CHAPITRE 2

Je ne vais à l'hôpital que le mardi et le jeudi. Durant les trois autres journées de la semaine, je fais soit de la consultation personnelle chez moi, soit de la recherche à l'université. Durant

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toute la journée de mercredi, je ne songe pas une seconde à Thomas Roy, du moins jusqu'à l'heure du souper (que je prends de nouveau seul). Tandis que je feuillette le journal, je tombe sur un article de la seconde page titré ainsi : Thomas Roy dans un centre de psychiatrie.

Je grimace, puis lis l'article. Les journalistes en savent plus que je ne le croyais. On raconte qu'il a tenté de se suicider après s'être coupé les doigts. Les voisins ont dû parler, peut-être même certains policiers... L'article s'achève par l'évocation du mystère entourant la cause de ce drame : « Est-ce que les six mois de réclusion de Thomas Roy camouflaient en réalité une profonde dépression qui s'est terminée en tentative de suicide ? » — Wow! Un vrai psy !

j'ironise en tournant la page. Puis, je me mets à lire un article traitant d'un nouveau scandale concernant l'armée canadienne. Lentement, Thomas Roy quitte mon esprit.

Le jeudi, à neuf heures, a lieu notre réunion interdisciplinaire. Autour de la grande table sont assises les infirmières (les gens me disent que je suis sexiste de mettre toujours ce mot au féminin, mais il n'y a pas d'infirmiers, ici ; ce n'est quand même pas ma faute !), notre ergothérapeute Nathalie Girouard et notre travailleuse sociale Josée Poitras. Pendant environ une heure, nous passons en revue mes patients. Édouard Villeneuve a eu une crise de larmes, la veille, toujours convaincu que nous sommes tous contre lui. Ça ne va pas trop bien non plus avec monsieur Simoneau, Julie Marchand et madame Bouchard. Par contre, monsieur Picard, monsieur Jasmin et madame Choquette vont assez bien pour repartir. Les autres demeurent stables. On augmente ou on diminue les médications, on propose de nouveaux exercices thérapeutiques ; le train-train habituel de ce genre de réunion...

Arrive enfin le dossier Roy.

— J'ai laissé un mémo le concernant. Vous avez eu le temps de le consulter?

Nathalie renvoie une mèche rebelle de son front. Je trouve ce tic charmant. Même si elle fait tout pour ne pas les paraître, elle trahit toujours ses vingt-huit ans en accomplissant ce geste.

— J'ai passé une heure avec lui, hier, explique-t-elle. J'ai tout fait pour le stimuler, en vain.

Musique, peinture, histoires, stimulations tactiles, tout. Une fois ou deux, j'ai senti qu'il me regardait vaguement, mais sans plus. Son regard est vide. A tel point que je vois à peine la différence entre son œil réel et son œil artificiel.

Je m'étonne :

— Il a un œil artificiel?

— Oui... Il a perdu son œil gauche il y a environ un an... Les journaux en avaient parlé. Vous ne vous souvenez pas ?

Je réfléchis. Je hausse les épaules.

— Continuez.

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— Donc, pas un mot. Pas un geste non plus, ou presque. Quand on le met debout, il ne tombe pas, mais impossible de le faire marcher. Si on le poussait un peu, il perdrait l'équilibre.

— Et la nourriture ?

— Il se laisse nourrir. Mais il ne touchera à aucun aliment de par sa propre volonté.

— Et... ses besoins?

Nouveau mouvement pour repousser une mèche noire.

— Il a fallu lui mettre une couche.

Je me frotte la barbichette en prenant quelques notes.

— Bon. Josée, quelque chose?

Josée s'étire. On dirait toujours qu'elle est fatiguée. Elle a trente-sept ans mais en paraît dix de plus. Son travail n'a jamais semblé l'intéresser beaucoup et pourtant, elle fait preuve d'un perfectionnisme étonnant.

— Roy n'a pas de famille, sauf une sœur. Il n'a pas de petite amie connue non plus. J'ai visité son appartement, hier. Les voisins m'ont dit qu'on l'a vu sortir une ou deux fois seulement dans les deux dernières semaines. J'ai trouvé son bottin de numéros de téléphone. J'ai d'abord appelé son agent, un certain Michaud. Il arrivait de voyage, il n'avait pas encore pris ses messages et n'avait lu aucun journal. C'est donc moi qui lui ai appris la nouvelle. Il est fou d'inquiétude et veut absolument voir Roy. Je lui ai dit de venir vous rencontrer aujourd'hui.

