CHAPITRE 16

Il y a une drôle d'ambiance à l'hôpital. Mes patients sont renfermés, sombres, taciturnes.

Visiblement, aucun n'est prêt à sortir de l'hôpital. Même la jeune Julie Marchand, qui allait si bien la semaine dernière, menace de sombrer de nouveau dans la dépression.

Monsieur Simoneau refuse de parler de sa bagarre de mardi. Il ne me fait pas confiance.

Madame Pâquette, elle, se contente de dire qu'elle devait s'en mêler, tout simplement.

Quant à Édouard, ce n'est plus seulement de l'inquiétude que je sens en lui, mais une sorte d'obscure tourmente.

— Vous ne vous battez jamais, Édouard... Qu'est-ce qui vous a pris, samedi dernier?

Sur sa chaise, mon patient ronge ses ongles, puis lâche d'une voix enfantine:

— C'est Dagenais qui m'a cherché...

— Mais je ne vous ai jamais vu agressif, Édouard. Jamais.

Il ne répond rien, légèrement mal à l'aise. Je change donc de sujet :

— Comment vous sentez-vous ? Vous pensez toujours que vous ne sortirez plus d'ici?

Il me regarde avec tristesse :

— Moi, je sortirai plus... parce que d'autre chose entre...

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— Que voulez-vous dire ? Qu'est-ce qui entre?

— Ça entre...

Il n'en dit pas plus. Je finis par le quitter, perplexe.

J'entre dans la chambre de Roy. Il est recroquevillé sur son lit, les mains sous le menton. Je vois les bandages tout neufs à ses poignets. Lorsqu'il me voit, il grommelle un juron, puis se tourne de l'autre côté.

Sans un mot, je m'assois à côté de lui, puis, après un court silence, je commence d'une voix égale:

— Je sais que vous avez tenté de vous suicider à nouveau, hier, monsieur Roy. Honnêtement, je ne suis pas tellement surpris.

Il ne réagit pas. Je continue:

— Même si vous refusez de parler, nous sommes en train d'apprendre des choses. Nous savons, par exemple, que le père Boudrault est allé vous voir, quand vous étiez adolescent, et qu'il a voulu vous convaincre d'arrêter d'écrire. L'histoire de la secte maléfique que vous aviez publiée l'avait beaucoup perturbé, on dirait...

Cette fois, je crois le voir tressaillir, mais sans plus. Je me penche vers lui et poursuis:

— Écoutez-moi, Roy... Ce n'est plus le psychiatre qui vous parle... C'est l'homme qui veut comprendre ! Je sais qu'il se passe des choses pas ordinaires, je ne le nie pas ! Mais aidez-moi, je vous en supplie ! Vous devez nous dire qui est ce prêtre chauve dont vous rêvez ! Vous devez !

Me tournant le dos, Roy parle enfin, d'une voix si faible, si brisée, si pleine de détresse que j'ai peine à l'entendre:

— Je le sais pas ! Je le sais pas, comprenez-vous ça? J'ai jamais demandé à rêver à lui, à sa secte ! J'ai jamais demandé qu'il me guide, jamais, jamais !

Je le regarde, incrédule ; il se met alors sur le dos, fixe le plafond et gémit :

— C'est pas fini... Rien n'est fini...

— Qu'est-ce que vous voulez dire?

Avec une brusquerie fulgurante, il se redresse d'un bond et plaque ses deux paumes de chaque côté de ma tête. Le contact de ses mains sans doigts me procure une sensation d'horreur indéfinissable. J'en demeure pétrifié de saisissement.

— J'ai recommencé à avoir des idées ! me crie-t-il en pleine figure, les traits déformés par la colère et la terreur. J'ai de nouvelles idées, vous savez ce que ça veut dire ? !

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Au même moment, j'entends quelqu'un entrer dans la chambre et, malgré les mains de Roy, je tourne la tête. Madame Chagnon est debout dans l'embrasure de la porte. Elle a toujours le même chignon, la même robe grise trop grande, mais son regard, habituellement morose, est empli d'une haine démentielle. Dans sa main droite, elle tient un long couteau, provenant sûrement de la cafétéria, et entre ses dents serrées, je crois voir l'écume scintiller.

— Madame Chagnon? je balbutie stupidement.

Ce n'est pas moi qu'elle regarde. Ses yeux fous sont fixés sur Roy.

