PREMIER SOIR
— Alors meurs,
César !...
L’homme colla sur le papier la dernière lettre de son message. C’était R, qui terminait le mot CESAR.
Puis il plia la feuille et l’introduisit dans une enveloppe qui portait déjà une adresse, également constituée de syllabes et de lettres collées. Il eût été plus facile d’utiliser les lettres-décalques dont on trouve des variétés dans les papeteries, mais le papetier ou la papetière aurait pu se souvenir de lui, pendant l’enquête, tandis qu’acheter France-Soir est un acte presque invisible, et en tout cas innocent. C’était dans ce quotidien qu’il avait découpé ce dont il avait besoin, et un titre intérieur lui avait magnifiquement fourni les premiers mots de son message : FRANCE-SOIR moins FRAN donne : CE-SOIR.
Il ferma l’enveloppe et la glissa dans la poche intérieure de son léger veston d’été. Une autre enveloppe s’y trouvait déjà, portant une autre adresse composée de la même façon. Il rassembla les restes du journal, jusqu’aux moindres débris, les plia et les enfouit dans un sac en papier qui avait contenu des pêches. Il y ajouta le tube de colle, et poussa le tout dans la poche de son pantalon, en forçant. La poche de droite, car en sortant il passerait devant le portier de nuit de l’hôtel, à sa gauche. Le jour était près de se lever. Ce travail de mosaïque avait demandé du temps, surtout par la recherche de ses éléments. Le portier ne s’étonnerait pas, il avait l’habitude : les gens de théâtre sont des nocturnes.
Il marcha jusqu’à la poste sans avoir l’air de se presser. La nuit était tiède, les rues de Nîmes presque désertes. Un grand chien jaune qui cherchait, sans en avoir vraiment besoin, quelque nourriture peut-être savoureuse, l’aperçut de loin, vint jusqu’à lui en remuant la queue, renifla sa cheville gauche, lui dit « ouah ! » amicalement et poursuivit son chemin.
Arrivé à la poste, l’homme remit les gants de plastique qu’il avait utilisés pendant son travail. Il tira les enveloppes de sa poche et les introduisit aux trois quarts dans la fente de la boîte aux lettres. Il les retint pendant quelques secondes, pour ôter à son geste tout caractère automatique, machinal. Ce devait être un commencement bien voulu, net, précis. Il prit une grande inspiration et les poussa. Il les entendit tomber un mètre plus bas. Il savait qu’elles seraient distribuées le matin même. C’était fait, le mécanisme était enclenché, la fusée allumée, le destin appelé...
Sur le chemin du retour, il jeta ses gants et le sac en papier dans une poubelle. Le ciel pâlissait, le passage des voitures se faisait un peu plus fréquent. L’homme se chantonnait intérieurement les deux vers fameux par lesquels un poète a célébré l’exploit imaginaire d’un gentilhomme portant la Reine dans ses bras à travers la ville :
Gali, amant de la Reine, alla, tour magnanime, Galamment de l’arène à la Tour Magne, à Nîmes.
Toutes les syllabes riment. C’est un exploit poétique, sinon un exploit athlétique : une Reine qu’on prend dans ses bras est légère.
Les lettres qu’il avait mises à la poste étaient légères...
De retour dans sa chambre, il tira les rideaux opaques devant les fenêtres, but un peu de café froid qui restait au fond d’une tasse, se coucha et s’endormit.
Les deux lettres allaient ouvrir le bal du sang.
— Votre gros papa est revenu ! dit le Commissaire principal Gobelin. Et cette fois-ci, il vous envoie la clé de son appartement...
Assis derrière son bureau, il souriait en mordant le tuyau de sa pipe. Il avait visiblement envie de rire : sa pipe l’en empêchait. Pourquoi faut-il que les policiers des romans français fument toujours la pipe et que ceux des romans américains boivent du whisky comme des trous ? Cette nuit il avait rêvé que Haroun Tazieff, au cours d’une action confuse dans un appartement étroit, avec des valises, des balluchons et de la charcuterie, fumait deux pipes à la fois, deux vieilles pipes au tuyau courbe, toutes petites, et dont les fourneaux se démanchaient tant elles étaient usées. Pourquoi diable avait-il rêvé de Tazieff ? Sans doute à cause des cratères des volcans, qui sont les énormes pipes de la Terre. Gobelin savait qu’il fumait trop, son médecin lui avait dit « Attention ! Attention ! » Le rêve lui avait dit la même chose.
Gobelin n’est pas un héros de roman, mais un fonctionnaire ordinaire de la police, tel qu’il y en a beaucoup, qui font leur métier, et dont on ne parle jamais. S’il fume la pipe, ça le regarde... Il touche à la fin de sa carrière après beaucoup de travail et pas mal d’ennuis, quelques exploits et les réussites et les échecs qui sont le pain quotidien des policiers. Quand il pense à la retraite, qui est là derrière la porte, il s’en trouve parfois tout heureux, parfois inquiet. Beaucoup de Nîmois le connaissent, il vit et fonctionne à Nîmes depuis six ans, et il trouve que ça suffit. Il est breton, et les étés nîmois, merci, il en a son compte. Il prendra sa retraite à Saint-Quay-Portrieux, où il est né. Il mesurait 1 m 67 au moment de son service militaire. Il était mince et rude. Il a épaissi et ne mesure plus que 1 m 65. Ses cheveux blonds sont devenus blancs un peu jaunes. Coupés court. Ses petits yeux bleus sont restés vifs, dans un visage tanné comme celui d’un pêcheur. Il dit qu’il a attrapé ce teint de boucanier rien qu’en pensant à son père, ses grands-pères et tous ses ancêtres qui ont depuis des siècles traqué la morue et le hareng. Lui, il aime la mer seulement pour la regarder.
Au moment où nous faisons sa connaissance, il est assis derrière son bureau bien net bien propre comme tous les matins — en fin de journée il a une autre allure ! — et tend au commissaire Mary debout près de lui trois lettres ouvertes et une clef.
La lettre du dessous est celle dont nous connaissons déjà le dernier mot, et les deux premiers. Elle est de travers et dépasse. Mary met la clef dans sa poche, dégage la lettre à l’aspect insolite et l’examine rapidement. Elle dit :
CE-SOIR
Les conjurés
tueront
vrai ment
César
Il hausse les épaules et passe aux autres missives. Il a reconnu tout de suite l’écriture de la première. Ce n’est pas une lettre, mais l’intérieur d’une moitié d’enveloppe, couverte d’une suite de mots minuscules, écrasés, les o et les e bouchés. Le Commissaire principal ricane :
— Il vous aime bien papa ! Il est pas près de vous lâcher ! Mary secoue la tête.
— Pauvre type...
Il n’a pas envie de rire. C’est un homme du Midi, taille et stature moyennes, allure ordinaire. Il passe inaperçu tant qu’on n’a pas rencontré son regard. Ses yeux d’un marron un peu vert rayonnent d’intelligence et de compassion. Il éprouve plus de pitié pour les victimes que d’animosité envers les coupables. Il pourchasse ceux-ci à cause de celles-là.
Ses cheveux sont devenus gris quand il avait à peine trente ans. Il les maintient courts, divisés en deux par une raie à gauche. Ils ont tendance à boucler. Costume estival de coton beige, uni. Chemise blanche. Cravate marron. Correct. Il aime les fleurs, les enfants, les chiens, la musique, tout ce que le monde et la vie lui offrent de beau. Il est consterné par le comportement imbécile des hommes les uns envers les autres. Tout serait si facile si...
Si quoi ?...
Il marmonne :
— Ce crétin de Vilet l’a encore renvoyé...
Il lit le message de la demi-enveloppe.
Mon petit Julien, je te donne ma clef pour que tu entre quand tu veut mais surtout la nuit c’est la nuit qu’ils viennent ils rentrent par le tuyau d’eau chaude et ils rentre dans mon lit et ils m’écrase les pieds avec des tenailles et ils me gonfle ils me gonfle ils m’ont greffer un ordinateur dans l’estomac et ça me brûle et je t’entend tu me parle, tu te plaint qu’on te donne pas assez à manger à la pension hier je suis aller t’attendre à la sortie, mais tu n’ait pas sortie j’ai vu tes copins, mais pas toi je t’ai attendu jusqu’à 7 heure je veux savoir si c’est toi qui me parle dans mon estomac ou si c’est eux j’ai fermer les robinets d’eau chaude, mais ils rentre par le chauffage central.
Julien, c’est le prénom du commissaire Mary. C’est aussi celui du fils de l’expéditeur de la lettre, unique fils, mort à douze ans à l’hôpital pendant une opération de l’appendicite. Le père, veuf, et déjà un peu dérangé par les grandes quantités de bière qu’il a pris l’habitude de boire dans sa Belgique natale, a espéré trouver l’oubli en associant le pastis à sa boisson favorite, et a définitivement sombré. Dans ses crises, il voyait son fils étendu sur le billard, entouré de blouses blanches qui lui découpaient le ventre en morceaux et fouillassaient dans ses tripes. Un jour il est allé à l’hôpital et a essayé d’étrangler un infirmier. On a eu de la peine à le maîtriser, à cause de sa corpulence et de son poids. Il est énorme, il est sphérique, et toujours couvert de sueur. Les mains glissent sur lui, et sa masse écrase tout. Un jeune interne a réussi à lui faire une piqûre calmante. Les agents l’ont amené au commissariat. Mary l’a interrogé gentiment. L’homme a entendu son prénom prononcé par un collègue et a fait sur lui un transfert.
Pour le Gros, Julien Mary est son fils, à cause de son prénom, mais il sait que son fils, on le lui a tué, et ceux qui l’ont tué s’en prennent maintenant à lui. La mort entre chez lui par toutes les fissures. Il appelle son Julien, mort et vivant, à son secours...
Le commissaire a réussi à lui éviter les services psychiatriques pénitentiaires en le confiant à son ami le Dr Vilet qui dirige une clinique privée à quelques kilomètres de Nîmes.
La dernière lettre est celle d’un retraité qui se plaint du chien de son voisin qui « arrête pas d’aboyer ». Si la police le fait pas taire il va lui flanquer un coup de fusil, et à son maître aussi qui est un salaud qui le fait exprès.
— La ration habituelle de cinglés, soupira Mary. L’homme au chien, je vais lui envoyer un agent...
— Non... Un uniforme, ça ne fera qu’envenimer les choses. Tous les voisins le verront arriver, et quand il sera parti ça va bouillonner... Envoyez-y votre copain Biborne, il boira le coup avec eux...
— Il boit assez comme ça !...
— Je sais... Des fois c’est utile...
Le Commissaire principal posa sa pipe dans l’assiette en faïence, décorée d’un palmier, d’un crocodile et du mot NIMES, qui lui servait de cendrier, et tendit deux doigts vers Mary.
— Remontrez-moi un peu cette oeuvre d’art...
Mary glissa entre les doigts ouverts la missive aux lettres collées. Gobelin l’examina et la déchiffra lentement à voix basse, comme si elle était écrite en caractères chinois.
CE... SOIR... LES... CONJURES... TUERONT... VRAIMENT… CESAR...
Il releva la tête vers Mary :
— Ça concerne évidemment le Festival ?...
— Ça semble bien...
— Vous connaissez la pièce ?
— Je l’ai vue quand ils l’ont jouée la première fois aux Arènes. Ça fait un bout de temps !... J’étais haut comme ça... Je n’avais jamais vu du théâtre, avant. Les types en péplum, les soldats romains, dans ce cadre immense qui me paraissait encore plus grand parce que j’étais petit, ça m’a fait une impression fantastique...
— Je suppose que vous y retournez ce soir ?
— Oui. Ma femme ne connaît pas la pièce. Et j’y emmène mon gamin, qui a douze ans...
— Je n’ai ni vu ni lu Jules César. Ça se passe comment, l’assassinat ? Vous vous en souvenez ?
Le commissaire Mary eut un petit sourire un peu pudique.
— J’ai relu la pièce quand j’ai su qu’on allait la rejouer aux Arènes... Et hier soir je suis allé faire un tour à la répétition...
Le Principal grogna :
— Vous avez toujours douze ans !...
— Je voudrais bien, dit Mary. Au milieu de l’acte III, les conjurés entourent César et le frappent tous avec leur dague ou leur épée. Il y a Cassius, et les autres, ils sont sept ou huit. Et naturellement Brutus, qui frappe le dernier.
— Ah oui ! Brutus !... « Toi aussi, Brutus ? » Il était surpris, César ! Il l’aimait bien son Brutus ! Pauvre cloche !... On peut être le roi du monde et connard en ce qui concerne ses proches... Et le Brutus lui a filé un bon coup de lame... Il va peut-être recommencer ce soir...
— Vous ne pensez tout de même pas...
— Je pense que je reconnais le papier... On a coupé l’en-tête, mais je parierais deux centimes que c’est le papier à lettres de l’hôtel Imperator. Je m’en suis servi pour prendre des notes, il y a quatre mois, quand notre ministre est venu nous inspecter. Il n’avait pas voulu loger à la Préfecture, ça manquait de confort ! Il m’a convoqué dans son appartement de l’Imperator, une suite sur les jardins... C’est mieux qu’une HLM !...
— L’Imperator... Tous les acteurs principaux y sont descendus...
— Ah ! Alors ça serait l’un d’eux qui aurait concocté ça ?
Le Principal laissa tomber la feuille sur la surface de son bureau.
— Ça commence peut-être à devenir sérieux... Tous les « conjurés » sont à l’Imperator ?
— Non !... Cassius et Brutus sûrement... Les autres sont des rôles secondaires, c’est trop cher pour eux... Il doit y avoir aussi Bienvenu, le metteur en scène, qui joue également Antoine.
— La mort de César, c’est une bataille pour le pouvoir, une histoire entre hommes... Il n’y a pas de femmes dans la pièce ?
Le Commissaire principal reprit sa pipe, la vida et la grattouilla, et commença à la bourrer.
— Si, dit Mary, deux. La femme de César et la femme de Brutus. Ce sont des rôles courts, mais elles doivent être aussi à l’Imperator : l’une est la femme de l’acteur qui joue Casca, et l’autre est Lisa Owen, l’épouse divorcée de Faucon, qui joue César. Leur séparation s’est faite dans les éclairs et les tonnerres. Vous avez bien vu ça dans les journaux... Ils en étaient pleins...
— Bien sûr, bien sûr... On n’échappe pas à ce genre de pub... Et il continue de la traîner avec lui ?
— Ils sont rarement ensemble quand ils sont mariés, mais dès qu’ils divorcent, elle ne le lâche plus. Elle joue Portia, la femme de Brutus. Un joli rôle, court...