J'esquisse un sourire sans joie.

— Trop aimable, Josée...

— J'ai aussi appelé son éditeur. Malgré les tentatives de ce dernier pour le contacter, il n'a pas de nouvelles de Roy depuis la sortie de son plus récent livre, en septembre.

Elle fait une moue contrariée.

— J'ai aussi appelé sa sœur, une certaine Claudette Roy, de Saint-Hyacinthe. J'ai commencé à lui expliquer que son frère avait été admis en psychiatrie, mais elle m'a tout de suite dit que ça ne l'intéressait pas, qu'elle avait coupé tout contact avec son frère depuis plusieurs années.

Elle était très froide et m'a presque raccroché au nez. (Elle désigne le rapport que j'ai entre les mains.) J'ai indiqué tous ces numéros dans le dossier.

Elle ouvre alors sa serviette et en sort une sorte de cahier d'école.

— J'ai aussi trouvé quelque chose d'intéressant dans les affaires de Roy : un cahier dans lequel il collait des articles de journaux. Je me suis dit que ça pourrait servir à Nathalie.

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Elle pousse le cahier vers l'ergo, qui se met à le feuilleter sur-le-champ.

— Quel genre d'articles de journaux?

Josée a un petit air entendu.

— Des accidents tragiques, des meurtres, des catastrophes diverses. Bref, une panoplie de drames sanglants couverts par les journaux au cours des vingt dernières années. Il doit bien y avoir une cinquantaine d'articles dans ce cahier...

Je hoche la tête, pas vraiment surpris.

— J'imagine que ce genre de collection n'est pas réellement étonnant de la part d'un écrivain d'horreur...

— Ces articles devaient lui servir d'inspiration pour ses livres, ajoute Josée. Ça expliquerait l'efficacité de ceux-ci.

Je lui lance un regard presque méfiant:

— Vous êtes une fan de Roy, Josée?

— J'ai lu un ou deux de ses bouquins. Disons que ça m'a valu quelques nuits blanches...

A voir l'approbation de la plupart des autres autour de la table, je comprends que je suis à peu près le seul ici à n'avoir jamais lu un roman de Roy. Je change de sujet :

— Ça va vous servir à quelque chose, Nathalie?

Toujours en feuilletant le cahier, elle répond:

— Je ne sais pas... Je peux toujours essayer de l'utiliser pour susciter une réaction chez lui...

— Bon... Autre chose, Josée?

— Oui. À propos de ce que vous aviez demandé...

Elle se penche vers le sol et dépose sur la table un clavier d'ordinateur, tout en précisant:

— J'avoue que je ne sais pas trop où vous voulez en venir avec ça...

— Ah, oui... Faites-le passer jusqu'ici, s'il vous plaît...

Le clavier fait le tour de la table, pour se retrouver devant moi. Je pose mes lunettes sur mon nez et l'examine de près. Les petits traits noirs sont toujours sur les touches.

Je repense au documentaire d'Hélène. Puis, je prends mon propre crayon à mine, le glisse dans ma bouche et penche la figure vers la table. Avec l'extrémité pointue du crayon, je commence

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à pianoter péniblement sur les touches, très lentement parce que je dois me concentrer pour atteindre la touche désirée. Je sens sur moi les regards ahuris de mes collègues, et cela m'amuse de façon puérile. J'avoue que je cherchais un peu cet effet. On s'amuse si peu, dans cet hôpital...

Chaque fois que la pointe du crayon percute une touche, un petit trait noir y apparaît, causé par la mine.

Je m'arrête, sors le crayon d'entre mes lèvres et observe l'extrémité qui était dans ma bouche.

On peut y voir nettement mes traces de dents.

— Hé ben ! ça alors..., je murmure.

— Vous avez découvert quelque chose, docteur La-casse?

— Thomas Roy a continué à écrire après s'être coupé les doigts.

— Quoi ?

Je brandis le crayon, comme s'il s'agissait d'une preuve indiscutable.

— J'ai découvert chez Roy un crayon comme celui-là, mais aux trois quarts rongé, presque coupé en deux. C'est sûrement celui que l'écrivain a utilisé pour écrire. Mais avec sa bouche.

Ça explique les petites rayures noires sur les touches.

