DIMANCHE MATIN
Les bonbons...

— Pour bien comprendre, dit Mary, il faut mettre au premier plan une donnée essentielle : l’auteur du meurtre est un metteur en scène. C’est un meurtre mis en scène ! Bienvenu a « monté » ensemble la mort de César et la mort de Faucon, celle-ci dépendant de celle-là, les deux étroitement liées et minutées, chaque geste se produisant à sa place exacte prévue dans le temps et dans cet espace sacré : la scène.

Mary se rendit compte qu’il était en train de pontifier et se moqua intérieurement de lui-même : pour qui te prends-tu ? Pour un prof ?

Il ne lui manquait qu’un morceau de craie dans la main. Le tableau noir — maintenant on les fait verts — était remplacé par le poste de télé près duquel il se tenait debout. Son auditoire l’écoutait avec une grande attention. Il y avait là, dans le bureau pas très spacieux, le substitut et le juge, le maire et deux de ses adjoints, le secrétaire général de la Préfecture, et tous les commissaires et inspecteurs présents au commissariat en ce dimanche matin. Faute de sièges, presque tous écoutaient debout. Ce ne serait pas long. Les agents maintenaient la meute des journalistes en bas des escaliers.

— Deux passions se partageaient sa vie, reprit Mary, sa fille et le théâtre, sans doute celle du théâtre étant la plus forte. C’est à lui, en tout cas, qu’il consacrait tout son temps. Il avait connu Christine Touret quand ils étaient tous les deux étudiants, en dernière année, elle aux Beaux-Arts, lui au Conservatoire. Il a eu un premier prix de tragédie, elle rien du tout, mais elle s’en fichait. Ils n’étaient pas très beaux ni l’un ni l’autre, c’est peut-être ce qui les a rapprochés, lui comme un échalas elle du genre ortie. Ils sont sortis ensemble, ils s’entendaient bien, ils ont couché ensemble, ça ne marchait pas mal, et puis est arrivé ce à quoi on ne pense jamais quand on est jeune et qui est pourtant si normal : elle s’est trouvée enceinte. Il n’y avait pas la pilule, à cette époque...

— C’est lui qui vous a raconté tout ça ? demanda le juge.

— Non, elle. Je l’ai vue hier à Paris... Elle n’a voulu ni avorter ni se marier. Avec son caractère indépendant, elle se trouvait satisfaite d’avoir son propre enfant, bien à elle, sans s’encombrer d’un homme pour qui elle n’éprouvait pas des sentiments particulièrement chaleureux.

— Lui, ça a dû bien l’arranger, dit le substitut.

— Absolument... Il gardait toute sa liberté. Il n’a même pas été là au moment de l’accouchement. Déjà parti en tournée... Il s’est conduit convenablement : quand il avait de l’argent, il en envoyait. Et de temps en temps, une ou deux fois par an, il venait voir sa fille, que la mère n’avait même pas voulu qu’il reconnaisse. Il s’étonnait de voir son changement d’une visite à l’autre : le bébé devenait petite fille, puis fillette. Et la gamine admirait et adorait ce père insaisissable, fugitif, mystérieux, qui apparaissait soudain les bras pleins de cadeaux et disparaissait aussitôt en promettant de revenir bientôt. Quand il revenait, elle avait encore grandi. À quatorze ou quinze ans, il continuait de lui apporter des poupées qu’elle gardait avec amour. Sa mère me les a montrées. La fillette, puis la jeune fille, les avaient accrochées aux murs de sa chambre, avec des rubans et des fleurs en papier. Toute une collection, au milieu de laquelle elle vivait...

« Et elle a voulu faire le même métier que son père admiré. Sa mère ne s’y est pas opposée. Elle a été reçue au conservatoire, mais elle a surtout suivi les cours donnés par Bienvenu au Théâtre de l’Atelier. Ils se sont vus bien plus souvent. Il était fier d’elle, elle avait du talent et, il paraît que ça arrive souvent, fille de père et de mère plutôt laids, elle était très belle. Pour lui faire gagner un peu d’argent, il lui a trouvé, grâce à ses relations, des petits engagements dans des films publicitaires. Elle commençait une belle carrière de modèle quand tout est arrivé. Vous vous souvenez peut-être de cette publicité pour des chaussures de sport, avec une adolescente souriante, buste nu ? Il y a eu des affiches sur tous les murs de France...

— Ah c’était elle ? dit le juge. Effectivement, elle était belle...

— C’est ce qu’a pensé aussi Faucon, qui était en train de préparer sa fameuse croisière. Il l’a convoquée, elle a vu de près la grande idole, le séducteur. Je pense qu’il n’a même pas eu besoin de lui faire du charme : elle est tombée aussitôt amoureuse de lui, totalement. Et il lui a donné rendez-vous au Pirée, soi-disant pour la préparation de ce fameux film... On peut imaginer l’exaltation de cette gamine : en croisière avec Faucon ! Un film avec Faucon ! Dieu n’était pas son cousin !...

