DEUXIÈME SOIR
Toi aussi, Brutus ?
Il craignait d’être assailli par les journalistes à son retour au commissariat. Mais il ne trouva que deux reporters de la presse régionale qu’il connaissait, et qui l’attendaient devant la grille. Il bavarda brièvement avec eux, leur disant ce qu’il savait, c’est-à-dire rien... Ils le quittèrent pour rejoindre leurs confrères de la grande presse, parisienne et internationale, qui avaient investi l’hôtel Imperator. C’était là-bas que se trouvaient le croustillant et le juteux, les suspects, les deux femmes, Brutus qui était tout cela à la fois, et le grand metteur en scène toujours bavard... De quoi trouver à satisfaire, largement, l’avidité du public.
Il faisait déjà très chaud. Le temps paraissait encore plus lourd que la veille. Peut-être l’orage parviendrait-il à vaincre la résistance nîmoise et à apporter un peu de fraîcheur ? Mary s’épongea le front en traversant la cour du commissariat. Traverser le soleil entre l’ombre des arbres et celle du bâtiment lui parut une épreuve. Décidément, il n’avait pas assez dormi.
En franchissant les couloirs et montant les escaliers, il eut l’impression que les secrétaires et les agents qu’il croisait le regardaient avec une envie de sourire. Il en comprit la raison en arrivant à son bureau, au deuxième étage : devant sa porte était assis le Gros, sur une chaise de laquelle il débordait de partout.
Voyant arriver le commissaire, il fit un effort énorme pour se lever, la chaise gémit et craqua, Mary se précipita, effrayé, lui posa les mains sur les épaules, l’obligeant à se tenir tranquille.
— Ne bouge pas, surtout ! Ne bouge pas !... Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je t’ai apporté à manger, dit le Gros.
Il souleva vers lui un filet à provisions posé sur ses genoux. À travers les mailles, Mary vit un pain de campagne, un saucisson « jésus », une boîte de couscous, un litre de vin « Cémonrégal », du thon, des sardines, des biscuits, du gruyère sous cellophane, des nouilles Super, un melon, une salade, une boîte de six oeufs, des petits pois surgelés qui s’égouttaient...
— Je sais qu’ils te donnent pas assez à manger à la pension, tu me l’as encore dit cette nuit, tu m’as dit apporte-moi à manger, tu m’as dit oublie surtout pas le chocolat... J’en ai pas trouvé, y en a nulle part, ils l’ont tout raflé, ils t’ont entendu, ils l’ont fait exprès, faut pas me parler si fort, ils entendent tout...
Il était vêtu d’un pantalon de coutil à rayures grises, immense, mais dont il n’avait quand même pas réussi à boutonner la ceinture, et d’un veston du même tissu, taillé façon montgolfière. Sa chemise kaki était trempée de sueur. Sa tête rose et ronde presque sans poils ressemblait à celle d’un énorme bébé de caoutchouc trop gonflé. « Ils me gonflent, ils me gonflent » disait sa lettre. Effectivement, il y a bien quelque chose qui le gonfle, pensait Mary. Quel microbe, quelle hormone déréglée, quel démon vicieux ?
Les nouilles ?...
— Tu n’as pas pris tes pilules, hier soir, lui reprocha-t-il gentiment.
— Non...
— Ni ce matin ?
— Non...
— Tu vas rentrer chez toi et les prendre, tout de suite !...
— Je veux pas rentrer chez moi, ils y sont, ils m’attendent. Je veux rester avec toi...
— Il ne me manquait plus que ça !... gémit Mary.
Tous ses collègues présents à l’étage regardaient la scène de la porte de leurs bureaux.
— Je veux que tu prennes tes pilules, dit Mary. Je vais les envoyer chercher... Donne-moi tes clefs... Où sont tes pilules ?
— Dans le beurre...
— Dans le beurre ?
— Je les ai enfoncées dedans, pour qu’ils les trouvent pas...
— Et où est le beurre ?
— Dans mes chaussettes bleues, dans l’armoire, entre les draps... Elles sont propres ! Y a longtemps que je les mets plus, je peux plus les enfiler... Ils auront pas l’idée de chercher là...
L’agent dépêché par Mary revint avec la chaussette bleue enveloppée dans le journal du matin. Le Midi Libre avait fait une édition spéciale. Un titre sur toute la une : CÉSAR ASSASSINÉ DEUX FOIS. Une grande photo en couleurs de Faucon, envahie par le beurre fondu...
Mary prit la chaussette du bout des doigts et réussit à en évacuer le contenu sur le journal étalé dans le lavabo.
— Il a bien choisi son jour, ton gros papa, dit Biborne qui le regardait faire en souriant. Il faudra que tu interroges le mignon Brutus mieux que je ne l’ai fait. J’ai l’impression qu’il se doute de quelque chose, il a vu quelque chose, mais il ne veut rien dire... Je lui ai posé quelques questions quand je l’ai ramené à l’Imperator, Je suis passé par le jardin ; c’est la foire, là-bas, y a la télé, des photographes comme s’il en pleuvait, des journalistes sur tous les fauteuils. Ils sont enragés parce qu’ils ont trouvé des flics devant toutes les chambres qui les intéressent.
— Brutus, c’est le premier que je veux voir aujourd’hui, dit Mary. Il a été plus près que n’importe qui pendant le meurtre. Dans quel état il est, ce matin ?
— Mieux, mais c’est pas brillant. Il faudra que tu y ailles molo...
— Ou peut-être le contraire... Va me le chercher... Emmène le petit Dupuy, et Brosset, qu’ils se mettent à fouiller sa chambre dès qu’il sera parti... Tu as un peu dormi, toi ?
— Comme un roi, dans le fauteuil... C’est le mignon qui m’a réveillé, pour sortir pour aller pisser...
Dans le beurre tourné en pommade coulante, les pilules avaient commencé à se diluer. Le commissaire réussit à en sauver six. Le Gros les avala docilement. C’était le double de la dose prescrite. Il s’endormit sur sa chaise. Les provisions du filet se répandirent autour de lui.
— Putain d’escalier ! dit Gobelin. J’y laisserai mon coeur !...
Il le disait tous les jours en arrivant, mais il n’en pensait rien. Il avait un coeur breton, en granit.
— C’est le coupable que vous avez trouvé ? demanda-t-il à Mary.
Celui-là était en train de réveiller le Gros avec une serviette mouillée. Un agent attendait pour le conduire à la clinique, dans la voiture du commissaire.
— Lui, c’est l’Innocent, dit Mary. Il n’y a qu’aux innocents qu’il arrive des saloperies pareilles.
— Je le sais bien, dit Gobelin. Où on en est ?