Un court silence, puis Nathalie objecte :

— Mais peut-être qu'il écrivait avec son crayon avant. Je veux dire, il pouvait le prendre avec ses mains et pianoter sur son clavier, distraitement.

— En sachant que cela ferait des marques ? Ça me semble improbable, non ? Et les traces de dents sur son crayon étaient vraiment profondes. Comme s'il avait serré le crayon dans sa bouche de toutes ses forces. Comme quelqu'un qui aurait mal, par exemple. Très mal.

Je réfléchis un instant. Les paroles de Goulet me reviennent à l'esprit.

— Ça expliquerait aussi pourquoi il y avait beaucoup de sang sur le sol, devant sa table de travail. De peine et de misère, Roy a pris le crayon dans sa bouche, les dents très serrées à cause de la douleur de sa blessure, puis s'est mis à écrire comme je viens de le faire, péniblement, tandis que ses mains mutilées pendaient le long de son corps et que le sang coulait sur le sol. II n'a sûrement pas écrit plus qu'une minute ainsi, sinon il aurait perdu connaissance à cause de l'écoulement du sang. Après quoi, il s'est lancé par la fenêtre.

Je dépose mon crayon sur la table et regarde mes collègues autour de moi. Six visages abasourdis. Je les comprends. Moi-même, je trouve cette théorie assez folle. Pourtant, je suis convaincu que c'est exactement ce qui s'est passé. Tout le prouve. Nathalie est la première à parler:

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— Mais pourquoi il aurait écrit après s'être coupé les doigts ?

— Je ne sais pas.

— D'un côté, il se coupe les doigts parce qu'il est dégoûté de l'écriture et, d'un autre, il continue à écrire après sa mutilation... Contradictoire, non?

— Peut-être que ce terrible dilemme était insoutenable pour lui et que c'est pour ça qu'il a voulu se tuer, propose Nicole, l'infirmière-chef.

— Peut-être, dis-je. Mais il est un peu tôt pour aller plus loin dans les hypothèses.

Je repousse le clavier et soupire, avec un peu plus de force que je ne l'aurais voulu.

— Bon. Josée, vous essayez d'avoir une copie de ce qu'il était en train d'écrire quand on l'a trouvé. La police peut vous aider pour ça. Nathalie, vous continuez vos exercices, ils finiront peut-être par le faire réagir. Pas de médication pour l'instant.

— Bref, on continue?

On continue. Il me semble soudain que toute ma carrière se résume à ce verbe. Continuer. Pas

«trouver», pas «résoudre». Continuer.

— Oui, dis-je d'une voix égale. On continue.

L'homme est assis devant moi, de l'autre côté du bureau. Un seul mot peut le décrire: atterré.

Il n'arrête pas d'enlever ses lunettes pour se frotter les yeux, il se lisse sans cesse les cheveux (qu'il a pourtant rares), il soupire à tout bout de champ. Je viens de finir de lui raconter ce que nous savons. Cela l'a bouleversé.

— Vous comprenez, m'explique Patrick Michaud en remettant ses lunettes pour la dixième fois, je ne suis pas juste son agent. Je suis aussi un grand ami.

— Je sais, vous me l'avez dit en entrant. C'est pour cette raison que je vous ai tout raconté.

Ses parents sont morts, il n'a pas de famille sauf une sœur qui se désintéresse totalement de lui...

— Et il a coupé tout contact avec ses amis depuis plusieurs mois! ajoute l'agent avec dépit.

— Il n'avait pas de petite amie, paraît-il?

Michaud a un sourire triste.

— Non, pas vraiment. Tom est un célibataire endurci. Il a eu plusieurs maîtresses, mais rien de sérieux. Il n'a jamais fréquenté la même femme plus que quelques semaines... Je crois que... (son œil brille). Je crois qu'il aime trop le sexe pour se caser.

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Je hoche doucement la tête, puis reviens à notre sujet :

— Donc, vous êtes la personne la plus près de lui...

Il a un ricanement amer.

— «Était», plutôt...

— Pourquoi dites-vous ça?

Il soupire derechef. Je dirige ma main vers le magnétophone sur mon bureau.

— Vous permettez ? Ça m'évite de prendre des notes...

Il fait un signe d'assentiment.

