CHAPITRE 13
Le lendemain, samedi, je me lève tard. Depuis deux nuits, je dors au moins dix heures en ligne. Pas bon signe, ça. Vers onze heures trente, je veux appeler Claudette Roy pour prendre rendez-vous avec elle, mais je me souviens que son numéro de téléphone est au bureau. L'idée de retourner à l'hôpital ne me sourit pas tellement (il me semble que j'y suis bien souvent depuis quelques jours), mais je ne veux pas attendre à mardi pour la joindre.
Quand j'entre au Noyau, c'est l'heure du dîner et la plupart des patients sont à la cafétéria. Par curiosité, je vais voir si Roy s'y trouve avec les autres.
Il doit y avoir une quinzaine de patients, la plupart mangeant en petits groupes. Roy est assis à une table, à l'écart. Il ne regarde personne, pas même l'infirmière qui l'aide à manger. Je fais signe à Jacynthe, l"infirmière-chef de fin de semaine, et elle s'approche de moi.
— Pourquoi monsieur Roy mange-t-il seul ?
— Il le veut ainsi, docteur.
Elle ajoute qu'aucun patient ne l'a abordé. Selon elle, ils semblent le craindre. J'observe de nouveau les patients. Ils mangent, parlent, et, de temps en temps, l'un d'eux se tourne vers l'écrivain, avec curiosité et suspicion.
Je gratte ma barbichette, hésitant, puis marche vers l'écrivain. Lorsqu'il me voit, son visage s'assombrit. Je m'arrête devant sa table.
— Bonjour, monsieur Roy.
— Vous faites du zèle, aujourd'hui, docteur?
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— Je ne travaille pas, je suis seulement venu chercher quelque chose...
Je songe à lui dire qu'il s'agit du numéro de téléphone de sa sœur, mais je rejette l'idée.
— Alors, comment vous sentez-vous, ce midi?
— J'ai pas envie de discuter...
Et il engouffre la bouchée de viande que lui tend l'infirmière.
— Je vous l'ai dit, je ne travaille pas aujourd'hui. Je ne suis pas en train de vous «analyser», je m'informe, c'est tout.
Il ne répond rien et mastique sa nourriture. Il n'a plus confiance en moi, c'est évident. Il faudrait que je trouve un moyen de l'encourager à se confier, une motivation. J'ai alors une idée.
— Votre anniversaire approche, non?
Il fronce les sourcils, me regarde furtivement, puis retourne à son repas.
— Le 22, répond-il sans enthousiasme.
— C'est bientôt, ça. Ce serait bien si vous pouviez le célébrer à l'extérieur de l'hôpital, non ?
Si vous pouviez être sorti pour votre anniversaire...
Je me penche légèrement.
— C'est possible, vous savez... Si vous nous aidez un peu, il n'y a pas de raison que vous restiez ici indéfiniment, monsieur Roy...
— Foutez-moi la paix ! réplique-t-il d'un ton agressif. Je croyais que vous ne travailliez pas, aujourd'hui !
L'infirmière, tout en coupant la viande, me lance un coup d'œil oblique. Je me redresse, un peu déçu.
— Très bien, monsieur Roy. Je vais vous voir mardi pro...
Mais une exclamation coupe soudain ma phrase. Je tourne la tête.
Assis à une table avec d'autres patients, Luc Dagenais, debout, crie vers une autre table, la voix agressive.
— T'as-tu fini de me regarder de même !
Je comprends alors qu'il s'adresse à Edouard Villeneuve, assis à une autre table.
— Moi ? s'étonne Édouard, ahuri. Tu me parles à moi, Luc?
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— Pourquoi tu me regardes de même ? continue de grogner Dagenais qui, cette fois, se met en marche vers l'autre.
