TROISIÈME SOIR
Jusqu’au fond de l’Enfer...
La journée qui précéda le troisième soir tragique du Festival fut, pour tous les personnages concernés par le drame, une journée très agitée, le plus frénétiquement bousculé étant Bienvenu. La mort de Brutus l’avait bouleversé. Il aimait bien le jeune comédien, qui avait fréquenté ses cours d’art dramatique, comme beaucoup d’acteurs de sa génération. Mais lorsque arrivant, ruisselant, après les saluts, dans la galerie près de la porte des taureaux, il trouva Casca trempé et fondant, qui lui apprit que Brutus était couché au pied de Pompée avec un poignard dans le corps, son premier réflexe fut de s’exclamer :
— Merde ! Il n’a pas de doublure !...
C’était cela le drame immédiat, le désastre : comment assurer la troisième et dernière représentation ?
— Il y a moi... dit doucement Casca-Saint-Malo.
— C’est vrai ! dit Bienvenu, retrouvant brusquement l’espoir. Tu as tout joué, tu connais tout !... Tu sais Brutus ?
— À peu près...
— Tu es un type formidable ! Travaille-le cette nuit, on répétera à dix heures !...
— Mais qui me remplacera pour jouer Casca ?
— Le petit Fabre !
— Oh là là !...
— Quoi, oh là là ? D’ici ce soir, il a le temps d’apprendre son texte !... Fais-le travailler... On fera une dernière répétition à 18 heures. Il a quelques tunnels, s’il les sait pas bien, je les coupe...
— Et qui le remplacera dans Cimber ?
— Personne ! Je supprime Cimber !...
— Et allez donc ! Shakespeare en hachis !...
— Ça vaut mieux que pas de Shakespeare !... Fous-moi la paix et va travailler !... Sans toi on était cuits. Tu es unique !
La mémoire des comédiens est aussi fabuleuse que celle des chefs d’orchestre. Un rôle une fois connu prend place dans un tiroir et y reste en entier. Quand on a besoin de l’utiliser, on entrebâille le tiroir, on déplie le premier feuillet de souvenirs, et le reste suit...
Saint-Malo rentra à pied à l’hôtel, en toge trempée – ses vêtements « civils » avaient été emportés avec les loges – se récitant déjà l’acte II, avec les gestes...
Holà !... Lucius !... je ne puis discerner à la marche des astres si le jour approche... Allons Lucius !... Que n’ai-je le défaut de dormir aussi bien que toi !... Lucius ! Voyons ! Éveille-toi !...
Les astres étaient pourtant bien visibles dans la nuit de Nîmes. Les derniers vents de la bourrasque avaient nettoyé le ciel, dans lequel brillaient des myriades d’étoiles qui paraissaient toutes neuves.
Saint-Malo ne pensait pas le moins du monde à Jean Renaud. Il pensait à Brutus. Il était Brutus, avec encore des trous et des bulles vides, mais il serait vite entier.
Il vit arriver la 2 CV de Georges, le régisseur, qui s’arrêta à sa hauteur et cria :
— Tu les as pas vues ?
— Qui ?
— Les loges !... Les tentes ! Je me demande où elles ont bien pu tomber !...
Il repartit, zigzagua dans les rues désertes pendant plus d’une heure. Il ne trouva rien. On ne les découvrit qu’au jour levé. Elles n’étaient tombées nulle part, elles étaient restées perchées dans les arbres mutilés, par fragments, inutilisables. Il fallut improviser de nouvelles loges dans une galerie, trouver des miroirs, des fards, installer des lampes. Georges faisait face à tout, travaillait comme dix, criait, jurait, jubilait. Ça, c’était du travail !
Quand Saint-Malo arriva à l’Imperator, sa chère femme, la sublime Diane, n’était pas rentrée. Par contre, Louis Fabre, envoyé par Bienvenu, l’attendait dans le hall, exalté et affolé à l’idée de jouer Casca.
— C’est formidable ! Je peux le faire, tu comprends ! C’est fantastique ! Mais je ne le saurai jamais ! C’est pas possible !...
Il se laissa retomber dans son fauteuil et se mit à renifler.
— Calme-toi, lui dit tranquillement Saint-Malo. Non seulement tu le sauras, mais tu le sais déjà, sans t’en rendre compte. Tu l’as entendu cinquante fois, au cours des répétitions, ta mémoire l’a enregistré, tu vas le retrouver, ça sera facile...
Ils montèrent dans la chambre de Saint-Malo et travaillèrent jusqu’à l’aube. Fabre s’endormit au soleil levant, sur le lit de Diane, qui n’était pas rentrée.
Répétition du II, du III et du IV à 10 heures. Bienvenu avait fait prévenir tout le monde. À 10 heures moins le quart, les acteurs commencèrent à arriver, à court de sommeil, bâillant, mâchonnant une miette de croissant restée entre les dents, les hommes avec des joues râpeuses, Lisa Owen-Pontia en pantalon et T-shirt noirs, des cernes rouges sous les yeux, ses cheveux non coiffés dissimulés sous un foulard violet qui laissait fuir des mèches. Elle sentait déjà le whisky.
Bienvenu ne s’était pas couché, mais avait pris le temps de se doucher et de se raser. Il avait fait le tour de tous les dégâts, donné des instructions à Georges, pris contact avec la mairie et le commissariat, parcouru la brochure pour noter les coupures possibles, répondu à des journalistes américains, téléphoné aux parents du petit Brutus, avalé un sandwich, bu trois cafés... Ça irait... Il refusait la fatigue, il la niait, il la piétinait. Georges, inquiet, le voyait maigrir depuis le commencement de la préparation de la pièce, et littéralement fondre depuis deux jours, mais il ne doutait pas qu’il tienne le coup jusqu’à minuit. Après les saluts, les derniers du Festival, il aurait tout le temps de récupérer, ou de s’écrouler.
À 10 heures pile, Diane arriva, plus belle que le ciel lavé par la tempête, jeune, éclatante comme si elle commençait le printemps.
— Toi au moins tu as l’air d’avoir dormi... dit Bienvenu, satisfait.
— Tu parles !... fit Lisa Owen.
— Allez, on y va... On commence par la Une. Brutus et Lucius. Paul, tu connais ta place, vas-y... Paul !... Où est Paul ?
Paul Saint-Malo, ex-Casca et nouveau Brutus, n’était pas là...
À 10 heures et quart il n’était pas encore arrivé. C’était si extraordinaire de la part de ce comédien modèle, toujours en avance pour répéter ou jouer, que le silence se fit peu à peu parmi les acteurs présents. Assis au bord de la scène, dans l’odeur de bois mouillé, les pieds pendant vers le sable qui fumait là où le soleil l’atteignait, ils commençaient à partager une crainte sourde, celle d’un nouveau drame... Ils savaient tous que Saint-Malo, quoi qu’il prétendît, vivait dans les tourments d’une perpétuelle et affreuse jalousie, que la conduite de sa femme entretenait comme un feu sans cesse pourvu en nouveau combustible.
Bienvenu n’y tint plus, et interpella Diane.
— Où est-il, ton mari ? Qu’est-ce qu’il fout ?
Diane, qui était en train de se regarder dans le miroir de son sac et de se retrousser les cils, répondit en haussant une épaule :
— Qu’est-ce que j’en sais ? Il est majeur et vacciné, il fait ce qu’il veut...
— On a travaillé dans sa chambre, dit le petit Fabre. Puis je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, il était plus là...
— Qu’est-ce que tu lui as encore fait ? dit Bienvenu à Diane.
Et il se mit à crier, emporté par l’exaspération et la fatigue :
— Tu pouvais pas lui foutre la paix pendant le Festival ? Te retenir un peu ? Te mettre un bouchon dans le cul pendant trois jours ? À la place de Paul, je te le cimenterais !...
Calmement, Diane tourna vers lui ses yeux immenses, couleur de rêve et de tous les ciels, et laissa tomber :
— Pauvre cloche !...
— Le voilà ! cria Fabre.
Saint-Malo arrivait, se hâtant sans courir, avec le masque habituel de son sourire sur le visage. Bienvenu tourna sa colère vers lui :
— Alors on répète pour toi, exprès pour toi, et tu n’es pas là ! Tu deviens dingue, ou quoi ?
— Excuse-moi, j’ai eu un accident...
— Quoi ?
— J’étais sorti faire un tour en voiture, pour me détendre un peu, le sommeil a dû me tomber dessus, j’ai fait une embardée et j’ai bousculé un motocycliste... Il a valsé dans le décor... Le temps de faire un constat... Ça ne va pas vite...
— Merde !... Tu n’as rien, au moins ?
— Non... Rien du tout...
— Et le motard ?
— Rien de grave...
— Bon allez, vite, en place ! On commence par la Une du Deux. Paul, prends ta place...
— Mais je n’y suis pas au début.
— Abruti ! Tu es Brutus ! Tu n’es plus Casca !
— Oh ! Excuse-moi...