Elle pousse soudain un cri terrible, puis se précipite vers nous. Je veux l'arrêter, mais elle fait alors le dernier geste dont je l'aurais cru capable: elle m'allonge un coup de poing. J'en suis littéralement jeté sur le plancher et me mets à voir trente-six chandelles. Ainsi sur le dos, une seule idée tourne dans ma tête douloureuse : comment cette petite quinquagénaire qui a le gabarit de mère Teresa a-t-elle pu m'envoyer au tapis avec une telle force?

Je finis par me relever, encore étourdi, et aperçois madame Chagnon, debout devant le lit de l'écrivain, le couteau dressé, prête à frapper, semblable à un ange destructeur. Et Roy, étendu sur le dos, à moitié redressé, fixe son assaillante avec une sorte de fascination malsaine. Je me mets à crier:

— Non, non, madame Chagnon, non !

Je crie, mais je suis incapable de bouger, paralysé par cette terrible scène.

Tout à coup, la main qui tient le couteau hésite, le regard de la démente défaille. Elle écarquille les yeux et blêmit, comme si quelque chose de terrible venait de s'imposer à elle. Et sans avertissement, sa main change d'angle et elle précipite la lame vers son visage.

Le ciment dans lequel je me trouve prisonnier craque enfin et je m'élance vers elle.

La lame du couteau, par manque de précision, percute l'arcade sourcilière de madame Chagnon. Comme elle lève de nouveau son arme pour s'attaquer une seconde fois, je saisis son bras et le secoue en tout sens.

— Lâchez-ça ! Lâchez-ça tout de suite !

Elle se met à crier en se débattant, son visage sanglant si déformé par la haine que je crois voir une sorte de goule infernale. Elle me frappe de sa main libre, me donne des coups de pied... J'encaisse en grimaçant, mais ne lâche pas son bras.

C'est à ce moment que trois infirmières entrent et la maîtrisent enfin. A travers ses cris hysté-

riques, je réussis à articuler:

— À l'urgence ! Le plus vite possible ! Appelez-les, s'il le faut !

Les trois infirmières et la démente s'éloignent. Essoufflé, dépeigné, je me tourne vers Roy.

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Il est redressé sur ses coudes. Son visage est impassible, comme si rien ne venait de se produire. Seuls ses yeux parlent: angoissés, tourmentés... et cette ombre, cette maudite lueur sombre qui danse toujours dans la pupille de son œil valide...

— Ça va? je marmonne, à bout de souffle. Vous... vous n'êtes pas trop secoué?

Après un moment de silence, il se contente de dire, la voix éteinte :

— Vous auriez dû me laisser mourir, hier...

Et il se retourne vers le mur.

Je l'observe longuement, immobile.

— J'y ai pensé toute la journée, Jeanne...

Nous sommes tous deux assis à une table, au Maussade. Mais, cette fois, nous ne sommes pas sur la terrasse. Nous avons choisi une table à l'intérieur, complètement à l'écart.

Jeanne est impressionnée par ce que je viens de lui raconter. Elle secoue la tête, puis me console:

— En tout cas, tu peux être fier de toi : tu l'as empêchée de se mutiler gravement.

Je fixe ma bière, de façon presque hypnotique.

— Elle voulait se crever les yeux, Jeanne, tu imagines?

— Oui, mais elle ne s'est que fendue l'arcade sourcilière. Grâce à toi.

Court silence, puis:

— Pourquoi voulait-elle attaquer Roy?

— Je ne sais pas... Je suis ailé la voir à l'urgence pour lui parler, mais elle ne dit pas un mot.

— Catatonique ?

— Non, elle nous voit, nous entend, elle réagit, mais elle ne parle pas.

— Cela a dû créer tout un émoi à l'hôpital...

— Pas tant que ça, c'est bien ce qui est le pire...

Jeanne m'interroge du regard. Je m'étonne.

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— Ne me dis pas que tu n'as pas remarqué ! Tout le monde est de mauvaise humeur à l'hôpital, ces temps-ci ! Et pas seulement les patients ! A ma réunion de ce matin, j'avais l'impression d'être dans un salon funéraire ! Nicole avait l'air d'un chien prêt à attaquer ! Même toi, tu ressembles à un croque-mort, Jeanne...

— Moi, je suis fatiguée... Toi aussi, d'ailleurs...

Je soupire en me passant les mains sur le visage:

— Et ces deux bagarres, en deux semaines... et madame Chagnon qui attaque Roy ! Il se passe quelque chose, Jeanne, quelque chose de pas normal...