« Quand elle a mis son père au courant, ça n’a pas été la même chanson !... Mais il n’a pas pu l’empêcher de partir. Qui pourrait empêcher une fille de se jeter dans les bras du diable, si elle en a envie ?

« Bienvenu ne l’a plus jamais revue...

« Après sa croisière, salie, brisée, droguée, perdue, elle est revenue voir sa mère, lui a tout raconté en sanglotant. Sa mère l’a décidée à faire une cure de désintoxication. Mais elle n’y est pas restée, elle est repartie vers la drogue, elle ne pouvait pas oublier Faucon, ni se passer de morphine. Sa mère a perdu sa trace, l’a fait rechercher par la police, sans succès. Cela a seulement permis, plus tard, d’identifier la jeune morte du taudis de Châlon...

« Sa mère a fait incinérer ce qui restait du pauvre corps après l’autopsie. Elle garde les cendres chez elle, dans une urne, au milieu des poupées. Bienvenu était au Canada. Quand il est revenu, il n’a pu voir que la photo... La mère l’avait déjà mis au courant de ce qui était advenu avec Faucon, et après lui...

— Si on passait au déluge ? grogna Gobelin. Il était question d’un meurtre...

— Oui... Nous y sommes... Le trait de génie de la mise en scène de la mort de Faucon fut la lettre... Bienvenu en fit deux exemplaires, forcément différents puisque composés avec ce qu’il pouvait découper dans des journaux, mais disant exactement la même chose : Ce soir les conjurés tueront vraiment César. Il nous en envoya un, s’envoya l’autre à lui-même. Ce dernier le plaçait à l’écart de ce qui allait arriver, et les deux concouraient à attirer l’attention de la police sur la scène du meurtre de César, et uniquement sur elle. Un meurtre allait être commis pendant le meurtre de César. Cela formait un tout, logique. Trop. Cela sentait la plaisanterie de cinglé. Incrédule, je vins quand même. Bienvenu m’avait réservé une chaise au premier rang. À la jumelle, je surveillais les gestes des conspirateurs. C’était difficile. De fausses épées, de faux gestes, du faux sang qui giclait, tout le monde qui tourbillonnait... Quelqu’un avait-il vraiment frappé ? Et si oui, qui ? Impossible de le savoir. Bienvenu avait organisé l’agitation des acteurs de la scène exactement dans ce but. Lui était hors du coup, loin de là, dans la coulisse...

« Et quand il revint et se pencha vers le corps de César, il se releva horrifié et me fit comprendre par sa mimique, et par des mots qu’il ajouta au texte de Shakespeare que « c’était arrivé » : Faucon était mort !...

« Je l’ai cru, parce que j’y étais préparé par la lettre !...

« C’était faux !

« À ce moment-là, Faucon était bien vivant ! Et il commençait à trouver le temps long à faire le mort, immobile, respirant sous sa toge qui lui couvrait le visage et qui l’empêcha de voir arriver le poignard... C’est maintenant qu’il va mourir... Regardez...

Sur l’écran, on vit Antoine de dos, ôter sa toge, s’agenouiller, et en couvrir le corps de César. La toge déployée et le dos d’Antoine cachaient César.

— C’est fait, dit Mary. Faucon est mort...

L’image repassa, au ralenti.

— Voilà... Maintenant ! dit Mary.

L’image s’arrêta, resta fixe. On put voir que le bras droit d’Antoine était engagé sous la toge.

L’image repartit. Le bras se dégageait...

— C’est Bienvenu qui avait décidé de l’emplacement des caméras. Elles ne pouvaient le voir que de dos. Il était protégé à gauche et à droite des regards des spectateurs par les deux volées d’escaliers. Et tous les acteurs et les figurants étaient engagés à ce moment-là dans un mouvement général de sortie de scène qui les empêchait de regarder ce qu’il faisait. Il était au fond de la scène, ils se dirigeaient tous vers l’avant et les côtés. Rapidement. Pas le temps de regarder en arrière ! C’était de la belle mise en scène ! Et beaucoup de spectateurs, au lieu de le regarder lui, presque immobile, avaient leur regard attiré par ceux qui étaient en mouvement. C’est un réflexe automatique...

— C’était bien risqué, dit le substitut. Admettons que la moitié du public ait regardé les autres acteurs, cela faisait quand même encore dix mille témoins qui le regardaient lui !

— Oui ! Qui le regardaient, mais sans lui prêter une attention aiguë : le moment dramatique où l’on voudrait avoir trois yeux pour mieux voir était passé, César avait eu son compte, il n’était plus qu’un objet qu’on déménage. Et moi je n’avais pas de raison de surveiller Bienvenu, car pour moi Faucon était mort !