— Tu as dû te cogner la tête contre le pare-brise ! On est joli, si tout le monde se paie des accidents ou des drames personnels ! Écoutez-moi tous ! Jusqu’à ce soir il n’y a que la pièce au monde ! la pièce que nous devons jouer et que nous jouerons bien ! tout le reste, mettez-le dans votre poche avec un mouchoir par-dessus ! Vous recommencerez à exister personnellement demain !... Ça sera bien assez tôt, pour faire les conneries habituelles... Allez, on y va... Lucius, allonge-toi, tu dors... Paul, à toi, vas-y...
BRUTUS : Holà !... Lucius !... Je ne puis discerner à la marche des astres...
Bournadel, le photographe de Paris-Match, arriva comme un retour de la tempête, traversa l’arène en courant, se hissa sur la scène, la traversa jusqu’au groupe d’acteurs qui bavardaient à voix basse en attendant leur tour, saisit Diane par le poignet et l’entraîna.
— Viens ! Foutons le camp !... Tu vas pas rester avec ce vieux con !...
Il avait un pansement autour de la tête, comme un héros de film d’aventure, mais également le nez et la joue gauche écorchés, ce qui était moins photogénique.
Saint-Malo s’était figé, blême.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? cria Bienvenu. Foutez le camp vous-même et laissez Diane tranquille ! Nous sommes en train de travailler !
Le photographe ne lâcha pas sa prise, mais du bout des doigts de l’autre main se frappa la tête, et cria aussi fort que Bienvenu.
— Vous avez vu ce qu’il m’a fait, ce salaud ? Si je n’avais pas eu mon casque j’étais mort ! Et ma moto est foutue !... Un vieux mégot pareil avec une fille comme ça !... Tu t’imagines que tu vas la garder ? Tu n’es qu’une vieille raclure ! Elle, c’est une reine !... Qu’est-ce que tu peux lui offrir ? Jouer Calphurnia !... Trois phrases pendant trois jours !... Tu es un minable !... Moi je vais la montrer au monde entier ! Des yeux comme ça, c’est fait pour foutre le feu aux écrans. Pas pour être cachés derrière des lunettes noires !... Demain, tous les grands d’Hollywood se la disputeront ! Il suffit de la leur montrer ! Je vais le faire ! C’est mon métier !... Viens, on s’en va...
Diane fixait sur le photographe un regard glacé. Elle se dégagea d’un geste sec.
— Tu as fini ton numéro ? Tu vois pas que tu déranges ? On est en train de répéter...
Saint-Malo se dressait devant lui, le visage durci, les poings serrés.
— Laisse-la tranquille ! Fous-nous la paix !...
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu regrettes de m’avoir raté ? Tu veux m’achever ? Tu crois que tu pourras tuer tous ceux qu’elle intéresse ? Allez, dégage !...
Ce fut Diane qui, à son tour, prit le poignet de Bournadel.
— Bon... C’est d’accord... Viens, on s’en va...
Elle l’entraîna vers le devant de la scène, sauta légèrement dans le sable, l’aida à descendre, il se tenait la tête de la main gauche, elle lui reprit le bras et ils s’éloignèrent dans l’allée centrale, entre les chaises du parterre, sortirent par la porte de la Présidence, dans l’ombre...
Les acteurs, silencieux, les avaient regardés partir.
— Ça, c’est le bouquet ! dit Lisa Owen... Et tu as personne pour la remplacer !... Tu veux que je téléphone à Simone ?... Je sais qu’elle est libre en ce moment... Elle l’a joué à Chaillot avec Wilson... Mais le temps d’arriver...
— Je m’en fous, dit Bienvenu... Je renonce... C’est plus possible... Allez-vous-en... On annule... Allez-vous-en...
Il faisait le geste de les chasser, d’une main sans force. Il ne sentait plus ses jambes. Il réussit à s’asseoir sur le plancher au lieu de tomber.
— Sale petite garce ! dit Lisa Owen.
— Et toi, qu’est-ce que tu es ? dit calmement Saint-Malo.
Il vint s’agenouiller près de Bienvenu.
— Ne t’inquiète pas, elle sera là ce soir... On va répéter sans elle... On sera prêt... Elle est partie pour le calmer... Elle va le mettre dans sa poche... Je la connais, ma petite Diane... C’est quelqu’un... Si elle veut faire une grande carrière, elle sait que ça ne peut pas être en commençant par une saloperie... Je veux dire une saloperie dans le métier... Laisser tomber un spectacle... Casser un Festival... Personne ne pourrait lui faire confiance... Les coucheries c’est autre chose... Tant que ça ne gêne pas le travail... Ça la regarde... Et moi je m’en fous... Il ne faut pas croire ce petit con... Allez, ne laisse pas tomber... Allonge-toi cinq minutes... Récupère... Et puis on s’y met... Tout ira bien ce soir... T’inquiète pas... Georges ! va lui chercher du café... Et aussi pour moi... Viens Lucius, nous allons répéter notre scène à tous les deux...
Holà !... Lucius !... Je ne puis discerner à la marche des astres si le jour approche... Allons !... Lucius !... Comme je voudrais dormir aussi bien que toi !...
Il fallait faire vite !... Mary prit un taxi – tant pis pour les frais ! — d’Orly au commissariat central du 12e. Mais de l’avenue Daumesnil à la Préfecture de Police il préféra le métro, c’était plus rapide. Il eut seulement la précaution d’ôter son imper de flic trop reconnaissable et de le garder plié sur son bras. Un flic tout seul dans le métro, c’était du beurre pour les loubards, une provocation ! Il n’avait pas le temps de se bagarrer.
En fin de matinée il avait enfin ce qu’il voulait : un tirage de la terrible photo qui avait si longtemps hanté sa mémoire et lui avait fait si souvent serrer les poings de rage et d’impuissance. Il emportait même deux diapositives couleurs, encore plus effrayantes, oeuvres de son collègue Fournay, un mordu de l’instantané, qui ne se déplaçait jamais sans son compact à flash, et mitraillait tout...
Il lui restait à rencontrer la femme à qui Fournay avait eu affaire alors que lui avait quitté Paris. Elle seule pouvait lui permettre de faire la liaison entre ce qui s’était passé à Paris et un an plus tard à Nîmes. Quand il l’aurait interrogée, il saurait si son intuition l’avait ou non trompé.
Elle habitait la banlieue est. Samedi... Pourvu qu’elle ne soit pas partie quelque part en week-end... Son numéro de téléphone était dans le dossier. Il appela...
Sonnerie... Sonnerie... Sonnerie... Son...
— Ah !
C’était un répondeur, qui répondait trop vite, en nasillant, qui annonçait que Christine Touret était absente « actuellement », et priait de laisser un message...
Mary raccrocha, furieux comme chaque fois qu’il tombait sur un répondeur. Absente « actuellement », qu’est-ce que ça voulait dire ? Pour une heure ou pour un mois ? Elle était peut-être allée chercher une tranche de jambon, ou peut-être partie pour l’Australie... Évidemment, on ne pouvait pas donner plus de précision sur un répondeur, pour ne pas renseigner Messieurs les cambrioleurs, mais tout de même... Quelle époque, bon dieu ! Dire que dans son village, quand il était enfant, on ne fermait jamais une porte à clef, ni le jour ni la nuit-
Il n’avait pas le choix. Il devait y aller. Il rappela le répondeur, se présenta comme un collègue de Fournay, dit qu’on rouvrait le dossier de cette triste histoire, qu’il avait besoin de quelques renseignements, et qu’il viendrait aujourd’hui à quatorze heures.
Il s’était bien gardé de dire qu’il arrivait de Nîmes et enquêtait sur la mort de Faucon.
Il sortit de la gare du R.E.R. en plein coeur de la « ville nouvelle » de Loisy-sur-Marne. Il pleuvait sur la grande pièce d’eau en forme de haricot et sur les fontaines de ciment abstrait qui crachaient des embruns et des jets désolés. Les immeubles d’habitation s’élançaient vers le ciel en pyramides, en degrés, en terrasses, en escaliers, aucun ne ressemblant à son voisin. Le commissaire s’attarda quelques secondes à les regarder et les trouva assez plaisants. Il y avait de l’air et de la couleur, et par-ci par-là de jeunes arbres qui peut-être grandiraient.
Christine Touret habitait un quartier de la vieille ville qui n’avait pas encore été rasé. Dans une rue d’immeubles bourgeois modestes et de villas de meulière avec jardins, une sorte de pavillon biscornu, défoulement de quelque artiste pompier du début du siècle. Les murs semblaient être en train de souffler une bulle en gomme à mâcher : un vaste atelier de verre en rotonde mangeait la moitié du premier étage et tout l’étage supérieur.
Au bout de l’allée de gravier à demi conquise par les pissenlits, Mary trouva la porte du rez-de-chaussée entrouverte ; il sonna. Une voix lui cria d’en haut :
— Montez !
C’était une voix grave, un peu éraillée, et Mary imagina immédiatement qui avait parlé : une grande femme maigre, qui fumait trop.