— On ne s'était plus parlé depuis onze semaines exactement. Je le sais, je les ai comptées ! Je l'ai appelé je sais pas combien de fois, il n'a retourné aucun de mes messages. Je suis même allé frapper chez lui, mais il ne m'a même pas répondu ! Il y a un mois, je me suis posté devant son immeuble, en me disant que je resterais là jusqu'à ce que je le voie ! Quand il est enfin sorti, je lui ai presque sauté dessus ! Je lui ai dit que son silence était inacceptable, que je ne comprenais pas pourquoi il m'ignorait, moi, son ami ! Mais il n'a pas prononcé un mot !

Il continuait de marcher, mal à l'aise... Il avait l'air presque terrorisé ! C'était trop ridicule ! Je l'ai pris par le bras et je lui ai dit : «Écoute, si tu veux plus écrire, ça te regarde ! Je t'en parlerai plus, de ton écriture ! Je veux juste comprendre ce qui t'arrive ! » Mais il s'est libéré de mon emprise... pis il s'est sauvé !

Il lève ses bras, dans un vaste geste incrédule et choqué.

— Sauvé, docteur, vous imaginez? Il s'est mis à courir, comme si je l'attaquais ! Ça m'a tellement scié que j'ai pas pu bouger! Je l'ai regardé s'enfuir, complètement déboussolé !

Je caresse mon menton, impassible. Je me fais toujours un devoir de ne pas montrer mes réactions aux gens qui sont liés à un patient. De toute façon, ces temps-ci, j'éprouve plutôt le problème inverse: il faut que je redouble d'efforts pour ne pas afficher une indifférence totale.

— Vous avez dit qu'il ne voulait plus écrire...

Il hausse les épaules.

— C'est ce qu'il m'a confié la dernière fois qu'on s'est vus... qu'on s'est vraiment vus, je veux dire... Qu'on s'est parlé...

Je m'apprête à lui demander de me raconter cette rencontre, mais c'est inutile. Michaud est déjà lancé:

— Depuis son dernier roman sorti en septembre, L'Ultime Révélation, Tom ne se montrait plus nulle part. Il m'avait formellement interdit de le «ploguer» à quelque émission ou journal

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que ce soit. J'avais accepté. Je me disais qu'il voulait avoir la paix quelques mois, pour écrire tranquille. Peut-être qu'il commençait à trouver le vedettariat épuisant, je comprenais ça. On continuait à se voir de temps en temps, mais pas pour les affaires. Juste en amis. Je trouvais qu'il avait l'air ailleurs, mais, bon, je ne m'en formalisais pas trop. Il était plus fatigué. Plus terne. L'Ultime Révélation fracassait des records de vente, mais ça ne l'impressionnait pas.

Au mois de février, donc, il y a onze semaines (je vous l'ai dit, je les ai comptées !), je l'invite au restaurant en me disant qu'il est temps qu'il sorte de son hibernation. Je lui demande, avant même qu'on ait commencé à manger, s'il est sur un nouveau roman. Il me dit que non.

Il me jette un regard entendu. Je ne réagis pas.

— Là, j'étais vraiment surpris ! « Ben voyons ! », que je lui dis. «Quand tu m'as annoncé que tu ne voulais plus d'entrevues, c'était pas pour écrire en paix ? Qu'est-ce que t'as fait, les cinq derniers mois ? » Il n'a rien répondu. J'étais de plus en plus surpris. Je lui ai demandé s'il avait l'intention de réapparaître en public. J'avais au moins cent invitations des médias sur mon bureau. Il m'a dit qu'il ne voulait plus accorder d'entrevues. Que la télévision, les journaux, c'était fini ! J'en revenais pas ! «Qu'est-ce qu'il y a, Tom?», que je lui demande. « T'as besoin de plus de temps pour écrire ? » Pis là...

Michaud enlève ses lunettes et se frotte les yeux. Je me dis qu'il va finir par se les arracher. Il remet ses verres et poursuit, l'air incrédule:

— Pis là, il m'a dit qu'il n'écrirait plus ! Plus jamais ! Je croyais qu'il blaguait, mais pantoute

! Il était très sérieux ! J'ai pensé qu'il était malade. Il était cerné, il avait le teint blême... D'ailleurs, je vous dirais qu'il affichait cet air morne-là depuis un bon bout de temps. Ça a commencé quand il a perdu son œil... Mais à partir de la parution de L'Ultime Révélation, ça s'est dégradé très vite...