« Il avait une chance sur deux de réussir son coup. Il avait certainement envisagé l’éventualité de le rater, de voir Faucon se débattre et se dégager. Je pense qu’alors il l’aurait achevé sans plus rien dissimuler, puis aurait tourné son arme contre lui...

« Mais il a réussi ! Sans doute parce qu’il avait répété ses gestes à loisir : Faucon avait refusé de « faire le mort » pendant les répétitions. Aussitôt la scène du meurtre de César terminée, il s’en allait et le mannequin prenait sa place. Bienvenu a répété son meurtre vingt ou trente fois sans le poignard et cinq ou six fois avec : le mannequin en porte les traces !...

« Et l’hémoglobine, répandue par toutes les armes, ce faux sang vulgaire que jamais un metteur en scène comme Bienvenu n’aurait utilisé, il l’a ajouté à son dispositif pour que le vrai sang passe inaperçu dans cette débauche de rouge et que je puisse croire que Faucon avait saigné avant, pendant le meurtre de César...

« Il avait prévu aussi que Faucon pourrait pousser un cri. Alors la bande sonore à ce moment-là gueulait...

« Image !...

« Regardez-le : il se relève avec César-Faucon dans les bras. C’est lourd... Il chancelle un peu, se redresse, et s’en va. Rapidement il disparaît derrière la statue de Pompée. Le poignard est encore planté dans le corps de Faucon. Dans l’obscurité, qu’il a prévue, il le retire, et bascule Faucon sur son épaule. Quand va-t-il cacher l’arme dans l’échelon ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Seuls, lui et Brutus le savaient. Brutus l’a vu cacher rapidement quelque chose, il est venu voir ce que c’était, a trouvé le poignard ensanglanté et a tout compris et cela a redoublé son désespoir, car il aimait Bienvenu comme un père et comme un maître. Quand le public l’a si terriblement accusé d’être l’assassin, la crainte de ne pouvoir se disculper qu’en accusant son maître, la douleur de la mort de Faucon, l’émotion, peut-être aussi la tempête, qui sait, l’ont poussé au suicide...

— C’est probable, dit le substitut... Mais je me demande pourquoi Bienvenu, quand il apprit la mort de sa fille, n’a pas tout simplement tué Faucon, sans se cacher !...

— Il a réagi en homme de théâtre ! Il avait déjà signé avec la municipalité pour monter Jules César aux Arènes l’été suivant. Le meurtre de César ! C’était les dieux qui lui envoyaient l’occasion ! Il lui restait à décider Faucon à accepter le rôle. Faucon a dit « oui ». Bienvenu a pu, dès cet instant, commencer à penser à sa double mise en scène. Et il n’a pas hésité, pour cela, à modifier la pièce : dans Shakespeare, Antoine emporte le corps de César avec l’aide d’un serviteur. Bienvenu a supprimé le serviteur...

Le substitut félicita Mary et s’en fut, accompagné par le juge. La pièce se vidait.

— Vous ne voulez pas recevoir les journalistes ? dit Mary à Gobelin. Faire votre dernière conférence de presse ? Moi je suis pompé...

— Je veux bien faire encore ça pour vous, dit Gobelin.

Il sortit. Il était ravi. Mary se laissa tomber sur une chaise. Il tira une cigarette de sa poche, l’alluma. Il n’avait plus fumé depuis une éternité... Il aspira la fumée, essayant d’y noyer l’image de la jeune morte et celle de son père sautant dans la lumière, vers la mort. Ce n’était pas facile. Il écrasa la cigarette dans un cendrier, soupira et se leva... Dimanche... Il n’était pas de service... Il allait emmener sa Reine et son gamin à la campagne. Un pique-nique au bord du Gard… Saucisson, gros rouge ! Le cul dans l’herbe et les pieds dans l’eau. Il sourit, réconforté.

Un agent entra et lui dit :

— Commissaire, il y a là quelqu’un qui vous demande.

— Quoi ! Vous avez laissé monter un journaliste ?

— Ce n’est pas un journaliste ! dit l’agent d’un air futé.

C’était le Gros. Il attendait dans le couloir, assis sur la chaise gémissante.

— Seigneur, c’est toi ! dit Mary. Pourquoi es-tu là ? Tu t’es sauvé ?

— Non ! C’est le jour de sortie aujourd’hui, pour moi là-bas comme pour toi au collège !...

Un radieux sourire illumina son visage rose et ses yeux de lin, que n’assombrissait plus la terreur, mais qui avaient gardé leur rêve.

— C’est dimanche, dit-il avec le doux accent de Jacques Brel : je t’ai apporté des bonbons...