C’était exact. Christine Touret l’attendait en haut de l’escalier de chêne aux marches usées. Elle était grande et maigre, avec des cheveux gris qui lui pendaient jusqu’aux épaules en mèches plates. Son visage, marqué de rides profondes avec des joues creuses et un long nez en lame, était éclairé par de grands yeux bruns intelligents. La main qu’elle lui tendit avait l’index et le pouce tachés de jaune par le tabac. « Gauloises », pensa Mary en fronçant le nez. L’atelier paraissait sans limites. De grandes plantes vertes, caoutchoucs, philodendrons, yuccas, enchevêtraient leurs branches et semblaient se nouer aux marronniers du jardin. Un bananier étalait des feuilles immenses et supportait un lierre qui le quittait pour grimper jusqu’aux verrières du plafond. Entre leurs frondaisons se dressaient quelques chevalets portant des esquisses ou l’état final, vivement coloré, des travaux de Christine Touret : elle était dessinatrice pour tissus et papiers peints.
— Ce sont des plantes résistantes au tabac ? demanda Mary. Ou elles s’en nourrissent ?
— Je vois que vous faites la gueule... Vous ne fumez pas ?
— Si, un peu...
— Moi beaucoup... J’oublie toujours de vider mes cendriers. C’est ça qui pue... Asseyez-vous...
Mais il n’avait pas envie de s’asseoir. Il avançait lentement vers ce qu’il avait vu dès qu’il était entré : sur un chevalet, entre un hibiscus éclatant de fleurs orangées et les cheveux tombants verts et jaunes d’un chlorophytum, était exposée, agrandie au maximum, la même photographie qu’il avait vue dans une chambre de l’Imperator, le même portrait radieux qui contrastait tellement avec l’image qu’il venait d’extraire du dossier. Il sut alors que son « subconscient » avait bien travaillé. Les trois photos se rejoignaient. La liaison était faite. Il connaissait le coupable...
Christine Touret était en train de vider ses cendriers dans un sac en plastique. Elle s’énerva de le voir, immobile, regarder la grande photographie.
— Ne restez pas planté là !... Asseyez-vous donc !... Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Elle était prête, passionnément, à l’aider.
Pour la répétition on pouvait facilement se passer de Calphurnia. Saint-Malo entra dans la peau de Brutus comme s’il n’avait, toute sa vie, joué que ce rôle-là. Ce fut plus difficile avec Fabre, qui paniquait à chaque réplique. Bienvenu lui en coupa la moitié.
— Et allez donc ! disait Saint-Malo. Pourquoi se gêner ? Shakespeare est mort-
Bienvenu lui jetait un sale regard, et enchaînait. Vers deux heures de l’après-midi, ça allait à peu près. Bienvenu dit :
— Le II c’est dans la poche, le III ça peut aller... Jean, il faut qu’on revoie un peu le IV, ta scène avec Cassius... Tu sais ton texte, mais... Tu n’es pas tout à fait à l’aise... Bon, on recommence le III et le IV à cinq heures... Allez casser la croûte...
Après un moment de défaillance terrible, le metteur en scène avait repris toute sa vigueur. Il rentra à l’Imperator à pied avec Saint-Malo, lui donnant chemin faisant des indications pour sa scène avec Cassius. En approchant de l’hôtel il se tut. Saint-Malo sut à quoi il pensait, et répondit à sa préoccupation :
— Tu vas voir qu’on va la trouver en train de se taper tranquillement un homard !... Elle s’inquiète pas pour sa ligne, elle ! Qu’est-ce qu’elle peut avaler !...
Mais elle n’était ni au restaurant ni dans sa chambre.
Un quart d’heure plus tard, alors que Bienvenu, dans un coin tranquille du jardin, mangeait un énorme bifteck, un kilo de frites et un grand saladier de laitue en écoutant Georges lui donner les dernières nouvelles des réparations, Saint-Malo les rejoignit, pâle comme dut l’être César vidé par toutes ses plaies. Il s’assit près d’eux. Il n’osait pas parler. Une jarre en terre de deux mètres de haut les protégeait des regards en versant jusqu’au sol un flot de géranium. Un court jet d’eau murmurait derrière un buisson de romarin. Les abeilles rescapées ronronnaient de bonheur affairé. L’air sentait le miel et la sauge.
— Alors ? demanda Bienvenu en regardant Saint-Malo.
— Elle est... elle est partie !... Elle a fait ses valises... Elle a tout emporté... Il l’attendait en taxi...
— Tu as eu tort de le rater... dit Bienvenu.
— Mais je t’assure... ! Je n’ai pas... ! Pourquoi a-t-elle fait ça ?... Ça ne lui ressemble pas !...
— Hollywood !... Personne ne fait le poids, devant !...
Une guêpe vint pour la deuxième fois chercher un morceau de bifteck dans l’assiette de Bienvenu.
— Je suis sûr qu’elle sera là ce soir, dit Saint-Malo. Elle laissera pas tomber... Tu verras !... Tu verras !...
— Je m’en fous, dit Bienvenu. Je la remplace !...
— Quoi ?
— Et par qui ? dit Georges.
— Louis...
— Louis ? !
— Ça va pas ? Tu es malade !...
— Pour faire ce que je fais il faut effectivement en avoir un grain ! Mais nous irons jusqu’au bout ! Et pour aller jusqu'au bout, il nous faut une Calphurnia !... Et qui connaît le rôle de Calphurnia ?... Qui connaît tous les rôles de la pièce ? Louis ! Il jouera en travesti... S’il se mélange un peu les pieds ce n’est pas grave, il n’a pas tellement à faire ni à dire... Georges, tu vas aller le prévenir et lui essayer un costume et une perruque. Répétition à cinq heures. Moi je vais roupiller trois minutes...
— Pauvre Shakespeare ! dit Georges.
— Il n’y a pas de « pauvre Shakespeare ! » répliqua Bienvenu. Il n’est jamais pauvre ! Plus tu le charcutes, plus tu le mutiles, plus tu le tricotes, plus il est grand...
Et il s’en alla en mâchant une dernière feuille de laitue.
— Il est dingue... dit Saint-Malo, quand Bienvenu se fut éloigné.
— Mets-toi à sa place : tu vois une autre solution ?
— Diane reviendra, j’en suis sûr !...
— Tu es un bel innocent, dit Georges. Je me demande où je vais trouver Louis, à cette heure-ci...
Il le trouva tout simplement en train de dormir, dans le petit hôtel où il logeait. Quand il le mit au courant, Louis crut qu’il était encore endormi et qu’il rêvait...
Louis Espandieu, c’était le souffleur. Il ne soufflait plus depuis longtemps. Il avait soixante-douze ans. Et on ne souffle plus dans le théâtre moderne. À plus forte raison sur une scène démesurée comme celle des Arènes. Mais Bienvenu, qui le connaissait depuis ses débuts, l’engageait toujours dans ses spectacles, comme une mascotte. Il se rendait utile de mille façons, et pendant les représentations il était là, derrière un portant, à l’abri d’un escalier, la brochure à la main, tournant automatiquement les pages, répétant à voix basse, mot à mot, chaque réplique de chaque personnage, sans avoir besoin de les lire, inutile et parfait.
Discret, petit, ratatiné par l’âge, personne ne le voyait, on ne savait jamais où il était, mais quand on avait besoin de lui pour une course, un bricolage, un raccord, pour retrouver un objet égaré ou en trouver un introuvable, il était là.
Ce qui arrivait ce samedi était le plus grand événement de sa vie, car, fils d’acteur, né dans le théâtre, ne vivant que pour lui, et jouant tous les rôles, il n’en avait jamais joué aucun. Il tremblait, il claquait des dents pendant que l’habilleuse retaillait et ajustait sur lui un costume de Romaine.
— Georges, je vais être mauvais !... Je suis sûr que je vais être mauvais...
— Mais non ! Tu seras parfait !... Tu connais le texte ?
— Bien sûr !... Me voici Monseigneur !...
— Tu vois bien !
— Mais ma voix ?
— Elle est parfaite, ta voix ! C’est une voix de contralto, comme beaucoup de femmes en ont. Surtout les Romaines !
— Tu crois ?
— C’est évident ! Tu peux me faire confiance !
— Quand même... Débuter dans un rôle de femme... Je ne suis quand même pas... J’aurais préféré César !...
— Eh bien, tu manques pas d’air ! Pourquoi pas Dieu le Père ? Tiens, essaye ça...
Georges lui planta sur la tête une perruque de matrone.
— Tu trouves pas que c’est un peu grand ? remarqua timidement Louis dont la tête nageait sous les boucles.
— T’inquiète pas, on va te l’ajuster au poil... Tu as déjà l’air d’une reine ! Redresse-toi ! Tu es la femme de César !...
Louis s’emplit si bien de la majesté de son rôle, et se redressa tant, tout l’après-midi, qu’il gagna près de cinq centimètres. Efforts inutiles, gloire à peine entrevue, rêve évanoui : une heure et demie avant le début de la pièce, Diane arriva, imperturbable, exquise, fraîche, superbe, demanda à Georges, comme si de rien n’était, où se trouvait sa nouvelle loge, alla s’asseoir dans la portion de galerie qui en tenait lieu, devant un miroir tout neuf, sortit de son grand sac un assortiment de fards, se déshabilla, ne gardant que son soutien-gorge et sa culotte, et commença à se maquiller.
