. Nous cherchons surtout des techniciennes de laboratoire et des employées expérimentées pour les services administratifs. Seriez-vous intéressées ?

- Pas vraiment ! s'exclama Deborah en riant.

- Il n'y a qu'à la ferme que nous ne soyons pas en manque de personnel. Bien au contraire. Les candidatures se sont bousculées dès le début.

- La ferme ? interrogea Joanna. Vous voulez dire une vraie ferme ?

- Mais oui. La Clinique Wingate dispose d'une grande ferme o˘ nous élevons des animaux dans le cadre de notre programme de recherche, expliqua le Dr. Donaldson. Nous étudions les mécanismes de reproduction des espèces en dehors de l'homo sapiens.

- Vraiment ? quelles autres espèces ?

- Toutes celles qui jouent un rôle dans l'économie. Le bétail, les porcs, la volaille, les chevaux. Et, bien s˚r, les animaux domestiques comme les chiens et les chats.

- Et o˘ se trouve cette ferme ? interrogea Joanna.

- A l'intérieur de la propriété, juste derrière ce b‚timent principal, que nous appelons affectueusement entre nous "la monstruosité", et juste après le bosquet de sapins blancs. Le cadre est idyllique : il y a bien s˚r des granges, des champs de maÔs, des meules de foin, des paddocks, mais aussi un étang, un réservoir, et même un vieux moulin. L'hôpital Cabot était entouré d'un domaine de quatre-vingts hectares sur lesquels on avait construit les logements du personnel et une ferme destinée à assurer le plus gros des besoins en nourriture. La présence de cette ferme sur le terrain a été un élément majeur dans notre décision de prendre le bail. Pour la recherche, la présence d'une ferme à côté du labo, sans parler des logements, constitue un atout.

- Vous avez un laboratoire sur place ? demanda Deborah.

- Oui. Un important laboratoire. J'en suis particulièrement fière, car je suis en grande partie responsable de son installation.

- Pouvons-nous le visiter ?

- Ce doit être possible. Ah, voici le Dr. Smith ! ª

Un homme à la silhouette massive, revêtu d'une tenue chirurgicale, venait d'entrer dans la pièce, un bloc-notes à la main. Au même moment, la porte d'entrée de la clinique s'ouvrit, livrant passage à une foule d'employées. L'une d'elles alla s'installer au bureau d'accueil tandis que, dans un joyeux vacarme, les autres s'engouffrèrent dans le couloir par o˘ était arrivé le Dr. Smith.

Joanna se raidit. La présence de l'anesthésiste revêtu de sa tenue de salle d'opération venait de lui rappeler avec une douloureuse acuité la réalité de l'intervention à laquelle elle s'efforçait de ne pas trop penser.

Le Dr. Smith se présenta et serra les mains des deux jeunes femmes, puis il s'assit, jambes croisées, le bloc-notes sur les genoux. ´ Bien, dit-il en prenant l'un des nombreux stylos qu'il gardait dans sa poche de poitrine. Mademoiselle Cochrane, si j'ai bien compris, vous préférez une anesthésie locorégionale.

- C'est exact, dit Deborah.

- Puis-je vous demander pourquoi ?

- J'appréhende moins.

- On a d˚ vous dire néanmoins que nous préférions l'anesthésie générale légère pour le recueil d'ovocytes ? avança le Dr. Smith.

- Effectivement, le Dr. Donaldson m'en a informée.

Mais elle a ajouté que c'était moi qui décidais.

- Parfaitement. Néanmoins, je vais vous expliquer pourquoi nous préférons que vous soyez endormie. Sous anesthésie générale légère, nous recueillons les ovules par cúlioscopie, directement sous le contrôle de la vue. Avec l'anesthésie locorégionale, paracervicale, l'intervention est effectuée au moyen d'une aiguille guidée par des ultrasons. Toutes proportions gardées, c'est un peu comme si l'on travaillait dans le noir. ª L'anesthésiste s'interrompit et sourit.

Ávez-vous des questions ?

- Non, dit Deborah.

- Autre chose, reprit le Dr. Smith. L'anesthésie locorégionale ne nous permet pas de contrôler la douleur suscitée par la manipulation intra-abdominale. En d'autres termes, si l'accès à un ovaire s'avère difficile, les manipulations que nous devons faire pour y parvenir peuvent provoquer chez la patiente des sensations pénibles.

- Je prends le risque, déclara Deborah.

- Malgré la douleur éventuelle ?

- Je crois être capable de l'affronter. Je préfère rester consciente. ª

Le Dr. Smith jeta un coup d'úil rapide au Dr. Donaldson, qui haussa légèrement les épaules, puis il interrogea brièvement les deux jeunes femmes sur leurs antécédents médicaux.

quand il eut terminé, il se leva. ´ J'ai tous les renseignements nécessaires, mesdemoiselles. Je vous laisse vous changer et je vous attends à l'étage.

- Est-ce qu'on va me donner un calmant ? demanda Joanna.

- Bien entendu. Dès qu'on aura branché la perfusion.

Plus de questions ? ª

En l'absence de réponse, le Dr. Smith sourit, puis quitta la pièce. Le Dr. Sheila Donaldson accompagna alors Deborah et Joanna dans une autre salle d'attente, beaucoup plus petite, à l'autre bout du couloir. Un côté de la pièce était occupé

par des cabines aux portes à claire-voie et l'autre par des casiers. Près de ces derniers était posé un stock de chemises de malade, de chaussons en papier et de robes de chambre qu'une infirmière au visage avenant était en train de réappro-

visionner. Plusieurs brancards stationnaient devant les doubles portes battantes. Au milieu de la salle, des chaises et un canapé étaient rassemblés devant une table basse couverte de magazines.

Le Dr. Donaldson présenta Joanna et Deborah à l'infirmière, Cynthia Carson, avant de se retirer. L'infirmière leur remit à chacune une tenue complète, ainsi que la clef d'un casier, qu'elle leur conseilla d'accrocher à leur chemise. Elle leur ouvrit ensuite la porte de deux cabines adjacentes, puis sortit en expliquant qu'elle allait chercher les perfusions et serait tout de suite de retour.

Ón ne peut pas dire que le Dr. Smith n'a pas essayé de te vendre l'anesthésie générale, lança Joanna depuis sa cabine.

- Effectivement, il s'est donné du mal ª, approuva Deborah.

Lorsque Deborah et Joanna sortirent de leurs cabines respectives, serrant la mince robe de chambre d'une main et tenant leurs vêtements dans l'autre, elles éclatèrent de rire en voyant l'allure qu'elles avaient.

´ J'espère que je n'ai pas l'air aussi pathétique que toi ª, parvint à articuler Joanna entre deux hoquets.

´ Désolée de te décevoir, mais c'est pourtant le cas. ª

Pendant qu'elles mettaient leurs affaires en sécurité dans les casiers, Joanna posa la question qui la tracassait depuis quelques minutes :

´ Pourquoi n'acceptes-tu pas d'être endormie ? demanda-t-elle.

- Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi !

- L'exposé de l'anesthésiste m'a paru convaincant. Surtout quand il a parlé de la douleur que pourrait provoquer une manipulation intra-abdominale. J'ai failli m'évanouir rien qu'en entendant ça. Tu ne crois pas que tu devrais reconsidérer ta position ?

- Ecoute ! ª Deborah claqua la porte du casier, retira la clef d'un geste brusque, puis se tourna vers son amie, le feu aux joues. ´ Toi et moi, on a déjà eu cette discussion, rugit-elle. Tu sais bien que j'ai peur d'être endormie. Disons que c'est une phobie. Toi tu n'aimes pas les aiguilles et moi j'ai horreur de l'anesthésie, d'accord ?

- D'accord. Par pitié, Deborah, calme-toi. C'est moi qui suis censée être nerveuse, pas toi. ª

Deborah ferma les yeux quelques instants, puis expira profondément. Éxcuse-moi, fit-elle en hochant la tête. Je suis désolée de t'avoir parlé sur ce ton. Il faut croire que j'ai les nerfs à vif, moi aussi.

- Tu es tout excusée, Deborah. ª

Au même moment, Cynthia Carson réapparut, les bras chargés de matériel qu'elle déposa sur l'un des brancards avant d'accrocher un bocal au pied à perfusion de celui-ci. ´ Laquelle d'entre vous est Mlle Meissner ? ª demanda-

t-elle.

Joanna leva la main.