— Je suppose que Faucon est aussi à l’Imperator !
— Sûrement... Il doit avoir la suite du ministre... Le grand Victor Faucon, l’unique, qui fait à César l’honneur de le jouer !
— Vous n’avez pas l’air de l’aimer beaucoup ?
Mary sembla étonné. Il réfléchit quelques instants, se demandant si c’était vrai, et pourquoi. Il trouva la raison, la garda pour lui, et sourit.
— Effectivement... Mais je l’admire. C’est un très grand acteur.
— Une star ! Comment disent les mômes ? Une idole !...
— Il y a une plaisanterie qui court sur lui : « Le Faucon en est un Vrai... »
— Facile... C’est son nom véritable ?
— Je crois...
— Ça a dû commencer à la maternelle !... Vous entendez, à la récré, le choeur des innocents ? « Fau-con ! vrai-con !... » Il a dû devenir enragé. Qu’il n’ait pas changé de nom prouve qu’il a du caractère-
La pipe ne tirait pas bien, il l’avait bourrée trop serrée.
— Merde ! Cette pipe m’emmerde ! Vous n’avez pas une cigarette ?... Merci !... Et l’assassin ?...
— L’assassin ?
— L’assassin bien-aimé... Brutus ! qui joue Brutus ?
— Un jeune acteur... Je n’ai pas son nom dans la tête... Un inconnu... On dit que c’est le petit ami de Faucon...
— Ah ! le Maître est dans sa période masculine ?
— Il n’a pas de période, je pense... Il prend ce qui lui fait envie... S’il se fait un peu tailler la peau, un de ces soirs, il l’aura bien cherché !...
— Tsst ! tsst !... Il ne faut pas dire des choses pareilles dans notre métier... Une peau qu’on taille, ça ne nous fait que des emmerdes...
Le Principal écrasa sa cigarette dans le cendrier et reprit sa pipe.
— Je me demande pourquoi on est assez cons pour s’empoisonner à fumer !...
Je le tuerai ce soir.
Ou bien je serai découvert à l’instant même où je le frapperai, ou
bien je resterai définitivement impuni. J’ai choisi mon arme,
répété mon geste de façon à réduire au maximum le risque. Il n’en
existe pas moins. J’accepte de le courir.
Je le tuerai ce soir...
Circonstances sublimes, environnement glorieux, mon acte sera parfait. Je me refuse à l’appeler crime. C ‘est la destruction nécessaire d’un monstre.
— Allô, docteur Vilet ?
— Allô ?...
— Ici Mary...
— Ah !... Je te salue, Mary !...
— Tu la rates jamais, celle-là !...
— On a l’esprit qu’on peut...
— Pourquoi as-tu encore renvoyé le Gros ?
— Je ne l’ai pas renvoyé ! Il a voulu partir... Je n’ai pas le droit et aucune raison de le retenir : il est absolument inoffensif. D’ailleurs il est presque guéri...
— Tu parles ! Dès qu’il ne prend plus tes drogues, tout recommence ! En pire ! Maintenant il a un ordinateur dans l’estomac, qui lui parle et lui donne des rendez-vous !
— Mais je lui ai prescrit un traitement !... Avec ça il devrait être tranquille...
— Ton traitement, s’il n’y a personne pour le lui faire avaler... Il n’est même pas allé chez le pharmacien... J’y suis allé pour lui, ce matin, et je lui ai fait prendre ses gouttes et ses pilules. Maintenant il est délivré pour 24 heures. Mais je ne peux pas aller tous les jours lui donner son biberon !
— Ça t’irait bien, pourtant ! Tu as le coeur si tendre !...
— Connard !... Demain je te le ramène...
— Je n’en veux pas !
— Je-te-le-ra-mè-ne ! Tu sais bien qu’il souffre comme si c’était vrai !... « Ils » entrent chez lui par les tuyaux du chauffage central, et ils lui broient les pieds avec des tenailles ! Tu aimerais qu’on te fasse ça, toi ? Tu aimerais avoir un ordinateur dans l’estomac ? Il vit dans la terreur. Il essaie de « les » étouffer en mangeant des nouilles !... Il y en avait un grand chaudron en train de bouillir sur son gaz. De quoi nourrir une compagnie de paras ! Il est déjà énorme... Tu devrais le mettre au régime...
— Mais je n’en veux pas !
— Je te le ramène demain ! Il est à la Sécu : il ne te coûte rien, au contraire !
— Mais...
— Je sais... Il la fout mal parmi tes cinglés distingués... Tu n’as qu’à dire qu’il est le cousin de Lady Diana, les familles de tes clients le trouveront plein de chic... Tes clients, eux, s’en foutent... Et garde-le ! Ne le relâche plus dans la terreur !... Pourquoi tu ne lui trouverais pas un petit boulot ? Dans ton jardin, ou à la cuisine ?
— Qu’est-ce qu’il sait faire ?
— Cuire des nouilles...
Au pied des Arènes, du côté de l’avenue Victor-Hugo, le Cissi installait son barbecue minable, un rectangle de tôle cabossée, sur quatre pieds boiteux. Son grand chien jaune vint humer la marchandise à cuire posée sur une caisse recouverte d’un journal presque neuf, soupira de dégoût, et s’assit à côté. Une douzaine de merguez rosâtres et quatre brochettes ratatinées par la chaleur de l’après-midi, est-ce que ça valait la peine d’être défendu contre les gamins chapardeurs ? Il n’avait pas à discuter, c’était son métier de chien, il le ferait. Il connaissait le commissaire Mary, ils faisaient le même métier, il le vit approcher, il lui dit « ouah ! » et remua la queue, envoyant un peu de poussière sur les merguez. Il avait le poil ras, l’oeil gai, deux petites oreilles pointues sur sa grosse tête, une droite, l’autre cassée.
— Ouah ! lui répondit Mary, en le grattant entre les oreilles. Quand tu auras vendu tout ça, dit-il au Cissi, tu auras empoisonné au moins six personnes... Mais ça ne te fera pas un gros chiffre d’affaires... Un jour, il faudra bien que je te demande de quoi tu vis !...
— Chef, je vais vous dire, dit le Cissi : de temps en temps je tords le cou à un touriste, je lui prends son fric et je le transforme en merguez et en brochettes... C’est tout bénéfice !...
— Tu en serais bien capable, dit Mary. Tiens, je te paie un assortiment... Tu le mangeras pour moi...
— Je suis pas fou, dit le Cissi... Merci, chef !...
Il empocha le billet.
Il acceptait les menues largesses du commissaire à qui il faisait semblant, de temps en temps, de donner un renseignement que Mary faisait semblant de prendre au sérieux, l’un et l’autre sachant que ni l’un ni l’autre n’était dupe. Le Cissi vivait surtout de travaux dans les jardins bourgeois. Cinquante ans, ancien « sapeur » de la Légion, blond, pas très grand, maigre, raide. La barbe et le crâne tondus, les yeux jaunis par le pastis. Un vieux pantalon de treillis, une chemisette délavée, des espadrilles trouées. Il aimait surtout soigner les roses. Il obtenait des floraisons superbes. Il les complimentait quand elles étaient belles, leur parlait comme il n’aurait pas su parler à une femme, caressait leurs rondeurs délicates avec ses mains si rêches que les épines avaient renoncé à s’y planter.
Le commissaire n’avait pas de jardin. Sa femme aurait bien voulu. Lui aussi. Il contourna les tentes quadrangulaires, à grandes rayures jaunes et bleues, frappées du palmier et du crocodile nîmois et de la hache et des verges romaines. Branchées sur une des portes des Arènes, les tentes abritaient les loges des acteurs. Il fit un petit signe cordial à l’agent qui gardait l’entrée suivante et qui le salua mollement.
Il trouva Bienvenu, le metteur en scène, dans la galerie circulaire, transformée en coulisses et vestiaires pour les figurants. Des planches posées sur des tréteaux en occupaient une partie. Cent cinquante costumes de soldats romains y étaient disposés, pliés côte à côte, chacun avec son casque, son épée et son bouclier. On avait répété la veille « en tenue ». Les figurants étaient des rampants de la base aérienne, à la disposition de la mairie de Nîmes.
— Tiens le commissaire !... On ne voit que vous, ici ! dit Bienvenu. Vous voulez peut-être un rôle ?...
— Peut-être, dit Mary.
— Laissez-moi vous regarder... C’est une manie que j’ai, quand je fais la connaissance de quelqu’un, de lui coller sur le dos le personnage qu’il pourrait interpréter... Vous avez le regard de Dirk Bogarde, et presque la carrure de Belmondo... Avec dix centimètres de plus, vous pourriez être James Bond... Avec vingt ans de moins, Roméo... Formidable ! tenez j’ai ce qu’il vous faut : Antoine, le Vengeur de César ! Vous prenez ma place ! D’accord ?
— Je n’en demande pas tant, dit Mary en souriant. Je veux seulement des rôles de soldats romains pour deux de mes hommes. Afin qu’ils soient sur la scène pendant la représentation...
— Quoi ? dit Bienvenu.
— Regardez ce que nous avons reçu ce matin...
Mary tendit au metteur en scène une photocopie de la missive aux lettres collées. L’original était au commissariat, en proie aux techniciens qui épluchaient ses empreintes.
Bienvenu y jeta un coup d’oeil irrité.
— Ah ! Vous aussi ? J’ai reçu la même ce matin ! Tenez...
Il prit dans la poche de sa chemisette une feuille pliée en quatre et la tendit à Mary : la même phrase, les mêmes mots, différents par leur disposition et leurs lettres, mais contenant la même menace précise.
— J’espère que vous n’attachez pas d’importance à des trucs pareils ?
— Le papier est celui de l’Imperator, dit Mary, c’est un de vos acteurs qui a dû fabriquer ça...
Bienvenu devint brusquement furieux. Grand et maigre, voûté, doté d’un grand nez pointu, le crâne chauve, il avait l’air d’un héron qui a avalé un escargot avec sa coquille : ça ne voulait pas passer...
— Vous savez à quoi ça rime, ce machin ? C’est une vacherie ! C’est pour lui faire louper sa scène ! Qu’il fasse un bide !...
— Vous croyez qu’il aurait peur ?
— Peur ? Faucon n’a plus peur de rien, depuis longtemps !... Mais s’il pense à cette connerie, s’il se tracasse pendant la scène en se demandant qui de ceux qui l’entourent l’a écrit, au lieu de tout oublier pour être César, c’est raté !... Vous lui avez montré votre papier ?
— Pas encore...
— Ne le lui montrez pas ! Surtout pas !... Qui l’a vu ?
— Seulement vous.
Bienvenu soupira, l’air soulagé. Mary empocha les deux lettres :
— Je garde la vôtre...
— Je vous en prie, ne les montrez à personne ! Ne foutez pas la pagaille ! Ce n’est pas le moment ! Vous me promettez ?
— Promis... C’est quand même étonnant qu’une vedette comme lui ait accepté de jouer César. Ce n’est pas un grand rôle...
— Pas un grand rôle ?...
Bienvenu postillonnait d’indignation.
— C’est un rôle pour un acteur géant ! Si le type qui joue ça est seulement très bon, il ne reste rien du rôle ! Il devient comme un costume trop large autour d’un échalas !... Ça flotte de partout !... Pour l’emplir, il faut être aussi grand que le personnage !... César !... Faucon fera craquer toutes les coutures, ce soir ! Vous allez l’entendre ! Vous allez le voir !... La scène vous fera l’effet d’une bagarre, en désordre, comme dans un film noir, quand les truands tombent tous à la fois sur le héros... Mais je l’ai réglée à la manière d’un ballet, chaque acteur sait à une seconde près ce qu’il doit faire. Faucon aussi... Et il le fera... Mais il fera sûrement quelque chose en plus... Personne ne peut savoir ce qu’il inventera... Il a le dernier mot... Quand tous les couteaux ont frappé... Il est libre, pour mourir... Seul devant le monde entier... Une mort d’Empereur !...
Bienvenu se redressa. Il prit l’attitude... Il arrondit un bras au-dessus de sa tête. Pendant une seconde il fut César mourant. Il murmura :
— Oui je pourrais... Mais pas comme lui... Comme lui, personne...
— Je n’ai pas vu la scène, hier soir, dit Mary, je suis parti avant, j’avais à faire... Je le regrette... Si j’avais su !... Vous avez mis beaucoup d’escaliers... Comme en 1950... Mais votre statue de Pompée est beaucoup plus grande... C’est culotté, mais c’est réussi...
— 1950 ! s’exclama Bienvenu. Vous avez vu la mise en scène d’Hermantier ? Mais vous étiez au biberon ?
— J’avais onze ans, dit Mary, souriant. Je me souviens de tout, je ne l’oublierai jamais...
Et il reprit sa quête patiente :
— J’ai relu la scène, à midi... C’est Casca qui frappe le premier. Vous avez gardé cette indication ?
— Oui...
— Il frappe au cou...
— Ça, c’est Shakespeare. J’ai changé... Je le fais frapper dans le dos. Puis, tous les autres, au corps. Puis ils dégagent puis ils reviennent et ils recommencent. Puis Brutus frappe à son tour, à la poitrine... Je ne veux pas courir le risque de blesser Faucon. Les dagues sont en plastique raide, couleur d’acier. Les lames rentrent dans le manche et libèrent l’hémoglobine...
— L’hémoglobine !...
— Oui !... César sera couvert de sang ! Ça vous choque ?
— Pas précisément, mais...
— Je sais ! C’est du cinéma ! Au théâtre, ça ne se fait pas !... L’assassin fait semblant de frapper, et le spectateur ajoute ce qui manque... Il sait que la victime en a pris plein les tripes... Mais ça, c’est bon dans une salle fermée, dans une boîte à théâtre bien limitée, avec les acteurs offerts sur un plateau comme des verres de whisky !... Mais ici, dans un tel cadre !... Démesuré !... Je dois faire de la démesure !... Exagérer ! Dilater ! Outrer !... Gueuler avec les couleurs et les lumières, et la bande-son !... Je ne dépasserai jamais l’immense !...
Bienvenu, exalté, lyrique, fît un grand geste rond des deux bras vers la voûte et vers tout ce qui était construit au-dessus, le fantastique vaisseau de pierre en voyage depuis deux mille ans.
Il reprit d’une voix plus calme :
— Mais dès que les acteurs parlent, silence ! Les mots tout seuls dans le silence ! Pas de micro ! Chacun avec sa voix seule, avec ses mots tout nus. Les mots !... Vous verrez !... Nous les ferons avaler au public, malgré lui !...