Il entra dans son bureau, s’assit en soupirant et commença à bourrer sa pipe.
— Vous en savez autant que moi, dit Mary. Le dernier que j’ai interrogé, qui jouait Cimber, est un type d’ici, un jeune qui a fait un peu de théâtre par-ci par-là... Il n’a rien vu, il ne sait rien, et n’a rien à dire... Comme les autres... Mais lui n’est intégré à la troupe que depuis huit jours, pour remplacer un acteur qui s’est cassé la jambe. Je crois que comme suspect nous pouvons l’éliminer...
— Nous n’éliminons personne, dit le Principal.
— Bien entendu, dit Mary. J’ai envoyé chercher Brutus. Si quelqu’un a pu voir quelque chose, c’est lui... Pendant que les autres cognaient sur César, il était là à trois pas, immobile, en train de les regarder. Plus près que n’importe qui...
Le Principal serra le poing et frappa son bureau.
— Bon Dieu c’est vrai ! Pourquoi ne l’avez-vous pas interrogé cette nuit ?
— Il était K.O.
— Justement ! C’était le moment ou jamais !...
— Il ne pouvait pas sortir un mot !...
— Vous croyez ça ! Si vous l’aviez secoué, vous auriez vu qu’il aurait retrouvé des forces pour vous injurier ! Vous ne ferez jamais un bon flic, Mary ! Vous oubliez tout ce qui ne vous plaît pas, et vous êtes sensible comme une fille !... Enfin comme les hommes s’imaginent qu’elles sont... Je parie que vous avez pleuré quand vous avez vu E. T.
— C’est vrai...
— Vous voyez !... Moi aussi, d’ailleurs... Mais moi j’ai eu honte... Vous pas !...
— Non...
— J’en étais sûr ! Au lieu de la police, vous auriez dû rejoindre Green Peace, pour aller sauver les baleines.
— Ça m’aurait plu, dit Mary.
L’interrogatoire de Louis Dupond, nom de théâtre Jean Renaud, rôle : Brutus n’apporta aucun élément nouveau. Pendant près de trois heures, Mary, Biborne et Gobelin se succédèrent pour essayer de lui faire dire ce qu’il savait. Car ils avaient acquis la conviction qu’il savait quelque chose, mais peut-être quelque chose d’insignifiant, à quoi i] attachait une importance que cela n’avait pas. Il aurait mieux fait de parler, ça l’aurait soulagé, ça aurait soulagé tout le monde...
Finalement, ils l’abandonnèrent à Bienvenu qui vint le leur arracher, grondant de fureur.
— Vous vous rendez compte qu’il joue ce soir ! Un rôle difficile ! Le plus difficile de la pièce ! Et vous êtes en train de me le transformer en bifteck haché ! Alors qu’il a déjà le coeur brisé ! Vous êtes donc des monstres ?
« Viens mon poussin, tu vas faire un bon déjeuner, un gros bif, on déjeunera ensemble dans ta chambre, tu oublies tout, c’est pas la fin du monde, il n’y a que la pièce qui compte, tu es un Brutus comme on n’en a jamais vu, sensible, tendre, déchiré entre son devoir, son amour pour César et sa faiblesse, un jumeau d’Hamlet !... C’est toi qui as fait ça ! C’est ta création !... Tu vas voir ta presse ! Dans le monde entier on va parler de toi !... Allez, viens, cet après-midi on répète...
— Une minute, Monsieur Bienvenu, dit Mary.
Il pria Biborne d’emmener Brutus-Renaud dans le bureau voisin, et quand ce fut fait demanda à Bienvenu :
— Quand vous êtes revenu en scène après le meurtre, et que vous vous êtes penché sur le corps de César, comment vous êtes-vous rendu compte que Faucon était mort ?
— Sa bouche, Monsieur ! Sa bouche... Elle était grande ouverte sous la toge dont il s’était couvert le visage, et l’étoffe s’était enfoncée dedans... Ça faisait un creux !... Et pas le moindre souffle, le moindre frémissement... Alors je me suis agenouillé et je lui ai pris la main, vous m’avez vu ?
— Oui...
— C’était la main d’un mort... Plate... Molle... Je me suis relevé et je vous ai regardé, je ne vous voyais pas, mais j’ai parlé pour vous et je savais que vous comprendriez...
— Oui... oui... Je vais vous poser une question à laquelle je crains d’ailleurs que vous ne répondiez pas, même si vous êtes en mesure de le faire : à votre avis, qui, parmi ceux qui ont frappé César, haïssait suffisamment Faucon pour le tuer ?
— Aucun, Monsieur ! Aucun !... Ce sont avant tout des acteurs... S’ils éprouvent de la haine, ils l’expriment à travers un personnage, avec des gestes simulés... C’est notre métier, Monsieur, sa difficulté et sa grandeur : être plus vrai que la vérité, en faisant semblant... Personne ne l’a vraiment frappé !... Ce n’est pas possible !... Ce n’est pas vraisemblable...
— Et pourtant...
— Ce doit être un accident... Quand on connaîtra la vérité, vous verrez, c’était un accident...
— Vous le croyez vraiment ?
— Non, bien sûr... Mais je ne peux pas croire non plus au crime... Si j’apprends quelque chose, je vous promets... Bon... Vous n’avez plus besoin de moi ?... Je vais doper mon petit Brutus... Je vous en prie, laissez-le en paix... Vous avez bien vu qu’il était à l’écart...
— Il a quand même frappé, dit Gobelin. Un sacré coup ! Et juste au bon endroit !...
— Il ne tuerait pas une mouche ! dit Bienvenu. Je le connais bien, il est mon élève, je lui ai tout appris, il est entré à mon cours quand il avait seize ans... Il m’aime comme son père ! Tous mes élèves m’adorent, mais lui m’aime, comme un enfant... Et il a du talent ! Vous verrez, ce soir : malgré son désespoir il sera formidable ! Peut-être à cause de son désespoir...
— Oubliez un instant votre admiration pour l’acteur Faucon, dit Mary. Que pensez-vous de l’homme ?
— A quoi bon ? grogna le Principal. Ça nous apprendra quoi ?
— J’aimerais bien avoir une réponse, dit Mary.
— Elles n’ont pas dû manquer, les réponses, dit Bienvenu. Je suis certain qu’on vous a fait de lui un portrait abominable ?
— Oui... dit Mary.
— Eh bien il était pire !...
Le labo confirma l’examen superficiel de l’épée de Brutus : elle ne portait aucune trace impliquant qu’elle ait été trafiquée, et le liquide rouge qui la maculait n’était pas du sang humain, mais une mixture chimique colorée. Même constatation en ce qui concernait les autres épées et dagues des conjurés.