L'infirmière tapota le dessus du brancard recouvert d'un drap propre. Ínstallez-vous confortablement pour que je place la perfusion, dit-elle à Joanna. Je vais vous préparer un cocktail qui va vous faire voir la vie en rose. ª

Deborah tendit la main vers son amie et lui pressa le bras.

Elles échangèrent un regard de sympathie, puis Joanna obéit, tandis que Deborah allait se placer à la droite du brancard.

Tout en bavardant de la pluie et du be'au temps, l'infirmière prépara la perfusion avec une grande dextérité, avant de placer un garrot au-dessus du coude de Joanna.

Deborah détourna la tête lorsque l'aiguille s'enfonça dans la peau de Joanna. Un instant après, Cynthia Carson ôta le garrot et colla un sparadrap à l'endroit de la piq˚re.

´ Voilà une bonne chose de faite ª, commenta-t-elle.

Joanna se tourna vers elle et la regarda d'un air étonné.

´ Vous avez déjà placé la perfusion ? demanda-t-elle.

- Mais oui ! lança gaîment Cynthia en remplissant deux seringues. Maintenant, le cocktail magique. Auparavant, j'ai tout de même besoin d'une confirmation : vous n'avez jamais eu d'allergie à un quelconque médicament, n'est-ce pas ?

- Jamais. ª

Cynthia se pencha au-dessus de la perfusion et ôta le capu-chon de la première seringue.

´ qu'est-ce que vous allez m'injecter ? demanda Joanna.

- Vous tenez à le savoir ? ª L'infirmière termina de verser le contenu de la seringue et entreprit de faire la même chose avec la seconde. ´ Du diazépam et du fantanyl.

- Vous pouvez traduire ?

- Du Valium et un analgésique opioÔde.

- Je connais le Valium, dit Joanna, mais pas le second.

- C'est une substance de la même famille que la morphi-ne ª, répondit Cynthia. Elle ramassa les flacons et les embal-lages et alla les jeter dans une poubelle disposée à cet effet.

Pendant qu'elle prenait des notes sur le bloc qu'elle venait de retirer de dessous le matelas du brancard, la porte s'ouvrit, livrant passage à une autre patiente. La femme leur adressa un sourire et alla prendre une tenue dans la pile de vêtements fournis par la clinique, avant de disparaître dans une cabine.

Ést-ce une autre donneuse ? chuchota Joanna.

- Aucune idée, répondit Deborah.

- C'est Mme Stevens, une patiente de la clinique, précisa l'infirmière en débloquant les roues du brancard. Elle est ici pour une réimplantation d'embryons. Une de plus. La pauvre a été souvent déçue.

- Vous m'emmenez déjà ? demanda Joanna.

- Mais oui. quand je suis allée chercher le matériel de perfusion, on m'a dit qu'on vous attendait impatiemment là-haut. ª

Deborah prit la main de Joanna. ´Je peux

l'accompagner ?

- Malheureusement non, répondit l'infirmière. Attendez ici tranquillement. Votre tour viendra très vite.

- Tout va bien se passer, Deborah, dit Joanna en souriant. Je sens déjà l'effet de ce truc opioÔde. Pas désagréable, d'ailleurs. ª

Au moment o˘, poussé par l'infirmière, le brancard passa les doubles portes, Deborah vit son amie agiter gaîment la main par-dessus son épaule dans un petit geste d'au revoir.

Deborah gagna le canapé et se laissa tomber lourdement dessus. Elle n'avait rien mangé depuis la veille au soir et elle mourait de faim. Elle essaya de feuilleter un magazine, sans parvenir à fixer son attention. Ses pensées allaient vers Joanna. O˘ la conduisait-on dans ce vieux, ce gigantesque b‚timent ? Finalement, elle posa son magazine et fit le tour de la pièce du regard. Comme dans la grande salle, les formes modernes du mobilier tranchaient sur le caractère ancien des murs ornés de moulures. Joanna avait raison : les contrastes de la Clinique Wingate avaient quelque chose de dérangeant.

Maintenant, Deborah avait tout autant h‚te que son amie d'en avoir fini avec l'intervention.

La porte de l'une des cabines s'ouvrit et Mme Stevens apparut, ses vêtements à la main. Elle sourit à Deborah, puis se dirigea vers un casier o˘ elle entreprit de les ranger. Tout en la regardant faire, Deborah se demandait comment elle vivait les échecs répétés de son traitement de la stérilité.

La nouvelle venue verrouilla la porte de son casier, puis vint s'asseoir dans un fauteuil en accrochant la clef à sa chemise de malade. Elle prit un magazine, commença à le feuilleter, puis, sentant le regard de Deborah fixé sur elle, elle leva vers la jeune femme des yeux d'un magnifique bleu turquoise. Deborah sourit à son tour. Après s'être présentées, toutes deux entamèrent la conversation. Au bout de quelques minutes, Deborah demanda à son interlocutrice si elle se faisait soigner depuis longtemps à la Clinique Wingate.

´ Malheureusement oui, répondit Dorothy Stevens.

- C'est pénible ?

- «a tient du parcours du combattant. Les médecins d'ici m'avaient prévenue, d'ailleurs. Malgré tout, mon mari et moi n'avons pas l'intention d'abandonner, du moins pas tant qu'on n'aura pas tout essayé.

- On vous réimplante des embryons aujourd'hui ? interrogea Deborah, qui ne voulait pas montrer qu'elle était déjà

au courant.

- Oui, pour la neuvième fois, soupira son interlocutrice.

Je touche du bois.

- Je vous souhaite bonne chance.

- Merci. C'est la première fois que vous venez à la Clinique Wingate ?

- Oui, reconnut Deborah. Et mon amie également.

- Je crois que vous serez contentes de votre choix, dit Dorothy Stevens. Vous faites une FIV toutes les deux ?

- Une fécondation in vitro ? Non, nous sommes là pour un don d'ovules. Nous avons répondu à une annonce de la clinique dans le Harvard Crimson. ª

Une lueur admirative passa dans le regard turquoise de Dorothy Stevens. ´ quel beau geste ! s'exclama-t-elle. Vous allez redonner l'espoir à des couples désespérés. Bravo pour votre générosité. ª

Deborah se sentit soudain abominablement vénale. Elle se demandait comment éviter de révéler le véritable motif de son geste, lorsque l'arrivée inopinée de l'infirmière la tira d'embarras.

Ć'est à vous ! lança celle-ci avec enthousiasme à

Mme Stevens. On vous attend dans la salle pour la réimplantation ! ª

Dorothy Stevens se leva, prit une profonde inspiration et se dirigea d'un pas décidé vers la porte.

Ć'est un vrai petit soldat, vous savez, remarqua Cynthia Carson lorsqu'elle eut disparu. J'espère que ce cycle va réussir. Si quelqu'un le mérite, c'est bien elle.

- Combien co˚te une FIV ? ª La question du co˚t du processus la préoccupait, maintenant.

´ «a dépend un peu de ce qui est pratiqué, répondit l'infirmière, mais en règle générale il faut compter huit à dix mille dollars.

- Seigneur ! Cela veut dire que cette femme et son mari ont déjà dépensé près de quatre-vingt-dix mille dollars !

- Sans doute plus que ça, si l'on inclut les traitements antérieurs. Pour les couples, la stérilité a un co˚t très élevé, surtout dans la mesure o˘ les traitements ne sont généralement pas remboursés par les assurances. Ce n'est pas évident de trouver l'argent. ª

Deux autres patientes pénétrèrent dans la salle et l'infirmière se dirigea aussitôt vers elles. Elle prit leur dossier, y jeta un bref coup d'úil, leur remit le nécessaire pour se changer et les installa dans les cabines. L'‚ge de l'une d'entre elles étonna Deborah. Elle n'en était pas certaine, mais cette femme semblait avoir une bonne cinquantaine d'années.

Prise d'une soudaine impatience, Deborah se leva. Éxcusez-moi, dit-elle à l'infirmière qui lisait soigneusement maintenant le dossier des nouvelles venues. Le Dr. Donaldson m'a dit que je pouvais visiter le laboratoire. A qui dois-je m'adresser pour cela ?

- C'est la première fois qu'on me pose la question. ª

Cynthia réfléchit quelques instants. ´ Voyez avec notre attachée de presse, Claire Harlow, reprit-elle. Elle est chargée de montrer les installations aux futures patientes - encore que j'ignore si le labo fait ou non partie de la visite. Si cela ne vous gêne pas de vous balader dans cette tenue, allez voir la réceptionniste dans la grande salle d'attente et demandez-lui de prévenir Mlle Harlow. Mais n'allez pas trop loin, car on va vous appeler dans un quart d'heure. ª

Même avec peu de temps devant elle, Deborah n'avait pas envie de rester plantée là et elle suivit la suggestion de l'infirmière. En attendant l'arrivée de l'attachée de presse au bureau d'accueil, elle constata qu'un grand nombre de patientes étaient arrivées. La plupart attendaient en silence, en feuille-tant un magazine. D'autres regardaient fixement devant elles.