Bienvenu surgit, blême de colère, pour lui faire savoir ce qu’il pensait d’elle, mais avant qu’il ait ouvert la bouche, elle tourna la tête vers lui, lui sourit, et lui dit :
— Ça va ?
Bienvenu la regarda avec une sorte de stupeur, hocha la tête, et s’en alla.
Saint-Malo nageait dans le bonheur. Elle était revenue... Elle repartirait peut-être demain, mais c’était toujours quelques heures gagnées. Et puis on ne sait jamais, rien n’est jamais sûr, elle pouvait changer d’avis, ou bien le photographe pouvait avoir un autre accident, un vrai...
Pendant toute la journée, devant les guichets de location les candidats spectateurs avaient fait la queue sous le soleil. Le Cissi, portant sur son ventre une caisse à bretelle de sa fabrication, leur vendait de la bière tiède et des sandwiches fondants, en prophétisant sur un ton réjoui :
— C’est pas fini ! Ça va encore saigner ce soir ! Vous allez voir ! C’est pas fini ! Ça va saigner ! Faut pas rater ça ! Buvez donc un coup ! De la bière française ! Faut boire quand il fait chaud pour pas avoir le foie qui tourne en poussière !...
À quatre heures, les charmantes Nîmoises chargées de la vente des billets en avaient vendu deux mille de plus que les Arènes ne pouvaient contenir de spectateurs comprimés. Et tout autant de retardataires se trouvèrent sans billets quand elles fermèrent définitivement les guichets. Profitant du samedi, la clientèle habituelle des corridas était accourue de toute la région, partageant la conviction du Cissi : c’était pas fini ! Ça allait saigner ce soir ! On était venu à la fête par familles entières. On avait apporté le casse-croûte. On s’installa pour pique-niquer sur la Place des Arènes et sur l’Esplanade, on alluma des feux pour faire griller les saucisses, on déboucha les litres de rouge, on commença à chanter. Le Cissi vendait ses brochettes crues, puis il vendit les tomates et les poivrons entiers, avec des bouts de lard jaunes et des morceaux de bourguignon-semelle, il n’avait plus le temps de les enfiler sur ses baguettes. Son grand chien jaune allait d’un groupe à l’autre en remuant la queue, une oreille sur l’oeil, s’asseyait, disait « Ouah ! » et récoltait des croûtes et du gras qu’il avalait sans mâcher.
Quand les Arènes furent pleines, la place restait noire de monde. Des bouchons de CRS, sur plusieurs épaisseurs, bloquèrent les portes, s’opposant à la poussée de la foule déçue et furieuse. Tout à coup une voix tomba du ciel, la voix de Georges :
— La Direction des Tournées Bienvenu s’excuse de ne pouvoir vous laisser entrer, mais les Arènes sont plus que pleines !... Il n’y a plus de place pour un chat !
— Houou !... fit la foule frustrée.
— Mais nous avons branché des haut-parleurs, ceux par lesquels je vous parle en ce moment, et vous ne serez pas entièrement privés du spectacle : vous ne verrez pas, mais vous entendrez tout, gratis !... Les personnes possédant des billets qui n’ont pu être honorés pourront se faire rembourser dès demain aux guichets de location. Nous vous souhaitons à tous une bonne soirée !...
Des bordées de sifflets, d’insultes et de huées répondirent à ce souhait, mais il n’y avait rien à faire, on ne peut pas enfoncer les Arènes... La foule se calma et s’installa. Un groupe de jeunes Anglais qui traversaient la France à pied se mirent à gratter de la guitare et à tapoter du bongos. Un accordéon s’éveilla cent mètres plus loin. Les Anglais chantaient du Shakespeare : le dialogue de La Tempête, sur la musique de Purcell. Le vigneron accordéoniste, congestionné, chantait des chansons qu’il avait apprises de sa mère quand il était gosse : Fleur de Pavé, l’Hirondelle du Faubourg. Tous ceux qui l’entouraient reprirent en choeur Le Temps des Cerises. Il avait une belle voix de ténor. Il la poussait au maximum. Bien chanter, c’est chanter fort. Il transpirait énormément. Le Cissi vendait du café qu’il transportait dans un seau.
La nuit vint doucement. Les haut-parleurs se mirent à crachoter.
— Ah ! fit la foule.
L’accordéon se tut. La guitare égrena encore quelques notes dans le silence puis la voix de Flavius s’éleva, sombra, revint, s’établit, interpellant la plèbe romaine :
... Rentrez chez vous ! Ce
n’est pas jour de fête, aujourd’hui !
Que faites-vous ici ? Parle, toi ! Quel est ton
métier ?
Le guitariste aux longs cheveux blonds répondit en anglais :
I, sir, a carpenter.
Moi, monsieur ? Charpentier...
dit le haut-parleur.
Il avait fallu l’insistance conjuguée du maire et de l’administrateur des Arènes, qui avaient peur d’une émeute, pour faire accepter par Bienvenu que ses acteurs, au moins les principaux, soient munis de micro-émetteurs. Mais il avait donné à l’homme du son des instructions sévères : les haut-parleurs intérieurs ne diffuseraient que la bande-son, comme les autres soirs. Et le dialogue envoyé aux diffuseurs extérieurs devait être réglé à la puissance minimale. Que les « spectateurs » du dehors, comme ceux du dedans, s’ils voulaient entendre, fassent l’effort d’écouter...
Pas d’avion pour le retour : une grève sauvage du personnel au sol bloquait les départs. Mary eut juste le temps de revenir d’Orly pour sauter dans le dernier TGV. Il ne trouva qu’une place de dos. Il détestait voyager à l’envers. Réflexe de policier, qui aime voir où il va.
Une fois assis il se détendit. Il avait fait tout ce qu’il pouvait. Le voyage retour était une trêve avant le dénouement. Celui-ci ne dépendait plus que de la force de résistance de l’assassin. Mary rapportait des présomptions solides comme l’acier, mais aucune preuve. Combien de temps le meurtrier mettrait-il à craquer ?
Et s’il ne craquait pas ?...
On saurait tout cela bientôt. Pour l’instant, il n’y avait plus rien à faire. Que dormir...
Le commissaire arriva à Nîmes un peu après vingt-deux heures. Ce devait être l’entracte... Non, pas encore... La représentation commençait tard... Il se hâta vers le commissariat. Le Principal l’attendait.
Malgré la fenêtre ouverte, son bureau était saturé de l’odeur de ses pipes. Son veston informe était accroché au dossier de sa chaise, les manches de sa chemise à rayures, roulées au-dessus du coude, son col dégrafé, sa cravate sur le bureau, en travers des dossiers. Visage fatigué, sali par la barbe du soir, blanchâtre. Il demanda :
— Alors ?
— C’est bien la même, dit Mary.
Il ouvrit son porte-documents, en tira un numéro de Paris-Match vieux de trois ans, que lui avait confié Christine Touret, le posa devant Gobelin, présentant à plat la publicité qui occupait toute la 4e page de couverture. Elle était constituée par la photo en couleurs d’une adolescente, vêtue seulement d’un short bleu, debout près d’une chaise sur laquelle était posée une paire de chaussures de sport. Près de ses pieds nus, un sac de sport bleu, ouvert, laissait entrevoir un maillot d’athlétisme et divers accessoires. On devinait que la jeune fille était en train de s’équiper pour aller courir dans un stade ou dans l’herbe, livrer son jeune corps à la joie du jeu et de l’effort épanoui. Sur le sac était écrit en grosses lettres blanches le nom de la marque des chaussures. Le visage et le corps de l’adolescente rayonnaient de jeunesse et de beauté.
— Montrer les nichons d’une fille pour faire acheter des godasses, c’est bien une idée de ces tordus de la pub ! dit Gobelin. Mais il faut avouer que ces nénés sont engageants... et le reste aussi... Elle a l’air bien, cette gamine... Et heureuse... Elle aurait pu faire une carrière...
— Elle n’a pas eu le temps... Ça, c’était avant sa rencontre avec Faucon, la voici après.
Mary posa à côté de la page colorée de la revue une photo en noir et blanc, presque aussi grande. Gobelin arracha la pipe de sa bouche et pâlit.
— Merde ! dit-il. C’est moche !...
La photo, que Mary avait extraite du dossier parisien, montrait une jeune morte étendue sur un matelas crasseux posé à même le sol. Elle ne portait qu’un blue-jean qui avait peut-être été ajusté, mais qui était devenu trop grand et qu’une corde grisâtre, nouée, serrait à la taille. Le buste de la jeune fille était d’une maigreur effrayante. Son sein droit s’était résorbé jusqu’à l’apparence de celui d’une fillette, saillant à peine sur les côtes squelettiques. La pointe et une partie du sein gauche manquaient, remplacées par une plaie sombre. De l’oreille qui sortait entre les mèches de ses cheveux sales il ne restait plus que la moitié.