C’était la première conclusion des hommes du labo. Ils poursuivaient leurs examens. Ils laissaient entendre qu’il n’était pas impossible que peut-être ils découvrissent finalement du vrai sang et des marques suspectes.
— Labo de merde ! grogna le Principal. Toujours pareil : ils ne voient rien, ils ne savent rien, mais en sont certains !
— À mon avis, dit Mary, l’arme du crime était indépendante des armes de théâtre. Et celui qui s’en est servi a eu le temps de la cacher. On a fouillé la scène toute la nuit, on continue. On finira par la trouver...
— À moins qu’il l’ait emportée ailleurs ?...
— Impossible : je les ai tous fouillés à leur sortie de scène.
— Rien n’est impossible à un type futé !... Résumons-nous : nous avons le lieu, les circonstances, une demi-douzaine de suspects qui se camouflent réciproquement...
— Nous avons des mobiles...
— Oh, les mobiles... Qui n’a pas de mobiles ?... Vous n’avez pas eu envie, vous, un jour ou l’autre, de tuer quelqu’un ? Et même des tas de gens ? Pinochet ? Krazucky ? Votre père ?
— Non...
— Votre belle-mère ?
— Elle est si gentille...
— Pouah !... Les mobiles, c’est zéro. Ce qui nous manque, c’est évident quand on regarde la bande TV, c’est le geste vrai au milieu de toutes ces imitations de gestes...
Le mot vrai provoqua une étincelle dans le subconscient du commissaire. Il tira de sa poche, une fois de plus, la photocopie froissée du message, la regarda de nouveau, à l’endroit, à l’envers, la plia en deux, en quatre, en diagonale, hocha la tête... L’étincelle n’avait rien allumé...
— Ils sont au moins deux à être au courant, dit-il, l’assassin, et celui qui nous a envoyé ça...
— La solution, dit Gobelin, c’est d’obtenir un aveu. Il faut leur faire cracher ce qu’ils ont dans le ventre. On va tous s’y mettre, et appuyer dessus...
L’après-midi fut délirant. L’assassinat de Faucon était un fait divers d’ordre international. Tous les ministères concernés téléphonèrent. De l’Intérieur, le ministre, le chef de Cabinet, le Directeur de la Police et le Directeur des Collectivités locales.
— Ils sont combien de directeurs dans ce bordel ? gueula Gobelin.
À peine avait-il raccroché que se manifestaient le ministre de la Culture puis celui de la Mer, qui était nîmois... Et le Premier ministre. Et l’Elysée... Il fallait que la France, dans ces circonstances, donnât une image claire de l’efficacité de sa police...
Le ministre de la Culture téléphona au Préfet pour suggérer qu’on exposât le corps de Faucon aux Arènes et qu’on y fît défiler les enfants des écoles, avant d’y admettre la foule. Ainsi, écoliers et adultes auraient-ils l’occasion de graver dans leur mémoire, épinglés par une image saisissante, les noms de Shakespeare et de Jules César ; et peut-être éprouveraient-ils l’envie d’en savoir davantage sur l’Empire romain et le théâtre élisabéthain... C’était une bonne occasion de faire de la culture vivante.
— Vivante ? s’étonna naïvement le Préfet.
Il transmit la suggestion au Maire, qui téléphona au Commissaire principal.
— Où est le corps ? demanda-t-il.
Gobelin écuma :
— Il est en treize morceaux, dans treize tiroirs de la morgue ! Nous n’avons pas le temps de refaire le puzzle pour le moment !...
À peine avait-il raccroché que le Directeur général de la Police rappelait, pour annoncer qu’il allait envoyer une équipe de renfort.
— C’est ça ! hurla Gobelin dans l’appareil. Il faudra tout leur répéter, ils vont nous faire perdre un temps fou et nous pomper l’air, et ils seront juste bons à se faire filmer par la télé quand nous nous aurons trouvé l’assassin ! Votre équipe, vous pouvez vous la mettre où je pense !
Il raccrocha. Il suffoquait. Il était violet. Les inspecteurs présents dans son bureau le regardaient avec effarement. Mary souriait. Le Principal reprit souffle et se mit à sourire lui aussi.
— Il n’aura pas le temps de me révoquer, dit-il : ma retraite commence lundi !...
La pression subie par les enquêteurs fut répercutée par eux sur les suspects et les témoins. Mary fit amener tout le monde au commissariat. Sauf les deux femmes, qui avaient été kidnappées par les journalistes. La plus importante meute de photographes et de reporters entourait Lisa Owen, la deux fois divorcée de Faucon. Elle n’avait rien d’autre à dire que sa douleur, mais elle la disait bien, et y ajoutait des imprécations contre l’assassin, en des attitudes parfaites dans le superbe décor du Jardin de la Fontaine, qu’elle avait elle-même choisi.
L’équipe de Paris-Match réussit à s’enfermer avec Diane dans un hôtel minable. Après en avoir tiré tout ce qu’ils pouvaient, les deux reporters l’abandonnèrent à Bournadel, leur photographe de choc, qui, dès qu’il l’avait vue en était tombé totalement amoureux, en tant qu’homme et en tant que photographe. Il avait moins de trente ans et l’air sauvage. Le coup de foudre fut réciproque. Diane se laissa emmener loin de Nîmes. Il la conduisit dans les Gorges du Gard, dénicha un endroit désert, la déshabilla, fut ébloui par son corps comme il l’avait été par son visage, la photographia dans l’eau, hors de l’eau, sur les rochers, sèche, ruisselante, en trente-six poses, s’attarda sur son visage fardé, lavé, dépouillé, cru de soleil, baigné d’ombre, passa du gros plan au très gros plan, ne cadrant plus que ses immenses yeux gris, comme dans un film de Sergio Leone. Il mitraillait comme un fou, il la découpait en images, l’enfermait dans sa boîte, pour lui, pour la joie, pour le bonheur d’emmagasiner de la beauté. Il s’arrêta quand il n’eut plus de pellicule. Ce fut elle qui, alors, lui rappela qu’il était un homme...
Par l’agence Gamma, qui avait l’exclusivité des photos de Bournadel, le visage de Diane allait être vendu dans le monde entier et serait peut-être publié en couverture des grandes revues. Diane Coupré avait quand même eu sa chance à Nîmes...