Claire Harlow était une femme très aimable, à la voix douce. Elle parut ravie de conduire Deborah à l'étage pour lui faire visiter le laboratoire principal. Comme le Dr.

Donaldson l'avait suggéré, il était immense et s'étendait pratiquement sur tout l'arrière de l'aile occupée par la clinique.

Deborah était très impressionnée. Elle avait passé pas mal de temps dans des laboratoires de biologie et elle savait ce que représentait une telle surface et de tels équipements. Le matériel était visiblement ce qu'on faisait de mieux dans le domaine. Elle eut même la surprise de découvrir des séquen-ceurs d'ADN automatiques. Curieusement, très peu de personnes étaient au travail dans ces locaux gigantesques.

Ó˘ sont les gens ? demanda-t-elle à Claire Harlow.

- Les médecins sont tous occupés avec des patientes en ce moment ª, répondit l'attachée de presse.

Deborah s'avança le long d'un interminable plan de travail sur lequel étaient posés un nombre considérable de microscopes de dissection, tous beaucoup plus puissants que ceux dont elle avait l'habitude de se servir.

Íl y a de quoi occuper une armée de biologistes, constata-t-elle.

- Nous sommes toujours à la recherche de personnel qualifié. ª

Parvenue au fond du laboratoire, Deborah jeta un coup d'oeil par la fenêtre. De l'arrière du b‚timent, la vue était remarquable, car la clinique, entourée de pelouses, était située au sommet d'une colline. Un peu plus loin, à demi dissimulées par les feuillages orange et rouges d'un bosquet de chênes et d'érables, Deborah aperçut d'autres b‚tisses de pierre, semblables à la loge, mais avec un ch‚ssis blanc.

Ćes constructions font-elles partie de la ferme ?

demanda-t-elle.

- Non, ce sont des habitations ª, expliqua l'attachée de presse. Elle tendit le doigt vers la droite, là o˘ la vue était encore plus majestueuse. A travers des sapins séculaires, quelque chose étincelait. ´ Vous voyez, là-bas, dit-elle, c'est le soleil qui se reflète dans l'étang du moulin. Les b‚timents de la ferme sont regroupés tout autour.

- Et cette cheminée qui fume ? ª interrogea Deborah en désignant un panache de fumée qui s'élevait au-dessus des arbres. ´ Le b‚timent fait-il aussi partie du complexe de la clinique ? ª En sortant de la cheminée, la fumée était blanche, mais elle prenait une tonalité gris-violet en s'élevant vers le ciel, chassée vers l'est par le vent.

´ Bien s˚r, répondit Claire Harlow. C'est la vieille centrale électrique qui fournit l'eau chaude et le chauffage. L'architecture est tout à fait intéressante. Du temps de l'hôpital psychiatrique, elle servait aussi de crématorium.

- De crématorium ? balbutia Deborah. Pourquoi diable avaient-ils un crématorium ?

- Par nécessité, j'en ai peur. A l'époque, de nombreux patients étaient abandonnés par leur famille, malheureusement. ª

Deborah frémit à l'idée de cette institution isolée dans la campagne qui disposait de son propre crématorium, mais avant qu'elle n'ait pu poser d'autres questions, l'attachée de presse reçut un message sur son pager. Claire Harlow consulta l'écran et se tourna vers Deborah. Ć'est pour vous, mademoiselle Cochrane. On vous attend pour l'intervention. ª

Deborah fut soulagée. Il lui tardait que tout soit terminé

pour elle et Joanna.

15 octobre 1999

9 h 05

Sans aucune transition, Joanna passa d'un sommeil profond à l'état de veille. Elle se retrouva en train de contempler un plafond de métal bosselé qu'elle n'avait jamais vu auparavant.

Éh bien, on dirait que notre Belle au Bois Dormant s'éveille ª, dit quelqu'un.

Joanna se tourna en direction de cette voix. Un visage qu'elle ne connaissait pas était penché sur elle. Elle allait demander o˘ elle était, lorsque tout lui revint soudain en mémoire.

´ Je vais prendre votre tension ª, dit l'infirmier en prenant le stéthoscope qu'il portait autour du cou et en plaçant les embouts des tubes dans ses oreilles. C'était un homme de l'‚ge de Joanna, d'apparence très soignée, vêtu d'une tenue stérile. Son nom était inscrit sur son badge : Myron Hanna.

Il se mit à gonfler le manchon déjà placé autour du bras gauche de Joanna.

Joanna scruta le visage de l'infirmier, qui gardait l'úil fixé

sur l'aiguille. Lorsque le manchon se dégonfla, elle sentit son pouls battre avec force. L'homme rangea son instrument avec un sourire.

´ La tension est bonne ª, dit-il en lui prenant le pouls.

Joanna attendit qu'il ait terminé. ´ L'intervention va commencer ? demanda-t-elle.

- C'est déjà fini, répondit l'infirmier en notant sur un bloc les éléments qu'il venait de recueillir.

- Vous plaisantez ? ª Joanna avait perdu toute notion du temps.

´ Pas du tout. Apparemment, ça s'est très bien passé. Le Dr. Saunders doit être satisfait.

- Je n'arrive pas à le croire. Mon amie m'a dit qu'au réveil de l'anesthésie on avait mal au cúur.

- Pratiquement plus jamais de nos jours, expliqua l'infirmier. Pas avec le propofol. C'est formidable, non ?

- C'est ce qu'on m'a donné ?

- Oui.

- quelle heure est-il ?

- Neuf heures passées.

- Vous savez si l'intervention de mon amie, Deborah Cochrane, est terminée ?

- Elle est en cours. Allez, on essaie de s'asseoir au bord du lit. ª

Joanna obéit, un peu gênée par la perfusion encore implantée dans son bras.

Ćomment ça va ? interrogea l'infirmier. Vous avez la tête qui tourne ? Une impression de malaise ?

- Pas du tout. Je me sens très bien. ª Joanna n'en revenait pas. Elle s'attendait au moins à avoir mal, mais ce n'était pas le cas.

´ Restez assise quelques minutes, dit Myron Hanna en allant s'installer au bureau. Ensuite, si tout va bien, on enlè-vera la perf et vous pourrez descendre récupérer vos vêtements. ª

Joanna regarda autour d'elle. Il y avait trois autres lits dans la chambre, mais aucun n'était occupé. La pièce était carrément antique. Visiblement, elle n'avait pas bénéficié du même lifting que d'autres parties de l'hôpital. Les murs et le sol étaient recouverts d'un carrelage fatigué, les fenêtres avaient connu des jours meilleurs et les lavabos étaient en pierre à savon.

Cette pseudo-salle de réveil lui rappela le bloc opératoire archaÔque dans lequel s'était déroulée l'intervention et ce souvenir lui donna le frisson. C'était le genre d'endroit o˘ l'on imaginait sans difficulté que des patients vulnérables aient pu autrefois être lobotomisés de force. Lorsqu'elle y était entrée sur son brancard, le décor lui avait évoqué un tableau ancien représentant une leçon d'anatomie dans lequel des hommes installés sur les bancs d'un amphithé‚tre baignant dans la pénombre observent un cadavre écorché, à la peau blême.

La porte s'ouvrit et un homme de petite taille entra, vêtu d'une longue blouse blanche sur sa tenue stérile verte. Sa chevelure sombre faisait ressortir son teint p‚le. En voyant Joanna assise, il s'arrêta net, l'air surpris, puis son étonnement se changea en irritation.

´ Monsieur Hanna, ne m'aviez-vous pas dit que la patiente dormait encore ? lança sèchement le médecin, les yeux toujours fixés sur Joanna.

- C'était le cas lorsque nous nous sommes parlé au téléphone, docteur Saunders, expliqua l'infirmier. Elle vient de se réveiller et tout se passe parfaitement. ª

Sous le regard perçant du médecin, Joanna se sentait très mal à l'aise. Elevée dans le respect d'une discipline stricte par un père distant, P-DG d'une compagnie pétrolière, elle éprouvait une réaction viscérale face à toutes les figures de l'autorité.

´ La tension et le pouls sont normaux ª, poursuivit Myron Hanna. Il se leva et s'avança vers le Dr. Saunders, mais celui-ci l'arrêta d'un geste de la main.