Il s’énervait de nouveau. Mary savourait cette représentation que Bienvenu lui donnait pour lui tout seul. Par morceaux. Car ils étaient sans cesse interrompus. A quatre heures du début du spectacle, chacun avait quelque chose à demander au metteur en scène, le régisseur, l’habilleuse de Faucon, le dernier des petits rôles, qui était déjà en costume, et qui venait se montrer, quêter une approbation, un mot chaleureux, que Bienvenu lui donna. Le coiffeur vint, avec une perruque, pour un nouvel essayage. Bienvenu se taisait, imposait silence à Mary, puis reprenait le fil sur le même ton, comme une bande magnéto bien recollée. Un véritable acteur est toujours prêt, est toujours et partout en représentation, dès qu’il trouve un public, fût-ce un bébé de trois mois. Ou lui-même...
— Ce public de chiottes, vous croyez qu’il sera là pour écouter Shakespeare ?... Des clous ! Il vient de la France entière, même de plus loin, un plein charter d’Américains, pour voir Faucon ! Faucon en chair et en os ! Shakespeare ? Il ne sait même pas qui c’est !... Ni Jules César !... Si on ne le lui a pas dit à la Télé... Il a la tête pleine de la merde télé... Mais il a encore du coeur. On peut l’attraper par les sentiments... Même le sentiment de la beauté, à laquelle il ne comprend rien... Mais il la sent... Ça lui en fout un coup ! Vous allez l’entendre gueuler, ce soir !... On a vendu plus de vingt mille places ! Sur les gradins du haut ils vont être obligés de s’asseoir les uns sur les autres ! Ils s’en foutent, ils viennent voir Faucon !... Les vrais cons, c’est eux, ils verront pas, ils seront trop loin... Ce type tout blanc, là-bas au bout, haut comme une allumette, et puis tout rouge, c’est Lui, c’est LUI ! Ils jubilent, ils bandent, ils croient vraiment qu’ils l’ont vu... Et au fond ils ont raison : ils ont vu le geste !...
— Qu’est-ce qui explique une telle popularité ? Le talent, je veux bien, mais...
— Non Monsieur ! Le génie ! Le talent, le métier, le travail, l’adresse, l’allure, tout ça peut faire un acteur exceptionnel... Mais ça ne suffit pas pour faire un Faucon... Il faut le génie... Comme Garbo, comme Chaplin... Ça ne s’explique pas, ça passe... ; et puis la pub... Pour ça aussi il est génial... Ses démêlés avec sa nana, ça occupe sans arrêt des centaines de journaux dans le monde entier... Et puis son dernier film qui a fait un malheur... Et puis, il faut bien le dire : il est beau...
— Oui, dit doucement Mary, beau comme un ange... Un ange noir...
Ils se turent un instant, communiant dans une interrogation muette, se posant la question que chacun se posait devant Faucon : une telle beauté, extraordinaire, si glacée, et qui pouvait devenir si brûlante, était-elle une faveur du ciel, ou une malédiction ?
— Je me demande pourquoi il fait encore du théâtre, dit Mary... Il n’a pas besoin de ces trois représentations aux Arènes !...
— C’est pour le bonheur, Monsieur ! Quoi qu’il soit par ailleurs, il est d’abord, avant tout, un acteur... Et pour un acteur il n’y a de bonheur qu’au théâtre... Le théâtre, c’est la seule réalité... Tenez, celui qui a rédigé ces deux lettres... Il a fait du théâtre !... Il a frappé de loin avec une dague en fer-blanc... Ça y est ! Faucon est mort !... C’est fini !... Rideau !...
Mary ne laissa pas passer l’occasion :
— Alors, vous croyez qu’il y a quelqu’un près de lui qui a envie de le tuer ?...
— Quelqu’un ? Vous voulez dire tout le monde ! Pendant cinq minutes... Puis ils recommencent à l’adorer... Quand on a ses dimensions, on ne voit pas sur quoi on marche... Et on s’en fout... Alors à chaque pas il y a quelqu’un sous la semelle... Qui a mal... Et qui a envie de mordre... La beauté aussi est une raison d’être haï... Et le succès... Tout, quoi !... Il le sait bien... C’est pourquoi Larbi, son garde du corps, ne le quitte pas d’un pas, même quand il baise...
— J’ai entendu dire ça... Vous croyez que c’est vrai ?
— C’est bien possible, ça ne le gênerait pas...
— Vous disiez pourtant qu’il n’avait peur de rien...
— Peur, non : précaution !...C’est différent...
— Mais ce soir Larbi ne sera pas sur la scène...
— Bien sûr que si, il y sera !... Il joue un des conjurés... Il sera près de lui... Vous voyez bien qu’il n’y a rien à craindre !... Et je vous prie, tenez-vous tranquille ! Ne jetez pas le trouble ! Ce que nous allons faire ce soir, c’est énorme, mais c’est fragile !...
Mary eut un sourire un peu candide.
— Et pourtant je suis là pour essayer d’empêcher la tragédie...
— Si elle doit se produire elle se produira... Vous avez lu vos classiques ? Alors vous savez que les Dieux eux-mêmes n’y peuvent rien... Si vous croyez faire mieux qu’eux, vous êtes présomptueux ou naïf... Je pencherais plutôt pour naïf, vous posez des questions bien simplettes...
— Mais vos réponses ne l’étaient pas, dit Mary. Vous m’avez appris beaucoup !...
— Ah oui ? Tant mieux !... Bon, envoyez-moi vos deux bonshommes à 8 heures pile, pas plus tard...
— Je vais vous en envoyer quatre...
— Quatre ?... Vous allez finir par me foutre la frousse ! Bon d’accord, quatre... Mais qu’ils s’amènent pas comme des flics ! C’est des figurants que j’ai engagés au dernier moment. J’avertirai Georges, le régisseur. Et qu’ils la ferment, eux aussi ! Hein ? Motus !
— Soyez tranquille...
Mary tira de sa poche les deux missives et les compara. Elles étaient pareilles, bien que différentes à chaque mot. Il eut brusquement l’impression qu’une de ces différences était essentielle, révélatrice. Mais laquelle ? Et révélatrice de quoi ? Les deux messages disaient exactement la même chose : « Ce soir les conjurés tueront vraiment César »... Il hocha la tête, replia les feuilles et les remit dans sa poche. Il s’était efforcé de ne toucher celle de Bienvenu que par un coin. Empreintes...
— Vous ne voulez pas aller avec vos bonshommes ? demanda le metteur en scène. Vous seriez superbe, sous l’uniforme romain !
— Non, merci !... Je leur fais confiance... Je suis à la tribune B. Avec des jumelles, je verrai aussi bien qu’eux...
— Si jamais il y avait un pépin... Imaginons l’impossible... Que ça arrive... Dans la tribune vous ne pourriez pas vous dégager... Ça va être serré comme du saucisson... Le temps d’arriver à l’escalier, votre assassin sera déjà en Espagne !... Vous devriez vous asseoir au premier rang des chaises, dans l’arène.
— C’est l’endroit des officiels, le maire, le préfet, le général, leurs familles, ça doit être plein...
— Ça déborde !... Mais il reste deux chaises vides jusqu’au dernier moment : les miennes... Tenez...
Bienvenu prit dans une chemise, sur la table de bois blanc qui lui servait de bureau, entre des cloisons de planches, deux billets un peu froissés, et en donna un à Mary.
— Vous serez juste devant la scène...
— Merci... C’est sûrement mieux... Mais il ne se passera rien...
— Si, Monsieur, dit Bienvenu. Il se passera Shakespeare...
Le vaisseau de pierre levait l’ancre. Les lumières qui éclairaient les gradins surpeuplés venaient de s’éteindre. Chaque passager avait pris sa place, l’équipage était aux postes. L’épaisseur de la nuit avait étouffé les moindres conversations, et imposé son énorme silence. Mary leva son visage vers le ciel, et se trouva au milieu des étoiles. Elles étaient partout autour de lui, emplissaient l’espace, si proches qu’il suffisait de lever la main pour en cueillir une, brûlante ou glacée. Le navire, avec tout le poids de la Terre, se frayait lentement un chemin parmi elles, laissant derrière lui le sillage blême de la Voie lactée.
La pièce commença, et Mary se laissa emporter par le flot mystérieux du théâtre. Il ne croyait plus du tout à la possibilité d’un meurtre. Si on veut tuer quelqu’un, on ne choisit pas le moment où on est entouré par vingt mille témoins...
Les scènes préliminaires lui parurent longues. Comme tous les spectateurs, il attendait l’arrivée du grand fauve destiné à la mise à mort.
La plèbe romaine se dispersait. L’obscurité tomba. La gloire des trompettes, des caisses et des cymbales la fit voler en éclats. Des faisceaux de lumière jaillirent vers la scène. A leur point de rencontre, César se dressait, éclatant de blancheur.
Des applaudissements croulèrent des gradins vers Faucon. César leva lentement sa main ouverte. Les applaudissements et la musique se turent. Dans le silence total, César tourna la tête et appela :
Calphurnia !...
Ce ne fut pas la femme de César qui arriva auprès de lui, mais Casca, empressé, obséquieux, Casca qui tout à l’heure allait frapper le premier. Il cria à la foule présente dans l’obscurité de la scène :
La paix ! Taisez-vous ! César parle !...
Et César appela de nouveau :
Calphurnia !...
Ah ! Cette voix grave et chaude, impérieuse, mais tendre, comme elle portait sans forcer... Comme cet appel devait entrer dans le coeur de chaque spectatrice !... Mary se moqua de lui-même. Il savait bien que s’il trouvait Faucon antipathique, c’était parce que sa femme, Irène, sa Reine, le trouvait, elle, si sympathique...
Calphurnia, longue et blanche, entrait dans la lumière, à côté de César tout blanc.
Me voici, Monseigneur...
Voilà, voilà ! pensa Mary... Il appelle, elles accourent !...
César appela Antoine, et Antoine parut, vêtu d’une toge de couleur orangée. Mary eut peine à reconnaître Bienvenu. Ce grand maigre tordu avait pris de l’épaisseur et se tenait droit. Magie du métier et du costume rembourré. La perruque brune aux courtes boucles y était pour beaucoup, donnant du poids à la tête, encadrant le regard passionné, et rajeunissant le visage.
Le commissaire régla sur lui ses jumelles, les remit dans sa poche. Il retrouvait le bonheur ébloui de son enfance. En face de lui, dans la pénombre, la gigantesque statue de Pompée attendait son heure. L’air était à la fois tiède et frais, comme une source d’été, et d’une pureté que traversait parfois, à la façon d’un poisson vif, le parfum d’une spectatrice voisine, une cigarette, un bonbon à la menthe...
De loin, très loin, du bout de la nuit terrestre, arrivait le grondement étouffé de l’orage qui avait menacé toute la journée, sans oser s’approcher.
Le Cissi avait affirmé au commissaire :
— Il pleut jamais à Nîmes pendant le Festival. Mais cette année, je suis pas si sûr... Y a quelque chose dans l’air !
Je vais le tuer.
Je ne suis pas un assassin : je dois faire la justice, à cause du mal qu’il a fait, et qu’il continuera de faire s’il reste vivant.
Je vais le tuer. Dans quelques minutes.
Et la justice veut qu’il n‘y ait pas de coupable, que personne ne soit puni pour cet acte de purification. Si je réussis, si je ne suis pas pris, personne ne pourra être accusé à ma place. Si je suis pris je paierai sans regret, mais ce serait dommage.
Mary porta ses jumelles à ses yeux. Le troisième acte, l’acte fatal, commençait.
César s’était montré sourd aux supplications de sa femme :
CALPHURNIA : Deux lionnes ont mis bas dans les rues de Rome cette nuit ! Les tombeaux se sont ouverts ! Des guerriers enflammés ont combattu dans les cieux et leur sang est tombé sur le Capitole... Ces sinistres événements sont-ils naturels ? Peut-on sans frémir en entendre le récit ? O César, ô Cher époux, accordez-moi ce jour ! Restez auprès de moi, n‘allez pas au Sénat !
LE DEVIN : César, prends garde aux ides de mars !
César n’avait écouté ni sa femme, ni le devin, ni les augures, qui lui avaient conseillé de ne pas sortir en ce jour menaçant : examinant les entrailles du taureau sacrifié aux Dieux, ils s’étaient aperçu, épouvantés, que la bête n’avait pas de coeur...
César n’était pas homme à négliger les présages. Mais ce qu’il avait à faire, il le fit : les sénateurs l’attendaient, il se mit en marche vers le Capitole, entouré de ceux qu’il croyait être ses amis, et qui étaient ses assassins. Tous, sauf Antoine, le fidèle... Les conjurés étaient vêtus de jaune pâle, chacun d’une nuance différente. Parmi eux éclataient la toge jaune d’or de Brutus et celle, orangée, d’Antoine. Ils allaient devoir écarter celui-ci, avant de passer à l’action.
En quelques secondes, des projecteurs successifs tirèrent hors de l’ombre la statue de Pompée. Elle apparut immense, aussi haute que les Arènes. Éclatante de lumière elle attendait César, blanche comme lui.
La foule entassée sur les marches de pierre soupira de satisfaction et de soulagement. Dans les flammes et les ombres de la nuit, Bienvenu avait concrétisé les phénomènes surnaturels évoqués par la tragédie, les visions et les clameurs, les pluies de feu et de sang, par des projections et une sonorisation qui avaient transformé les Arènes en chaudron de sorcière, et tordu et noué vingt mille systèmes nerveux...
Enfin le silence et la clarté du jour étaient revenus, et César et sa suite arrivaient au Capitole.
Mary scruta les visages de tous ceux qui entouraient César. Ses jumelles les lui montraient à moins d’un mètre. Lequel de ceux-là avait composé les ridicules missives ? Et s’il disait vrai ?... Ce n’était pas possible... Devant vingt mille spectateurs et les caméras de télévision ?... Et s’il disait vrai quand même, lequel de ces visages, maquillés à outrance à cause de l’éloignement du public, était le visage de l’assassin ? Lequel avait remplacé la dague de plastique par une arme d’acier ?... Et s’ils étaient deux... Ou plusieurs ?... Comme dans l’Histoire ?... Comme dans la pièce ?...
Mary avala sa salive. Ce n’était pas possible... Pas possible ? C’est vite dit... Et, si c’était possible, il n’avait rien fait pour l’empêcher.
Il aurait dû... Il aurait dû quoi ? Que faire à moins d’interdire la représentation ? Un beau scandale ! Une sacrée bombe ! Pour l’incongruité d’un plaisantin !... Et d’ailleurs ni les organisateurs, ni le maire, ni Faucon lui-même n’auraient accepté... Il avait fait la seule chose en son pouvoir : lui et ses hommes étaient venus regarder...