— Panne d'inspiration. Il s'est isolé pour écrire, les idées ne sont pas plus venues, puis la crise a éclaté.

Michaud secoue frénétiquement la tête.

— Non, non ! C'est ce que je croyais aussi, docteur, vous pensez bien ! C'est d'ailleurs ce que je lui ai dit, au restaurant : «T'as peut-être pas d'idées en ce moment, mon Tom, mais décourage-toi pas, ça va revenir ! Il y a des auteurs qui n'ont rien trouvé à raconter pendant des années ! » Mais il m'a lancé un drôle de sourire, presque méprisant, et il m'a dit : « Des idées !

J'en veux pas, d'idées ! Pis en cinq mois, j'ai été capable de me retenir ! J'ai pas écrit une ligne, Pat ! Pas une ! Et j'espère que ça va continuer comme ça ! » Vous vous rendez compte ?

Je fronce légèrement les sourcils. Là, c'est différent de ce que je m'imaginais.

— Il ne voulait pas d'idées ! Il s e forçait pour ne pas écrire ! Avez-vous déjà vu un écrivain agir comme ça?

Je caresse toujours mes poils grisonnants, en observant le commutateur sur le mur derrière mon interlocuteur. Dans le passé, assis à ce bureau, j'ai fixé ce commutateur en espérant qu'il

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provoque un déclic en moi, qu'il envoie une décharge électrique qui m'aiderait à résoudre mes nombreuses interrogations.

Le commutateur ne s'est jamais actionné.

— Il ne vous a pas révélé pourquoi il ne voulait plus écrire ?

— Vous pensez bien que je lui ai demandé ! Et il m'a répondu...

Michaud avance légèrement vers moi sur sa chaise, comme si ce qu'il allait me dire était confidentiel. Sa voix baisse même légèrement:

—... il m'a répondu: «Ça fait trop mal...»

— Trop mal ?

— Trop mal...

Il me regarde, comme s'il attendait une réaction de ma part. Comme je ne dis rien, il continue:

— Je commençais à trouver ça ridicule. Je lui ai demandé de quoi il parlait. « Écrire des livres te fait mal ? » que je m'exclame. « Vendre des millions d'exemplaires de tes dix-neuf romans à travers la planète, ça te fait mal ? » Il m'a répliqué que je ne comprenais rien. Là-dessus, il avait raison : je comprenais rien pantoute !

Michaud se lisse les cheveux des deux mains, en poussant le plus gros soupir depuis qu'il est ici.

— Je... j'étais confus, docteur, c'est le mot le plus précis que je peux trouver : confus. Je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire. Je me suis calmé et j'ai commencé à lui dire qu'il devait être trop fatigué, qu'il faisait peut-être une petite dépression, qu'il devrait peut-être consulter quelqu'un... Bref, tout le bazar ! Ça l'a agacé. Il a fini par se lever, il m'a regardé dans les yeux... Mon Dieu, il avait l'air tellement malheureux, docteur, ça m'a donné un coup au cœur... Et il m'a dit : « Pat, je ne te demande pas de comprendre. Je te dis juste que je n'écrirai plus jamais. En tout cas, si j'en ai la force. Ça finit là ! » Pis il est parti ! Sans avoir pris une bouchée, malgré mes cris pour qu'il revienne ! Il est parti !

Il secoue la tête tristement.

— Et je ne l'ai plus jamais revu. Sauf il y a un mois, quand je l'ai accosté dans la rue, comme je vous le racontais tantôt...

Il baisse la tête et un silence plane quelques secondes. Je crois qu'il a tout dit. Comme pour confirmer cette impression, il lève la tête et me demande, plein d'espoir:

— Qu'est-ce qui lui est arrivé, docteur? Comment vous expliquez ça?

Je m'enfonce dans mon fauteuil en émettant un petit sifflement :

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— Vous vous attendez à une réponse précise, mais c'est plus compliqué que ça, monsieur Michaud... Le mécanisme du cerveau ne se réduit pas à une série d'équations mathématiques qui donnent invariablement le même résultat.

Ma réponse pompeuse l'agace. Je ne lui en veux pas. Les gens aimeraient tellement qu'on leur explique tout du premier coup. Combien de parents, d'enfants ou d'amis de schizophrènes ai-je vus, assis dans ce fauteuil, me poser la même question?

— Vous n'avez aucune idée? s'étonne Michaud.

— Il est un peu tôt pour affirmer quoi que ce soit...