Les m‚choires serrées, Paul Saunders s'approcha de Joanna. Son nez épaté lui donnait l'air d'avoir les yeux très rapprochés. Mais sa caractéristique physique la plus mar-quante était, outre des iris d'une couleur légèrement différente, une petite mèche de cheveux blancs sur le front qui se perdait dans la masse de ses cheveux noirs.

Ćomment vous sentez-vous, mademoiselle Meissner ? ª

interrogea-t-il.

Son ton froid rappela à Joanna celui de son père lorsqu'il lui demandait comment s'était passée sa journée à l'école.

´ Bien ª, répondit-elle. Visiblement, le médecin posait une question de pure forme. Prenant son courage à deux mains, elle demanda : Ć'est vous qui avez recueilli mes ovules, docteur ? ª On l'avait endormie avant que le médecin n'entre au bloc.

Óui, répondit le Dr. Saunders sur un ton qui excluait toute autre question. Si vous le permettez, je vais examiner votre abdomen. ª

Aussitôt, l'infirmier vint se placer près du lit. Il aida Joanna à se rallonger, puis la recouvrit avec le drap jusqu'au nombril.

Sans déplacer le drap, le Dr. Saunders releva doucement la chemise de Joanna et examina son abdomen. Joanna redressa la tête et regarda à son tour son ventre. Elle découvrit trois sparadraps, l'un directement sous le nombril et les deux autres un peu plus bas de chaque côté. L'ensemble formait un triangle équilatéral.

Áucune trace de saignement, commenta Myron Hanna.

Et le gaz a été absorbé. ª

Paul Saunders hocha affirmativement la tête. Il remit la chemise en place et se dirigea vers la porte.

´ Docteur Saunders ! ª lança Joanna.

Paul Saunders s'arrêta et se tourna vers elle.

Ćombien d'ovules avez-vous recueillis ?

- Je ne sais plus exactement. Cinq ou six.

- C'est bien ?

- Parfait. ª Un sourire adoucit fugitivement l'expression sinistre du médecin, puis il quitta la pièce.

Íl n'est pas très bavard, commenta Joanna.

- C'est quelqu'un de très occupé ª, répondit Myron Hanna tout en repoussant le drap. que diriez-vous de vous mettre debout ? Vous me semblez suffisamment en forme pour qu'on envisage d'ôter votre perfusion.

- Est-ce toujours le Dr. Saunders qui recueille les ovules ? ª demanda Joanna. Elle s'assit, puis posa les pieds à terre d'un côté du lit. Maintenant d'une main la chemise fermée dans son dos, elle s'efforça de se tenir debout.

Íls sont deux à le faire, répondit Myron Hanna. Lui et le Dr. Donaldson.

- S'il est venu me voir, c'est peut-être que l'intervention de mon amie est finie.

- Certainement. Comment vous sentez-vous ? Avez-vous la tête qui tourne ? ª

Joanna fit ńon ª de la tête.

Álors, je vous ôte la perf et on y va. ª

Un quart d'heure plus tard, Joanna récupérait ses vêtements et son sac dans son casier. Dans la salle d'attente, d'autres patientes, assises sur les fauteuils et le canapé, feuille-taient les magazines. Aucune d'entre elles ne lui prêta attention. Le casier de Deborah était toujours fermé.

Au moment o˘ Joanna allait entrer dans la cabine qu'elle avait utilisée précédemment, l'infirmière Cynthia Carson pénétra dans la salle d'attente, Deborah sur ses talons. Lorsqu'elle aperçut son amie, le visage de Deborah s'éclaira et elle se précipita dans la cabine avec elle.

Ćomment ça s'est passé pour toi ? chuchota-t-elle.

- Pas mal du tout. ª Instinctivement, Joanna avait également baissé la voix. ´ L'anesthésiste m'a prévenue que j'éprouverais une petite sensation de br˚lure dans le bras quand il injecterait le "lait d'amnésie", mais je n'ai rien senti.

Je ne me souviens même pas de m'être endormie.

- Le lait d'amnésie ? interrogea Deborah.

- C'est comme ça qu'il appelle le médicament qu'il m'a injecté. L'effet est instantané. Je suis tombée dans un trou noir et je n'ai rien senti durant toute l'intervention. Je n'étais même pas nauséeuse au réveil.

- Un peu dans les vapes malgré tout ? ª

- Non. Je me suis réveillée aussi brutalement que je me suis endormie. Comme ça, clac ! ª Joanna appuya cette affirmation en claquant des doigts. Će n'était pas grand-chose, en fait. Et toi ?

- Moi non plus, affirma Deborah. Pas plus désagréable qu'un frottis.

- Tu n'as pas eu mal ?

- Un peu quand on m'a fait l'anesthésie locorégionale, mais c'est tout. Le plus pénible a été d'être exposée aux regards.

- Combien d'ovules t'a-t-on pris ?

- Aucune idée, reconnut Deborah. Un seul, je pense.

C'est le nombre que produisent en général les femmes chaque mois sans hyperstimulation hormonale.

- Chez moi, ils en ont recueilli cinq ou six.

- Impressionnant ! s'exclama Deborah d'un ton faussement sarcastique. Comment le sais-tu ?

- J'ai demandé. Le médecin est venu dans la salle de réveil. Il s'appelle le Dr. Saunders. Tu as d˚ le rencontrer, car c'est lui qui recueille les ovules avec le Dr. Donaldson.

- Un type assez petit, avec des yeux bizarres ?

- Oui. Le genre pas bavard, plutôt étrange. Il a eu l'air furieux quand il a vu que j'étais déjà réveillée. Curieux, non ?

- Tu m'inquiètes, il a fait la même chose avec moi ! s'exclama Deborah.

- Pas possible ! Il a vraiment un problème. En un sens, ça me rassure, parce que je me demandais si je ne me faisais pas des idées. Tu sais l'effet que me font toutes les figures de l'autorité.

- Impossible de l'oublier, dit Deborah. Et tu crois vraiment qu'il était irrité de te voir déjà réveillée ?

- Oui. Il avait l'air d'en vouloir à l'infirmier, qui lui avait dit quelques minutes auparavant que j'étais encore endormie.

Sans doute avait-il l'intention de se borner à jeter un simple coup d'úil sur moi, alors que là, il a d˚ me parler.

- «a n'a pas de sens ! s'exclama Deborah.

- L'infirmier a excusé son comportement en me disant qu'il était très occupé.

- Il s'est aussi conduit bizarrement avec moi, Joanna. Il a commencé par le discours d'usage sur les bienfaits de l'anesthésie générale légère, et quand je lui ai dit qu'il perdait son temps, il s'est mis en rogne. Du coup, je me suis dit qu'ils m'avaient demandé d'être à jeun depuis la veille au soir parce qu'ils avaient l'intention de me convaincre.

- Et tu ne t'es pas laissée convaincre.

- J'ai prévenu que s'ils continuaient à me casser les pieds, je les laissais en plan. Et j'étais à deux doigts de le faire si le Dr. Donaldson n'était pas intervenue pour arranger les choses. Finalement, tout s'est bien passé.

- Maintenant, dit Joanna, allons-nous-en.

- Tout à fait d'accord. Je vais me changer dans la cabine à côté. ª Deborah adressa un petit clin d'úil complice à son amie et sortit.

Joanna l'entendit ouvrir son casier dans la salle d'attente.

Elle-même se débarrassa de sa tenue de patiente et la déposa dans une corbeille à linge disposée à cet effet. Pendant quelques instants, elle observa son reflet dans le miroir en pied. A l'idée des petites incisions dissimulées sous les trois sparadraps, elle frissonna. Ces cicatrices lui rappelaient que quelqu'un venait d'explorer ses organes.

Le bruit de la porte de la cabine voisine en train de se refermer la tira de sa réflexion. Craignant de faire attendre Deborah, qui avait l'habitude de s'habiller très vite, Joanna se h‚ta de remettre ses vêtements. Elle entreprit ensuite de brosser ses cheveux, qu'elle avait tirés en queue de cheval pour l'intervention, mais qui étaient maintenant tout emmêlés. Avant même d'avoir fini, elle entendit Deborah sortir de sa cabine.

Ó˘ en es-tu ? demanda Deborah à travers la porte.

- Je suis pratiquement prête ª, lança Joanna. Ses cheveux lui donnaient encore plus de mal que d'habitude. Des mèches folles s'étaient détachées et lui pendaient devant les yeux.