Pendant que, sans s’en douter, elle semait les graines de sa future carrière dans la fraîcheur des Gorges du Gard, le commissariat écrasé de soleil ressemblait à une concasseuse fonctionnant à l’accéléré. Les acteurs, le metteur en scène, le régisseur, le chef de plateau, l’administrateur, les machinistes, les électriciens, les hommes du son, les habilleuses, les maquilleuses, les balayeurs, bourrés dans des bureaux gardés, en étaient extraits un à un, passaient d’un policier à l’autre, étaient rebouclés, extraits de nouveau, de nouveau plantés sur une chaise et assommés de questions. Dès qu’un inspecteur ou un commissaire croyait avoir décelé quelque chose d’intéressant, il poussait son client chez le Principal et lui faisait répéter ce qu’il pensait être significatif. Le Principal enregistrait tout sur un magnétophone. C’était parfaitement illégal. Gobelin s’en moquait : retraite lundi... Ce serait superbe s’il pouvait en finir avec cette affaire avant dimanche soir !... On entendait par moments, derrière une porte ou dans un couloir, rugir Bienvenu, qui réclamait la libération immédiate de tout le monde. Ses acteurs, ses techniciens, avaient besoin de se nourrir, de se reposer. Et ils devaient répéter, à cause du remplacement de Faucon.
Les policiers disaient « oui, oui, bien sûr, d’accord » et continuaient à passer la troupe à la moulinette. Brutus-Renaud s’évanouit deux fois. Le plus fatigué de tous était Gobelin. À six heures du soir, il renvoya tout le monde, et consigna au crayon, sur une feuille de papier, les résultats de cette journée d’interrogatoires. C’était maigre-
Personne n’a rien vu.
Personne n’a rien entendu.
Mobiles : contrairement à ce qu’ils affirment, il apparaît que Saint— Malo-Casca est furieusement jaloux de sa femme Diane-Calphurnia, et que Carron-Cassius sait parfaitement que sa femme n’est pas morte accidentellement, mais s’est jetée sous l’autocar allemand parce qu’elle avait été séduite puis repoussée par Faucon.
Alors, crime de cocu ? Peu vraisemblable. C’est un crime préparé. Les cocus tuent plus impulsivement.
Le Petit Brutus sait quelque chose... impossible de le lui faire admettre. Autant essayer d’extraire du jus d’une poignée de paille...
En résumé ! rien !...
L’assassin est peut-être un des deux conjurés qui paraissent n’avoir aucun mobile : Cimber, qui est de Nîmes, et Cinna qui arrive d’Angleterre. Ni l’un ni l’autre n’avaient auparavant approché Faucon. SUSPECT !
Mais QUI a écrit les lettres ? Et pourquoi ?
La représentation de ce soir sera une reconstitution fidèle. Nous devons en profiter. Il faut que Mary s’habille en Romain et joue la scène du meurtre avec les conjurés...
Le Principal se réjouit en pensant à la tête qu’allait faire le commissaire quand il lui donnerait ses instructions. Il posa sa pipe, et cria :
— Mary !
Mary ne répondit pas. On le chercha dans les bureaux, les couloirs et les innombrables escaliers : il n’était pas au commissariat.
Mary avait voulu profiter du temps où tout le monde était bouclé au commissariat pour visiter tranquillement les chambres vides.
Il ne trouva pas ce qu’il cherchait : un indice direct, ou peut-être l’arme du crime. Mais il trouva ce qu’il ne cherchait pas : une photo. Et il ne la trouva pas dans une des chambres où il espérait trouver quelque chose...
La photo offrait une ressemblance avec le visage de quelqu’un qu’il avait rencontré, mais il ne parvenait pas à se rappeler qui. Il passa à la chambre suivante en emportant, plantée dans son cerveau à la façon d’une épine, l’irritation de ne pouvoir retrouver le visage qui lui était suggéré. Ce fut seulement le soir, pendant la deuxième représentation, que le souvenir lui revint brusquement.
Bienvenu, en protestant et en gémissant, avait accepté de l’incorporer au groupe des conjurés. Il serait un conspirateur de plus, muet... Surtout qu’il se taise !
— Évidemment, dit Mary. Qu’est-ce que je pourrais dire ?
— Si vous apercevez quelque chose, s’il vous vient une idée, surtout ne dérangez pas ma mise en scène, n’interrompez pas la pièce !
— Promis... dit Mary.
Il transpirait sous la défroque romaine. Le soir n’avait apporté aucune fraîcheur. L’orage entêté qui veillait à l’ouest s’était rapproché depuis la veille, poussant devant lui un air lourd et moite. Quand les lumières de la scène baissaient, le ciel palpitait des reflets des éclairs. La moitié des étoiles avaient disparu, étouffées par les premiers nuages. Les tonnerres, encore lointains, se soudaient en un grondement presque continu. La télévision avait montré la « photo-satellite » sur laquelle une dépression tourbillonnante et barbelée, venant de l’Atlantique, se heurtait à un anticyclone qui s’obstinait à lui interdire le continent. La dépression poussait comme un taureau enragé, et gagnait peu à peu du terrain. La veille, une furieuse chute d’eau et de grêle avait ravagé une partie des vignobles bordelais.
Le public, qui emplissait les Arènes jusque sur leur mur de crête subissait les effets de cette bataille. Les nerfs survoltés, il avait accueilli par des sifflets et des injures la première apparition de Brutus, et hué Cassius et les autres conjurés. La scène du Capitole commença dans un silence torride. Les spectateurs savaient qu’ils allaient assister dans tous les détails aux instants du meurtre de leur idole, avec tous ses personnages réels, sauf la victime, et que le meurtrier se trouvait là et referait ses mêmes gestes devant eux. Ils en avaient le gosier bloqué. Ils n’étaient plus au spectacle, mais en pleine tragédie véritable.
Mary, conscient de la tension qui soudait la foule en un seul bloc électrique, se rassura en regardant le cordon serré de CRS qui entouraient l’arène, pour le moment face aux acteurs, comme une haie d’honneur, mais qui en un instant feraient face aux spectateurs si c’était nécessaire.
Pour ne pas commettre d’erreur, le commissaire s’était attaché aux pas de Cassius et était entré avec lui dans la lumière des projecteurs. Ceux-ci lui avaient fait l’effet du soleil du plein midi. Son crâne cuisait sous sa perruque comme dans une cocotte-minute. Quand les conjurés firent le cercle autour de César, il oublia ces inconvénients personnels pour suivre les moindres mouvements de chacun, et essayer de voir où et quand avait pu se placer le geste qui avait donné la mort.
Casca porta le premier coup. Au cou...
La scène se répéta, chaque conjuré frappant et refrappant, Mary agitant vaguement son épée de plastique, avec assez de recul pour ne perdre de vue personne. Et César ensanglanté se tourna vers Brutus immobile :
Toi aussi, Brutus ?
Le silence, dans l’immense cirque, était devenu celui d’un explosif.
Brutus tira son épée.
Une femme se dressa et hurla :
Le « IN »... de la dernière syllabe fusa, se prolongea tout autour des gradins comme une flamme, et avant qu’il fût terminé, vingt mille gosiers reprenaient le mot.