— Tu l'admets enfin, dit-elle sans aucune trace d'humour.

Je fixe toujours ma bière. Je songe aux deux portes... à l'une des deux qui est entrouverte...

Je consulte ma montre:

— Qu'est-ce qu'il fout, Monette ? Il t'a dit vingt heures quinze, non?

— Oui. Il paraît qu'il a trouvé des choses intéressantes.

Elle hésite un instant, puis:

— Alors, on s'entend? On lui dit tout?

Je ne réponds rien. Je me mordille les lèvres en roulant mon verre entre mes paumes.

— On n'aura pas le choix, Paul... Et Monette est dans le coup, maintenant. Qu'on le veuille ou non...

Elle a raison. Si nous savons tant de choses sur Roy, aujourd'hui, c'est beaucoup grâce à lui.

Et si nous voulons en savoir plus... J'acquiesce finalement.

— On lui dit tout.

Le regard de Jeanne se déplace vers la droite.

— Le voilà...

Le journaliste s'approche de notre table. Souriant, sûr de lui... et particulièrement fébrile.

— Docteur Laçasse, docteur Marcoux...

Nous le saluons. Monette s'assoit et dépose sa serviette sur la table, bien en évidence. Il veut qu'on la voie, qu'on sache qu'elle contient des «choses» intéressantes. J'ai l'impression de revenir un mois en arrière, lorsqu'on l'a rencontré ici même pour la première fois. À ce mo-

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ment, je refusais presque de lui parler. Alors qu'aujourd'hui je serais prêt à le supplier de nous révéler ce qu'il sait.

Les choses ont tellement changé depuis...

Monette me regarde avec un petit air réprobateur.

— La dernière fois qu'on s'est vus, docteur Laçasse, vous avez pris congé de façon un peu...

cavalière...

— Je sais, j'en suis désolé.

Pas de froideur dans ma voix, ni de mépris. Je ne peux plus me permettre cela. Jeanne l'a dit: Monette est dans le coup maintenant.

Le journaliste fait un signe débonnaire.

— C'est pas grave. Je suis pas rancunier. L'important, c'est qu'on se revoie pis qu'on continue de travailler ensemble...

Il insiste sur les deux derniers mots, attend une réaction de ma part. Je ne réagis pas. Il semble content, puis poursuit:

— Donc, si nous travaillons en équipe, il me semble que... que c'est à votre tour de me dire ce que vous savez, non ?

Jeanne et moi nous jetons un coup d'œil, puis je me penche vers le journaliste:

— On s'entend sur une chose, avant tout : vous ne publiez rien, absolument rien, tant que toute cette histoire n'est pas terminée et éclaircie... J'ai votre parole?

Les yeux de Monette s'allument de convoitise. Ça y est, il va savoir, cela lui injecte de l'adré-

naline jusque dans les pupilles.

— Juré, souffle-t-il.

Alors, sans remords, sans regret, je lui raconte tout. Absolument tout, sans rien omettre. Je n'ai pas de culpabilité à trahir l'éthique professionnelle : depuis quelque temps, ce que je fais n'a plus rien à voir avec la psychiatrie...

Je parle pendant une bonne demi-heure, Jeanne ajoute quelques détails ici et là. Monette écoute en silence, accroché à mes lèvres, le corps raide. Et plus je raconte, plus je vois la victoire rayonner sur son visage. Je le comprends : nous sommes en train de lui prouver qu'il avait raison, depuis le début. Et que ça va encore plus loin que ce qu'il imaginait...

À la fin, je bois la moitié de mon verre d'un trait. Monette se tait longuement, les yeux lointains. Il frotte sa barbe d'un air songeur et je comprends que mille idées sont en train de tourbillonner dans son crâne. Il dit enfin :

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— Un prêtre chauve, hein?

Jeanne avance la tête :

— Oui, chauve... Pourquoi? Vous avez trouvé quelque chose sur lui?

Monette pose ses deux mains sur sa serviette et il prend de nouveau son petit air supérieur. Il a découvert quelque chose de gros. Encore une fois.

— J'ai cherché dans tous les grands quotidiens des articles ayant trait soit à ce père Boudrault, soit à la paroisse de Mont-Mathieu. Je suis même allé à Québec, vous imaginez ? Pis tout ça juste en deux jours ! Il a fallu que je remonte jusqu'en 1956 pour trouver quelque chose qui ait un lien avec la religion. Le 9 avril 1956, pour être précis...