Il vit Trebonius, un des conjurés, parler à Antoine, et l’entraîner hors de la scène. Les assassins étaient maintenant seuls avec César.
— Allonge, bon sang ! Presse-toi ! marmonna Bien venu-Antoine à l’acteur qui jouait Trebonius. Je veux voir l’agenouillement de Brutus !... Il l’a raté hier !... On aurait dit qu’il allait faire sa première communion !...
Dès qu’ils ne furent plus à la vue du public, Bienvenu se mit à courir. Il arriva, essoufflé, à son poste d’observation, derrière les marches de l’escalier de droite. Georges, le régisseur, était là, avec un des pompiers de service, regardant la scène à travers les fentes pratiquées à cet effet dans le décor de bois.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Bienvenu, anxieux.
— Au poil ! dit le régisseur. Ça chauffe !...
Bienvenu colla son oeil à une fente.
Les conjurés entouraient César. Metellus s’était jeté à genoux pour implorer la grâce de son frère banni. César la lui refusait. Brutus s’agenouilla à son tour.
— Bon, c’est pas trop mal... dit Bienvenu.
CÉSAR : Quoi, Brutus à genoux ?
Cassius, puis Cinna, puis Decius, se rapprochèrent de César sous le prétexte de l’implorer à leur tour. Quand ils furent tous en place, Casca sortit sa dague et cria :
Mon bras, parle pour moi !...
Et il frappa, au cou.
Les plus proches spectateurs virent la lame s’enfoncer et le sang jaillir. Les autres conjurés frappaient César de toutes parts.
— Sale con ! cria Bienvenu contre la planche. Il l’a frappé au cou ! Il a dû le blesser !...
— Il l’avait dit ! dit Georges. Il le répétait à tout moment : « Shakespeare, c’est Shakespeare... Il a écrit « au cou », je frapperai au cou !... Bienvenu peut m’indiquer ce qu’il voudra, Bienvenu, c’est pas Shakespeare ! Je frapperai au cou !... »
— S’il a blessé Faucon, tu vas voir où je vais le frapper, moi !... Sale con !...
Mary suivait de son mieux la mêlée. C’était difficile. Les sénateurs et le peuple s’enfuyaient vers les dégagements et les escaliers, laissant au milieu du plateau les assassins acharnés sur leur victime qu’ils entouraient, la dérobant en partie à la vue. Brutus, immobile, debout, dos au public, les regardait.
On entendit tout à coup la voix du lion blessé rugir :
Arrière ! Chiens !
Derrière la planche, Bienvenu jubila :
— Il en rajoute : il fait du Shakespeare !
Dans un effort énorme, César repoussa ses agresseurs, arracha sa toge maculée de sang et les en fustigea, les frappant au visage et aux bras, leur arrachant leurs armes. Stupéfaits, ils s’écartèrent.
Alors Brutus, dans son vêtement d’or qu’un laser éclaboussait de rouge, s’avança d’un pas. César, le regardant, s’immobilisa. Les conjurés, pétrifiés, regardaient les deux hommes face à face. Blancheur zébrée de sang, César vacillait...
— ... juste assez, dit Bienvenu, juste ce qu’il faut pour que le public croie qu’il tient debout par miracle... Quel acteur !
— On dirait vraiment qu’il a été saigné, dit Georges.
« C’est du jeu d’acteur, c’est de la mise en scène !... se persuadait Mary. S’il était vraiment blessé il crierait, il appellerait au secours !... Il crierait ? Non ! Quoi qu’il arrive, un acteur continue de jouer ! ... »
Brutus tira son épée.
César eut un léger haut-le-corps, chancela, se reprit, retrouva et maintint toute sa dignité souveraine, et parla. Sa voix dans l’immense silence, emplit les Arènes jusqu’aux étoiles.
CÉSAR : Toi aussi, Brutus ?
Il avait mis dans ces trois mots, dits très simplement, presque avec un reste de souffle, tant d’étonnement, tant de confiance et d’amour trompés, que Mary s’attendit presque, et les vingt mille spectateurs avec lui, à voir Brutus reculer. Mais il leva son arme...
CÉSAR : Alors meurs, César !...
César souleva à deux mains sa toge sanglante et la laissa retomber autour de sa tête comme une draperie funéraire.
Brutus fit encore un pas, lui plongea son épée dans le corps et la retira, rouge.
La foule poussa un long soupir d’horreur.
Le coup brisa l’équilibre précaire de César. Il recula en chancelant jusqu’à la statue de Pompée. Quand il en sentit le contact dans son dos il se retourna vers elle et tenta de s’y accrocher de ses deux bras écartés.
— Merde ! Regarde ce qu’il a trouvé ! dit Bienvenu. Quelle trouvaille ! César en croix !...
César glissa, s’écroula au pied de la statue et ne bougea plus. Les traces de ses deux mains sanglantes dessinaient au-dessus de lui un V tronqué.
— Quel acteur ! dit Bienvenu. Regarde comme il a l’air mort !...
— Ça c’est facile...
— Tu crois ça !... Un vivant couché reste épais... Un mort c’est plat... Pour avoir l’air mort, il faut détendre tous ses muscles, se répandre, couler !... Regarde comme il est plat !...
— C’est vrai...
— C’est moi qui lui ai appris ça !...
— C’est une ordure, mais c’est un mec... dit le régisseur. File ! Ça va être à toi, te mets pas à la bourre !...
Mary était entièrement rassuré. Il venait d’assister à un merveilleux moment de théâtre. Rien que du théâtre. Personne n’avait fait un écart de la voix ou du geste trahissant un incident. Tout s’était passé comme le metteur en scène l’avait prévu. Il y avait bien eu ce Casca qui avait frappé au cou, mais si l’arme avait été réelle, Faucon eût été égorgé et se serait écroulé aussitôt. Bienvenu avait sans doute modifié son indication au dernier moment. Parfaite mise en scène, jeu sublime de Faucon...
Les conjurés trempaient leurs mains dans le sang de César et s’apprêtaient à se séparer pour aller dans Rome expliquer leur action, quand survinrent un serviteur d’Antoine, puis Antoine lui-même.
Mary se réjouit, et se cala de son mieux dans sa chaise inconfortable. Les grands moments du rôle d’Antoine allaient commencer. Bienvenu parviendrait-il à lui faire oublier Hermantier, qui avait laissé un souvenir gigantesque dans sa mémoire d’enfant ?
Brutus souhaita la bienvenue à Antoine. Celui-ci, sans répondre, s’approcha du corps de César et se pencha vers lui.
ANTOINE : O puissant César, est-ce toi que je vois ici, réduit à si peu de place ?
Il sembla hésiter, mit un genou en terre, prit une main du mort, la laissa retomber, se releva brusquement, se retourna face au public, et regarda Mary ! Dans ses jumelles, Mary vit son visage stupéfait et bouleversé s’incliner trois fois pour faire trois fois le signe « oui » en le regardant lui, Mary ! Il fut sûr que Bienvenu le regardait lui, précisément, intentionnellement, et qu’il lui adressait un message. Il connaissait l’emplacement de sa chaise, et, même avec les projecteurs dans les yeux, il était capable de la situer et de le regarder.
D’ailleurs il continuait, et, brodant sur Shakespeare, ajoutait à son geste des mots qui ne laissaient aucun doute :
ANTOINE : Oui ! oui ! oui ! C’est arrivé !...
Il regarda fixement dans la direction de Mary, avant de se retourner vers César et d’enchaîner avec le texte de Shakespeare :
ANTOINE : Oui ! Voilà à quoi ont abouti tes triomphes, ta gloire : à cet espace minuscule !... Adieu César !
Puis il fit face de nouveau aux conjurés, Mary n’était déjà plus sur sa chaise. « Oui ! oui ! oui ! C’est arrivé ! » Son coeur avait fait trois cabrioles dans sa poitrine... Qu’est-ce qui avait pu arriver, sinon ce qu’il avait craint sans y croire ?
Il contourna la vaste scène, dut enjamber des planches et de la pierre, se hisser dans un gradin désert, descendre un escalier, courir dans la galerie circulaire, pour arriver enfin dans la coulisse grouillante de soldats romains et de plébéiens. Près de la porte des taureaux, quatre légionnaires romains, leur casque de travers, cigarette aux lèvres, assis sur des chaises pliantes, jouaient à la belote sur une malle à costumes en osier, recouverte d’un journal. A côté d’eux, une civière faite de six boucliers était posée à terre. Sur la civière était allongé un mannequin représentant le cadavre sanglant de César. Il allait retourner en scène, porté par des soldats.
Mais il n’avait pas encore fait sa sortie !... Le César de chair attendait au pied de la statue, qu’on veuille bien l’emporter, s’occuper de lui, le soigner, il était peut-être encore temps !...
Mary reconnut le régisseur qui allait d’un groupe à l’autre, donnant des instructions. Il l’accrocha par le bras, lui dit à voix basse, pressée :
— Il est arrivé quelque chose à Faucon !... Il est blessé !
— Quoi ?... Qui êtes-vous ?
— Police !... Vous m’avez vu avec M. Bienvenu, cet après-midi…
Mary montra sa carte.
— ... Il faut arrêter ! Tout arrêter ! Il est peut-être en train de mourir !
— Arrêter ?... Comment voulez-vous que j’arrête ?... On peut pas baisser le rideau, ici !... D’ailleurs la scène est presque finie... Vous en faites pas, vous allez le voir arriver, le Faucon, sur ses deux pieds, la vache !... Increvable ! Ça m’étonnerait qu’il soit seulement écorché !
Sur la scène, Antoine avait cessé de discuter avec les conjurés, et obtenu d’emporter le corps de César pour l’exposer sur la place publique. Les conjurés s’en allaient, les derniers sénateurs et plébéiens s’en allaient, les deux files de soldats casqués cuirassés s’en allaient. C’était comme un grand coup de vent qui vidait la scène en tourbillonnant. Antoine, dans le brouhaha, s’approchait de César et, dégrafant sa propre toge, s’agenouillait pour en recouvrir le cadavre sanglant. Il disposa pieusement son vêtement sur la victime, pendant que le synthétiseur criait les cris des pleureuses et des furies.
Antoine se releva, le corps de César serré en travers de sa poitrine. Les clameurs de la bande sonore se changèrent en longues plaintes. Les lumières devinrent rouges, pourpres, violettes, s’éteignirent. Antoine et son fardeau s’enfonçaient lentement vers la nuit.
Antoine, portant César sur une épaule, arriva en courant, essoufflé, à la porte des taureaux. Il se laissa tomber à genoux et allongea le vrai corps à côté de son simulacre.
— Qu’est-ce... qu’est-ce qu’il a ? demanda Georges effaré.
— Il est mort, dit Antoine.
— Arrêter le spectacle ? Vous êtes fou ? criait Bienvenu.
— Vous rendez-vous compte qu’il y a eu crime, et que l’assassin peut s’enfuir par n’importe quel trou de ce cirque ? Je dois m’assurer de tous les suspects ! répliquait Mary.
— Dans « ce cirque », il y a vingt mille types qui sont venus au théâtre. Vous voulez leur annoncer qu’on arrête ? Allez ! Allez-y ! Expliquez-leur !...
— Mais...
— Votre assassin, vous ne risquez pas de le perdre ! Il joue jusqu’à sa dernière réplique. Vous comprenez ce que ça veut dire, il joue ? Vous le cueillerez à la fin !... En attendant, le théâtre continue !... Merde ! Vous allez me faire rater mon entrée !
— Dépêche-toi ! Dépêche-toi ! pressait le régisseur.
Bienvenu fit signe aux six légionnaires qui avaient déjà juché sur leurs épaules la civière et le faux cadavre.
— Allez, on y va !...
Ils sortirent tous en courant. Cassius, qui revenait, s’effaça pour les laisser passer.
— Ils sont à la bourre ! dit-il. Qu’est-ce qui arrive à André ?... Qu’est-ce qui se passe ? Il a oublié César !...
Il venait d’apercevoir le corps de Faucon étendu à terre, à l’endroit même où l’avait posé Bienvenu, et qu’entourait un nombre grandissant de plébéiens et de légionnaires, fous d’excitation et de curiosité.
— Regardez ! dit Mary.
Il écarta la toge qui couvrait la tête du cadavre, et le visage apparut, la bouche ouverte et les yeux fixes.
— Quoi ? cria Cassius. Faucon ? Qu’est-ce qu’il a ? Une attaque ?
Mary, sans lui répondre, vint à lui, passa sa main sous sa toge et saisit sa dague, rouge d’hémoglobine. Il en frappa le mur de pierre, à côté de lui. La lame entra dans le manche. Ce qui y restait d’hémoglobine lui coula sur la main. L’arme était tout juste capable d’entamer une motte de beurre, par temps chaud...
— Alfred, garde-le ! dit Mary à un de ses quatre inspecteurs qui venaient de quitter leurs défroques romaines. Toi, dit-il à un autre, va chercher le Dr Supin et le Substitut... Ils sont au parterre, tous les deux, je les ai vus. Supin au troisième rang, le Substitut au premier. Tu les connais ?
— Oui...
— Dis-leur de venir ici d’urgence ! Discrètement, hein ? Discrètement !... Et vous tous, là, reculez ! Reculez !...
Un des agents municipaux chargés du service d’ordre à l’intérieur des Arènes se joignit aux inspecteurs pour faire reculer la foule des curieux simili-romains. Quelques faux soldats romains qui étaient de vrais soldats nîmois se rangèrent du côté de l’autorité et repoussèrent gentiment les plébéiens. On entendait très faiblement, au loin, la voix de Brutus qui haranguait le peuple. Il allait bientôt terminer, et arriver.
L’air sentait la cigarette, le fard gras, la bière et le pastis, un petit vent venu des étages soufflait par instants dans la galerie et ébouriffait les perruques. La tête de Faucon, émergeant de sa défroque couverte de faux et de vrai sang, gardait la bouche ouverte et les yeux écarquillés. Mary avait l’impression de se trouver en plein cauchemar surréaliste. Il se baissa et ferma les yeux du mort. L’oeil droit se rouvrit. Il le referma. Il se rouvrit. Zut !...
— Allez, allez la plèbe ! criait Georges, le régisseur, Antoine va parler, c’est à vous ! En scène ! A gauche et à droite ! Entrez doucement ! Ne vous excitez pas ! Et fermez vos gueules sur ce que vous avez vu ici ! Compris ?
La foule s’écoula, à regret, mais rapidement.
— Tu parles, comme ils vont la fermer ! dit un soldat.
— A qui veux-tu qu’ils parlent ? Ils n’ont pas de contact avec le public.
Trois des conjurés arrivèrent, Casca avec Trebonius et Cinna, à moins que ce ne fussent Ligarius et Metellus Cimber.