Autrefois, au lycée, elle avait une frange, mais elle l'avait laissée pousser en entrant à l'université. Après un dernier regard au miroir, elle ouvrit la porte.

´ Je me suis dépêchée ª, affirma-t-elle en voyant l'air exaspéré de son amie, qui l'attendait assise dans un fauteuil.

Deborah bondit sur ses pieds.

´ qu'est-ce que cela aurait été autrement ! dit-elle. Tu devrais avoir les cheveux courts, comme moi. «a t'éviterait tout ce tintouin.

- Jamais de la vie. ª Joanna tenait à garder ses cheveux longs, même difficiles à coiffer.

En sortant, elles firent un petit signe d'adieu à Cynthia Carson. L'infirmière leur rendit leur salut. Les femmes assises sur les fauteuils et le canapé levèrent les yeux. Certaines leur sourirent, mais toutes se replongèrent dans la lecture de leur magazine avant même que Joanna et Deborah n'aient franchi les portes battantes.

Ón a oublié de leur demander quelque chose, commença Deborah au moment o˘ elles s'engageaient dans le couloir, puis elle se tut.

- Tu as l'intention de me le dire ou je dois deviner ? ª

demanda Joanna en soupirant. Elle trouvait horriblement agaçante l'habitude qu'avait Deborah de laisser ses phrases en suspens.

Ón a oublié de demander quand et comment on allait être payées.

- Pour le comment, ce ne sera pas en liquide, évidemment. On recevra un chèque ou un virement.

- Entendu, mais quand ?

- Nos contrats stipulent que le paiement sera versé dès que nous aurons rempli notre rôle. Normalement, nous devrions donc être payées maintenant.

- Tu me parais bien optimiste, Joanna. Je préfère poser la question avant de partir.

- Allons-y. Si le Dr. Donaldson n'est pas dans la grande salle d'attente, on la fera appeler. ª

Les deux amies passèrent le nez par la porte de la salle d'attente. L'immense pièce était pleine de personnes qui attendaient en silence. Les conversations étaient rares.

´ Bon, le Dr. Donaldson n'est pas là, constata Deborah en faisant de nouveau le tour de la salle du regard. Allons la faire prévenir à l'accueil. ª

Elles s'approchèrent du bureau de la réceptionniste, une jolie rousse aux formes avantageuses. Son visage aux lèvres pleines aurait pu figurer sur la couverture d'un magazine télé.

Éxcusez-moi ª, dit Joanna. La réceptionniste fit disparaître le livre de poche qu'elle lisait en douce sur ses genoux.

Ńous aimerions voir le Dr. Donaldson, de la part de Joanna Meissner et de Deborah Cochrane.

- J'ai une enveloppe pour vous de la part de la comptable ª, les informa la réceptionniste.

Elle ouvrit un tiroir à sa droite, en sortit deux enveloppes à fenêtre et les leur tendit.

Les enveloppes n'étaient pas cachetées. Les deux amies jetèrent un coup d'úil à l'intérieur, puis échangèrent un regard ravi.

´ Bingo ! ª s'exclama Deborah. Puis, se tournant vers la réceptionniste, elle lança : ´ Mille grazie, signorina. Partiamo in Italia.

- La première partie veut dire : Mille fois merci, mademoiselle, traduisit Joanna. Pour la seconde, je ne suis pas s˚re. quoi qu'il en soit, n'appelez pas le Dr. Donaldson, c'est inutile, maintenant. ª

Sur ces mots, elles s'éloignèrent, laissant la réceptionniste perplexe.

´ J'ai un peu l'impression d'avoir volé cet argent ª, chuchota Deborah en traversant la salle d'attente. Comme Joanna, elle tenait fermement son enveloppe à la main en évitant de croiser le regard des femmes présentes. Peut-être l'une d'elles avait-elle d˚ hypothéquer sa maison pour suivre un traitement contre la stérilité.

´ Tu sais, avec toutes les patientes qui se pressent ici, la clinique peut payer, répondit Joanna. J'ai la très nette impression que son business est une mine d'or. En fait, ce sont les clients qui financent les dons d'ovules.

- C'est bien là ce qui me chiffonne, Joanna. D'un autre côté, je suppose que des gens assez sélectifs pour exiger des donneuses issues de Harvard ont les moyens.

- Exactement. Dis-toi que nous les aidons et qu'en échange ils nous aident à leur tour, d'une autre manière.

- C'est tout de même un peu difficile de se sentir altruiste quand on encaisse un chèque de quarante-cinq mille dollars, dit Deborah. Mais disons que j'exagère en parlant de vol. Il serait plus juste d'évoquer une forme de prostitution.

- Pour un couple, avoir un enfant, cela n'a pas de prix.

- Tu as raison. Je vais arrêter de me culpabiliser. ª

Devant la clinique, l'air vif du matin les revigora. Deborah s'apprêtait à descendre les marches du perron lorsqu'elle se rendit compte que Joanna hésitait. Elle se tourna vers son amie et s'aperçut qu'elle grimaçait de douleur.

´ que se passe-t-il ? demanda-t-elle, inquiète.

- J'ai eu soudain très mal ici, dit Joanna en posant sa main gauche sur son ventre. «a a même retenti jusque dans l'épaule.

- C'est passé, maintenant ?

- Presque.

- Veux-tu qu'on retourne voir le Dr. Donaldson ? ª

Joanna appuya au niveau de la hanche gauche. C'était à

peine douloureux. Elle rel‚cha la pression, mais la douleur la transperça de nouveau brièvement. Elle poussa un gémissement.

´ «a va, Joanna ? ª

Joanna fit signe que oui. Elle n'avait déjà presque plus mal.

Ón va faire appeler le Dr. Donaldson ª, proposa Deborah. Elle prit le bras de Joanna et voulut l'entraîner à l'intérieur de la clinique, mais son amie résista.

Će n'est rien, dit-elle. Allons à la voiture.

- Tu en es s˚re ? ª

De nouveau, Joanna hocha affirmativement la tête. Elle commença à descendre les marches. Au début, elle préféra avancer à demi pliée en deux, mais au bout de quelques instants, elle se redressa.

´ Tu es s˚re que tu ne préfères pas revoir le Dr. Donaldson, pour te rassurer avant de rentrer à la maison ? demanda Deborah.

- Je me sens bien, maintenant, Deborah. Je préfère rentrer. D'ailleurs, le Dr. Smith, l'anesthésiste, m'a prévenue que je pouvais ressentir ce genre de douleur.

- Il t'a dit que tu risquais de souffrir ? ª Deborah avait l'air étonné.

Óui, il m'a prévenue que je pourrais avoir un peu mal au ventre, avec de temps en temps une douleur en coup de couteau. Ce qui m'étonne, c'est que ça se déclenche seulement maintenant.

- Il t'a proposé quelque chose pour te soulager ?

- D'après lui, l'ibuprofène serait efficace. Sinon, le pharmacien pourra lui téléphoner à la clinique. Il est joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

- Tout de même, je me demande pourquoi ils t'ont aver-tie que tu risquais d'avoir mal, déclara Deborah. Moi, on ne m'a rien dit et d'ailleurs je ne souffre pas. Peut-être aurais-tu d˚ demander une anesthésie locorégionale, comme moi.

- Merci bien. Je préfère de beaucoup avoir été endormie pendant qu'on me charcutait. «a vaut bien de souffrir un peu et de devoir me faire enlever trois points de suture.

- O˘ as-tu des points de suture ?

- Là o˘ on a introduit le machin pour voir à l'intérieur.

- Tu vas devoir revenir à la clinique pour ça ? demanda Deborah.

- Non. D'après eux, n'importe quel médecin peut le faire. Si je me rabiboche avec Carlton, je lui demanderai de les ôter. Sinon, j'irai au premier centre médical venu. ª

Elles étaient arrivées à la voiture. Deborah alla ouvrir la portière du côté passager et aida Joanna à s'installer. Áu risque de me répéter, j'affirme que tu aurais d˚ choisir l'anesthésie locorégionale, dit-elle.

- Tu peux me le répéter mille fois, tu ne me convaincras pas ª, dit Joanna. S'il y avait bien une chose dont elle était s˚re, c'était celle-ci.

7 mai 2001

13 h 50

Un frémissement parcourut la carlingue, signalant l'entrée de l'avion dans une zone de légères turbulences. Joanna leva les yeux de son livre de poche et regarda autour d'elle pour voir si les autres passagers étaient inquiets. Elle avait horreur des turbulences, qui lui rappelaient f‚cheusement qu'elle était suspendue entre ciel et terre. N'étant pas une scientifique, elle avait du mal à croire qu'un objet aussi lourd qu'un avion puisse voler.