Il nous regarde d'un air mystérieux:

— 1956, ça vous dit rien?

Je cherche dans ma tête lorsque Jeanne s'exclame:

— C'est l'année de la naissance de Roy...

Monette a une moue admirative.

— Une vraie fan, docteur Marcoux...

— L'anniversaire de Roy, c'est le 22 juin, non? dis-je pour ne pas être en reste.

— C'est ça, docteur. L'article date donc de deux mois et demi avant la naissance de Roy...

Il a les yeux brillants. Jeanne et moi ne tenons plus en place. Il ouvre enfin sa serviette et en sort deux feuilles de papier.

— Je vous ai fait chacun une photocopie de l'article que j'ai trouvé, explique-t-il en nous tendant les feuilles.

Je mets mes lunettes. Le Soleil, de Québec, 9 avril 1956 : Un prêtre de Mont-Mathieu porté disparu. Une photo représente le visage d'un homme d'une quarantaine d'années, chauve, qui nous regarde avec un doux sourire. À son col romain, je reconnais un prêtre. Un long frisson me parcourt le corps et presque malgré moi, je chuchote :

— C'est lui...

— Il existe donc, fait Jeanne sur le même ton.

Monette est fier de son effet.

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— Le père Henri Pivot, vicaire de Mont-Mathieu. Le curé de la paroisse a déclaré sa disparition le 8 avril. Devinez qui était ce curé?

— Le père Boudrault, dis-je dans un murmure.

— Exactement. Je vous résume l'article : le père Boudrault a déclaré avoir vu le père Pivot pour la dernière fois le 5 avril au soir. Il revenait de Québec et peut assurer que le père Pivot était couché dans son lit, aux alentours de minuit. Le lendemain matin, le père Boudrault s'est levé vers sept heures et demie pour constater que le vicaire était sorti. Le père Boudrault a conclu que son confrère était parti faire une petite marche matinale, comme ça lui arrivait souvent.

Monette croise les bras.

— Sauf qu'il est jamais revenu. Dès la fin de la journée, le père Boudrault a appelé les prêtres des villages avoisinants. Personne avait vu Pivot. Il a ensuite appelé l'évêque. Aucune nouvelle. Finalement, au bout de deux jours, il s'est décidé à prévenir la police.

Monette désigne l'article.

— La police a aussi interrogé un autre prêtre, plus jeune. Il se trouvait à Mont-Mathieu depuis quelques mois pour y faire une recherche, quelque chose du genre. Comment il s'appelait, déjà... Le père Lemay, voilà. Il avait élu domicile au presbytère et avait donc côtoyé le père Pivot. Son témoignage a été identique à celui du père Boudrault.

Un autre prêtre, plus jeune... Je pense à celui que j'ai poursuivi, samedi, mais me tais pour l'instant. Monette continue:

— Pendant quelques semaines, plusieurs articles ont relaté le suivi de cette histoire : la police avait toujours aucun indice sur cette étrange disparition, le père Pivot demeurait introuvable... Après deux mois, on a classé l'affaire.

Une lueur passe dans le regard du journaliste :

— J'ai continué à fouiller, espérant en trouver plus sur ce Pivot... mais je suis tombé sur autre chose. Ça n'a aucun lien en apparence, mais c'est quand même intéressant...

Il sort deux autres photocopies et nous les tend. Cette fois, l'article date du 2 juillet 1956: Vague de disparitions mystérieuses.

— L'article raconte en gros que près d'une vingtaine de personnes des environs ont été portées disparues. Les premiers appels pour signaler une disparition ont été faits le 16 juin... Il y en aurait eu plusieurs autres dans les jours suivants, pour atteindre l'incroyable chiffre de dix-sept le 20 juin, soit quatre jours plus tard. Dix-sept adultes, provenant de Mont-Mathieu ou des villages du coin, disparus sans laisser de traces !

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J'examine l'article. Sous la phrase: «Appelez immédiatement si vous avez aperçu l'une de ces personnes dernièrement», dix-sept photos sont alignées sur trois colonnes. Hommes, femmes, de vingt à cinquante ans, souriant, l'air quelconque...

— Quelqu'un a fait le lien avec la disparition de Pivot? demande Jeanne.