Les deux autres allaient arriver avec Brutus, dans quelques minutes.
— Gardez-moi ces trois-là ! dit Mary à ses hommes. Qu’ils ne se débarrassent même pas d’un cheveu sans que vous le voyiez ! Où y a-t-il un téléphone ? demanda-t-il à Georges.
C’est fait. Je l’ai fait. Tout s’est passé comme je l’avais prévu. Personne n’a discerné le vrai coup mortel. Personne ne pourra trouver le coupable, si c’est être coupable que de faire la justice.
Il est mort dans la gloire et les lumières. Il est maintenant dans les braises de l’enfer.
Le Commissaire principal Gobelin ronflait. Il ne gênait personne car il était veuf et seul dans son lit. Même dans les moments superlatifs, quand il semblait s’arracher tout l’intérieur de la poitrine, plus le ventre et la cervelle, ses voisins n’entendaient rien. Les vieilles maisons de pierre ont des avantages.
Il fallut un certain temps pour que la sonnerie du téléphone trouvât à s’insinuer entre deux cataclysmes, mais dès qu’elle parvint à une oreille, le réflexe professionnel joua : le Commissaire principal fut immédiatement et totalement réveillé, et tendit sa main droite, qui se posa exactement sur le combiné. Le téléphone veillait au chevet de son maître, sur la petite table basse, à côté d’une pochette de marshmallow’s, d’un mini-transistor pour les nouvelles du matin et d’un roman pour la lecture du soir. Il l’avait commencé l’an dernier à Noël. Il irait bien jusqu’à la Toussaint...
— Allô ?
— Allô, patron, ils l’ont fait ! dit la voix de Mary.
— Qui, ils ? gronda Gobelin. Et ils ont fait quoi ?
— Ils ont tué Faucon...
— Meeeerde !...
Gobelin était déjà sur ses pieds.
— Qui l’a fait ?
— Je ne sais pas !...
— Et toi, qu’est-ce que tu as fait ?
— Je ne peux pas faire grand-chose !... Ils sont sur la scène en train de jouer... Je les alpague à mesure qu’ils sortent... Il faut que vous m’envoyiez du monde...
— Je t’en envoie ! Où es-tu ?
— Dans la galerie intérieure, à la porte des taureaux. Le Dr Supin est dans le public, je l’ai envoyé chercher pour un premier examen.
— Qu’il dérange rien, surtout, ce con-là !... Tu te rends compte du boucan que ça va faire ? Non, mais tu te rends compte ?... Dans le monde entier !... Et il faut que ça nous tombe dessus à nous !... Tu étais là ? Tu regardais ?
— Oui.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Rien...
— Tu as rien vu ! Tu as rien fait ! Tu es un policier formidable !
— Chef, je... hum... je pense à ce qui risque de se passer avec le public, quand il apprendra que son idole a été assassinée !...
— J’y pense aussi, figure-toi ! Je vais appeler la gendarmerie.
— Faut que je m’en aille, Brutus va arriver...
— Fous le camp ! On parle trop !...
Mary raccrocha. Il se rendit compte que, tiré de son sommeil pour être jeté dans le désastre, le Principal s’était mis à le tutoyer. Il en éprouva un réconfort plein d’amertume.
Brutus, horrifié, pétrifié, semblait cloué par son regard au cadavre de Faucon que le Dr Supin avait en partie déshabillé pour l’examiner. Metellius, Cimber et Ligarius, à moins que ce ne fussent Cinna et Trebonius, revenus en même temps que lui, debout près de lui, bouleversés, regardaient sans mot dire le médecin agenouillé poursuivre son examen. C’était un petit homme âgé, gris clair de poil et de costume, rose de peau. Il était venu voir Jules César. Il ne s’était pas attendu à examiner sa dépouille...
Il leva la tête vers Mary :
— Autant que je puisse en juger, dit-il d’une voix mince, il a succombé à un coup porté par-devant, juste au-dessous des côtes, dans la direction du coeur... Une lame fine, étroite, longue...
Mary revit dans sa tête le coup porté par Brutus. Il correspondait exactement aux constatations du médecin. Mais son épée était large et épaisse... Elle avait pu être truquée, et la fausse lame en cacher une vraie, dont il se serait débarrassé depuis... Il fallait tout envisager, dans une histoire aussi extravagante...
Brutus pleurait, sans bruit. Puis il se mit à sangloter. Son voisin de gauche, Cimber, à moins que ce ne fût Cinna, ou un autre, lui passa fraternellement son bras autour des épaules. Les sanglots de Brutus devinrent une plainte semblable à celle d’un enfant. Mary le regarda plus attentivement. Il paraissait très jeune, presque adolescent. Pareil à un petit garçon perdu au fond de la détresse. Le commissaire savait que Faucon aimait les chairs et les âmes fraîches. Mais comment expliquer son emprise sur elles ? Ce cadavre sanglant, fardé, un oeil ouvert, un oeil fermé, la bouche béante, était affreux et grotesque. Quelle magie avait disparu avec la vie ?
Obéissant aux indications du Dr Supin, deux légionnaires casqués retournèrent le corps de César. Le médecin fit une grimace, passa sa main sous la chemise de soie, cherchant une autre plaie, ne trouva rien.
— Apparemment, il n’a pas d’autre blessure, dit-il. Je verrai mieux à l’autopsie...
Il était le médecin légiste de Nîmes. Il se réjouissait visiblement à la perspective de couper en petits morceaux une vedette mondiale.
Il cherchait du regard, autour de lui, de quoi essuyer ses mains maculées de sang. Il les tenait à la hauteur de sa poitrine, écartées de lui, comme des objets étrangers. Mary lui tendit un kleenex, puis un second, il en avait toujours un petit paquet dans sa poche. Tout y passa.
Le Substitut arrivait, intrigué, élégant, en presque smoking blanc et cravate papillon bleu nuit. Mince et long, quarante ans, style Fac. de Droit, Parisien, 16e arrondissement.
— Que se passe-t-il, commissaire ?
Il vit le cadavre, haussa un sourcil.
— Faucon ?... Un accident ?
— Un meurtre, dit Mary.
Il sortit de sa poche la photocopie de la missive anonyme, celle reçue par la police. Celle de Bienvenu était maintenant au labo. Il déplia la feuille pour la tendre au Substitut. Et quand elle passa dans son regard, il eut de nouveau l’impression qu’elle voulait lui dire quelque chose de plus que le message qui y était collé. Il eut une brève hésitation, regarda de nouveau, puis donna le message au Substitut. Il n’y avait rien à lire d’autre que les lettres imprimées. C’était clair. Et c’était arrivé...
— La blessure correspond au coup donné par Brutus, dit Mary au Substitut. Mais d’autres l’ont frappé aussi au même endroit pendant l’agression générale. J’ai saisi toutes les épées et les dagues des conjurés. Ce ne sont que des accessoires de théâtre, absolument inoffensifs. L’une d’elles a peut-être été trafiquée pour l’accomplissement du meurtre. Au premier examen il n’en reste pas trace. Le labo devra les scruter plus attentivement. Mais je crois que l’arme du crime était indépendante. J’ai fouillé tous les suspects. Je ne l’ai pas trouvée. L’assassin a dû s’en débarrasser sur place, sur la scène. Nous la chercherons pendant l’entracte...
— L’entracte ? fit le Substitut, étonné. Ils vont continuer de jouer ?
— Faucon est mort, mais ils n’ont plus besoin de lui, puisque César est mort, lui aussi... Si cela ne dépendait que de moi, j’arrêterais tout et j’emmènerais tout le monde au commissariat pour les interrogatoires. Mais le metteur en scène hurle, et aussi l’administrateur des Arènes, que je n’ai vu qu’un instant... Si on arrête, il faut rembourser, ils sont ruinés !... Sans compter les réactions de la foule, quand il faudra lui dire que son idole a été assassinée !... Je voudrais bien, Monsieur le Substitut, que le Parquet prenne une décision, dans un sens ou dans l’autre... Moi, j’appliquerai...
Une furie hurlante entra en courant.
Calphurnia !... Extravagante et superbe...
Quelqu’un était allé lui apprendre la nouvelle, dans sa loge, où elle était en train de refaire son maquillage. Son rôle était terminé, comme celui de César, mais elle voulait être au mieux de sa beauté pour le salut final.
Égarée, tournant la tête de tous côtés, elle cria :
— Victor ! Victor ! Où es-tu ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Elle le vit, étendu à terre, misérable, réduit à rien. Elle porta son poing à sa bouche et le mordit, étouffant son hurlement.
Tragédie ! Comédie !... pensait Mary. Mais il se rendait compte que sous l’excès de l’expression extérieure il y avait une émotion réelle.
Enveloppée d’un peignoir-éponge vert pâle, à demi démaquillée, la bouche écarlate, un oeil bleu jusqu’à la joue, l’autre sans cils, ses cheveux hérissés, couleur de blé, elle était belle comme un ange fou. Très jeune, beaucoup plus qu’elle ne le paraissait sur la scène, coiffée de la perruque noire et les lèvres pleines de Shakespeare...
« Encore une jeune proie pour le Faucon », pensait Mary. Il savait qu’elle était sa maîtresse, et la femme d’un des autres acteurs. Lequel ?
Elle se jeta sur Casca en l’injuriant. Elle l’accusait d’avoir tué Faucon, le traitait d’assassin et d’impuissant, et appelait sur lui la guillotine, les couteaux et les fusils, et criait et pleurait, et plus les fards fondus et l’enflure des larmes ravageaient son visage, plus il devenait beau.
C’était donc lui le mari... Jaloux ?... Oui, on pouvait tuer pour une fille aussi belle...
Casca se défendait sans méchanceté contre elle, tenait ses mains qui voulaient lui griffer le visage, cherchait à la calmer d’une voix grave et tendre...
— Allons, allons, calme-toi, calme-toi... Ne fais pas l’enfant...
Il était nettement plus âgé qu’elle. Haut et large, avec un visage rectangulaire sans grand caractère. Dans son regard posé sur elle il y avait de la pitié, du souci, et visiblement beaucoup d’amour...
Mary consulta la liste des conjurés qu’il avait rapidement dressée d’après les indications du régisseur : Casca : nom de théâtre Paul Saint-Malo, nom d’état-civil Eugène Godivel.
Il décida de commencer ses interrogatoires par lui. Les autres suspects confiés à la garde de ses hommes, il s’enferma avec Casca dans la loge de Faucon, dont il expulsa l’habilleuse bouleversée. Coup d’oeil rapide autour de lui. Des vêtements pendus. Une écharpe rouge. Une écharpe en juillet ? Un immense bouquet de roses rouges, glaïeuls et canas rouges. Un tapis d’orient, rouge. Et un tableau authentique, la fameuse « Odalisque » rouge de Matisse, pas une copie, la vraie, que l’acteur emportait avec lui dans le monde entier. Cet homme s’enveloppait de rouge. De sang, de feu. Un démon, pensa Mary... Il faudrait fouiller partout, ici et dans sa chambre, à l’hôtel... Tout à l’heure...
L’entracte était commencé. Mary avait envoyé sur la scène cinq de ses hommes, déguisés en Romains pour ne pas attirer l’attention du public, avec mission de trouver l’arme du crime, et tous autres indices, s’il y en avait.
— Asseyez-vous, dit-il à Casca.
— Bien sûr je suis cocu, Monsieur le Commissaire, mais je le suis beaucoup trop pour devenir assassin !... Vous avez vu ma femme... Vous la trouvez belle ? Vous la voulez ? Vous pouvez la prendre... Quand vous voudrez, où vous voudrez ! Elle ne se refuse à personne... C’est sa génération qui veut ça... Baiser, comme ils disent, ça n’a pas plus d’importance que de manger un bifteck. L’essentiel, c’est que la viande soit bonne... Et pour le savoir, il faut y goûter... Alors elle goûte... Si j’avais dû tuer tous ceux avec qui elle a couché, rien qu’ici il manquerait déjà la moitié de la troupe. Et les figurants seraient bien entamés... Oui, bien sûr, j’exagère... Un peu... Mais c’est pour vous dire que question mobile il vaut mieux que vous cherchiez autre chose... Oui, je vous l’accorde, elle a montré beaucoup de chagrin devant le corps de Faucon... C’est une grande tragédienne... Vous ne l’avez pas vue dans Phèdre ? Elle l’a jouée à Avignon, l’an dernier. Un metteur en scène dingue, un Tchécoslovaque, je ne vous dirai pas son nom, je ne peux pas le prononcer. Ils jouaient dans le hangar d’un expéditeur de fruits, au milieu des cageots. En blue-jeans... Des acteurs qui ne savaient même pas prononcer les « e » muets. C’est comme ça, maintenant, on avale tout... Mais elle était sensationnelle !... Je vous jure que ça fait quelque chose de voir une furie de vingt ans incarner Phèdre, qui est généralement interprétée par de vieilles momies molles... Et qu’elle était belle ! On se disait qu’Hippolyte était vraiment un pauvre con de pas se la taper tout de suite, là, hop !... Remarquez qu’il se la tapait après, derrière les abricots, ça traînait pas... Celui-là aussi j’aurais dû le tuer ?... Oh là là !... Un boucher il faudrait que je sois... Non, ne me faites pas dire que je ne l’aime pas... Je l’aime, bien sûr, comment ne pas l’aimer ?... Mais qu’est-ce que c’est l’amour ? Penser d’abord à soi ? Prendre ? Exiger ? Ou tout faire, tout accepter pour que l’être qu’on aime soit heureux ?... Elle venait d’avoir son Prix de Tragédie quand je l’ai épousée. Une gamine... Ambitieuse... Brûlante... Je l’ai eue parce qu’elle savait que je lui ferais avoir des rôles. Un prix, du talent, de la beauté, ça suffit pas pour travailler, dans notre métier. Plus de vingt chômeurs pour un acteur qui joue. Moi je joue tout le temps. Parce que je peux jouer n’importe quoi. De Shakespeare à Feydeau en passant par Offenbach... Oui, je chante aussi... Jamais des grands rôles, mais toujours en scène... Et je l’y ai entraînée avec moi... Vous vous rendez compte d’un cadeau, pour moi, cette fleur, ce volcan ? C’est que je n’étais plus très... Vous me donnez combien ?... Vous me flattez, vous pouvez ajouter dix ans... Eh oui... Alors, qu’elle ait vite sauté hors de mon lit, c’était bien normal... Et puis elle cherchait une grande occasion, le cinéma, elles en rêvent toutes... Quand j’ai eu vent de ce festival, je l’ai proposée à Bienvenu, on se connaît depuis toujours. Je savais qu’il la montrerait à Faucon et que Faucon la prendrait, dans tous les sens du mot... Il l’a prise, bien sûr, elle est si belle, il ne pouvait pas la laisser passer. Et il lui a promis un grand rôle dans son prochain film, Hollywood, la lune... C’est ça qu’elle pleurait, tout à l’heure, Monsieur, la lune lui est tombée sur la tête... Il faudra que je lui trouve une autre occasion... Mais celle-là était de première... Et puis je me promettais du spectacle : lui qui a détruit tout ce qu’il a touché, tant de femmes et de garçons, à part sa Lisa qui est aussi sensible qu’une vache, je savais qu’avec Diane, c’était un tigre qu’il essayait de mettre dans sa poche. Elle allait le bouffer en trois coups de dent, avec les os et la peau, dès qu’elle aurait obtenu ce qu’elle voulait. C’est quelqu’un, ma petite Diane ! C’est pas un agneau !... Elle se serait pas laissé tailler des côtelettes... C’est dommage que ça ait fini comme ça... Dommage...