Luc Dagenais n'est pas un de mes patients, mais je le connais. Trente-cinq ans, plutôt bien baraqué, ce n'est pas la première fois qu'il cherche la bagarre avec les autres patients. Tout le contraire du pauvre Edouard, qui doit bien se demander ce qui lui arrive. Je soupire. Les infirmières vont arriver dans trente secondes pour les séparer docilement. Spectacle banal que j'ai vu bien assez souvent pour ne pas y assister aujourd'hui.
Je suis donc sur le point de m'éloigner lorsque je vois quelque chose de totalement inattendu.
Edouard, qui avait l'air tout à fait déconcerté deux secondes auparavant, se lève maintenant à son tour et marche à toute vitesse vers Dagenais.
— OK, j'ai compris ! lance-t-il d'une voix que je ne lui connais pas, une voix rauque et excitée. C'est ça que tu cherches, hein, c'est ça?
Et soudain, il saute sur Dagenais. Comme ça, sans avertissement. L'autre colosse, pris de court par ce retournement de situation, tombe sur le dos et Édouard, à califourchon sur lui, se met à le frapper au visage.
— OK ! OK ! répète-t-il d'une voix sinistrement calme. OK, j'ai compris ! OK !
Ses coups sont maladroits mais sauvages. Tandis qu'il frappe, un rictus malsain lui tord les lèvres et j'ai peine à reconnaître le patient si doux que je traite depuis six ans. Dagenais, enfin revenu de sa surprise, renverse son adversaire sans réelle difficulté et les deux hommes roulent sur le sol, se frappant mutuellement. Je décide d'intervenir et m'élance vers eux.
— Ça suffit ! Luc, Édouard, arrêtez ça !
Je me fraye un passage entre les patients qui forment maintenant un cercle autour des deux batailleurs, puis saisit Édouard pour le relever. Mais ce dernier, sans me voir, me repousse brusquement et saute de nouveau sur son adversaire. Je trébuche vers l'arrière, stupéfait. Et, soudain, je réalise que je suis le seul à intervenir.
Mais que fabriquent les infirmières?
Nerveusement, je tourne la tête vers la sortie de la cafétéria. Il y en a trois qui sont là, mais elles ne bougent pas. Elles observent la scène de loin, fascinées. Bon Dieu ! qu'est-ce qui leur arrive?
— Hé! Les filles!
Surprises, elles se mettent enfin en mouvement. À quatre, nous réussissons à séparer les deux batailleurs (ce qui me rassure, car j'ai horreur d'être obligé d'avoir recours à la sécurité de l'hôpital). Dagenais se dirige aussitôt vers la sortie, dépeigné mais sans plus, en criant qu'il en a assez de ceux qui le cherchent. Deux infirmières le raccompagnent, tandis que la troisième demande à Édouard ce qui s'est passé.
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— Je... je sais pas! balbutie-t-il. C'est... c'est... c'est lui qui...
Son air ahuri est revenu, il n'y a plus de trace d'agressivité dans son regard. Il touche son nez qui saigne légèrement, comme s'il ne comprenait pas ce qui s'est passé.
— Venez, dit l'infirmière, on va aller discuter de ça. Et vous autres, continuez votre repas...
Elle amène le jeune homme vers la sortie de la cafétéria. Tandis qu'il se laisse accompagner, il tourne la tête vers le fond de la salle. Je comprends qu'il regarde Roy, avec un vague malaise incrédule.
Je regarde à mon tour l'écrivain. Il observe la scène un bref moment, avec une sorte d'épouvante contenue. Puis, il recommence à manger.
Je songe à aller le rejoindre, puis renonce. Je m'adresse aux autres patients, toujours attroupés:
— Allez, retournez à votre repas, tout est rentré dans l'ordre !
En sortant de la cafétéria, je tombe sur les deux infirmières qui ont raccompagné Dagenais.
— Mais qu'est-ce qui vous a pris de rester plantées comme ça? Vous attentiez la cavalerie?
Elles ont l'air vraiment dépitées.
— Je ne sais pas trop... On a été prises par surprise, et...