— Assassin !... Assassin !... Assassin !...
C’était un vacarme de tempête. Par rangées entières, les spectateurs se dressaient, et les boîtes de bière et projectiles divers commencèrent à s’envoler en direction de la scène. Les CRS firent demi-tour sur place. Leur mouvement redoubla l’excitation de la foule, qui se mit à scander :
— BRU-TUS ASSASSIN ! BRU-TUS ASSASSIN ! BRU-TUS ASSASSIN !
Les acteurs s’étaient figés et restaient immobiles, la pièce interrompue. Brutus, qui était dos au public, se tourna lentement vers lui. Des hurlements s’ajoutèrent aux cris : Un « Hououou !... » général, amplifié par l’immense conque de pierre convergea vers lui et le fit tomber à genoux. Il lâcha son épée, cacha son visage dans ses mains et se mit à sangloter. La foule, heureuse de sa victoire, cria plus fort encore, et commença à bouger. Un « spontané », habitué des corridas données en ces mêmes arènes, voulut sauter dans le sable et aller régler son compte à Brutus. Les CRS le cueillirent au passage, il se débattit, fut malmené, d’autres énervés suivirent son exemple, les gradins du haut commencèrent à couler vers le bas.
Alors on vit surgir de la nuit derrière la statue de Pompée et courir vers le devant de la scène un long personnage en toge orangée : Antoine... Il tenait un micro à la main, et quand il l’activa les ondes mugirent, enveloppant tous les bruits, les empaquetant et les réduisant à rien.
Au bout de quelques instants, l’homme du son régla l’intensité et le silence tomba brusquement. La foule stupéfaite se taisait. Bienvenu ne lui laissa pas le temps de se reprendre.
— Merci !... dit-il. Je vous remercie de votre désir de justice, et de la passion avec laquelle vous l’exprimez ! Mais personne ne connaît encore l’assassin de Victor Faucon ! Quand on le connaîtra, justice sera faite ! Mais pour le moment ce n’est pas de lui qu’il s’agit ! Ce n’est pas Faucon qui va mourir, c’est César ! Nous sommes dans Shakespeare ! Regagnez vos places, regardez, écoutez et faites silence ! Laissez passer le théâtre !...
Il fît un grand geste du bras droit pour accompagner sa phrase, puis se baissa, prit par les épaules le jeune acteur toujours à genoux, le releva, ramassa son épée et la lui rendit :
— Va, Brutus, fais ce que tu as à faire !...
Et d’une voix retenue, mais chaleureuse, micro éteint :
— Vas-y, Jean !... Tu es un acteur... Joue !...
Il le poussa vers sa place, légèrement, mais avec fermeté puis regagna l’ombre derrière la statue. Les spectateurs, subjugués, s’asseyaient et se taisaient. Brutus avait retrouvé son immobilité, à trois pas de César. Alors César dit de nouveau :
Toi aussi, Brutus ?...
Et la scène s’enchaîna, et l’acte se termina, et vint l’entracte et la ruée vers les buvettes installées dans les dégagements. La chaleur augmentait, les tonnerres grondaient, l’air pesait sur les épaules et dans les poumons. Les chemises et les robes étaient trempées de sueur.
Mary, rapidement « déromanisé », avait rejoint Gobelin, assis au bout de la première rangée de chaises. Il prit place près de lui, sur le siège gardé libre, et lui dit à voix basse :
— JE SAIS QUI C’EST !...
Le Principal sursauta.
— Tu as vu quelque chose ?
— Non...
— Ça m’étonnait, aussi... C’est ton subconscient qui a travaillé ?
— Oui, peut-être...
— Qui est-ce ?
— Je n’ai aucune preuve, et pas de certitude ; ce n’est qu’une hypothèse, mais elle explique tout, y compris les lettres qui sont un élément essentiel... Pour être sûr, il faudrait que je revoie la TV du 3e acte.
— Mais tu viens de le voir de près...
— Le 3e acte d’hier !...
— La bobine est au commissariat. Allons-y...
Dans sa voiture, qu’il conduisait, Mary dit au Principal le nom de celui qu’il présumait coupable. Le Vieux grogna, éleva des objections, dont une était considérable. Mais l’hypothèse du commissaire expliquait tout. L’examen de l’enregistrement télé, maintenant qu’on savait, allait l’infirmer ou le confirmer...
Mary prépara lui-même la projection vidéo, à laquelle il voulait assister seul avec Gobelin... Inutile de laisser s’envoler le canard, si, après tout, c’en était un.
Et le troisième acte, une fois de plus, recommença. Penché en avant, Mary commentait les mouvements de l’acteur dont il avait dit le nom.
— Attention !... Ça va être maintenant !... Regardez bien son bras droit !... Voi... là ! Ça y est ! Il l’a fait !... Le geste vrai que vous cherchiez !... Mais si on ne le connaît pas d’avance, on ne le voit pas...
Il revint en arrière, puis en avant, au ralenti, s’arrêta sur l’image, refît de nouveau le trajet... Le Principal commençait à se laisser convaincre. Ça pouvait être la vérité...
Il regarda sa montre, se leva brusquement.
— Eh bien, allons l’épingler !... On le prend à chaud, sans un mot, on l’amène ici, on le colle devant l’image, et on lui dit : « C’est toi ! Voilà la preuve ! » Il ne peut pas savoir que ce n‘est pas une preuve, que c’est complètement fumeux ! Et il craque et on a un aveu !... Il nous faut un aveu ! Sinon on n’a rien !... Le mouvement de sa toge, ça peut aussi bien être un coup de vent !...
Le coup de vent frappa leur voiture, sur le chemin de retour aux Arènes, avec une violence telle qu’il faillit la renverser. Et le déluge suivit... Les défenses de l’anticyclone avaient cédé entre les Pyrénées et la Montagne Noire, et la dépression fonçait dans la brèche qu’elle élargissait, canonnant, flambant, noyant la nuit illuminée.
Aux Arènes, Shakespeare avait dit son dernier mot. On en était aux saluts, mais les spectateurs ne pensaient qu’à s’enfuir devant le déluge, se bousculant, trébuchant, s’écrasant en direction des sorties.
Les acteurs, stoïques, main dans la main, accomplissaient leur dernier rite. Leurs fards ruisselaient sur leurs visages. Brutus, une fois de plus, manquait. La statue de Pompée luisait haut dans la pénombre et éclatait de blancheur à chaque éclair.
À ses pieds, Brutus était étendu, immobile et plat. La pluie tombait dans sa bouche et ses yeux ouverts. Le manche mince d’un poignard japonais sortait de sa poitrine.