Non, ce n’est pas moi qui l’ai tué...
Non je n’ai vu personne le frapper... Ou plutôt si : tout le monde, avec nos lames en jus de boudin... Vous avez vu ce que c’est, ça couperait pas un yaourt en deux...
Quoi ? Faites voir... Non, ce n’est pas moi qui ai rédigé ce machin... Comme c’est curieux ! Alors vous étiez prévenu ? Évidemment vous ne pouviez pas faire grand-chose... Non, je ne soupçonne personne... Non, bien sûr, si je soupçonnais quelqu’un je ne vous le dirais pas... Non, je ne l’ai pas frappé au cou parce que je lui en voulais, mais parce que c’est dans Shakespeare. Lisez la brochure Garnier, commissaire, vous verrez, c’est marqué : au cou.
— Je sais. J’ai lu.
Pendant que Mary procédait au premier interrogatoire, les hautes autorités, réunies dans la loge de Bienvenu, discutaient de la décision à prendre au sujet du spectacle : continuer ou interrompre ? Le maire, l’administrateur et Bienvenu plaidaient avec véhémence pour que non seulement la pièce continuât le soir même, mais aussi pour que les représentations prévues pour le lendemain et le surlendemain aient également lieu.
— Mais vous n’avez plus de César ! dit le Substitut.
— J’ai Firmin !
— Qui ?
— Sa doublure... Il joue Trebonius. De tous ceux que la mort de Faucon réjouit, il est certainement le plus heureux : enfin une chance !... Il a doublé Faucon dans tous ses rôles. Jamais pu le remplacer ! Jamais malade, Faucon !...
— Vous dites « ceux que la mort de Faucon réjouit ». Qui voulez-vous dire par là ? interrogea le Commissaire principal.
— Tous ceux qui ont travaillé ou couché avec lui... Ou pas pu travailler ou pas pu coucher... Ça fait du monde...
— Mais, insista le Substitut, le public venait pour Faucon. Sans Faucon, vous n’aurez personne...
— Les places sont déjà vendues, dit vivement l’administrateur. Si nous ne jouons pas, nous devrons les rembourser. Ce sera un désastre financier, pour la ville.
— Vous ne vous rendez pas compte, appuya Bienvenu : ils ne verront pas Faucon, mais ils viendront voir l’endroit où il a été tué ! Et ils sauront que parmi les acteurs qui sont en train de jouer devant eux se trouve son assassin ! Ils seront excités comme des poux !...
— Je crois que je pourrai en caser deux mille de plus dans les hauts gradins, dit l’administrateur. Et une centaine en bas, par-devant, et d’autres sur les côtés...
— Monsieur le Substitut, dit le maire, pensez aux finances de ma ville...
— Les finances ne sont pas de mon ressort, dit le Substitut sèchement. Ce qui m’importe, c’est de saisir le coupable. Monsieur le Commissaire principal, est-ce que le fait de poursuivre le spectacle compliquerait votre tâche ?
— Pas précisément : nous connaissons tous les suspects, nous ne les perdrons jamais de vue. Et les prochaines représentations seront pour nous des reconstitutions parfaites des circonstances du crime. À moins que nous n’ayons arrêté le coupable avant...
— Ce que j’espère, dit le Substitut d’une voix glacée. Quel est votre avis, Monsieur le Préfet ?
— Eh bien je... C’est-à-dire... Hum...
— Je vois, dit le Substitut. Eh bien, c’est d’accord : continuez, Messieurs, continuez...
Bienvenu sortit en trombe. L’entracte durait déjà depuis quarante minutes. Le public commençait à s’impatienter, et interpellait les policiers-plébéiens qui, courbés vers le sol, se livraient à une sorte de lent ballet désordonné. Un des hommes s’agenouilla, et introduisit un doigt dans une mortaise du plancher. Un spectateur lui cria :
— Hé ! zozo, qu’est-ce que tu cherches ? Tu as perdu tes pruneaux ?
Une houle de rire monta jusqu’aux étoiles.
— Ça va, dit Bienvenu, ils sont de bonne humeur, ils ne savent encore rien.
Il demanda à l’homme du son :
— Par hasard, tu n’aurais pas un requiem, dans tes bandes ?
— J’en ai trois ! Je les emporte toujours, tu imagines pas comme c’est utile ! Lequel tu veux ? Mozart, Campra, ou de Lassus ?
— Celui que tu voudras... Tu l’enverras, à la fin, après les saluts, à la place des trompettes... Je te ferai signe...
Il se tourna vers l’électricien :
— Fais-leur un appel, à ces cons-là, qu’ils sortent !
Les lumières s’allumèrent à plein et s’éteignirent trois fois. Sans se troubler, les policiers continuèrent leurs recherches.
— Les connards ! dit Bienvenu. Tant pis, allons-y. Après tout, ils ne nous gênent pas, ils ont le droit d’être là : c’est le peuple de Rome !
La représentation continuait...
Le commissaire poursuivait les interrogatoires des « conjurés » qui n’avaient plus à entrer en scène. Pour Brutus et Cassius il devrait attendre. Ils restaient sur le plateau jusqu’à la fin.
Antoine soulevait Rome contre Brutus, tuait ou bannissait les notables suspects de complicité dans le complot, et marchait avec ses troupes contre celles qu’avaient réunies Brutus et Cassius.
Des autocars aux fenêtres grillagées débarquaient à proximité des Arènes, une compagnie de CRS. Une ambulance emportait vers la morgue le corps de Faucon, avec le Dr Supin qui allait, à la demande du Commissaire principal, procéder à un examen plus approfondi du cadavre. L’autopsie ne pourrait être pratiquée que le lendemain.
La foule poussa un « Oh ! » profond de surprise : une projection gigantesque illuminait la statue de Pompée, la transformant en personnage animé : le spectre de César apparaissait à Brutus...
Nous nous reverrons à Philippes !
La voix enregistrée de Faucon, lente, ténébreuse, semblant résonner du fond des abîmes, s’entendit jusqu’en dehors des Arènes. Le spectre leva lentement ses deux mains sanglantes, et se fondit dans l’obscurité. Dans le ciel, du côté du couchant, l’ombre de l’orage lointain se rapprochait avec une lente obstination de pachyderme, avalant les étoiles et jetant dans la nuit les signaux pâles de ses éclairs. Il faisait chaud et moite sous la tente des loges. Les roses s’étaient ouvertes et plusieurs, exténuées, commençaient à se défaire. Leur parfum devenait une odeur qui se mélangeait à celles des fards. Mary s’épongea le front, ôta son veston et l’accrocha par-dessus l’écharpe rouge. Il fit signe à... Comment s’appelait-il ? Il consulta sa liste :
Ligarius : Signorelli, André, dit Larbi, garde du corps de Faucon. Célibataire.
— Asseyez-vous...
Avant de s’asseoir, Signorelli se débarrassa de ses vêtements romains et resta vêtu uniquement de son caleçon court à rayures jaunes et bleues, et des sandales lacées de son personnage. Son torse luisant de transpiration apparut aussi osseux que musclé. Sans doute fort comme un tracteur, pensa Mary, mais peut-être guère plus rapide... C’était un ancien gendarme du GIGR, que Faucon avait pris à son service. Cheveux châtains, plats, coupés court. Mary l’avait débarrassé, lors de la première fouille, d’un pistolet militaire calibre 9. Une arme un peu lourde, mais sûre, qu’il portait coincée dans sa ceinture, sous la toge. Il sentait la sueur et le déodorant bouilli. Mary recula d’un pas, se rapprochant du bouquet. Il préférait l’odeur fanée des roses...
— Je n’ai rien vu, je ne pouvais rien voir ! J’ai fait ce que Bienvenu m’avait indiqué, j’ai tourbillonné autour de lui, comme les autres, je l’ai frappé, comme les autres, mais ce que les autres faisaient exactement je ne pouvais pas le voir, il y en avait toujours un ou deux qui étaient derrière lui quand j’étais devant et vice versa !... Et les projecteurs dans les yeux ! Moi je n’ai pas l’habitude de ces trucs-là, ça vous aveugle aux trois quarts. Il a fait deux ou trois fois « Ha !... Ha !... » comme quand on reçoit un coup de poing, mais j’ai pensé que c’était dans son rôle...
Ce qu’on raconte ? Oui, c’est vrai, et c’était même pire... J’ai assisté à tout, il ne voulait pas que je le quitte... Oh non ça ne m’excitait pas ! Il aurait fallu être dingue... Il m’a engagé il y a trois ans, au moment de sa fameuse croisière dans les îles grecques. Il avait loué le plus beau yacht de la Méditerranée et y avait embarqué une dizaine de garçons et de filles superbes... Si j’avais dû le tuer, c’est à ce moment que je l’aurais fait. J’ai eu plus d’une fois l’envie de le balancer à la flotte. Mais toute la mer n’aurait pas suffi à le nettoyer... Il avait raconté à ces gamins et ces gamines qu’il allait tourner un grand film sur les Saturnales et qu’il choisirait les plus beaux, les plus belles, les plus « libérés » pour être ses partenaires. C’était du bidon. Il n’y avait pas plus de film en projet que d’ours blanc au Sahara... Il les avait choisis un peu partout où il passait. Pendant six mois. Rendez-vous au Pirée à telle date. Ceux qui n’ont pas pu venir ont eu de la chance...
Des orgies ? C’est un mot bien banal, et un peu ridicule. Ce qu’il voulait, ce qui l’amusait, c’était détruire. Ce qui était neuf, frais, il le passait au pilon de la drogue, de l’alcool et du sexe à tout-va, comme les ménagères de mon pays écrasent les gousses d’ail pour faire l’aïoli.
Quelle drogue ? Toutes... Il en avait toujours, à volonté. Quand on a assez d’argent, ce n’est pas difficile. Ce n’est dramatique que pour les fauchés. Ceux qui peuvent s’en offrir autant qu’ils veulent n’en ont d’ailleurs pas envie. Lui n’en prenait pas. Le cuisinier qui jette les poissons dans la friture n’y trempe pas ses doigts !... De même, il participait à peine aux parties de sexe. Juste assez pour exciter les autres, et bien remuer la sauce... Ce qui s’est passé sur le yacht, vous pouvez le voir exactement, si ça vous amuse : il a pris des films, il en prenait toujours, il a des mètres cubes d’archives, je sais où elles sont. Je ne sais pas pourquoi il gardait ça : il ne les montrait à personne, il ne les regardait jamais.
Il a débarqué tout le monde au Pirée, avec de l’argent pour les retours. Je ne pense pas que beaucoup aient retrouvé leur pays, leur milieu. Ils étaient atteints de pourriture... Vous savez, comme une pêche qui a juste une petite tache ronde, couleur caca, dans sa joue rose...
Il n’a gardé avec lui qu’une fille, qui paraissait intacte, peut-être parce qu’elle était très amoureuse de lui. Les photographes les ont mitraillés ensemble. Vous vous rappelez les titres de la presse pour les lecteurs mangeurs de conneries : « la nouvelle fiancée de Faucon ». « L’idylle sous l’Acropole »... De quoi vomir ! Vous ne vous rappelez pas ? C’est vrai qu’il y en a eu d’autres... Moi, celle-là je ne l’ai pas oubliée... Je l’ai vue toute nue... Les autres aussi bien sûr... Mais elle... Elle était si belle, si fraîche, si innocente, de haut en bas... Et elle l’aimait tellement...
Elle avait réussi à se tenir à l’écart des parties de jambes en l’air. Elle ne regardait que lui. Elle était la seule avec qui il n’avait pas couché ! Il faisait semblant de ne pas la voir. Au Pirée, quand il a renvoyé tout le monde, elle a fait sa valise, elle pleurait. Et il l’a gardée ! Il n’a gardé qu’elle ! Elle était folle de joie ! Elle a cru qu’elle l’avait gagné... La pauvre petite...
On est reparti. Et alors il s’est occupé d’elle. Je vous jure qu’il s’en est occupé !... Elle était seule avec lui, elle n’avait plus peur de rien... Plus de concurrence... Pour lui plaire elle a accepté ce qu’il demandait. Pour coucher avec lui, elle devait d’abord coucher avec un autre, devant lui... Il n’y avait plus personne ? Si Monsieur : l’équipage... Et lui, le plus souvent, après, se dérobait... Il la consolait avec de l’herbe, d’abord, puis de l’héroïne... C’est là que j’aurais dû le tuer. J’ai failli le faire, un soir où il regardait en souriant le cuisinier, un énorme porc sale, s’approcher d’elle... Vous avez vu mon pistolet... Avec lui je tue une puce à vingt mètres. Je l’ai toujours à la ceinture... J’ai posé ma main dessus... Je ne l’ai pas sorti... Pourquoi ? Ça va vous paraître idiot : conscience professionnelle et dix ans d’obéissance militaire ! Il m’avait engagé pour le défendre... Même contre moi... Quand nous sommes arrivés à Marseille, il lui a dit que c’était fini. Il l’a débarquée en plein désespoir, avec une bonne provision d’héroïne... Il l’appelait Sophie, je ne sais pas si c’était son vrai nom...
Lui, il restait intact, en acier inox. Eh bien, quelqu’un a tout de même trouvé la jointure pour y glisser un couteau... Il a bien monté son coup... Vous ne le prendrez pas... Du moins je l’espère...
Pourquoi je ne l’ai pas quitté ? J’avais un engagement, Monsieur. Un contrat. Il se terminait dimanche dernier. Je ne l’ai pas renouvelé. Il m’a donné une prime pour rester jusqu’à la fin du festival. Il n’était pas chien, pour l’argent. Il me payait bien, très bien. Et je ne dépensais rien, toujours avec lui, il réglait tout. J’ai mieux qu’une retraite. Mais je ne sais pas ce que je vais en faire. J’ai pris la pourriture près de lui, Monsieur. Plus rien ne m’intéresse. J’ai de quoi vivre. Mais vivre, je ne sais plus...