— Le journaliste mentionne qu'une disparition aussi mystérieuse a eu lieu quelques mois auparavant, mais pas plus. Vous imaginez bien que ces dix-sept disparitions ont été l'événement pendant de longues semaines. Le plus drôle, c'est qu'on a retrouvé les voitures apparte-nant à ces gens. Elles étaient toutes à Mont-Mathieu, stationnées dans différentes rues, éparpillées. Mais aucune trace des gens eux-mêmes. Rien. Mystère total. Moi, je continue à fouiller dans les archives... Pis cinq mois après...

Deux autres feuilles apparaissent sur la table. L'article date du 12 novembre 1956: Macabre découverte. Monette résume:

— Deux chasseurs se rendent dans un petit bois près d'un rang, juste à la sortie du village.

Un bois normalement fréquenté par personne. Il y avait de la neige, mais pas trop. L'un des chasseurs a fini par voir quelque chose de bizarre qui dépassait de la neige. Il a tiré dessus: c'était un os de jambe. Humain.

Monette recule sur sa chaise et met ses mains derrière sa nuque, prenant un air décontracté.

— Sur les lieux, la police a découvert plusieurs corps humains, en état très avancé de putré-

faction. Néanmoins, on a pu les identifier presque tous. C'étaient bien les dix-sept qui avaient disparu cinq mois auparavant. Il y avait aussi plusieurs couteaux sur place. Ceux qui ont vraisemblablement servi à les tuer. Mais les corps étaient en pitoyable état, c'était dur d'identifier la cause des décès. Cinq mois, vous imaginez? Le soleil, la pluie, la neige... pis les petits animaux des bois ! Une belle ratatouille, oui... Plusieurs corps étaient littéralement dépecés...

Jeanne lève une main:

— Ça va, monsieur Monette, laissez tomber les détails...

— En tout cas, les experts ont tout de même pu affirmer qu'il y avait eu coups de couteau dans certains cas. Est-ce l'œuvre d'un assassin? De plusieurs? Ont-ils été tués ensemble?

Séparément? Impossible de savoir. Est-ce qu'on les a tués ailleurs pour apporter leurs cadavres dans le bois ensuite ? C'est l'hypothèse que semblait retenir la police.

Je demande soudain :

— Pivot se trouvait-il parmi ces cadavres?

Monette prend une gorgée de son scotch, puis secoue la tête.

— Non. En apparence, il n'y a aucun lien entre les deux histoires. Personne n'en a fait, en tout cas. Et c'est normal. Pourquoi y en aurait-il un?

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Il a un petit sourire entendu et poursuit:

— J'ai fouillé encore, puis je suis tombé sur cet article de 1959...

Nouvelles photocopies. Le titre : Un prêtre disparu depuis trois ans retrouvé.

— Dans un champ abandonné de Mont-Mathieu, une grue a exhumé le cadavre. On était en train de creuser le champ dans l'intention d'y construire un édifice. Il ne restait plus que des os du corps ainsi qu'une petite croix d'or. Tout cela a permis d'identifier le père Pivot. Selon les experts, la mort remontait vraisemblablement à l'époque de sa disparition, à quelques mois près... Un journaliste ou deux ont fait un lien avec sa disparition et le meurtre des dix-sept villageois, mais sans rien en tirer de concret. D'ailleurs, la police a rejeté tout lien. Pivot a été retrouvé dans un champ très éloigné du bois, à l'opposé complètement. Si les assassins des dix-sept personnes étaient les mêmes qui avaient tué Pivot, pourquoi on aurait caché son cadavre dans un endroit différent ? Pis pourquoi on l'aurait enterré, lui, et pas les autres? Un autre dossier qu'on a fini par clore, faute d'explications. J'ai continué à fouiller, mais cette fois plus rien. On a jamais résolu ces dix-sept meurtres. On a jamais résolu le meurtre du père Pivot non plus. On a jamais établi de lien formel entre les deux. Voilà.

Son sourire victorieux est plus éclatant que jamais.

— Pis ? Pas mal, hein ?

Il est tout fier, excité, emballé. Mais pas horrifié. Pas le moins du monde.

Jeanne et moi ne disons rien pendant un bon moment, puis j'avance enfin:

— Vous pensez qu'il y a un lien entre les deux histoires, n'est-ce pas ?

— Je crois que ces dix-sept meurtres ont un lien avec une secte... une secte que dirigeait le père Pivot...