Le vent attaquait la voiture par la gauche, et essayait de la faire monter sur le trottoir. Mary réussit à atteindre les Arènes sans avoir quitté la chaussée. Il s’arrêta à quelques pas de l’entrée des coulisses. La tempête envoyait d’énormes gifles d’eau sur la voiture et l’ambulance de service, garée juste devant l’entrée.
— Ils auraient pas pu se garer ailleurs, ces cons-là ? grogna le Principal. On va se faire tremper !...
— On va piquer un sprint ! dit Mary.
— Grr !... dit Gobelin.
Il ouvrit sa portière, et la tornade la lui referma au nez. Elle atteignait son paroxysme. Quelques spectateurs téméraires essayaient de quitter les Arènes en courant. Assaillis de côté, ils levaient un pied, dérapaient sur l’autre, se retrouvaient à quatre pattes, poussés au derrière par la pluie et le vent qui emportait des parapluies, des branches, des affiches, des tuiles, des enseignes bondissantes, dans les flammes des éclairs. Le fracas ininterrompu du tonnerre couvrait les cris et les bruits. Le plus gros de la foule restait aggloméré dans les galeries circulaires, attendant que « ça se calme un peu ».
— Nous avons manqué la fin, dit Mary. Il doit être dans sa loge, ou il va y arriver... Il faut y aller...
Ils profitèrent d’une accalmie de trois secondes pour ouvrir les portières, bondirent vers l’entrée des coulisses, trempés, secoués, assommés par l’eau et le vacarme qui tombaient du ciel. Ils n’eurent pas le temps d’aller jusqu’aux loges : ils rencontrèrent Biborne qui venait d’essayer de les joindre par téléphone.
— Y a du nouveau, dit-il. Le petit Brutus s’est fait allonger. Je savais bien qu’il savait quelque chose ce crétin de gamin, il en savait trop... Au lieu de parler !...
— Où est-il ? demanda Mary.
— Là-bas, dit Biborne avec un geste dans la direction de la scène. Si le vent l’a pas emporté-lis se jetèrent de nouveau dans le déluge fulgurant. Un agent, collé contre la statue de Pompée qui lui coupait le vent, mais lui ruisselait dessus et le transformait en fontaine, gardait le cadavre de l’acteur dont la bouche était pleine d’eau.
— Faites-le porter dans sa loge, cria Gobelin à Biborne. S’il y a eu des traces, il y a longtemps qu’elles sont fondues !
Et à Mary :
— Prenez le couteau...
Mary saisit le manche du poignard avec son mouchoir et tira doucement. La fine lame sortit sans résistance. Elle était plate, étroite, longue, et si aiguë à son extrémité qu’elle devait s’enfoncer sous son simple poids.
— Ça m’a tout l’air d’être le fourbi qui a tué Faucon, dit Gobelin. Mary, vous réveillez cet abruti de Supin, vous lui dites qu’il a un nouveau client, et qu’il nous rejoigne dans la loge du gamin. Je veux qu’il regarde tout de suite cette lame.
— Je me demande ce que vous avez contre le Dr Supin, dit Mary.
— Moi ? Rien. Pourquoi ?
— Vous dites toujours « ce crétin de Supin, cet abruti de Supin... » Et vous lui envoyez des vannes...
— Moi ? Il faudra que je me surveille... C’est un bon charcuteur, et il a l’oeil... Mais il m’énerve, je n’y peux rien, il m’énerve !... Qu’est-ce qui se passe, ici ?
Les acteurs s’aggloméraient et se lamentaient à l’entrée des loges : il n’y avait plus de loges... La tornade avait arraché les tentes, qui s’étaient envolées par-dessus les toits, fauchant les cheminées et les antennes. Un éclair fulgurant, qui dura près de dix secondes, fut accompagné d’un tonnerre tel que les pierres des Arènes en tremblèrent. L’électricité s’éteignit dans toute la ville.
— Merde de merde ! dit Gobelin. Ne bougez pas dans le noir, restons ensemble ! Biborne va finir par arriver avec son macchabée. Pourvu qu’il ne le perde pas !
Il ne le perdit pas, mais il se perdit, dans le dédale des dégagements et des galeries où régnaient les ténèbres. Quatre agents portaient le cadavre, deux par les jambes, deux par les épaules. Il était mou, il était trempé. Eux aussi. Il leur glissait des mains. Quand l’obscurité tomba, ils le posèrent à terre en jurant. Biborne alluma son briquet.
— Allez, les gars, il faut continuer...
Ils le ramassèrent et repartirent. Le briquet brûla les doigts de l’inspecteur. Il l’éteignit, le remit dans sa poche, et pour ne pas perdre le convoi dans le noir, saisit le mort par les cheveux. La perruque lui resta dans la main. Il jura à mi-voix « Saloperie de saloperie !... » faillit jeter la perruque et fut arrêté dans son geste par son instinct policier. Il voulut la mettre dans sa poche, elle était trop volumineuse, il l’enfonça sous sa chemise, contre la peau de sa poitrine. Elle était gorgée d’eau, qui coula dans son pantalon. Il avait toujours dit que cette foutue saloperie de putain de métier était le dernier des métiers, mais il n’aurait jamais imaginé un truc pareil.
À la vague lueur d’un éclair réfléchie de paroi en paroi, un des agents aperçut un dégagement à gauche et fit obliquer le convoi. Les porteurs et le porté arrivèrent dans une galerie obstruée par des spectateurs agglomérés qui attendaient que ça se calme. Les deux agents aux jambes, qui marchaient en tête, s’ouvraient un chemin avec leurs coudes dans la foule obscure en grognant : « Écartez-vous !... Laissez passer !... » Ils furent bientôt coincés, ne pouvant plus bouger dans aucune direction. Un éclair réussit à leur lancer de la lumière pendant un dixième de seconde. Le temps pour ceux qui les entouraient de voir le cadavre d’un Romain transporté par quatre agents trempés, ses fesses et sa tête renversée touchant presque le sol. La serveuse du café des Trois Raisins se trouvait un pas en arrière. Elle avait trente-neuf ans, pesait soixante-dix-huit kilos ronds partout, se décolorait les cheveux couleur paille, riait avec tous ses clients même quand elle ne comprenait pas tout à fait leurs plaisanteries qui n’étaient pourtant pas futées. Elle avait racheté bon marché les billets de l’un d’eux empêché. Il était de piquet de grève pour la nuit aux conserveries de tomates. C’était la pleine saison, c’était le moment de revendiquer. Elle était venue avec sa mère âgée de soixante-dix ans, un peu sourde. Elles ne savaient pas très bien ce qu’elles avaient vu, elles ne connaissaient pas l’Histoire ancienne. Mais au faible reflet de l’éclair elles virent nettement un visage barbouillé qui pendait, avec la bouche ouverte et des yeux blancs qui les regardaient à l’envers.