— Ça n'arrive pas si souvent, des bagarres, se défend mollement l'autre.
— C'est quand même pas la première fois ! je rétorque.
Elles bafouillent encore quelques excuses, puis je m'éloigne, exaspéré.
Sur mon bureau, un message de ma secrétaire : Mi-chaud a appelé. Si je ne le tiens pas au courant, il risque de me relancer jusque chez moi... Le souvenir de son coup de téléphone à six heures du matin achève de me convaincre et, en soupirant, je le rappelle.
Bonjour, monsieur Michaud. Non, pas de changements réels, monsieur Michaud. Il parle, mais très peu. Oui, nous travaillons sur quelque chose, monsieur Michaud, mais nous ne sommes encore sûrs de rien. Oui, monsieur Michaud, on vous rappelle...
Une fois cette formalité expédiée, je trouve le numéro de téléphone de Claudette Roy et dé-
cide de l'appeler sur-le-champ. J'ai de la chance, elle est chez elle. Mon appel ne lui plaît pas du tout. Elle ne comprend pas pourquoi je veux la rencontrer, elle n'a pas vu Roy depuis plusieurs années... Je lui sors le baratin habituel: si nous connaissions un peu l'enfance de son frère, ça pourrait nous aider, etc. Elle écoute en silence, et je l'entends soupirer, mécontente.
— Ecoutez, je pense pas que j'ai envie de reparler de tout ça... En plus, je vous avais demandé de ne plus m'appeler!
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— Madame Roy...
Je m'humecte les lèvres, puis poursuis poliment:
— Madame Roy, je vous serais vraiment reconnaissant si vous acceptiez de votre propre chef de coopérer avec nous. Mais en tant que psychiatre, si je considère que votre aide est nécessaire pour le traitement d'un de mes patients, je peux vous obliger, par la loi, à répondre à mes questions. Bien sûr, je trouverais très regrettable le recours à ce moyen extrême et je préférerais que vous acceptiez volontairement, en voyant cela comme un service que vous rendez à la psychiatrie...
Évidemment, c'est un fieffé mensonge. Psychiatre ou non, je ne peux obliger personne à me donner des renseignements sur un patient, mais elle ne le sait sûrement pas. Comme bien des gens, elle doit croire que mon statut de médecin me donne bien des droits. Je suis odieux de la manipuler ainsi, mais je m'en moque. Avec toutes les transgressions que j'ai commises derniè-
rement, ma moralité semble s'être assouplie. Et puis, le dédain avec lequel Claudette Roy traite son frère me fait sentir moins coupable.
Elle se tait quelques instants. Elle doit bouillir, à l'autre bout du fil, mais elle a mordu : lorsqu'elle parle de nouveau, sa voix, malgré son ton de glace, est plutôt calme.
— Très bien. Je veux bien vous rencontrer. Ici, à Saint-Hyacinthe.
— Pas de problème. À votre domicile?
Elle me propose une terrasse près de chez elle. Je note l'adresse. On s'entend pour lundi soir, à vingt heures trente. Elle ne peut pas avant (j'en doute, mais tant pis). Je la remercie, puis raccroche.
Une bonne chose de faite. Mais est-ce que ce sera utile? Vraiment?
On verra bien...
Quelques minutes plus tard, je franchis la porte du Noyau et me retrouve dans le couloir, devant la réception de l'aile psychiatrique. Je souris à la réceptionniste de fin de semaine, une jeune fille grassouillette dont le nom m'échappe.
— Au revoir, mademoiselle...
— Bonjour, docteur, dit-elle en souriant. Oh ! docteur, je voulais vous dire... Il y a un prêtre qui est venu il y a cinq minutes, il voulait voir Thomas Roy...
Brusquement, tout s'arrête. Le monde, le temps, mon sang. Je me retourne et dévisage la jeune fille, comme si elle venait de me proposer de coucher avec moi.