— Et pourquoi croyez-vous ça? Les journaux n'ont jamais fait de lien, ils n'ont même jamais émis l'hypothèse d'une secte ! Parce que Roy en a rêvé, parce qu'il a écrit une nouvelle sur ce sujet? C'est pour ça que vous pensez que c'est arrivé pour vrai?

Le sourire de Monette continue de flotter quelques secondes. Il avance la tête et croise les mains sur la table.

— Écoutez. Roy écrit des scènes sanglantes dans ses livres, pis ces scènes se réalisent ensuite dans la vie... Roy rêve à un prêtre chauve, pis on découvre que ce prêtre est réel... Alors si Roy rêve que ce prêtre a dirigé une secte dont les disciples ont été massacrés, il me semble qu'on a toutes les raisons de croire que ça s'est aussi produit dans la réalité, non?

Jeanne et moi nous taisons. Je cherche quelque chose de sensé à dire, quelque chose de raisonnable ; mais je ne trouve rien. Monette poursuit:

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— Quand Roy a écrit sa nouvelle, dix-sept ans plus tard, personne n'y a rien vu de particulier.

Personne sauf le père Boudrault. Pourquoi ? Parce qu'il a reconnu le père Pivot, oui, mais c'est pas suffisant... Il a sûrement reconnu autre chose... la secte, par exemple...

— Vous voulez dire que le père Boudrault aurait caché des choses à la police ? Qu'il en savait plus qu'il le prétendait ?

Le journaliste hausse les épaules. Je me masse le front à deux mains, un peu étourdi. Jeanne secoue la tête, en regardant les autres clients assis plus loin. Elle semble complètement perdue.

— C'est... c'est déroutant... On dirait que deux histoires se forment, mais qu'on n'arrive pas à les lier ensemble... Pourquoi Roy a-t-il rêvé à ce prêtre dix-sept ans après, alors que cette histoire était terminée, enterrée? Roy lui-même prétend qu'il ne connaît pas ce prêtre. Il n'a donc jamais entendu parler de lui ! Quel est le lien?

— C'est sûrement ce que voulait savoir le père Boudrault, fait Monette.

Jeanne continue à réfléchir à haute voix :

— Les disparitions des dix-sept personnes ont commencé le 16 juin et se sont poursuivies pendant quelques jours... Et Roy est né le 22 juin...

— Et alors? rétorque le journaliste. Ça explique rien.

Moi, je me tais, encore trop sonné. Je regarde bêtement mon verre de bière, comme s'il allait en surgir une révélation extraordinaire. J'en prends finalement une gorgée. La bière est tiède.

— A moins que...

Jeanne dresse un doigt, réfléchit une seconde, puis poursuit:

— A moins que le père Pivot soit le père de Roy... Son vrai père, je veux dire... Roy est adopté et n'a jamais connu son vrai père, ne l'oublions pas. En tout cas, ce serait un lien possible !

— J'y ai pensé, fait Monette. Mais au fond, ça explique quoi?

Jeanne a un tic contrarié, puis elle se tourne vers moi avec impatience.

— Mais dis quelque chose, Paul ! Qu'est-ce que tu en penses, de tout ça?

J'ouvre la bouche avec difficulté, comme si mes lèvres étaient prises dans de la glaise.

— Je crois qu'il faut vraiment que j'aille faire un tour à Mont-Mathieu, en fin de semaine...

Jeanne redresse le menton. Elle a compris mon idée.

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— Tu penses au jeune prêtre dont parle l'article, ce père Lemay... Tu crois que c'est lui qui est venu à l'hô-Dital samedi ?

— Qui veux-tu que ce soit d'autre? Et puis, les âges concordent : si ce Lemay était jeune en 56, disons dans la vingtaine, ça lui donne au-dessus de soixante ans aujourd'hui... Mon prêtre de samedi correspond à cet âge...

Monette se claque dans les mains:

— Oui, c'est vrai ! C'est sûrement lui !

— Mais peut-être n'en sait-il pas plus que nous? fait Jeanne.

— Il sait sûrement quelque chose. Sinon, pourquoi serait-il venu à l'hôpital? Pourquoi m'aurait-il fui?

— Le seul moyen de le savoir, c'est d'aller voir, dit le journaliste.

Je regarde de nouveau mon verre :

— C'est ce que je vais faire...

— Vous êtes dans le coin de Québec en fin de semaine?

— Oui, un colloque. Mais les conférences ont lieu le jour. Je pourrais peut-être aller à Mont-Mathieu samedi soir...