La serveuse hurla et essaya de s’évanouir et de tomber, mais ce n’était pas possible il y avait trop de monde. Alors elle hurla plus fort. Sa mère disait : « Là !... Là !... » en tendant un bras dans le noir. Les hommes qui avaient entrevu quelque chose essayaient de se rassurer en insultant la femme qui criait. Un d’eux réussit en la tâtant à trouver sa bouche et l’obstrua avec sa main. Elle la mordit. Il la gifla, elle cria : « Maman ! Maman ! » il la reboucha, elle se cramponna au bras comme à une bouée. Elle ne riait plus, elle faisait « glou-glou-glou », et maintenant on entendait sa mère qui continuait de désigner dans le noir « ... là... ! là... »
Un nouvel éclair montra le mort debout entre deux agents qui le soutenaient. Au troisième éclair il était sur le dos d’un agent, précédé par deux autres qui ouvraient le chemin, et suivi par le quatrième.
Biborne avait raté l’entrée du dégagement. Il marchait à pas prudents dans une galerie déserte, noire comme une mine de houille abandonnée depuis un siècle. Il entendait vaguement, très loin, les bruits de la tempête. Il avait l’impression de descendre, il ne savait vers quoi. De temps en temps il allumait son briquet, dans l’espoir d’apercevoir le mort et ses porteurs : il était seul.
Il décida d’attendre que la lumière revienne. Il tâta un mur avec ses doigts, s’assit le dos appuyé contre la pierre et s’endormit. Il rêva qu’il caressait son chat. C’était la perruque de Brutus.
La tornade s’éloignait en direction d’Avignon. Elle allait rencontrer le Rhône et le mistral. Ça ferait du bruit.
L’électricité revenue, le mort avait fini par rejoindre Mary et le Principal, qui l’avait fait déposer dans l’ambulance. Debout dans le véhicule, les deux policiers regardaient le Dr Supin se livrer à un examen rapide du cadavre. Par la vitre entrouverte entrait la grande odeur heureuse de la terre mouillée, du macadam, des feuilles, des murs et des toits qui avaient soif depuis si longtemps. À l’intérieur de l’ambulance cela sentait les vêtements trempés, la sueur, et les fards et le sang dilués. Gobelin éternua.
— À vos souhaits !... dit le Dr Supin, qui se tourna vers lui et enchaîna :
— Même blessure, au même endroit... Même plaie... Vraisemblablement faite par la même arme...
— Celle-ci ? demanda Mary, en tendant le poignard.
Le docteur le saisit par sa poignée enveloppée du mouchoir, regarda sa lame :
— C’est possible, c’est même très probable... Ça ne vous aidera guère pour l’identification du coupable : ça a le fil d’un rasoir, mais ce n’est qu’un coupe-papier, à l’usage des touristes. Ils en rapportent tous... Mon gendre, en revenant d’un congrès d’obstétrique à Tokyo, en a offert à tous ses amis, à ses infirmières et à sa femme de ménage... Je lui ai dit : « On n’offre pas quelque chose qui coupe, ça coupe l’amitié... » Il m’a répondu : « L’amitié ? Vous connaissez ? » Et il m’en a donné un...
— Alors, c’est vous l’assassin ? rugit le Principal.
Le Dr Supin sursauta.
— Vous m’avez fait peur !...
— Ah ! ah !... j’aurais bien aimé vous boucler un peu, un jour ou l’autre, mais j’y arriverai pas : retraite lundi !
— Vous et vos plaisanteries !...
— Je ne plaisantais pas... Alors, à votre avis, c’est l’arme du crime, du premier comme du second ?
— Naturellement je ne peux rien affirmer...
— Naturellement !...
— ... Mais j’en mettrais ma tête à couper !
— On ne les coupe plus, c’est bien dommage !... Vous pouvez disposer du jeune homme et du couteau... Et faites votre possible pour être un peu plus affirmatif !... Venez, Mary...
Dans la voiture, en retournant au commissariat, Gobelin demanda au commissaire :
— Est-ce que vous lui trouvez une bonne place dans votre hypothèse, à ce deuxième macchabée ? D’après ce que vous pensez du meurtrier, ça n’a pas l’air de coller...
— Non, pas bien... Mais qu’est-ce qu’on peut savoir de la psychologie d’un homme qui a commencé à tuer ?... Si sa sécurité est menacée, il peut continuer, même son vrai mobile éteint avec sa première victime...
L’avenue Feuchère était jonchée de débris. Une énorme branche, couchée avec toutes ses feuilles comme un voilier chaviré, barrait la voie de droite dans toute sa largeur. Il n’y avait heureusement presque plus de circulation. Mary fit un détour par les petites rues et ils arrivèrent au commissariat en passant par la gare.
Une surprise les attendait. Le commandant des CRS, ne sachant où les trouver, était venu faire une déclaration. Il venait juste de repartir. Il avait déclaré que deux de ses hommes avaient assisté à la mort de Brutus.
À la fin de la pièce, Brutus s’était relevé pour le salut avec tous les morts de la bataille de Philippes, mais, au lieu de se diriger avec les autres ressuscités vers le devant de la scène, il était venu vers la statue de Pompée, et était passé à l’arrière de celle-ci. Deux CRS, postés à proximité, l’avaient vu poser sa main sur les échelons qui montaient vers la tête de Pompée, tâtonner derrière l’un d’eux et en retirer un objet dont la lame avait brillé à la lueur des éclairs. Il avait alors arraché et jeté sa cuirasse dorée, et était retourné vers le devant de la statue. Les CRS s’étaient déplacés pour ne pas le perdre de vue, et intervenir si nécessaire, car ils le soupçonnaient de vouloir commettre une agression. Ils l’avaient vu s’arrêter, hésiter, regarder vers le ciel, vers ses pieds, puis se décider, et, en faisant une horrible grimace, planter le poignard dans sa poitrine. Il était tombé sur le sol en même temps que la première rafale de pluie.
— Il faut me convoquer ces deux zèbres illico ! dit Gobelin. Eh bien voilà une affaire terminée... Votre hypothèse, vous pouvez en faire des papillotes. Le gamin a tué Faucon, par jalousie et parce que le salaud l’avait sans doute plus ou moins torturé, selon son habitude. Mais il n’a pas pu supporter son acte, vous avez vu vous-même dans quel état il était, après, vous n’avez pas pu lui tirer un mot... Et ce soir l’énorme pression du public a achevé de le détruire. Il est allé prendre l’arme du crime où il l’avait cachée – félicitations pour vos recherches – et il est venu se tuer à l’endroit même où son Faucon bien-aimé était mort de sa main... Il ne pouvait pas finir autrement...