Dans la plaine de Philippes, la bataille faisait rage. Les soldats rouges de Brutus et Cassius subissaient l’assaut furieux des soldats blancs d’Antoine et Octave. Les fantassins s’affrontaient à grands coups d’épée ; les cavaliers, lance basse, surgissaient des défilés de chaque côté de la scène ; les archers descendaient du haut des deux volées d’escaliers, lentement, par six de front, ensemble, s’arrêtaient toutes les trois marches pour tirer une volée de flèches invisibles, et repartaient.
Au spectacle du combat antique, la bande sonore ajoutait le fracas d’une grande bataille moderne, détonations, hurlements des missiles, crépitements des armes automatiques, piqués des avions, grondements des chars. C’était le visage éternel et infernal de la guerre. Des explosions de feu et de fumées jaillissaient du sol. Dans un tourbillon de vapeurs, le spectre géant de César apparut une deuxième fois, nimbé des volutes vertes d’un laser.
Brutus comprit que tout était perdu. Les soldats rouges cédaient, fuyaient. Les soldats blancs occupaient la plaine. La fin était proche.
Mary quitta la loge de Faucon pour s’assurer de Brutus et Cassius afin de les interroger aussitôt. L’un et l’autre venaient de se suicider. Antoine, en sa cuirasse blanche, s’inclinait devant le corps de Brutus, et rendait hommage au désintéressement de son action et à son courage, en prononçant les mots fameux : « C’était un homme ! », mots qui avaient une résonance étrange pour ceux qui connaissaient les goûts de l’acteur jouant Brutus. Mais personne, sur la scène ou dans la coulisse, n’eut envie d’en sourire, et le public n’était pas au courant...
L’aventure et la pièce étaient terminées. Sur le plateau, au milieu des fumées, les morts rouges et les morts blancs se relevaient pour venir saluer. Les soldats et les plébéiens d’abord, ensuite les petits rôles, s’inclinaient vers la droite, vers le centre, vers la gauche... Puis ce furent Cassius, Antoine et les deux femmes. Calphurnia avait surmonté son chagrin pour venir saluer. On ne rate pas le salut ! Sa main gauche était dans la main d’Antoine. Sa main droite cherchait quelqu’un : Brutus. Brutus qui aurait dû être là et n’y était pas...
Antoine jeta un coup d’oeil rapide vers le fond de la scène, puis s’inclina, donnant le signal d’un salut général. Doublé, triplé. Les applaudissements montaient en rafales. C’était le moment où César, venant des lointains de la scène, devait apparaître pour saluer, entre Antoine et Calphurnia d’abord, puis tout seul, en gloire.
Mais César n’arrivait pas. Les acteurs s’inclinaient quatre fois, cinq fois, et toujours pas de César. Et Brutus restait absent...
Le public commença à crier le nom de son idole : « Fau-con ! Faucon ! » Brutus ne l’intéressait pas. Il ne s’était même pas rendu compte qu’il manquait. C’était Faucon qu’il voulait. Le chahut grandissait. Bienvenu s’avança au-devant des autres acteurs, indiquant ainsi qu’il allait faire une annonce. Le silence s’établit, après quelques sifflets venus du plus haut des Arènes. Bienvenu leva les deux bras, les laissa retomber quand le silence fut absolu, et parla :
— Mesdames, Messieurs, l’immense acteur que vous acclamez ne pourra pas paraître devant vous...
— Oh ! Oh ! Oh ! protesta la foule.
Et la houle recommença, roulant de haut en bas des gradins et se multipliant au creuset de l’arène :
— FAU-CON ! FAU-CON ! FAU-CON !
Bienvenu leva de nouveau les bras. Qu’avait-il à dire ? La curiosité ramena le silence. Bienvenu reprit :
— Victor Faucon a succombé ce soir sous les coups d’un assassin !...
Le long « Oh ! » de la foule fut de stupeur et d’incrédulité. Ce n’était pas vrai, pas possible !
Bienvenu continua :
— Pendant que les conjurés faisaient semblant de le frapper, l’un d’entre eux lui a porté volontairement un coup mortel... Génial acteur avant tout et par-dessus tout, Faucon, sans se plaindre, a tenu son rôle jusqu’à son dernier souffle. Il est mort en même temps que César, sous vos yeux...
Pour chaque spectateur, et surtout pour chaque spectatrice, ce fut comme si son idole venait de mourir entre ses bras. Il y eut des cris, des hurlements, des sanglots, des évanouissements, des crises de nerfs, qui risquaient de s’amplifier et de s’agglomérer en une hystérie collective.
— Il est cinglé, ce type ! cria Gobelin. Qu’est-ce qui lui a pris ? Il aurait dû nous prévenir ! Il n’aurait pas dû faire ça ! Il vous avait prévenu, Mary ? Vous le saviez ?
— Non, non, pas du tout !...
— Merde ! Si ces vingt mille deviennent fous, qu’est-ce qu’on va faire avec nos trois douzaines de CRS ? Est-ce qu’ils ont des lacry ?
— Je ne sais pas...
— Vous ne savez jamais rien ! Vous le faites exprès ou quoi ?
Georges, le régisseur, venait en courant d’apporter un micro à Bienvenu. La voix amplifiée de ce dernier écrasa les sanglots et les cris qui se multipliaient.
— Mesdames, Messieurs, vous tous qui l’avez admiré et aimé, je vous demande de rester dignes de lui dans votre douleur. La police est sur les traces de l’assassin qui ne tardera pas à être arrêté. Je vous invite, maintenant, à vous lever et à observer, en hommage au plus grand des acteurs, une minute de profond silence !...
Gobelin en resta coi. L’hystérie avait été tranchée à la base. Il grogna :
— Ce type-là connaît le public !... Chapeau !...
Mary scrutait la scène avec ses jumelles. Mais où donc était Brutus ?
La minute de silence terminée... au bout de trente secondes, Bienvenu fit un geste discret de la main en direction de la cabine du son, et les voix graves, lentes, d’un choeur d’hommes, emplirent le vaisseau de pierre, baignant le public, qui commençait à s’écouler, dans l’immense sérénité du Requiem de Roland de Lassus. Requiem..., qu’il repose... paix au mort..., et paix aux vivants.
La paix fut brusquement troublée par la voix du régisseur qui s’était emparé d’un micro :
— Mesdames, Messieurs, les représentations prévues pour demain et après-demain auront lieu comme... comme prévu... Le rôle de César sera tenu par le grand acteur Firmin Torrent, élève et ami de Faucon. Merci...
Mary courait et grimpait sur la scène, suivi de deux de ses hommes. Un petit groupe était en train de s’agglutiner autour de quelqu’un étendu au fond du plateau, le seul mort qui ne s’était pas relevé pour saluer... Brutus ? Mary eut un coup au coeur. Qu’est-ce qui nous arrive encore ?
Ce n’était pas Brutus... Seulement un figurant qui avait trop forcé sur le vin de l’Aude. Dès le début de la bataille il s’était laissé tomber, allongé, et endormi, et il ne parvenait pas à se remettre debout.
— J’ai plus de jambes !... Merde j’ai plus de jambes !... La chaleur, moi ça me coupe les jambes !
Mary trouva Brutus dans sa loge, étendu sur un étroit divan, encore en costume de scène, non démaquillé, les yeux fermés. Il ne dormait pas. Des larmes mouillaient les bords de ses paupières closes.
Il avait eu le courage de jouer, mais pas celui de venir saluer. Quand le commissaire essaya de le questionner, il fit « non, non... » de la tête, sans rouvrir les yeux. Il ne voulait pas répondre, il ne pouvait pas...
La loge était banale, à part le grand coussin de velours mauve sur lequel reposait la tête de Brutus. Un chien frisé y était peint. Un loulou blanc.
L’autre élément personnel était une grande photo de Faucon, accrochée à la cloison de toile, en face du divan. Encadrée d’une baguette dorée. Par terre, devant la photo, brûlait une bougie fixée dans un cendrier. Et une grosse rose rouge se fanait dans un verre sans eau.
Mary laissa avec Brutus Biborne qui savait si bien se montrer compatissant et faire parler les obstinés du silence. Quand Mary fut sorti, Biborne repéra une bouteille de Vol vie, et donna à boire à la rose.
Gobelin avait fait emmener tous les suspects au commissariat, tels qu’ils étaient, en Romains, sans leur laisser une minute pour se démaquiller. Il les fit fouiller minutieusement. Ils étaient trop fatigués et assommés par la mort de Faucon pour avoir la force de protester. Casca et Ligarius, déjà interrogés et fouillés, avaient reçu l’autorisation de rentrer à l’hôtel. Un policier montait la garde devant chaque chambre. Brutus avait fini par s’endormir sur le divan de sa loge. Biborne avait tiré l’unique fauteuil en travers de la porte et s’était, lui aussi, endormi.
Il restait à entendre Cassius, Cimber, Cinna et Trebonius, doublure de Faucon. Mary s’y attaqua dès qu’il revint au commissariat.
Auparavant, il copia pour le Principal la liste des rôles avec les noms correspondants des acteurs et leur nom d’état civil, quand il les avait. Mais dans son esprit il continuait à désigner chacun par le nom de son personnage, bien qu’il se rendît compte que cela risquait de fausser son enquête, en l’incitant à attacher plus de soupçons aux chefs du complot théâtral qu’aux obscurs conjurés qui n’avaient dit que quelques mots. Il ne devait pas oublier que tous avaient frappé avec leurs armes de guignol, que chacun avait eu la possibilité d’utiliser une arme réelle. Et celui qui avait la meilleure raison de tuer Faucon n’était pas forcément celui qui souhaitait le plus la mort de César.
Gobelin, qui parcourait des yeux la liste des acteurs se mit soudain à rire :
— Vous avez vu comment s’appelle la femme de César, de son vrai nom ?
— C’est Diane Coupré, dit Mary.
— Ça, c’est son nom de théâtre, mais son vrai nom, d’état civil ? Vous n’avez pas vu ?... Vous l’avez copié deux fois, et vous l’avez oublié aussitôt !... Vous ne voyez rien, vous ne savez rien, vous oubliez tout !... Je sais, je sais, c’est votre méthode... Pendant ce temps, votre subconscient travaille... Eh bien il a du boulot !...
— Je n’oublie pas... Pas exactement...
— Je sais ! Mais il y a des moments où ça m’exaspère !... Elle s’appelle Thérèse Louise Couchaupré, la petite !... C’est pas joli, ça, pour une pute ?
— Ce n’est pas une pute...
— Vous m’avez dit qu’elle couchait avec tout le monde...
— Oui... Les putes ne couchent qu’avec ceux qui paient-
Dans la pièce à côté, les Romains mangeaient des sandwiches et buvaient de la bière qu’un agent était allé leur chercher à la buvette de la gare, heureusement à proximité. Tous les autres cafés étaient fermés. Après l’effervescence qui avait agité les derniers buveurs lorsque la nouvelle s’était répandue, chacun était rentré chez soi et Nîmes dormait, rues désertes et portes closes. A l’ouest du ciel, au bout des étoiles, l’orage continuait à clignoter, sans bruit, semblant s’éloigner ou s’assoupir.
Pour les policiers, il n’était pas question de dormir...
Mary poursuivit les interrogatoires par celui d’Alfred Hamelin : Nom de théâtre : Pierre Carron, 45 ans, veuf. Rôle : Cassius.
— Je suis crevé, Commissaire, on ne pourrait pas remettre ça à demain ? De toute façon je n’ai rien à vous dire, je n’ai rien vu d’anormal, rien que des gestes de théâtre, comme on les avait faits pendant les répétitions. Je crois que vous devez vous tromper, Faucon n’est pas mort, il ne crèvera jamais ce salaud... Bien sûr, n’importe lequel d’entre nous a pu doubler son geste faux par un geste vrai, ça allait vite et on se déplaçait, et tout le monde le frappait, même si c’était faux ça faisait plaisir. Moi je dois avouer que j’en ai rajouté, je l’ai poignardé deux ou trois fois de plus que j’aurais dû. Ça soulageait. Il sentait bien la haine qui lui tourbillonnait dessus, il faisait « Ha ! Ha ! » comme si on l’avait percé... C’était un sacré acteur, il faut le reconnaître. Celui qui l’a vraiment frappé a fait du bon travail. Je ne l’ai pas vu...
Ma femme ? Oui, c’était une actrice, vous ne devez pas connaître son nom, elle n’avait pas une grande notoriété. Ni un grand talent, il faut être juste. Oui, elle connaissait Faucon, nous avions déjà joué avec lui il y a quatre ans, Le Cid, trois représentations au Palais de Bercy. Monté par Bienvenu... Non, Faucon ne jouait pas Rodrigue, il aurait pu, il pouvait avoir vingt ans, ou même dix-huit, s’il voulait. Il aurait été formidable. Mais Rodrigue, c’était trop fatigant ! Il jouait le Roi. Un rôle comme il les aimait, presque rien à dire, mais dès qu’il entrait en scène il écrasait tout le monde. Et c’était lui qui terminait la pièce... Vous connaissez le dernier vers, qui paraît si plat quand on le lit : Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi...
Eh bien avec lui c’était à la fois d’une simplicité et d’une majesté fantastiques. Un roi pareil ! On aurait couru pour faire partie de ses sujets ! Le salaud !...
Ma femme ? Elle jouait la confidente de Chimène. Elle était bien, très bien... 35 ans... C’était plus une gamine... Mais elle paraissait moins que son âge... Nettement moins...
... Un accident. L’été qui a suivi. On jouait Le Cid à Vaison-la-Romaine. Mais sans Faucon. Le Théâtre Antique de Vaison est très beau, mais pas assez grand pour le public de Faucon. Il est parti en croisière. Il pouvait se le permettre. Il se permettait tout...
... Elle a été renversée par un autocar... Plein d’Allemands... Le chauffeur a déconné... Il a dit qu’elle s’était jetée. Il a dit ça pour dégager sa responsabilité... Les témoins ont bien vu : il rasait le trottoir, et il allait trop vite. Il l’a cueillie... C’était un accident, rien de plus... Elle n’avait aucune raison de se jeter sous les roues... Elle travaillait... On s’entendait bien... Elle était heureuse... Enfin comme tout le monde...
Faucon ?... Vous pouvez ravaler vos sales suppositions... Il ne la regardait même pas... Je ne suis pas sûr qu’il se soit aperçu de son existence...