— Mutilée ? demanda Gobelin.
— Non... Les rats...
Les yeux de la morte étaient fermés. Ses lèvres, entrouvertes sur ses dents très blanches, esquissaient l’horrible caricature d’un sourire. Sur le parquet plein de taches et de débris traînaient à côté du matelas une cuillère en fer et un bout de bougie renversé. Pas de seringue. Le précieux objet avait été emporté.
— Overdose ?
— Oui.
— Volontaire ?
— Peut-être... Comment savoir ? Nous l’avons trouvée quand nous avons essayé de nettoyer le quartier Châlon, près de la gare de Lyon. Dans un immeuble abandonné, au deuxième étage. Les quelques squatters qui l’occupaient s’étaient tirés avant notre arrivée. Sans doute à cause de la morte...
« J’ai quitté Paris cinq jours après. Elle n’était pas encore identifiée. Quand on a su qui elle était, c’est Fournay qui a eu affaire à sa mère. Moi je l’ai rencontrée aujourd’hui. Elle m’a raconté toute leur histoire.
Le Commissaire principal prit une photo dans chaque main, portant ses regards de l’une à l’autre.
— On ne dirait vraiment pas la même fille... Qu’est-ce qui vous a fait faire le rapprochement ?
— Ceci, dit Mary.
Il prit les deux photos, les posa à plat et désigna du bout du doigt, sur l’une et sur l’autre, presque au coin des lèvres, une petite tache noire, une « mouche », qui marquait la joue gauche.
— Eh bien, dit Gobelin, vous qui ne voyez jamais rien, vous avez l’oeil !...
— J’avais dû, hélas, examiner la gamine de près, et j’avais noté ce « signe particulier » dans mon rapport. Je ne risquais pas de l’oublier... Quand j’ai vu la photo dans la chambre de l’Imperator j’ai été frappé par la présence de cette marque, mais j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une coïncidence. Il y avait si loin de ce visage rayonnant aux pauvres restes du taudis du quartier Châlon... Et pourtant il y avait quelque chose de commun : cet air d’innocence, même dans l’horreur... Je ne me souvenais pas d’une façon assez précise du visage de la morte. Il fallait que je le revoie...
« Mais si c’était le même, ce visage, radieux ou tragique, me conduisait vers quoi ? Vers l’impossible !...
« Quand, tout à coup, pendant que j’étais déguisé en Romain ridicule et que je me demandais, sous les projecteurs, comment et quand le meurtrier avait pu frapper, j’ai su quel était le détail qui m’avait accroché dans une des deux lettres, celle adressée à la police. Et ce détail m’a paru si évident, si énorme, que tous ceux qui l’ont aperçu auraient dû comprendre...
— Alors moi qui suis un vieux con, cria Gobelin.
Vous allez
peut-être
m’expliquer
pour que je me sente enfin
intelligent
?
Le Principal sortit la missive du dossier, la jeta sur le bureau et posa sur elle son poing fermé.
— Il faut admettre, dit Mary, que l’auteur de la lettre est le meurtrier. Ce ne peut être que lui. Pour un travail de ce genre on n’a pas de complice et on ne fait pas de confidences. Il envoie donc ce message pour attirer l’attention de la police sur ce qui va se passer. Ou plutôt sur ce que la police croira qui va se passer... Or ce qui se passera n’est pas vrai !... Et malgré lui, obéissant à un inconscient, mais puissant désir d’être’puni, le meurtrier nous le fait savoir, par un détail qui échappe à sa volonté et à son attention, et qui donne la clef du mystère... Regardez le mot « vraiment »...
Gobelin souleva sa main et regarda la feuille en fronçant les sourcils.
CE-SOIR
les conjurés
tueront vraiment
César
— Vraiment... vraiment... Vraiment quoi ?
— Le mot est composé de deux morceaux accolés, et le second est le seul de tout le message qui soit en italique, ce qui lui donne une importance particulière... Or que dit ce mot, si on le considère tout seul ? Il dit MENT. Et il est accolé au mot VRAI ! Inconsciemment, l’auteur du message nous faisait ainsi savoir que le vrai était faux, que ce que nous allions voir nous mentirait, et que la vérité était ailleurs...
— Ce qui est vrai, dit Gobelin, c’est que votre cervelle fonctionne d’une façon complètement siphonnée.
— C’est possible, dit Mary en souriant. En tout cas, dès l’instant où ma cervelle siphonnée a compris la signification cachée du mot « vraiment », tout s’est éclairé, chaque détail a pris sa place, tout est devenu évident, et je connaissais le nom du meurtrier.
« Et j’ai commencé à regretter d’avoir à le démasquer. L’homme qui avait conduit cette fille vers cette déchéance, au bout de laquelle se trouvait inéluctablement la mort, méritait mille fois le coup de poignard qu’il avait reçu...
« Tout cela à condition que la fille de Châlon soit bien celle de la photo de l’Imperator... Aujourd’hui nous sommes fixés. C’est bien elle, et elle se nomme bien Sophie, comme je le supposais. Née de Christine Touret et de père inconnu... Et c’est elle qui a été laissée sur le quai de Marseille par Faucon, en plein désespoir et avec de l’héroïne pour se consoler...
« Maintenant que vous savez tout, je regrette de vous avoir mis au courant de mes soupçons... Si je ne vous avais rien dit avant la mort du petit Brutus, vous lui auriez tout collé sur le dos, et l’affaire serait close... Écoutez, Chef, personne n’est au courant, à part vous et moi... À sa mère j’ai dit que c’était l’enquête sur les marchands de drogue qui continuait... Sans quoi elle m’aurait envoyé promener : vous pensez bien qu’elle se réjouit de la mort de Faucon... Elle a eu tout de suite l’idée logique du coupable puis elle a vu la télé et elle s’est rendu compte comme nous, que c’était un coupable impossible. Et pourtant c’est lui... Alors, si on laissait tomber ?... Personne ne pourra l’accuser... Laissons-le courir... Il se punira lui-même un jour ou l’autre...
Le Commissaire principal regarda longuement la photo en noir et blanc, puis soupira et leva les yeux vers Mary.
— Vous savez bien, mon petit, que nous devons faire notre métier...
Il replaça la lettre dans son dossier et voulut y joindre la photo, mais Mary intervint.
— Non... Emportons-la, nous en aurons besoin...
Gobelin déroula les manches de sa chemise et remit sa cravate. Pour une arrestation, il avait l’habitude d’être correct. Il enfila son veston, vérifia que son pistolet se trouvait dans sa poche, le montra à Mary.
— Vous avez le vôtre ?
— Oui, mais je ne crois pas que...
— On ne sait jamais... Allons-y... Biborne et Bonnet sont déjà là-bas...
En descendant cet escalier qu’il avait descendu et monté si souvent il pensa que bientôt il n’aurait plus à se plaindre qu’il lui cassait les pattes, et il en éprouva un incontestable pincement au coeur. En traversant la cour, il leva la tête vers les étoiles visibles entre les branches qui avaient résisté à la tempête. Soir après soir, les claires étoiles du ciel de Nîmes avaient salué la fin de sa présence quotidienne au commissariat. Non de son travail. Dans ce métier, le travail ne s’interrompt jamais. Eh bien il allait faire mieux que s’interrompre : se terminer. Il soupira et revint à l’affaire en cours. En s’asseyant au volant de la voiture, il demanda à Mary :
— À quel moment est-elle devenue la maîtresse de notre particulier ? Avant ou après Faucon ?
— Elle n’était pas sa maîtresse, dit Mary, elle était sa fille.
Miraculeusement, tout s’était bien passé : les nouveaux César et Brutus avaient sans trébucher remplacé les morts, le petit Fabre avait incarné un excellent Casca, et aucun spectateur ne s’était aperçu de l’absence du personnage falot de Cimber, gommé par Bienvenu.
La pièce se terminait, et la moitié du public se réjouissait de la voir arriver au bout : assis sur de la pierre ou du bois, les hommes qui n’avaient pas pris la précaution d’apporter un petit coussin avaient mal aux fesses et se tortillaient. Les femmes souffrent moins de ce genre d’inconvénients, la nature a pourvu à leur confort. Elles, comme eux, se sentaient un peu frustrées : le spectacle avait été superbe, mais ils attendaient quelque chose de plus, et ils n’avaient vu et entendu que du Shakespeare-
Antoine le vainqueur, debout près du Brutus, horizontal, vaincu et mort, s’adressait au public et à la postérité :
ANTOINE : Sa vie fut noble. Seul le désir du bien de la Patrie avait armé son bras contre César qu’il aimait. Le monde entier pourra dire de lui : c’était un homme !...
OCTAVE : Sa dépouille recevra les honneurs dus à celle d’un héros. Que ceux qui ont combattu maintenant se reposent. Et nous, allons partager les gloires de ce jour fortuné...