— Qu'est-ce que vous venez de dire?
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De chaque côté de la réceptionniste, les murs sont devenus obliques et convergent vers elle, tel un trou noir qui aspirerait tout.
— Un prêtre voulait voir Thomas Roy, répète-t-elle, un peu surprise. Je lui ai dit que personne ne pouvait voir les patients sans l'autorisation écrite d'un médecin traitant... Il a eu l'air un peu déçu, mais pas trop...
Je m'approche d'elle avec une lenteur extrême, comme si je marchais dans une boue épaisse.
Je n'arrive pas encore à être convaincu de ce qu'elle vient de me dire. Peut-être parce que je n'arrive pas à y croire. Peut-être parce que, jusqu'ici, je ne voulais pas y croire...
— C'est tout ce qu'il a dit?
Elle me considère avec inquiétude.
— Heu... Après ça, il m'a demandé: «Monsieur Roy est donc toujours ici?», et je lui ai répondu oui...
J'avance mon visage vers elle. Elle recule involontairement, presque effrayée.
— Mais pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu?
Ma voix est une grenade sur le point d'exploser. La pauvre fille est de plus en plus déconcertée.
— Mais je ne savais pas, je... je suis ici juste les fins de semaine, je sais pas quel médecin traite tel ou tel patient, je...
Ses yeux s'emplissent d'eau, mais je ne ressens aucune compassion. Je me mets à respirer plus fort, puis tourne sur moi-même, comme une toupie. Bon Dieu, je ne peux pas croire que je l'ai manqué de si peu, je ne peux pas le croire ! Si j'ai manqué cette occasion, je... je...
— Quand? Quand est-ce arrivé?
Soudain pleine d'espoir, la fille répond rapidement:
— Ça fait à peine cinq minutes ! Il doit être en train de sortir de l'hôpital, en ce moment même
! Peut-être que vous pourriez le rattraper si...
Je file comme une flèche. Tandis que je dévale les marches, je fouille dans ma mémoire pour me rappeler la description que m'a faite Roy du prêtre de son rêve: grand, chauve, les yeux verts, la quarantaine...
Seigneur, est-ce possible ?
Cette fois, tout va s'expliquer. Je touche au but. Cela m'excite tant qu'en franchissant la sortie de l'hôpital je vole jusqu'au trottoir.
– 209 –
La rue Notre-Dame n'est pas tout à fait une rue déserte. Une multitude de piétons s'offre à mon regard. Je suis sur le point de crier de rage, mais m'oblige à me calmer. Il vient sûrement tout juste de sortir de l'hôpital.
« Regarde ! Regarde attentivement ! »
Je monte sur un accotement de ciment et fouille du regard partout autour de moi.
Un prêtre, bordel ! C'est pas difficile à reconnaître !
Et soudain, je vois un homme qui attend au feu de circulation, à cinquante pieds sur ma droite.
Un prêtre, c'est un prêtre, il a un col romain, c'est lui !
Sauf qu'il n'est pas très grand. Il a une épaisse tignasse blanche. Et il doit bien avoir soixante-dix ans passés.
Ce n'est pas lui ! Ce n'est pas le prêtre du rêve... Je ne sais pas si je dois me sentir déçu ou soulagé. Un peu des deux, peut-être...
Mais c'est un prêtre tout de même, un prêtre qui voulait voir Roy ! Il y a un lien, c'est évident
!
Je saute sur le trottoir. Le feu tourne au vert et les piétons commencent à traverser. Je cours vers l'intersection, mais je percute de plein fouet un petit enfant qui se met à chialer.
— Faites attention ! me crie sa mère.
Je balbutie quelques excuses. Lorsque j'arrive à l'intersection, essoufflé, le feu est redevenu rouge et les voitures passent devant moi à toute vitesse. Je m'élève sur le bout des pieds et regarde au loin. De l'autre côté de la rue, je vois le prêtre qui s'éloigne. Je me mets alors à crier :
— Mon père !