Elle est restée huit mois sous perfusion, dans le coma absolu. Une morte qu’on maintenait en vie. C’est affreux, Commissaire... Quand j’allais la voir à l’hôpital, immobile dans son lit, les yeux clos, avec des tuyaux qui lui sortaient de partout, mais surtout immobile, tellement immobile, pire qu’une chose, je me demandais : « Qu’est-ce qui se passe dans sa tête ? Est-ce qu’elle sait dans quel état elle est ? Comme enfermée dans une boîte soudée... Sans une seule ouverture... Est-ce qu’elle essaie de communiquer ? Elle voudrait peut-être parler... Et elle ne peut pas... Tout est fermé autour d’elle... Hermétique... »
Moi je lui parlais, doucement, je me disais qu’il y avait une petite chance pour qu’elle m’entende, je lui disais que ça allait mieux, qu’elle allait guérir, qu’à la rentrée on allait reprendre Le Cid à Chaillot, qu’elle serait remise à temps... Et puis je m’arrêtais, parce que je me disais si elle t’entend et qu’elle ait envie de te répondre sans pouvoir dire un mot, même une syllabe, ça doit être horrible... Et je m’en allais, pour qu’elle ne me sente pas pleurer...
On dit que dans un pareil cas ce n’est plus qu’une mécanique, le corps continue d’exister, mais à l’intérieur il n’y a plus personne ; je suis sûr du contraire... Il y avait quelqu’un... Elle était là... Enfermée...
Et puis un jour elle n’a plus été là. Tout s’est arrêté. Je suis persuadé que le médecin responsable l’a débranchée. Il a bien fait...
Vous me permettez d’aller me coucher ?
C’était David Guterman, un jeune réalisateur de FR3 Nîmes, qui avait été chargé de la « mise en boîte » de Jules César, en vidéo. Une chance, pour lui. À cause de la personnalité de Faucon, ce serait diffusé non seulement par Paris, mais par toutes les télévisions francophones. Il se battit comme un diable pour obtenir quatre caméras fixes et deux portables. Il reçut de Bienvenu et de Georges, le régisseur, toute l’aide qu’ils pouvaient raisonnablement lui accorder. On ne pouvait tout de même pas le laisser s’installer sur la scène ! Il comprenait très bien, il n’en demandait pas tant. Bienvenu lui fixa des emplacements qui lui donnèrent satisfaction. Et pour ses caméras volantes des itinéraires qui ne devaient, ni gêner les acteurs, ni distraire l’intérêt du public. Elles ne pourraient pas voir grand-chose... On ne pouvait pas faire mieux. Tant pis, ça irait comme ça...
Quand il apprit qu’il avait, sans s’en rendre compte, enregistré l’assassinat de Faucon, il devint fou d’excitation, et toute son équipe avec lui. Ils visionnèrent la scène, chacun trouva un coupable différent... Guterman téléphona à Paris, réveilla le Président de Chaîne, lui passa la scène par câble, le Président ne vit rien, la fit enregistrer, la regarda encore et encore...
La nouvelle avait atteint les agences de presse, c’était trop tard pour les journaux parisiens du matin, déjà bouclés. Les télex la répercutèrent dans le monde entier. A New York c’était l’heure du dîner, à San Francisco le début de l’après-midi, au Japon le petit déjeuner, à Pékin le réveil. Pendant que l’Europe dormait, la scène de l’assassinat, catapultée par satellite à trois cent mille kilomètres à la seconde, fut recueillie et aussitôt diffusée par toutes les télévisions des autres continents. Moins l’URSS, qui prenait le temps de réfléchir.
Guterman vint lui-même la projeter au commissariat devant les policiers encore présents.
Le Commissaire principal, qui n’avait pas assisté à la représentation, découvrit avec un double intérêt les personnages et leur action. Il se fit repasser la séquence plusieurs fois, au ralenti, à l’accéléré, à l’envers, en succession d’images arrêtées. Posa des questions :
— Qui c’est, celui-là, à droite ?
— Cassius, dit Mary.
— Et celui qui lève le bras, derrière ?
— Il est caché... Je ne sais pas...
— Naturellement !...
Mary avait fait venir dans son bureau, où avait lieu la projection, tout ce que le commissariat, à cette heure tardive, contenait encore d’agents, de plantons, de secrétaires, de femmes de ménage en service de nuit. Il voulait que le plus grand nombre possible de regards scrutât la scène. Peut-être l’un d’eux verrait-il quelque chose...
Ils virent, bien sûr... Ils virent l’assassin, ils en virent plusieurs... Mais vérification faite, image arrêtée, départ ralenti, dans un sens, dans l’autre, non, vraiment, ce n’était pas celui-là... Ni celui-ci... Ni cet autre... Ce pouvait être n’importe qui, au moment où il était dissimulé par les autres conjurés, ou par leur victime... Et ces moments se renouvelaient, au moins deux fois pour chacun.
— Eh bien, dit le Principal, il y en a au moins un qui ne se cache jamais et que nous pouvons mettre de côté. Ce petit Brutus...
— Il nous en reste six, dit Mary. J’en ai encore un au frais, à côté. Je vais l’interroger puis j’irai me coucher !...
— Lequel est-ce ?
— C’est la doublure de Faucon, Firmin Torrent. 45 ans. Célibataire. Il jouait Trebonius. Il monte en grade : ce soir il va jouer César...
— Vous avez dû en entendre des vertes et des pas mûres, sur son compte ! Ils le haïssent tous, même mort. Jalousie... Parce que comme acteur, à côté de lui, il n’y en a pas un qui existe. Ils se voient comme ils sont : ordinaires... nuls... Moi aussi je suis un bon acteur ordinaire... Les génies, ça court pas les planches.
Jaloux aussi parce que le public l’adorait, parce que toutes les femmes l’aimaient. Il n’avait qu’à choisir... Il choisissait les plus belles, évidemment. Qu’est-ce que vous auriez fait à sa place ?... Il baisait... Et alors ?... Vous ne baisez pas, vous ?
Ce qu’ils ne vous ont pas dit, sûrement, c’est sa générosité. Ses héritiers, s’il en a, n’auront pas grand-chose à se mettre sous la dent : il donnait tout. Il s’offrait tout ce qui lui faisait plaisir, à n‘importe quel prix, mais il lui restait des montagnes de briques, il avait des pourcentages dans tous ses films, les chèques arrivaient tous les jours, et à chaque nouveau film il augmentait ses prix. Personne ne discutait : lui sur l’écran c’était le maximum des recettes. Alors ce fric, il le donnait... On pouvait lui demander, il refusait jamais. Tous les orphelinats ; il envoyait du fric pour sauver les baleines, les bébés phoques ; il a acheté une propriété de mille hectares en Angleterre pour sauver les vieux chevaux de l’abattoir. Vous n’imaginez pas le nombre de vieux débris et de jeunes bons à rien qui vivaient de lui. Il a un secrétaire en Suisse qui ne lui sert qu’à ça : distribuer. Et qui s’en met plein les poches, vous pouvez être sûr... Il a envoyé de quoi planter un million d’arbres au Sahel. Une forêt contre le désert. Je suis sûr qu’il n’y en a même pas une douzaine qui ont leur pied dans le sable !...
Je lui disais : « Tu vois pas que tu te fais escroquer de partout ? » Il souriait, il me disait : « Qu’est-ce que ça peut faire ? » Je lui disais : « Si tu gaspilles tout, qu’est-ce que tu feras quand tu seras vieux, que tu pourras plus jouer ? » Il me disait : « Je pourrai toujours jouer, même si on doit me porter en scène... » Un jour il eut l’air de réfléchir, de penser à quelque chose, et il m’a dit : « Je ne deviendrai pas vieux... »
Non, je ne sais pas s’il pensait à quelqu’un qui le menaçait... Non, je ne connais personne qui aurait pu vouloir le tuer... Je veux dire qui était capable d’avoir le courage... En paroles, c’est autre chose...
Qu’est-ce qu’ils ont dû vous raconter !... C’était pas un saint, je vous l’accorde, mais il était surtout curieux, il voulait voir, savoir, essayer... Il était intelligent, peut-être trop...
Douze ans sans le quitter... Vous voyez que je pouvais le connaître... J’ai appris tous ses rôles... Ce soir je vais jouer César pour lui, en son honneur, parce qu’il était le plus grand, et parce que je l’aimais... Puis je quitterai ce métier.
Je lui dois la vie. Regardez...
L’homme était assis, le buste penché en avant, ses vêtements romains dégrafés, mouillés de sueur, tachés d’hémoglobine. Il parlait en agitant dans sa main droite la perruque noire de son rôle. Il planta sa main gauche dans ses courts cheveux gris bouclés et les arracha : c’était aussi une perruque. Il en avait maintenant une dans chaque main...
Son crâne apparut, nu, rasé, avec deux grandes surfaces quadrangulaires où le poil ne poussait pas, et qui donnaient l’impression d’être des couvercles de trappes fermés.
— J’étais dans le Boeing qui a sauté au décollage à Kennedy Airport, une bombe dans la soute, cent trente-deux morts, vous vous rappelez ? Non ?... C’est vrai que les bombes, maintenant, s’il fallait se les rappeler toutes... Moi j’étais en morceaux... J’allais rejoindre Faucon à San Francisco. Quand il a su que je vivais encore, il a loué un Jet, il est arrivé comme l’éclair, il a mobilisé les meilleurs chirurgiens américains. Ils m’ont travaillé pendant des heures, puis des mois... Vous voyez ma tête, mais j’étais cassé partout... Ce que ça a dû lui coûter, je n’ose pas y penser... Il n’y a pas la Sécu, là-bas, et les grands toubibs américains se font payer comme des stars. Je lui ai dit : « Sans toi, je serais mort. » Il m’a dit : « Déconne pas... »
À force de vivre à côté de quelqu’un on finit par apprendre des choses. Il était vachement renfermé, cadenassé, mais il s’est ouvert une fois, après mon accident. Ça nous avait rapprochés. Un soir je lui ai parlé de mes vieux, de mon enfance. J’ai été un enfant heureux, ma mère était merveilleuse, on était trois garçons, elle nous aimait comme des petits chats. Elle est morte quand j’avais huit ans. Faucon m’a dit « Tu as eu de la chance, qu’elle meure... » Il s’est déboutonné, il m’a raconté. Il était seul enfant. Son père était aux chemins de fer, contrôleur, avec une casquette et une sacoche. Dès qu’il partait, sa mère recevait des hommes. Par plaisir, et pour arrondir le budget, et elle enfermait son fils à clef dans la pièce à côté, qui était à peine plus grande qu’un placard. Il voyait rien, mais il entendait tout. Ça a duré des années. Un jour il a tout dit à son père. Elle l’a traité de menteur et de vicieux. Ils lui ont tapé dessus tous les deux. Il a fichu le camp chez un oncle, qui était au courant. C’est lui qui lui a fait faire des études. Il a voulu devenir acteur. Je crois qu’il aimait jouer parce que ça l’empêchait de penser. Son enfance, je trouve que ça explique bien des choses. Il cherchait peut-être toujours à se venger de sa mère. Mais on vous en a dit plus qu’il en a fait.
Ce que je sais, c’est qu’il n’était pas un homme heureux...
Mary rentra chez lui à 5 heures du matin. Il lui fallait dormir deux ou trois heures, sans quoi il ne ferait rien de bon de la journée. Sa femme, Irène, sa Reine, ne se réveilla pas quand il ouvrit la porte de l’appartement, ni quand il poussa celle de leur chambre. Elle avait trop chaud, elle s’était dégagée du drap, en diagonale. Son épaule gauche était couverte, mais son épaule droite et sa fine jambe gauche nues. Au passage le drap cachait le bas de son ventre et son sexe. Elle était très pudique, et capable de recouvrir cet endroit-là même en dormant. Mais lorsqu’ils faisaient l’amour elle ne savait plus ce qu’était la pudeur.
Son visage était tranquille, avec un presque sourire sur sa bouche. Un visage de paix et en paix. Elle usait à peine de fards, et avant de se coucher barbotait de toute sa figure dans l’eau fraîche. Il en restait quelque chose sur elle, comme l’air au-dessus d’une source. Du drap émergeait en partie un sein adorable, qui dormait aussi.
Mary la regarda avec tendresse, avec amour. Elle n’était pas précisément belle, mais plus que cela : délicate, légère, franche, vive, vraie, dans ses traits, dans son coeur et dans son esprit. Ses cheveux châtains, mi-courts, en boucles naturelles, étaient à son image. Mary pensait : « Quelle chance ! Quelle chance j’ai !... Qu’ai-je fait pour mériter un tel trésor ? » Il eut envie de poser un baiser léger sur le petit nez rose du sein innocent, mais il eut peur de le réveiller, et elle avec. Il ramassa une revue, éteignit, alla s’étendre sur le divan de la salle-à-manger-salon-cuisine.
La revue était un ancien numéro de Paris-Match que sa femme avait dû ressortir en revenant des Arènes. La couverture, consacrée à Faucon à l’occasion de son dernier film, le représentait en gros plan, de face, regardant le lecteur.
Mary s’efforça de comprendre ce qui, dans ce visage, suscitait tant d’adoration et tant de haine. Le regard, sans doute. Les traits étaient réguliers, presque ordinaires. Les cheveux soyeux, blond foncé avec quelques pointes plus claires couvraient le front et les oreilles, en liberté. Les yeux... De quelle couleur étaient-ils ? Quand il avait essayé de les lui fermer, penché sur son misérable cadavre, ils lui avaient paru marron, sombres... Sur la couverture de la revue, ils étaient... Bleus ? Verts ? Gris ? Un mélange imprécis... On ne peut se fier à une reproduction... Ils regardaient très loin à travers le lecteur qui les regardait... Oui, on devait avoir envie de capter ce regard, de l’empêcher de se perdre ailleurs, besoin de le posséder tout entier, rien que pour soi, d’être la réponse exclusive, totale, à l’interrogation qu’il posait sur le monde...
Quelle interrogation ? Que voulait-il comprendre ? Quelle réponse cherchait-il, avec cette intelligence visible dans ses yeux, aiguë, solitaire, peut-être sans espoir ?
Mary haussa les épaules, bâilla, et s’endormit.
Il se réveilla brusquement deux minutes plus tard, écrasé d’angoisse. Pourquoi ? Rêvait-il ? Qu’avait-il vu ?
Il ne put se le rappeler. Mais une résolution inexorable pétrifiait son esprit. Il lui fallut quelques secondes pour se rappeler l’actualité, et mettre au conditionnel passé ce qui, dans son rêve, l’avait submergé au présent : « s’il s’en prend à ma Reine, je le tuerai. »
Oui, s’il s’en était pris à elle, il l’aurait tué...
En quelque sorte tranquillisé par cette décision gratuite, il se rendormit.