Gloires des projecteurs, gloires des applaudissements, gloires des rayons laser qui nimbent de rouge et d’or l’enceinte millénaire des Arènes. Le public se lève et crie son plaisir, les morts se relèvent, les absents reviennent, c’est le moment des gloires du salut. Ce soir il ne manque personne. C’est fini. La pièce est finie, la soirée est finie, le Festival est fini. Il n’y aura pas de sang supplémentaire...
À la porte des taureaux, par où doivent passer tous les acteurs revenant de la scène, les policiers attendent.
Ils étaient quatre en civil : Gobelin, Mary, Biborne et Bonnet. Plus six agents. Et l’arène tout entière était cernée par le cordon de CRS. Le meurtrier, encore sur la scène en train de saluer, était déjà pris dans la souricière.
Devant l’absence totale de preuve, Gobelin et Mary avaient décidé de frapper un grand coup psychologique, pour essayer d’obtenir un aveu. Ce qu’ils allaient faire n’était ni classique ni peut-être légal, mais cela amusait Gobelin, à deux jours de la retraite, de piétiner un peu les habitudes. Si le gus résistait, on en reviendrait à la vieille méthode : en route pour le commissariat, et pour les interrogatoires interminables, comme au cinéma...
Et s’il n’était pas coupable ? Si, après tout, le petit Brutus... ? Le raisonnement de Mary était impeccable, mais ce n’était qu’un raisonnement. La mort de Brutus, elle, était un fait...
Eh bien, ce serait en tout cas une péripétie intéressante. La vieille carcasse policière du Commissaire principal en rajeunissait. Il se sentait capable de courir un cent mètres. Et de le gagner. Presque...
Biborne et Bonnet avaient appris sans s’étonner le nom de celui qu’on allait interpeller. Un policier ne s’étonne de rien. Ils se tenaient prêts à intervenir. La main de Biborne, dans la poche droite de son veston, caressait les menottes. Mary avait fait disposer et allumer un petit projecteur, dont lui seul savait quel serait l’usage, et qui pour l’instant éclairait le sol d’un mini soleil rond, à ses pieds.
Les figurants qui se remettaient en civil ou plutôt en militaires rampants du XXe siècle, les habilleuses, les électros, les machinos, les hommes du son, tout le peuple des coulisses, se rendaient compte que quelque chose se préparait, et des chuchotements le faisaient savoir à ceux qui l’ignoraient encore. On s’approchait doucement, on venait voir, on regardait les policiers, on parlait à voix basse, on se taisait, on attendait.
Sur scène, l’obscurité succédait brutalement aux projecteurs, les applaudissements s’éteignaient, les projecteurs se rallumaient, les applaudissements et les « bravo ! » reprenaient flamme... Six rappels... Sept... Huit...
Georges en souriait de bonheur, oubliant presque la présence policière. Bon sang, on y était arrivé ! Malgré le sang versé, malgré la tempête du siècle, on avait réussi à faire passer le théâtre ! Et c’était un succès ! Plus qu’un succès : un triomphe ! Les derniers applaudissements n’en finissaient pas, le public frappait des pieds, criait. C’était le moment où, au concert, le virtuose revient de la coulisse pour faire un bis et le chef d’orchestre lève sa baguette. Mais Shakespeare ne se recommence pas...
À regret, les applaudissements s’éteignirent et les projecteurs aussi, remplacés par l’éclairage général, jaunasse et plat.
— Écartez-vous ! dit Gobelin aux curieux qui entouraient les policiers. Dégagez-moi tout le coin ! dit-il aux agents.
Ils s’y employèrent. Ce ne fut pas facile. Biborne et Bonnet durent leur prêter main-forte.
L’assassin était en train d’arriver. Il était là, dans ce groupe qui approchait sans se presser, en bavardant, les visages heureux sous les fards et la sueur. Le succès nourrit les acteurs mieux que le pain. Les applaudissements oxygènent son sang, redressent ses os. Chacun pense : «j’ai été bon... j’étais le meilleur... » Il se sourit à lui-même et sourit aux autres avec bonté.
Torrent Duval, le nouveau César, qu’on appelait dans le métier Tor-Du, ôtait sa perruque et épongeait avec sa toge son crâne rapiécé. Saint-Malo, le nouveau Brutus, posait sa main sur le bras nu de sa femme. Diane s’en débarrassait d’un geste, comme d’une mouche. Il se posait de nouveau. Elle répondait à Bienvenu qui lui disait qu’elle avait été très bonne. Elle ricanait :
— Tu parles !... Donne-moi un vrai rôle et tu verras ce que je peux faire !...
— Des vrais rôles, des grands rôles, tu en auras ma belle, tu les mérites... Mais ce n’est pas moi qui te les donnerai... Je pense comme ton petit photographe : on va se battre pour t’avoir. Je te demande une chose, et je sais que tu m’écouteras, parce que ce soir tu es revenue... Quelles que soient ta carrière et ta gloire, je te demande ceci : n’oublie jamais ce que tu dois au théâtre...
Sans cesser de marcher, elle se souleva sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue. Il se mit à rire.
Pierre Carron-Cassius, le veuf, marchait à la gauche de Bienvenu. Il était le seul à ne pas avoir l’air heureux. Il baissait la tête, paraissait battu, abattu, vaincu comme son personnage, portant à la fois le deuil de sa femme et de son rôle.
Derrière, Lisa Owen traînait la jambe. La représentation terminée, l’âge et l’alcool l’accablaient.
Et, se pressant, dépassant les groupes de figurants, rattrapant les grands rôles, arrivait Signorelli dit Larbi, ex-garde du corps de Faucon ; chargé du rôle insignifiant de Ligarius. Il avait fini depuis longtemps. C’était son dernier soir, son dernier rôle, son dernier contact avec le théâtre. Il avait l’air, un peu égaré, de ne pas savoir exactement vers quoi il allait, comme un rugbyman qui fonce avec le ballon vers les buts adverses, dont le séparent des paquets d’adversaires hargneux, infranchissables.
Il arriva à la hauteur des policiers et des agents qui barraient la sortie de la scène. Il s’arrêta, fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il y a ?...
Mary, sans répondre, s’écarta et lui fit signe de passer. « Ce n’est donc pas lui, pensèrent les témoins. C’est lequel des autres ? » Tor-Du, Saint-Malo, Bienvenu et Carron arrivaient avec Diane. Ils s’arrêtèrent à leur tour. Diane regarda les policiers avec une moue amusée et se pendit au bras de Bienvenu.
— Que se passe-t-il ? demanda celui-ci, avec sa belle voix de scène.
Derrière le cordon de policiers, Georges, qu’on avait autorisé à rester à proximité, tremblait de peur et de pitié. Lui savait. Depuis le premier soir, il connaissait le nom du coupable, parce qu’il connaissait la pièce dans ses moindres détails, aussi bien que le meurtrier. Et il savait quel nom allait prononcer le Commissaire principal. En prévision de cet instant, dès qu’il l’avait vu installer son dispositif, il était allé chercher dans la malle à accessoires un revolver qui servait très rarement, et ne tirait que des balles à blanc. Mais c’était une arme véritable, bien graissée, un vrai bulldozer de western. Et il l’avait chargé de vraies balles. Il en gardait une boîte dans la malle. On ne sait jamais...
Gobelin fit un pas en avant vers le groupe. Georges posa la main sur l’arme engagée dans sa ceinture.
— André Bienvenu, dit le Commissaire principal, je vous arrête pour l’assassinat de Victor Faucon !
De tous les coins d’ombre et de pénombre, où s’étaient dissimulés les curieux refoulés, et des bouches mêmes des agents, un « oh ! » de stupéfaction s’éleva.
Diane s’écarta un peu du metteur en scène, pour mieux le regarder, et demanda, avec une surprise pleine d’intérêt :
— C’est toi, qui l’as fait ?
Bienvenu n’avait pas l’air étonné, mais amusé.
— La police est vraiment tordue ! dit-il. Vous savez bien que je n’étais pas sur le plateau pendant la scène du meurtre ! Antoine s’en va avant que les conjurés passent à l’action, et revient un bon moment après !...
— C’est exact, dit Mary. Vous n’étiez pas parmi les conjurés, mais vous étiez là pour tuer Faucon !...
— Tout cela est saugrenu, dit Bienvenu. Nous en discuterons si ça vous amuse, mais j’aimerais bien me changer et m’asseoir. Après toute cette folie, je suis exténué. Je croyais avoir tout vu, mais voilà que ça continue, en pire !...
— Vous n’avez pas tout vu, dit doucement Mary. Mais je sais que vous avez vu l’abominable...
Il tenait derrière son dos quelque chose, qu’il porta devant lui, dans la lumière éclatante du petit projecteur.
— Vous avez déjà vu cette photographie... Pouvez-vous nous jurer, sur elle, que vous n’êtes pour rien dans la mort de Faucon ?
Le public, qui était en train de sortir lentement, entendit un cri d’agonie, un appel effrayant hurlé avec tout le désespoir du monde.
— SOPHIE !...