Plusieurs personnes se tournent vers moi. Tant pis pour la discrétion.
— Mon père ! Hé, mon père !
Je suis ridicule de vociférer ainsi, mais enfin le vieillard m'entend et se retourne, intrigué. Je me mets à faire de grands signes avec les bras, l'air parfaitement grotesque.
— Ici ! Ici, mon père !
Il me voit. Il rétrécit les yeux, indécis.
— Je suis le médecin de Roy ! Le médecin de Roy !
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Mais il y a trop de bruits: les gens, les voitures... Le prêtre met sa main devant son oreille en grimaçant. Mais qu'est-ce qu'elle attend, cette foutue lumière, pour passer au vert ?
— Médecin ! je hurle en pointant le doigt vers l'hôpital. Le médecin de Thomas Roy !
Mon manque de discrétion est inexcusable, mais je m'en fous. J'oublie que je suis en pleine rue, que des dizaines de gens peuvent m'entendre.
La main du prêtre quitte son oreille et il me montre du doigt, le regard interrogateur. Il a compris. Je lui souris et lui fais signe que je vais traverser dans une seconde.
Il a alors une réaction qui me laisse pantois : il me tourne le dos et s'éloigne rapidement.
Il me fuit ! Je me mets à crier :
— Mais... mais... mais qu'est-ce que vous faites ? Mon père, qu'est-ce que...
Déjà, je le perds de vue. Je me précipite pour traverser, mais un klaxon assourdissant me crève les tympans, tandis qu'une voiture me manque de peu. Je reviens à mon poste initial, fusillant le feu de circulation du regard. Je suis même sur le point de l'engueuler lorsqu'il se décide enfin à changer de couleur.
Je m'élance et, une fois de l'autre côté, me remets sur la pointe des pieds. Où est-il ? C'est un vieillard, il ne doit pas être très rapide !
Je le vois, devant, dans la mer de piétons. Manifestement, il se sauve, mais il ne va pas très vite. Je cours, me frayant tant bien que mal un passage parmi les gens. Je m'arrête, me hausse à nouveau. Là, à une cinquantaine de pieds, il tourne dans une petite rue transversale.
De nouveau, je me mets au pas de course. Je souffle bruyamment, bredouillant des excuses aux gens que je bouscule. Je me rappelle soudain ma douleur au cœur de l'autre jour. Si je ne fais pas attention...
Mais ce n'est pas le moment d'être prudent, ni de ralentir ! S'il m'échappe, je ne me le pardonnerai jamais... et Jeanne non plus. D'ailleurs, le simple fait qu'il veuille me fuir démontre que je suis sur le point de trouver quelque chose.
Après un temps qui me semble beaucoup trop long, j'arrive au coin de la petite rue. À bout de souffle, couvert de sueur, les mains appuyées sur mes cuisses, j'explore la rue de mes yeux embrouillés. Il n'y a que quelques piétons, je repère rapidement mon fugitif. Il est tout près. Il se retourne et me voit. Il tente d'accélérer le pas, mais c'est peine perdue. Je le tiens.
Je me précipite de nouveau, l'estomac tordu de crampes. Dans ma poitrine, la douleur commence, gonfle déjà. Une voix alarmée retentit dans ma tête.
Arrête ! Arrête tout de suite, sinon ta vieille patate va exploser!
– 211 –
Mais le prêtre est tout près, je m'approche de plus en plus... Je ne peux pas m'arrêter, encore quelques secondes, quelques enjambées, et...
La douleur devient fulgurante. Malgré moi, je me mets à ralentir, la main sur mon cœur.
D'accord, j'arrête ! J'ai compris, j'arrête !
Je m'immobilise, mais la douleur augmente, augmente toujours. Penché en avant, je me mets à haleter, pris de panique. Bon Dieu, il faut que ça s'arrête ! Je ne cours plus, je suis immobile, pourquoi ça ne s'arrête pas? Pourquoi ça gonfle toujours?