Monette approuve puis, après un court silence, il croise les bras sur la table et, les yeux brillants, nous lance:

— Palpitant comme histoire, non?

Je le fusille du regard. Palpitant ! Monette continue de ne voir dans cette histoire qu'un immense scoop. Comme pour confirmer mes pensées, il ajoute:

— Vous imaginez le livre que je vais faire avec ça! Je pourrais même vous citer comme mes collaborateurs !

Je me passe lentement la langue sur les lèvres, puis rétorque le plus poliment possible:

— Nous rediscuterons de ça, monsieur Monette...

Le journaliste fait un signe compréhensif, puis consulte soudain sa montre :

— Criss ! Faut que j'y aille ! J'ai été sur votre « enquête » à plein temps durant les deux dernières journées, ça m'a mis en retard dans mon travail...

Il met de l'ordre dans ses papiers.

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— On se tient au courant, hein ? Vous revenez quand de Québec ?

— Mardi.

— Vous m'appelez dès votre retour, OK?

Il prend sa serviette, se lève, puis pousse un long soupir satisfait. Ses yeux brillent toujours d'excitation.

— Alors, voilà. J'attends la suite avec impatience.

Il tend la main vers Jeanne. Celle-ci la serre en disant:

— Merci beaucoup, monsieur Monette. Votre aide a été exceptionnelle. Sans vous, nous n'aurions pas fait tant de chemin. Et on vous tient au courant, n'ayez crainte.

Monette en rougit de plaisir. Puis, il tend la main vers moi, un rien narquois. Je la serre, en le regardant dans les yeux.

— Merci, Monette.

Ma voix est neutre. Un sourire se dessine dans la barbe du journaliste puis, tout en gardant ma main dans la sienne, il dit:

— Je sais que vous m'aimez pas, docteur, alors votre remerciement est d'autant plus appré-

cié...

— C'est vrai que je ne vous aime pas... Mais ça n'empêche pas que vous nous avez aidés.

Beaucoup.

Le journaliste hoche la tête d'un air entendu, puis lâche ma main. Il répète une dernière fois:

— J'attends votre coup de téléphone mardi... Sans faute...

Et il y a un avertissement dans sa voix. Je le rassure:

— Sans faute...

Satisfait, il sort. Jeanne et moi restons un long moment sans rien dire. Je fixe de nouveau mon verre. Mon corps est engourdi. Je perçois la musique du bar qui semble provenir d'un point très éloigné... Ma collègue finit par parler:

— Tu y crois à ça, Paul ? Qu'il y a un lien entre la mort de ce Pivot et le meurtre des dix-sept villageois? Qu'il y a une secte là-dessous, comme dans la nouvelle de Roy? Tu y crois?

De nouveau, je cherche quelque chose à dire, quelque chose de clair, de précis, qui mettra toutes les perspectives en ordre. Mais je ne trouve toujours rien. Je précise tout de même :

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— Je ne sais pas à quoi je crois. Je veux seulement la vérité.

Et pour moi-même, j'ajoute:

— Peu importe derrière quelle porte elle se cache...

— Porte?

— Non, rien...

Je me frotte les yeux. Des éclats mauves explosent derrière mes paupières closes.

— Je suis mort, Jeanne... Je vais aller me coucher...

— Oui, moi aussi...

Nous sortons du bar en silence. Sur le trottoir, elle me dit :

— Si tu découvres quelque chose d'important en fin de semaine, n'attends pas à mardi pour me le dire. Appelle-moi de ton hôtel...

— D'accord...

Un sourire se dessine sur ses lèvres, un sourire peu convaincu mais plein de bonne volonté.

— Foutue histoire, hein?

Je voudrais sourire aussi, mais n'en ai pas la force. Nous nous embrassons, puis nous séparons.

Ce soir-là, je me couche tôt, mais mes yeux demeurent ouverts jusqu'à très tard dans la nuit.

J'étais prêt à affronter l'inconnu, à confronter mes convictions rationnelles...

Mais étais-je prêt à envisager ça ?

Il y a encore beaucoup de brouillard, et derrière ces ombres jgrouillent des choses que j'ose à peine imaginer...

Des preuves. Je veux des preuves.

Mais des preuves de quoi, au juste? Il faut que le prêtre actuel de Mont-Mathieu soit le même que celui qui est venu à l'hôpital samedi... Sinon il n'y aura plus aucune piste à suivre ; ce sera un cul-de-sac... ... et pour moi, le doute éternel...