C’était un cri de mort et d’horreur, et en même temps un cri d’amour infini. La foule en fut pétrifiée. Son mouvement collectif et tous ses mouvements particuliers s’arrêtèrent. Et puis il y eut deux coups de feu. Le Cissi, qui était en train de vendre, au-dehors, des sandwiches aux merguez aux spectateurs qui sortaient affamés, éclata de rire :
— Je l’avais bien dit, que c’était pas terminé !...
Et il se mit à courir vers l’entrée la plus proche, sa caisse à sandwiches rebondissant sur son ventre, son chien jaune gambadant derrière lui. Tous les spectateurs déjà sortis repartaient en sens inverse et rentraient dans les Arènes.
Frappé au coeur comme par le poignard qui avait traversé Faucon, Bienvenu avait crié le nom de sa fille livrée à la drogue et aux rats. Et il avait continué de crier :
— Oui, c’est moi ! Je l’ai tué ! Je l’ai tué cent fois ! Je l’ai tué mille fois ! Je ne l’ai pas assez tué ! Ordure ! Salaud ! Ignoble fumier !
Défiguré par la rage et la douleur, le visage ruisselant de larmes, il prit la photographie et, d’une main tremblante la pressa contre sa bouche gluante de fards et de pleurs.
Biborne s’approcha, tendit les menottes. Il reçut un grand coup dans le dos et fut projeté sur le côté. Georges surgit près de Bienvenu, lui tendant le revolver.
— Tiens, André ! Tiens !...
En un instant, Bienvenu redevint l’homme d’action. Il saisit l’arme et tira deux fois, par-dessus les têtes. C’était des balles énormes, des fruits de cuivre gros comme des dattes. Les détonations, sous la voûte du passage, résonnèrent autant que des coups de canon. Les projectiles ricochèrent sur la pierre et miaulèrent en zig-zag. Les témoins et les agents se jetèrent à terre ou à genoux, recroquevillés. Bienvenu repartait en courant vers la scène, brandissant le revolver et la photo, et continuant de crier pour se faire place libre. Bonnet avait sorti son revolver et le visait, les deux bras tendus.
— NON ! cria Mary. Ne tire pas !... Il ne peut pas s’échapper !...
Le chef électro, comme tous les techniciens de l’équipe, aimait Bienvenu. Il appuya sur le disjoncteur central, coupant toutes les lumières. La douce obscurité de la nuit tomba sur les Arènes. Biborne avait eu le temps de passer les menottes à Georges, faute de mieux. Un autre électro, ne comprenant pas le geste de son chef, rétablit les lumières.
Bienvenu avait disparu.
On ne mit pas longtemps à le trouver. Il ne cherchait pas à fuir. Il ne se cachait pas, au contraire. On l’entendit, d’abord. Il criait :
— Venterol ! Venterol !...
C’était le nom de l’ingénieur du son. Celui-ci était aux aguets, comme tout le monde. Il leva la tête pour répondre en direction de la voix :
— Oui ! Je t’écoute !... Qu’est-ce que tu veux ?
— Branche les haut-parleurs ! Tous ! Il faut qu’on m’entende dedans et dehors, que je gueule jusque dans les rues ! Mets toute la sauce ! Il faut que tout le monde sache qui était ce fumier !
Venterol courut vers son tableau de commande. Le chef électro devina où était Bienvenu. Il lui balança un projecteur et éteignit tout le reste. Et la foule, soudain plongée dans le noir, découvrit un grand Romain suspendu au milieu de la nuit, éclatant de lumière dans sa cuirasse blanche.
Il y eut une grande rumeur et des exclamations sur les gradins aveuglés. À tâtons, ceux et celles qui le purent s’assirent. La représentation continuait. Et de quelle façon extraordinaire ! Est-ce que c’était prévu ? Qu’allait-il se passer ? Et comment tenait-il en l’air ?
On comprit vite qu’il était debout sur la petite plate-forme cernée par la couronne de laurier au sommet de la statue de Pompée, dont la haute masse pâle se devinait vaguement dans l’obscurité.
Quelqu’un cria :
— Il a un revolver !
Comme pour lui donner raison, Bienvenu leva le bras et tira vers les étoiles. L’explosion jaillit de tous les haut-parleurs, et une explosion de cris de frayeur lui succéda.
— N’ayez pas peur !... dit la voix énorme de Bienvenu.
Il n’avait plus besoin de crier, son micro-émetteur fonctionnait parfaitement, et Venterol avait poussé la diffusion au maximum de la puissance. Bienvenu s’efforçait de parler calmement, mais la colère lui faisait parfois cracher un mot qui saturait les diffuseurs, faisait grincer les Arènes et cliqueter les tuiles des maisons autour de la place.
— Je vous demande seulement de m’écouter !... Vous me reconnaissez !... Vous venez de me voir pendant trois heures : je suis Antoine !... Mais sous la peau d’Antoine il y a un homme : André Bienvenu, et c’est lui qui a tué le salaud qui se trouvait sous la peau de César ! C’est moi, André Bienvenu, qui ai tué Victor Faucon !
Cet aveu clamé par ce fantôme blanc suspendu au milieu des étoiles frappa la foule de stupeur. Bienvenu continuait :
— Peu importe comment j’ai fait. Vos journaux vous l’apprendront. Ce que je veux vous dire, ce que je veux que vous sachiez, c’est qui était véritablement celui que vous adoriez !
Lisa Owen gémit :
— Quel sale cabot ! Venterol, fais-le taire ! Coupe les haut-parleurs !
— Non, dit Gobelin... Ne coupez rien, mais donnez-moi un micro...
— C’était un grand acteur, un acteur génial, le plus grand de tous ! disait Bienvenu. Comme il n’y en a plus eu depuis Chaplin et Greta Garbo ! mais son coeur était de pierre et son âme était celle d’un porc !...
La foule accueillit très mal ces insultes à la mémoire de son idole morte, et répondit à la voix qui descendait vers elle comme celle du tonnerre :
— Salaud ! C’est toi le porc ! Assassin ! Et la police, qu’est-ce qu’elle fout ?
Des centaines, puis des milliers de petites voix, surtout les voix pointues des femmes, composèrent dans la nuit une grande houle de protestation qui monta à l’assaut du fantôme blanc.
— Écoutez-moi ! Écoutez-moi ! Vous ne le connaissiez pas ! Vous ne saviez rien de lui ! Je vais vous dire qui il était vraiment !
Une autre voix de géant se superposa à la sienne.
— Bienvenu, à toi d’écouter !...
Surpris, il se tut. La voix continua :
— Je suis le Commissaire Gobelin... Jette ton arme et descends de ton perchoir ! Ce que tu as à dire, tu le diras au juge... Il est là en bas, il t’attend... Jette ton arme et descends ! Ne nous oblige pas à aller te chercher !...
— Si vous venez me chercher, j’ai encore trois balles !... Si vous me laissez parler, je descendrai sans histoire. Que veut le juge, la vérité ? Eh bien laissez-moi la dire !...
Après un court silence, Gobelin répondit :
— Je te laisse cinq minutes ! Pas une de plus...
— Hou ! Hou ! cria la foule. Descendez-le ce salaud ! Flinguez-le ! Où sont les flics ? Ils ont les jetons ? Nous on va le descendre ! Jules, va chercher ton fusil !...
Les agents veillaient au pied des échelons derrière la statue. Les commissaires se tenaient devant elle, au ras des chaises d’orchestre, avec assez de recul pour bien voir l’homme perché.
Mary, devant l’hostilité de la foule, réfléchit puis s’esquiva vers les coulisses.
Un extraordinaire dialogue s’établit entre Bienvenu et le public, son public, qui pour la première fois lui était hostile, mais qu’il dominait par la puissance des haut-parleurs. Et il parvint à raconter par morceaux entrecoupés de hurlements, de cris d’hystérie et d’insultes, quelques-uns des « exploits » de Faucon, et en particulier ce qu’avait été réellement la fameuse « croisière d’amour » dont la presse du coeur avait fait une sorte de romantique embarquement pour Cythère.
Sa voix débordait dans la ville, ricochait en échos grondants et incompréhensibles dans tout le quartier des Arènes et au-delà. Les cinq minutes accordées par Gobelin étaient depuis longtemps passées. Le Commissaire principal laissait faire et laissait dire, pris par l’ambiance fabuleuse de cette nuit dramatique, sa dernière nuit : demain, non aujourd’hui déjà, c’était dimanche, et lundi la retraite... Alors, parle, parle, pauvre ballot, de toute façon ça finira mal pour toi... À ses côtés se tenaient le maire, le substitut, et le juge d’instruction, qui avaient voulu assister à la dernière représentation et avaient rejoint le groupe policier. Le préfet était déjà couché. Quand il fut mis au courant, il se rhabilla rapidement et voulut venir aux Arènes. Mais il ne put approcher.
Tous ceux qui ne dormaient pas encore dans Nîmes avaient su rapidement qu’il se passait quelque chose, que l’assassin de Faucon, démasqué, avait transformé les Arènes en Fort Chabrol, qu’il avait déjà tué trois policiers et que la fusillade avait fait de nombreuses victimes parmi les spectateurs. Des ruisseaux de sang, une hécatombe.