Une hache me fend la cage thoracique. Le choc est si violent que je pousse un gémissement de souffrance. Mes genoux percutent le sol. Un éclair de lumière, aveuglant. Je ferme les yeux en serrant les dents.
Trop tard! Trop tard!
J'ouvre les yeux. Tout est distordu, mais je distingue le ciel bleu. Sans m'en rendre compte, je me suis étendu sur le trottoir. La douleur est telle que je n'arrive pas à bouger. Ma main est crispée sur ma poitrine et je cherche mon air. Mes oreilles bourdonnent, je voudrais crier, mais je n'arrive à pousser que quelques pathétiques hoquets.
Ho, mon Dieu, je vais mourir! Je vais mourir d'une crise cardiaque, sur un trottoir, alors
que je courais après un prêtre, c 'est trop grotesque ! Je vais mourir dans le doute, c'est
terrible, c'est épouvantable...
Tout à coup, dans mon champ de vision tordu par la douleur, le prêtre apparaît. Il s'approche lentement et, de haut, me considère avec hésitation. Il semble tout à coup très grand, grand comme une tour. Je tends une main vers lui. Je veux dire quelque chose, mais la souffrance monte d'un cran. Ma main retombe et je me mords les lèvres, tandis que les larmes coulent sur mes joues.
Ma vision s'estompe de plus en plus, mais je peux encore voir le prêtre. Il se penche vers moi. Il est essoufflé, son visage est recouvert de sueur, mais il me fixe intensément de ses yeux bleus. Je comprends qu'il va me parler. Sa voix parvient alors à mes oreilles, déformée et lente, comme sur un vieux disque vinyle qui ne tourne pas à la bonne vitesse.
— Ne le laissez jamais sortir...
Ces mots me font oublier pendant une seconde ma souffrance. J'ouvre de nouveau la bouche pour parler, pour lui demander de m'expliquer, de tout m'ex-pliquer... mais la longue aiguille de métal se plante encore une fois dans mon cœur et un gémissement déchirant réussit enfin à franchir mes lèvres.
Ma tête retombe sur le trottoir et ma vision devient encore plus floue. Je distingue vaguement d'autres piétons, qui approchent, qui m'encerclent, inquiets. Des voix aériennes fusent de partout...
– 212 –
—... monsieur, ça va?...
— ... le cœur, c'est sûrement une crise cardiaque...
— ... il y a une cabine téléphonique, au coin...
— ... allez appeler le 9-1-1...
Tout s'obscurcit, sauf les silhouettes qui demeurent blanches, comme sur un négatif photo-graphique... Le prêtre me regarde encore quelques secondes, ses yeux bleus tellement vifs au milieu de ce visage ravagé par la vieillesse... puis il s'éloigne, sans un mot... Je lui crie mentalement :
Ne partez pas! Je vous en prie, ne partez pas! Ne me laissez pas sur le seuil ! Vous devez
m'en dire plus ! Vous devez me dire quelle porte je dois choisir! Quelle porte je dois...
Les silhouettes deviennent brumes de ténèbres. La douleur recouvre tout. Je ferme les yeux et bascule enfin.
♦
À l'hôpital, quand je me suis réveillé dans un lit blanc, au milieu d'une chambre blanche, un médecin habillé de blanc m'a expliqué que j'avais eu une crise d'angine de poitrine. On va me garder sous observation vingt-quatre heures. J'ai eu de la chance malgré tout, paraît-il. La prochaine fois, ça pourrait être une crise cardiaque.
On me demande si je veux prévenir quelqu'un. Je dis non. Inutile d'alerter Hélène chez sa sœur, elle est déjà assez inquiète. Et comme je vais sortir d'ici demain...