Personne ne semblait accorder la moindre attention aux secousses de l'appareil et surtout pas Deborah, endormie sur le siège voisin du sien. Son amie n'était pas à son avantage.

Ses cheveux brun foncé, qui lui arrivaient maintenant aux épaules, étaient en broussaille et elle avait la bouche légèrement ouverte. Connaissant intimement Deborah, Joanna savait que la jeune femme n'aurait pas aimé être vue ainsi.

Elle songea un instant à la réveiller, mais abandonna cette idée. Le changement intervenu dans leurs coiffures respectives la fit sourire. Deborah avait en effet maintenant les cheveux longs, tandis que depuis six mois Joanna portait les siens beaucoup plus courts que son amie à l'époque de leur départ de Cambridge.

Joanna reporta son attention vers le hublot et écrasa son nez contre la vitre. Elle apercevait le sol à des milliers de mètres en dessous de l'avion. Depuis une vingtaine de minutes, le paysage, une toundra parsemée de lacs, n'avait pas changé. D'après la carte reproduite dans le magazine de la compagnie d'aviation, Joanna savait que l'appareil survolait actuellement le Labrador. Le voyage lui avait semblé interminable. Elle avait h‚te d'arriver à l'aéroport Logan de Boston.

Il y avait maintenant près de dix-huit mois que Deborah et elle avaient quitté les Etats-Unis, et il lui tardait de poser le pied sur ce bon vieux sol américain. Elle avait résisté tout ce temps au désir de revenir y passer quelques jours, malgré

l'insistance de sa mère qui se faisait encore plus pressante au moment des fêtes de fin d'année. Chez les Meissner, on res-

pectait beaucoup la tradition et toute cette ambiance lui avait manqué, d'autant plus que Deborah, elle, était rentrée à New York pour être avec sa mère et son beau-père. Mais Joanna n'avait pas le courage d'affronter les reproches incessants de sa mère sur les désastreuses conséquences de la rupture de ses fiançailles avec Carlton Williams.

Comme prévu, Deborah et elle étaient parties vivre à

Venise pour échapper à la monotonie de leur vie estudiantine et éviter que Joanna ne considère de nouveau le mariage comme un but incontournable dans la vie d'une jeune femme. Elles avaient vécu une semaine dans un Bed & Breakfast du quartier San Paolo, près du pont du Rialto, que Deborah avait déniché sur Internet. Ensuite elles s'étaient installées dans le sestiere Dorsoduro, sur la recommandation de deux étudiants qu'elles avaient rencontrés en prenant un café sur la place Saint-Marc. Après avoir pas mal usé leurs souliers, la chance leur avait souri et elles avaient trouvé un petit trois-pièces assez bon marché au dernier étage d'un immeuble modeste du XIVe siècle sur le Campo Santa Margherita.

En étudiantes sérieuses, les deux jeunes femmes s'étaient très vite organisées selon un emploi du temps rigoureux.

Chaque matin, elles se levaient à sept heures, quelle que soit l'heure à laquelle elles s'étaient couchées la veille. Après une bonne douche, elles descendaient sur la place o˘ elles buvaient un cappuccino, un moment particulièrement agréable en été, à l'ombre des arbres. Puis elles complétaient leur colazione en allant acheter des fruits aux verduriere, les étals flottants du Rio di San Barnaba. Une demi-heure plus tard, elles étaient de retour dans leur appartement et se mettaient au travail.

Jusqu'à treize heures, elles se consacraient à la rédaction de leur thèse, puis chacune éteignait son ordinateur portable.

Après s'être rafraîchies et changées, elles filaient vers le restaurant qu'elles avaient décidé d'essayer ce jour-là. Leur déjeuner incluait souvent un verre ou deux de vin du Frioul. Ensuite, Joanna et Deborah se transformaient en touristes. Armées de plusieurs guides, elles visitaient les sites touristiques. Trois après-midi par semaine, elles se rendaient à l'université, o˘

elles prenaient des leçons d'italien et suivaient des cours sur l'art vénitien.

Leur séjour n'était pas pour autant uniquement consacré

à l'étude et à la culture. Elles s'amusaient aussi en sortant avec des Italiens liés de près ou de loin à l'université. Le premier petit ami de Deborah fut un étudiant en histoire de l'art qui était aussi gondolier à la belle saison. Joanna fréquenta un peu un maître-assistant dans le même département. Mais ni l'une ni l'autre ne s'impliquèrent dans ce genre de relations, Deborah ayant décidé qu'il valait mieux, comme les hommes, considérer qu'il ne s'agissait que d'un simple divertissement.

Joanna soupira en pensant à toutes les merveilles qu'elles avaient vues et aux expériences qu'elles avaient partagées. Ces dix-huit mois avaient été exceptionnels sur tous les plans, y compris celui des études. Au-dessus de leur tête, dans le compartiment à bagages, se trouvaient leurs deux thèses de doctorat. Gr‚ce au courrier électronique qui leur avait permis d'envoyer des chapitres et de recevoir leurs révisions en retour, les thèses étaient déjà acceptées. Elles n'avaient plus qu'à les défendre, ce qui ne poserait aucun problème à leurs yeux. Toutes deux avaient des entretiens prévus dans la semaine suivant leur retour, à la Harvard Business School pour Joanna et auprès de la firme Genzyme pour Deborah.

Carlton lui-même était venu plusieurs fois à Venise. La première fois, il était arrivé par surprise, ce qui avait rendu Joanna furieuse. Avant de quitter Cambridge, elle avait tenté

de l'appeler à plusieurs reprises. En vain. Il refusait de lui parler et de répondre à ses messages. Lorsque Deborah et elle avaient trouvé leur appartement à Venise, elle lui avait envoyé son adresse, pour qu'il puisse lui écrire quand il en aurait envie. Au lieu de quoi, il avait sonné à la porte par une journée d'hiver pluvieuse et brumeuse.

Si elle ne s'était sentie un peu coupable de savoir qu'il venait de loin pour la voir, Joanna aurait refusé tout contact avec lui, mais elle s'était contentée de le laisser macérer quelques jours dans sa chambre du palais Gritti avant de l'appeler. Ils s'étaient retrouvés pour déjeuner au Harry's Bar, un lieu choisi par Carlton. Au début, ils avaient eu du mal à

se parler, mais ils avaient abouti à une relative compréhension mutuelle, qui avait débouché par la suite sur une correspondance. A la suite de laquelle, Carlton était revenu à deux reprises séjourner dans la Sérénissime, comme les Vénitiens appelaient autrefois leur magnifique ville. Chaque fois, les contacts entre eux avaient été de plus en plus positifs, sans que Joanna ne se sente pour autant franchement à l'aise. Avec la distance, elle prenait conscience que la vocation de Carlton le rendait de moins en moins disponible. Ils avaient fini par faire une trêve et par admettre qu'ils tenaient l'un à l'autre, mais que leur statut actuel de ńon-fiancés ª convenait à la situation et permettait à chacun de se consacrer à ce qui l'intéressait.

L'avion fut soudain secoué de nouveau et Joanna regarda autour d'elle. Pas plus que la première fois, les passagers ne semblaient s'émouvoir. Les turbulences se calmèrent tout aussi brutalement qu'elles avaient commencé. A l'extérieur de l'avion, rien n'avait changé. Joanna se demanda comment, dans un air aussi transparent, l'appareil pouvait être malmené

comme un quatre-quatre cahotant sur un chemin criblé de nids-de-poule.

Elle se sentit de nouveau gagnée par le sentiment diffus qu'il manquait quelque chose à sa vie, malgré la gaîté de son existence vénitienne, le plaisir de voyager et la stimulation intellectuelle.

Pour Deborah, le malaise de son amie avait en partie sa source dans le rejet du rôle traditionnel de la femme qui tournait autour du foyer, du mari et des enfants. Mais Joanna l'attribuait à une autre cause. En Italie, le spectacle de cette population qui adorait les enfants ne cessait de lui rappeler qu'elle avait donné des ovules et elle s'interrogeait sur ce qu'il était advenu d'eux.

L'envie d'enquêter sur leur sort la tenaillait de plus en plus.

Pendant longtemps, Deborah s'était efforcée de la persuader de ne plus y penser, mais soudain, à la veille de leur retour aux Etats-Unis, elle avait brusquement changé de comportement.