En voiture où à pied ils accoururent, ils vinrent voir et ils ne virent rien, mais ils entendirent, serrés autour du grand vaisseau de pierre en une sorte de mousse humaine compacte, immobile et mouvante, grise avec des taches de couleur sous l’éclairage des lampadaires, couvrant la place, débordant dans les rues, ne comprenant rien, saisissant des morceaux de phrases grondantes et des gerbes de cris pointus. Et puis il y eut, de plus en plus nombreux et longs, des trous de silence...
La foule des gradins changeait lentement d’opinion. Les détails donnés par Bienvenu la brutalisaient, mais ils ne pouvaient pas être inventés. Et la colère de l’acteur, à mesure qu’il approchait de l’histoire de Sophie, dont il n’avait encore rien dit, cédait la place à la douleur. Il ne pouvait plus finir ses phrases, il hoquetait, il se taisait, et la foule se figeait dans le silence.
Il dit :
— Maintenant il faut que vous sachiez pourquoi je l’ai tué, moi ! Voilà... Je... Excusez-moi, je...
Et il se mit à crier :
— Ma fille était sur ce bateau maudit avec les autres pauvres paumés... Ma petite fille ! Ma Sophie !...
Et sa voix redevint un murmure, que les haut-parleurs portaient jusqu’aux toits de la ville...
— Elle avait dix-huit ans... Elle était belle... Elle était gaie... elle aimait rire et vivre... Elle était douce, innocente... Et elle était folle d’amour pour ce démon qu’elle prenait pour un ange... Il l’a pourrie... Elle est morte...
Il hurla :
— Je voudrais qu’il soit encore vivant pour le tuer encore ! Il n’a pas eu ce qu’il méritait !
Il se mit à sangloter, debout dans la lumière, ridicule et tragique. La voix de Mary succéda à la sienne :
— Ici le commissaire Mary. Je verse une pièce au dossier... Voici Sophie telle que la police parisienne l’a découverte, il y a un an...
Mary avait trouvé ce qu’il cherchait : le chef électro et l’appareil qui lui avait servi à projeter l’image du spectre de César. Mais c’était un projecteur pour film, ça ne pouvait pas marcher pour une diapositive fixe.
— Je pourrais la bloquer dans le couloir, dit le chef électro. Mais ça ne durera pas, elle va fondre...
— Ça ne fait rien... Prépare-toi, on va le faire...
Et la foule bouleversée vit d’abord une sorte de brouillard lumineux se former au-dessous de Bienvenu, puis, après la mise au point, elle vit la pauvre morte, couchée sur toute la hauteur de la statue de Pompée, avec son vieux blue-jean, son buste blême squelettique, ses plaies brunâtres, une goutte rouge au pouce de la main droite : la perle de verre d’une bague fantaisie, et ses dents si blanches entre ses lèvres décolorées.
Une tache noire naquit et bouillonna au milieu de son ventre,
grandit en un instant et dévora toute l’image. La diapo brûlait. La projection s’éteignit.
Un silence d’abîme régnait dans les Arènes. La foule extérieure sentit ce silence et cessa de remuer. La voix de Bienvenu renaquit, faible, basse, elle ne s’adressait plus au public, aux policiers, aux juges, au monde. Il parlait à sa fille. Il n’avait pas pu voir la projection, mais il savait ce qu’elle avait montré. Il était tombé à genoux, ses jambes ne le portaient plus. Les yeux fermés dans la lumière il parlait à Sophie, il lui demandait pardon, il n’avait pas su veiller sur elle, l’empêcher de se jeter entre les mains de ce monstre.
— Je l’ai tué, ma chérie... Je l’ai tué dans la gloire, à cause de ton amour pour lui... Toi tu es morte dans le désespoir et dans l’horreur, mais tu es avec les anges, maintenant, dans la paix et dans la joie... Sois heureuse, ma chérie, pour toujours...
Il se releva brusquement, brandissant son arme, et cria :
— Mais toi, maudit, ne crois pas que tu en aies fini avec moi ! Je te tourmenterai jusqu’au fond de l’enfer, pendant l’éternité !
Il fit un bond prodigieux et parut s’envoler dans la lumière. Au sommet de sa courte trajectoire, on le vit mettre le canon du revolver dans sa bouche. Quand il tira il était déjà sorti du faisceau du projecteur. La détonation fut le dernier bruit qui sortit des haut-parleurs. On n’entendit pas le choc de son arrivée au sol : Venterol avait coupé le son.
Le chef électro éteignit le spot et rétablit l’éclairage général. Dans la faible lumière, trente mille hommes et femmes, assis ou debout, traumatisés, n’osaient plus parler ni bouger. C’était fini, tout était fini, et personne n’était capable de faire le premier mouvement pour s’en aller, ni de prononcer un mot.
Et tout à coup quelque chose d’extraordinaire se produisit, quelqu’un, une femme, ou un homme peut-être, on ne voyait pas, quelqu’un là-bas, au bout d’un gradin, sur la gauche, en bas, quelqu’un applaudit...
Ce bruit dans le silence énorme, parut d’abord incongru, sacrilège, mais à mesure qu’il se prolongeait on se rendit compte que ce n’était pas l’applaudissement énervé qui salue un succès ou une performance, mais une manifestation discrète, à peine audible, de compréhension et d’acquiescement. Et quelqu’un d’autre lui répondit, puis quelqu’un d’autre, puis d’autres, et bientôt toute la foule applaudit, du haut en bas des gradins, doucement, avec respect, avec amitié, composant un bruit chaud, un bruit de velours, comme un grand murmure de la nuit d’été, plein de compréhension, de pitié et de pardon...
Dans la portion de galerie transformée en une loge commune, les acteurs se démaquillaient sans mot dire, encore accablés par ce qu’ils venaient de voir et entendre.
Ce fut Lisa Owen qui rompit le silence.
— Merde, quelle sortie il a réussie ! C’est la plus belle de sa carrière ! Je m’étonne qu’il soit pas revenu saluer !...
— Salope ! dit doucement Diane.
— Et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? dit Pierre Carron-Cassius ; on devait continuer Jules César à Nice, avec Duboulet pour remplacer Faucon. Qu’est-ce que ça va devenir sans Bienvenu ? Tu crois que ça tiendra ?
— Sûrement, dit Saint-Malo. Duboulet peut reprendre la mise en scène. Mais il faudra trouver un Antoine... Peut-être Falendon, s’il est libre.
— Je crois qu’il l’est, dit Tor-Du. Il a dû finir à Vaison aujourd’hui.
— C’est plus du Shakespeare, qu’on fait, dit Saint-Malo, c’est du patchwork...
— Ça serait dommage de laisser tomber, dit Carron. Ça devrait marcher du tonnerre avec ce qui s’est passé ici. C’est une sacrée pub. Et puis il y a pas tellement de boulot...
Ils grimaçaient devant les miroirs, s’enduisaient de démaquillant luisant, se frottaient avec de gros cotons maculés. Saint-Malo soupira.
— Encore un metteur en scène de moins... Ils sont déjà pas si nombreux... Je veux dire les vrais... Les cinglés, ça manque pas...
L’émotion était passée. Comme après la fin d’une première. Ils venaient de jouer une pièce inédite, mélange de classique et de moderne, une tragédie nouvelle. Ça avait marché. C’était fini pour ce soir. On se démaquillait avec les gestes habituels du métier...
Quelques mètres plus loin, entre les cloisons de planches qui avaient délimité le « bureau » du metteur en scène, Gobelin et Mary se livraient à un vague examen des lieux et des objets ; on ferait mieux demain, plus sérieux.
Demain, pensait Gobelin... Demain lundi... Il devenait de plus en plus mélancolique. Georges était assis sur une chaise, le visage triste et résigné, ses mains entravées reposant sur ses genoux, Biborne debout à côté de lui.
— C’était pour ça que tu lui as donné un feu ? demanda Biborne.
Georges haussa les épaules.
— Qu’est-ce que je pouvais faire de mieux ?
— Ça risque de te coûter cher...
— Je m’en fous !...
Le Substitut avait accompagné les commissaires et les regardait faire, l’air soucieux. Il n’aurait pas dû être là, mais il ne se décidait pas à s’en aller. S’adressant à Gobelin, il exprima enfin ce qui le tracassait :
— Vraiment je ne parviens pas à y croire !... J’ai vu la pièce deux fois et ce soir j’ai regardé la scène du meurtre avec une attention soutenue, et je n’ai pu que constater l’impossibilité absolue pour Bienvenu de tuer Faucon ! Il n’était pas là et il n’a tout de même pas pu le poignarder à distance ! Je me demande si cet aveu, que vous avez provoqué, et ce suicide spectaculaire, ne constituent pas un acte fou causé par son désespoir quand la photographie lui rappela brutalement le martyre de sa fille ! Êtes-vous bien certain, Commissaire, que ce soit lui le meurtrier ?