Vingt-quatre heures d'un ennui mortel, durant lesquelles je ne réussis qu'à établir un triste constat : je suis vieux. Voilà, c'est aussi simple que cela. Désormais, je fais partie de la grande famille des fragiles du cœur, je vais être suivi régulièrement par un médecin... Bonne nouvelle pour Hélène quand elle va revenir...
Je songe aussi au prêtre, que j'ai laissé filer... Je m'en taperais la tête sur le mur... Plusieurs fois, j'ai envie d'appeler Jeanne. Mais pas tout de suite. Demain, quand je serai chez moi. Si je l'appelle de l'hôpital, elle va s'inquiéter et venir me rejoindre illico.
Le lendemain, en milieu d'après-midi, je me fais gronder par le médecin : je traite mon corps comme un sac à ordures, je dois changer mon alimentation, faire un peu de sport, plus attention, un examen complet tous les mois, etc. J'écoute comme un élève qu'on réprimande. Oui, docteur. Bien, docteur. Promis, docteur. On me laisse enfin partir, les poches pleines de fla-cons de nitro.
Chez moi, j'écoute mes messages sur le répondeur automatique : Charles Monette a appelé.
Il ne semble pas de très bonne humeur et exige que je le rappelle. J'hésite. Je devrais en parler à Jeanne, mais je sais bien que nous allons le recontacter...
– 213 –
Assis dans le salon, je suis sur le point de m'allumer une cigarette, mais je renonce. Ce ne serait pas très sage après ce qui vient de m'arriver. Mieux vaut attendre quelques jours...
L'idéal serait d'arrêter de fumer complètement, mais je m'en sens incapable...
Puis, les derniers mots du prêtre me reviennent à l'esprit.
«Ne le laissez jamais sortir...»
Il parlait de Roy, évidemment. Il a dit cela sur un ton implorant, mais aussi tellement... tragique...
J'appelle Jeanne.
— Tu as de la chance, on se préparait à partir, Marc et moi...
— Vos fameux dimanches romantiques... C'est vrai, je n'y pensais plus... Je peux rappeler, si tu veux...
— Ça concerne Roy ?
— Oui.
— Alors, vas-y.
Je lui raconte mon aventure. Comme je m'y attendais, elle commence par se mettre en colère: qu'est-ce qui me prend, aussi, de courir comme un marathonien de vingt ans ? Et pourquoi ne pas l'avoir appelée de l'hôpital ? Elle serait venue aussitôt ! Je la rassure, longuement, puis elle finit par se calmer.
— En tout cas, les courses en pleine rue, c'est fini, hein?
— Ça va, on m'a déjà fait la morale à l'hôpital...
Mais je souris, amusé. Normalement, c'est moi le paternel avec Jeanne...
Elle revient au prêtre et son ton devient fébrile. Maintenant qu'elle me sait hors de danger, l'excitation éclate sans retenue:
— Le prêtre de Roy existe donc ? C'est incroyable !
— Ce n'est pas le même, Jeanne... Il était très vieux, plutôt petit, une tignasse blanche, les yeux bleus... Celui de Roy est chauve, grand, les yeux verts, pas si vieux...
Elle soupire, perplexe.
— Deux prêtres... Plus on trouve de nouvelles informations, plus c'est mêlant...
— Une chose à la fois, Jeanne.
– 214 –
Et je lui annonce notre rendez-vous avec la sœur de Roy, lundi soir.
— On prend ma voiture? propose-t-elle.
— Si tu veux.
Elle revient au prêtre :
— Quand il t'a dit de ne jamais le laisser sortir... qu'est-ce qu'il voulait insinuer, tu penses?
Que Roy est dangereux? Vraiment dangereux?
Je me tais. Les deux portes. Fermées. En attente.
— Peut-être.
Je me ravise:
— Je ne sais pas...
On se laisse.
Durant toute la soirée, je regarde la télé, déployant des efforts surhumains pour ne pas fumer.
Je réussis presque à oublier Roy.
Presque.