— Mais comment a-t-il pu tuer Faucon ? objecta Mary. Nous l’avons vu, vous l’avez vu et revu en vidéo, frapper une seule fois, avec son épée en toc, et celle-ci n’avait pas été trafiquée...
— Ce n’est pas prouvé ! Après ce qui est arrivé ce soir, vous allez voir que ces Messieurs du labo vont y découvrir des tas de traces suspectes ! D’ailleurs, il n’avait pas besoin de la trafiquer. Il lui suffisait de tenir l’arme vraie collée contre la fausse... La lame de l’épée s’est repliée dans le manche, et celle du poignard est entrée dans César !... C’est tout simple !... Nous allons faire des essais, vous verrez, ça s’est sûrement passé comme ça !...
— Hum... fit Mary. Et les lettres ?
— Les lettres ?...
— Oui... Qui les a rédigées ? Lui ou quelqu’un d’autre ? Si c’est un autre, il l’aurait donc mis au courant de son projet de meurtre ? Et si c’est lui, pourquoi les a-t-il écrites ?
— Oui... oui... bon... je conviens que votre hypothèse expliquait les lettres... Mais ce n’est pas un épistolier que nous cherchons, c’est un assassin ! Et nous l’avons trouvé !... Évidemment il faudra trouver aussi l’auteur du message, car il est complice, par non-dénonciation de malfaiteur... Ce sera votre travail, mon cher : moi je serai à la retraite ! Quant au beau boulot de votre subconscient, vous voyez ce qu’il en reste...
— Je continue d’y croire... Je suis certain d’avoir raison !... J’espère vous le démontrer d’ici quelques heures... Le meurtrier ne se doutait pas qu’il aurait à faire à Nîmes à un flic qui était, il y a un an, au commissariat du 12e arrondissement à Paris... Sans quoi il n’aurait pas laissé en évidence cette photo dans sa chambre. À moins qu’il n’ait obéi à un obscur besoin d’être puni... Il ne peut supporter d’être l’auteur d’un crime...
— ... et il se suicide ! C’est Brutus ! Tout à fait d’accord !...
— Nous pourrions en rester là, en effet... C’est une solution qui satisferait tout le monde. Sauf le tueur !... Sans s’en rendre compte vraiment, il veut être puni. Il en a besoin. Il doit en finir. Le drame ne peut se terminer que sur lui. Je vais l’aider...
— S’il a tellement envie d’être puni, il n’a qu’à venir ici, tout avouer, et on le boucle ! C’est simple.
Mary se mit à rire.
— Beaucoup trop simple, pour un individu comme lui !... D’ailleurs tout cela se passe chez lui au niveau du subconscient... En surface, il se croit heureux d’échapper à la punition...
— Vous me faites rigoler, vous et vos subconscients ! Je n’en ai pas, moi, de subconscient ! Et je n’en ai jamais rencontré en trente ans de métier ! Subconscient mon oeil ! Un type qui en troue un autre est parfaitement conscient de ce qu’il fait !...
— D’accord... Et c’est en pleine conscience qu’il nous envoie un message qui est la clef de voûte de sa combinaison. Mais son subconscient – excusez-moi ! — y manifeste son désir de châtiment par un détail qui dénonce son subterfuge. Dès qu’on le remarque, on LA PEAU DE CÉSAR
931 comprend tout... Je dois avouer que je l’ai remarqué, mais que je n’ai pas compris tout de suite... Plus exactement, je savais que j’avais eu l’oeil accroché, mais je ne savais pas par quoi...
— Faites-moi voir ce machin ! grogna Gobelin.
Mary sortit une fois de plus de sa poche la feuille de photocopie, mais elle avait été tellement trempée qu’elle ne formait plus qu’une loque déchirée et chiffonnée. Le Principal frappa de colère sur son bureau, attira à lui la pile des dossiers en cours, celui des Arènes était au-dessus, il l’ouvrit, l’étala, choisit une chemise presque vide : elle contenait l’original du message. Il le prit à deux mains, le rapprocha de la lampe posée à sa gauche, le regarda longuement, le fit pivoter pour l’examiner à l’envers...
— Je ne vois rien de spécial ! dit-il.
— Laissez travailler votre subconscient, dit Mary en souriant.
France-Soir avait titré :
MYSTÈRE DES ARÈNES ÉCLAIRCI
L’ASSASSIN, ACCUSÉ PAR
30 000 SPECTATEURS,
SE SUICIDE.
Le Commissaire principal reçut les journalistes et leur conseilla d’être moins affirmatifs. On n’était pas absolument certain de la culpabilité de Jean Renaud-Brutus. On n’en avait pas la preuve formelle. La police ne se permettait pas, pour l’instant, d’affirmer qu’il était l’assassin.
Pressé de questions « Avez-vous une autre piste ? Soupçonnez-vous quelqu’un d’autre ?», il répondit simplement : «L’enquête continue. » Il ajouta, en montrant France-Soir :
— Vous exagérez toujours... Il n’y avait pas 30 000 spectateurs : seulement 25 000...
— Seulement 25 000 !... Une pincée !... dit le reporter du Midi-Libre. On pourrait peut-être appeler cette affaire « Meurtre dans l’intimité !... »
— Ah ! ah ! ricana Gobelin. Cherchez donc le commissaire Mary, il vous en dira peut-être plus long que moi...
Il était bien tranquille à ce sujet. Mary était parti pour Paris par le premier avion. Il rentrerait par le dernier, à temps pour être là avant la fin de la pièce.
— Et j’espère apporter des charges suffisantes pour que nous puissions procéder à une arrestation...
— Je l’espère !... Car demain ils s’en vont tous, et nous n’avons aucune raison pour retenir qui que ce soit...
— Il vous restera toujours Brutus...
— Vous m’avez tellement baratiné, je commence à ne plus y croire... Mais le fait est qu’éventuellement il nous fournira une bonne position de repli...
Mary avait passé des heures à téléphoner. On était en juillet, et au début du week-end, double raison pour ne trouver personne au bout du fil à Paris. Mais les policiers ne peuvent pas partir en effaçant leurs traces, on sait toujours où les trouver. Mary finit par réveiller à Djerba son collègue Fournay, du commissariat du 12e. Il apprit de lui des faits qui confirmaient ses suppositions. Plus un nom de femme. Et où se trouvait maintenant le dossier de l’affaire sur laquelle il avait travaillé avec lui avant d’être nommé à Nîmes.
À Paris il pleuvait et il faisait froid. Mais il avait eu le réflexe d’emporter son imper de flic parisien.