´ Joanna, ne crois-tu pas que ce serait intéressant de savoir à quoi ressemblent les enfants issus de nos ovules ? ª avait soudain demandé Deborah au cours de leur dernier dîner vénitien.

Incrédule, Joanna avait reposé son verre de vin et plongé

son regard dans les yeux sombres de Deborah. Un mois auparavant, elle avait posé la même question à son amie et celle-ci l'avait carrément envoyée sur les roses en l'accusant d'être complètement obsédée.

´ Tu penses qu'on a une chance de le découvrir ? avait continué Deborah sans remarquer la stupéfaction de Joanna.

- Pas vraiment, compte tenu des contrats qu'on a signés.

- Bien s˚r, mais il s'agissait surtout de garantir notre anonymat, non ? Imagine qu'on vienne par la suite nous demander de subvenir aux besoins d'un enfant ou je ne sais quoi dans ce genre.

- A l'inverse, on peut considérer que la Clinique Wingate veut éviter que nous revendiquions l'autorité parentale sur ces gosses, avait répondu Joanna.

- Tu as sans doute raison. Dommage, cela nous aurait au moins rassurées sur notre fécondité. Beaucoup de femmes sont stériles, de nos jours. Toutes celles qu'on a vues à la clinique pourraient nous le confirmer. ª

Joanna n'en revenait toujours pas du revirement de son amie. Écoute, pourquoi ne pas appeler la Clinique Wingate à notre retour ? Il n'y a pas de mal à ça.

- Excellente idée. ª

La voix du commandant de bord, annonçant que l'appareil allait entamer sa descente vers Boston et que les passagers devaient attacher leurs ceintures, tira brusquement Joanna de ses pensées et la ramena au moment présent.

Joanna vérifia sa ceinture. Elle la gardait généralement attachée durant tout le vol, par précaution. Deborah n'avait pas non plus détaché la sienne. Tout était en ordre. Joanna se tourna vers le hublot. Le paysage avait changé. Une forêt dense, parsemée de quelques fermes éloignées, avait remplacé

la toundra. L'avion devait survoler le Maine. C'était bon signe. Le Massachusetts n'était plus très loin.

Áh, il arrive ! ª s'écria Deborah en se précipitant sur son dernier sac de voyage qui arrivait enfin sur le tapis roulant surchargé. Les deux amies avaient déjà récupéré leurs autres bagages, qu'elles avaient posés sur deux chariots.

Éh bien, nous voilà de retour ! ª s'exclama Deborah tandis qu'elles se dirigeaient vers la douane. Elle passa la main dans son épaisse chevelure. ´ Je me sens fraîche comme une rose. Le voyage m'a paru moins long que je ne le craignais.

Et toi ?

- C'est l'inverse. J'aimerais avoir dormi la moitié du temps comme toi, dit Joanna avec une nuance d'envie dans la voix.

- L'avion m'endort ª, admit Deborah.

Une heure plus tard, elles étaient dans leur trois-pièces de Beacon Hill, récemment libéré par le locataire. Elles avaient en effet loué l'appartement durant leur séjour en Italie.

Ét si l'on jouait à pile ou face pour savoir qui prend quelle chambre ? suggéra Joanna.

- C'est inutile. Je t'ai dit que j'occuperais la plus petite et je n'ai pas changé d'avis. L'espace compte moins pour moi que la vue et un grand rangement.

- D'accord, mais la question de la salle de bains ne te gêne pas ? ª On avait accès à la salle de bains soit par le couloir, soit par l'autre chambre, ce qui donnait à celle-ci un net avantage aux yeux de Joanna.

Élle ne me gêne pas. Je prends la petite chambre, point final. ª

Les deux jeunes femmes entreprirent de défaire leurs bagages et de s'installer dans leurs pièces respectives. Une heure plus tard, après avoir commencé à redistribuer les meubles, elles s'affalèrent sur le canapé, victimes du jet-lag.

En Italie, il était plus de dix heures du soir, alors que le soleil du milieu de l'après-midi baignait la pièce.

Ćomment s'organise-t-on pour le dîner ? demanda Deborah d'une voix monocorde.

- Je verrai plus tard, répondit Joanna en s'étirant. Pour le moment, j'ai quelque chose de plus urgent à faire.

- Une petite sieste ? demanda Deborah.

- Pas du tout, un coup de fil à passer. ª Joanna se leva et alla prendre le téléphone qui était posé sur le sol. Il faudrait qu'elles achètent une petite table. Elles avaient bien pensé

mettre le bureau à cet endroit, près de la prise, mais elles auraient été gênées par la lumière provenant de la fenêtre chaque fois qu'elles travailleraient sur leur ordinateur.

Ńe me dis pas que tu vas appeler Carlton ! ª

Joanna regarda Deborah comme si elle était tombée sur la tête. Évidemment non. quelle idée saugrenue ! ª Elle revint au canapé en tirant le fil du téléphone derrière elle.

´ Pas tant que ça, dit Deborah. Je trouve que ta résolution mollit, ces derniers temps. J'ai constaté que tu recevais récemment pas mal de courrier de ton futur toubib et ça m'inquiète, figure-toi. Parce que maintenant, on se retrouve à

deux pas de l'hôpital o˘ il étudie. ª

Joanna se mit à rire. ´ Tu me prends pour une larve, ma parole ! s'exclama-t-elle.

- Non. Pour quelqu'un qui n'est pas assez blindé contre vingt-cinq ans de bourrage de cr‚ne maternel.

- Je vois. Pour ton information, je te signale que je n'ai pas pensé un seul instant à téléphoner à Carlton. Tu as le numéro de la Clinique Wingate ?

- C'est eux que tu appelles ? demanda Deborah. Mais on vient à peine d'arriver !

- J'y pense depuis des mois et toi aussi, paraît-il. Pourquoi attendre ?

- Passe-moi l'annuaire, dit Deborah sans se lever. Il est sur le bureau. ª

Joanna prit l'annuaire, puis vint se rasseoir auprès de son amie. Deborah chercha le numéro de la Clinique Wingate.

Lorsqu'elle l'eut trouvé, elle le montra du doigt à Joanna, qui le composa et mit le haut-parleur.

A la clinique, la standardiste décrocha tout de suite.

Joanna se présenta comme une ex-donneuse d'ovocytes et demanda à parler à une personne responsable du programme.

Il y eut un grand silence à l'autre bout du fil.

´ Vous m'entendez ? demanda Joanna.

- Je vous entends, mais je ne comprends pas très bien ce que vous voulez. Vous envisagez de faire un nouveau don ?

- Peut-être. ª Joanna jeta un coup d'úil à Deborah et haussa les épaules. ´ Pour le moment, néanmoins, je voudrais parler à quelqu'un au sujet du don que j'ai déjà fait. C'est possible ?

- Vous avez un problème ? demanda la standardiste.

- Je n'ai pas de problème. Simplement quelques questions.

- Dans ce cas, je vais vous passer le Dr. Donaldson.

- Attendez un instant. ª

Joanna coupa le micro et se tourna vers Deborah. ´ qu'en penses-tu ? Je voulais parler à une secrétaire, pas au médecin.

- La secrétaire mettra de toute façon le Dr. Donaldson au courant, donc autant lui parler directement. Mais dis-moi, tu n'as tout de même pas l'intention de donner à nouveau tes ovules ?

- Pas du tout. Simplement, s'ils le pensent, ils seront peut-être mieux disposés à notre égard. «a peut toujours servir. ª

Deborah approuva d'un hochement de tête. Joanna appuya de nouveau sur le haut-parleur et demanda à la stan-

dardiste de lui passer le Dr. Donaldson.

´ Je vous mets en attente ou vous préférez que le docteur vous rappelle ?

- Je patiente ª, répondit Joanna. De la musique d'ascenseur s'éleva du téléphone.

´ Tu sais, dit Deborah, ça vaut peut-être la peine de réfléchir à l'idée d'un autre don. J'ai pris go˚t à notre nouveau train de vie. ª Elle sourit malicieusement à Joanna.

´ Tu plaisantes !

- Pas s˚r.

- Pour moi, c'est certain, je ne recommence pas, dit Joanna. J'ai apprécié les avantages que l'argent nous a apportés, mais sur le plan affectif cette intervention m'a co˚té. Je ne dis pas que je n'y réfléchirai pas plus tard, quand j'aurai eu des enfants, si j'en ai. Mais je serai certainement considérée comme trop vieille à ce moment-là. ª

Avant que Deborah puisse répondre, la voix du Dr.

Donaldson résonna dans l'appareil, interrompant la musique.

Le médecin s'identifia et, d'un ton pressé, demanda en quoi elle pouvait être utile.

´J'ai donné des ovules dans votre clinique, commença Joanna. C'était il y a pas mal de temps, mais j'aurais voulu savoir si...

- La standardiste a eu l'air de dire que vous aviez un problème, coupa impatiemment le Dr. Donaldson.

- Mais pas du tout !

- quand a eu lieu l'intervention ?

- Il y a environ un an et demi.

- quel est votre nom ? interrogea le Dr. Donaldson d'un ton beaucoup plus calme.

- Joanna Meissner. Je suis venue avec une amie.

- Je me souviens de vous. Deux étudiantes. J'étais allée chez vous, à Cambridge. Vous aviez des cheveux longs, blonds, et votre amie était brune, avec des cheveux courts.

- Bravo, dit Joanna. Vous devez pourtant voir pas mal de monde.

- que souhaitez-vous savoir ? ª

Joanna se racla la gorge, puis se lança. Ńous aimerions savoir ce que sont devenus nos ovules. Combien d'enfants en sont nés, si c'est des filles ou des garçons...

- Je suis navrée. Nous ne divulguons pas ce genre d'informations.

- On ne vous demande pas de noms, bien s˚r.

- Impossible. Toutes les informations de ce genre sont confidentielles, strictement confidentielles.

- Pouvez-vous au moins nous dire si des enfants sont nés ? insista Joanna. Cela nous rassurerait au moins sur notre fertilité.

- Je crois pourtant avoir été claire, mademoiselle Meissner. Nous ne pouvons fournir aucun renseignement. C'est la règle. ª

Joanna prit un air exaspéré. Deborah se pencha en avant et parla dans l'appareil.

Állô, docteur Donaldson ? Ici Deborah Cochrane. J'étais à côté de Joanna et j'ai entendu ce que vous disiez. Je voudrais savoir ce qui se passerait si vous aviez besoin d'informations génétiques sur la mère biologique, ou si l'enfant avait besoin d'une greffe de moelle ou de rein, par exemple.

- Nous avons un dossier informatique, répondit le Dr.

Donaldson. Si quelque chose de ce genre arrivait, ce qui est peu probable, nous entrerions en contact avec vous. Mais ce serait la seule exception, et encore, les parties en présence auraient toujours la possibilité de conserver l'anonymat.

Nous ne livrerions pas l'information. ª

Deborah leva les yeux au ciel.

´ Le seul cas de figure o˘ la situation est différente, c'est quand une patiente arrive chez nous avec sa propre donneuse, poursuivit le Dr. Donaldson. Mais cela n'a rien à voir. On appelle ça un don libre.

- Eh bien tant pis, docteur Donaldson, déclara à son tour Joanna. Merci de nous avoir expliqué tout cela.

- Je suis navrée, mais je ne peux rien dire de plus. ª

La conversation terminée, les jeunes femmes se regardèrent.

´ Bon, soupira Deborah, je ne vois pas ce qu'on peut faire de plus.

- Je n'abandonne pas comme ça, dit Joanna. L'idée que je puisse avoir une progéniture quelque part est devenue trop envahissante. ª Elle débrancha le fil du téléphone, posa l'appareil au sol et se dirigea vers l'ordinateur posé sur le bureau.

´ que fais-tu ? ª demanda Deborah.

Joanna alla connecter le fil du téléphone au modem à l'arrière de l'ordinateur. Á l'époque, tu m'as bien dit que la Clinique Wingate avait un site web et que tu y avais trouvé

des informations ? Bon, eh bien on va voir quel genre de pare-feu ils ont installé. Tu as gardé l'adresse ?

- Oui, dans les "favoris" ª. Deborah se leva du canapé

et alla se placer aux côtés de Joanna. Son amie était beaucoup plus douée qu'elle en informatique. Ć'est quoi, un pare-feu ?

- C'est un système qui bloque l'accès aux personnes non autorisées ª, dit Joanna tout en lançant la connection à Internet. Elle trouva sans problème l'adresse web de la Clinique Wingate. Prenant une chaise, elle s'assit devant l'ordinateur.

Elle arriva très vite sur le site et tenta d'avoir accès aux dossiers de la clinique.

Une demi-heure plus tard, elle en était au même point.

´ «a n'a pas l'air de marcher, constata Deborah d'un ton las.

- Hélas non. Je ne suis même pas s˚re que leur site soit sur leur propre serveur.

- Je ne te demanderai pas ce que ça signifie ª, dit Deborah en b‚illant à s'en décrocher la m‚choire. Elle regagna le canapé et s'y allongea de tout son long.

Brusquement, Joanna quitta Internet, débrancha la ligne de téléphone et alla rebrancher l'appareil posé sur le sol devant le canapé. Puis elle appela les renseignements et demanda le numéro de David Washburn.

Ć'est qui, celui-là ? demanda Deborah.

- Un étudiant. On s'est retrouvés dans les mêmes cours d'informatique, à un moment. Un type charmant, soit dit en passant. On est sortis une ou deux fois ensemble.

- Tu as vraiment besoin de l'appeler maintenant ?

- C'est un crack de l'informatique. Et quand il préparait sa licence, le piratage était son sport favori.

- On fait intervenir la cavalerie ! plaisanta Deborah.

- C'est à peu près ça. ª

Deborah regarda Joanna composer le numéro qu'elle avait noté, l'air décidé. ´ Je me demande o˘ tu trouves toute cette énergie, demanda-t-elle. On est lessivées.

- «a fait trop longtemps que cette histoire me travaille.

Il faut que ça avance. ª

7 mai 2001

20 h 55

´ quelle heure est-il ? ª demanda Deborah d'une voix somnolente.

Joanna jeta un coup d'úil à sa montre.

´ Bientôt neuf heures. Je me demande ce qu'il fabrique. ª

Sa conversation avec David Washburn avait donné de bons résultats. Lorsqu'elle avait expliqué au jeune homme ce qu'elles essayaient de faire, il avait aussitôt proposé ses services, à condition qu'il vienne travailler à partir de leur ordinateur.

´ Je ne peux pas me permettre de faire ce genre de choses à partir du mien, avait-il expliqué. Je suis surveillé depuis que j'ai inséré des photos pornos dans le site du ministère de la Défense avec la légende : "Faites l'amour, pas la guerre." Le FBI n'a pas trouvé ça drôle du tout. ª

Deborah b‚illa ostensiblement. ´ Tu es s˚re qu'il va venir ce soir ? demanda-t-elle.

- Certaine. Je lui ai dit qu'on allait sortir grignoter quelque chose, mais qu'il pouvait venir tout de suite après.

Il était content parce que ça lui permettait de finir son travail en cours.

- J'ai peur de ne pas tenir le coup. Je tombe de sommeil.

Tu te rends compte que notre corps se croit encore en Italie et que là-bas il est trois heures du matin ?

- Va dormir, proposa Joanna. Je l'attendrai.

- Tu n'es pas fatiguée ?

- Je suis crevée ª, reconnut Joanna.

Deborah s'efforçait péniblement de se lever du canapé, lorsque le son strident d'une sonnette les fit sursauter. C'était la première fois qu'elles entendaient l'interphone et elles ne s'attendaient pas à ce qu'il soit aussi fort.

Ón ne risque pas de ne pas l'entendre ª, dit-elle en s'ef-fondrant de nouveau sur le canapé.

Joanna bondit vers la porte d'entrée et resta en arrêt devant un panneau avec plusieurs boutons et un petit cercle garni de perforations.

´ qu'est-ce que je fais ? demanda-t-elle, un peu affolée.

- Débrouille-toi. ª

Joanna appuya sur le premier bouton. Un crachotement en résulta. Óui ? Oui ? répéta-t-elle, la bouche près des petits trous.

- C'est moi, David, répondit une voix lointaine.

- Entre. ª Elle pressa le second bouton tout en gardant le premier enfoncé. Il y eut un bourdonnement étouffé, suivi du bruit sourd de la porte de l'immeuble qui s'ouvrait et se refermait.

´ Finalement, ce n'est pas sorcier ª, constata-t-elle. Elle alla sur le palier et se pencha au-dessus de la rampe. Le palier ressemblait à un sous-marin d'o˘ descendait un escalier en spirale jusqu'au rez-de-chaussée.

David grimpa les escaliers quatre à quatre, un large sourire aux lèvres. C'était un Afro-Américain de haute taille, à la silhouette athlétique. Après un instant d'hésitation, il étrei-gnit amicalement Joanna. Ćomment vas-tu, Joanna ?