Il observe ses mains, soudain horrifié.

— Se couper les doigts ! Volontairement ! C'est épouvantable ! Et vous affirmez qu'après ça il aurait écrit sur son clavier avec un crayon dans la bouche?

Il est abasourdi.

— Mais pourquoi ?

— Monsieur Michaud, je vous répète qu'il est encore tôt pour avancer des explications...

Bien sûr, j'ai une ou deux hypothèses qui me trottent dans la tête, mais il est hors de question que j'en discute avec lui. Je lui propose autre chose:

— Vous voulez le voir?

Il se lève, presque choqué :

— Baptême ! c'est pour ça que je suis venu ! Je serais pas parti d'ici sans l'avoir vu, vous pouvez en être certain !

— J'aimerais que vous lui parliez, même s'il ne répond pas, même s'il ne réagit pas à votre présence. Vous allez être le premier visage connu à se présenter devant lui, et j'espère provoquer une réaction. Vous comprenez ?

Michaud s'emballe soudain.

— Vous croyez que j'arriverais à le guérir?

Je ne peux m'empêcher de sourire. Ce petit gros quadragénaire, derrière ses airs d'homme d'affaires sérieux, manifeste une naïveté si sincère que je crois avoir un adolescent devant moi. Aucun doute : il aime profondément son ami Roy.

— Guérir n'est pas le terme approprié, monsieur Michaud, mais peut-être que vous allez être le premier à le faire réagir. C'est possible, mais mieux vaut ne pas anticiper, pour éviter les déceptions. Suivez-moi, je vous prie...

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Nous prenons l'ascenseur privé et nous retrouvons au Noyau. Michaud regarde autour de lui, un peu intimidé. Pour lui, nous sommes en ce moment «chez les fous », et cela ne doit pas le rassurer. Nous croisons un patient, monsieur Marcotte, qui nous ignore complètement. De son côté, Michaud le suit longuement avec des yeux intrigués.

Devant la porte numéro neuf, je frappe deux petits coups. Comme je m'y attendais, il n'y a aucune réponse. J'ouvre et fais un pas de côté.

— Après vous.

Sans hésiter, l'agent littéraire entre dans la pièce et je le suis.

Roy est assis sur une chaise, ses mains bandées docilement posées sur ses genoux. Il porte un pantalon noir et une chemise rayée de la même couleur. Les infirmières, comme chaque matin, l'ont lavé, rasé et coiffé. Il contemple le néant, exactement comme mardi matin. J'en profite pour examiner ses yeux, mais je suis incapable de distinguer lequel est artificiel. Le gauche, si je me souviens bien. Pourtant, les deux semblent vrais. Une réussite.

Le regard de Michaud se pose aussitôt sur les mains de son ami.

— Seigneur Dieu ! marmonne-t-il, comme s'il avait eu besoin de le voir pour le croire.

Puis, après s'être plusieurs fois humecté les lèvres:

— Tom, que... qu'est-ce... qu'est-ce qui s'est passé?

Ce n'est pas particulièrement subtil comme entrée en matière, mais je ne bronche pas. Les visiteurs réagissent souvent avec maladresse face à un proche en traitement. Il y a quelques années, un homme était venu voir son frère qui avait eu sa première crise schizoïde. Le visiteur était bouleversé mais ne voulait pas le montrer. Face à son frère, il avait donc affecté un air décontracté et, la voix parfaitement fausse, lui avait lancé: «Ouais ! Toi qui as toujours aimé faire le fou dans la famille, t'as mis le paquet, ce coup-là ! » J'avais dû feindre une quinte de toux pour ne pas hurler de rire.

Roy n'a aucune réaction. Michaud ne peut s'empêcher de lui mettre la main sur l'épaule, geste banal mais que je trouve particulièrement émouvant. Il continue, la voix brisée:

— Thomas, baptême, ça se peut pas ! Reste pas comme ça ! Reviens avec nous autres, mon vieux ! Faut que tu te sortes de là !

L'écrivain s'humecte les lèvres. C'est tout. Michaud me lance un regard impuissant.

— Continuez, monsieur Michaud.

L'agent hésite, réfléchit, puis, à califourchon sur une chaise, se met à lui parler à toute vitesse.

Il évoque des souvenirs communs, raconte de vieilles anecdotes, lui parle du succès de son dernier roman... Pendant près de cinq minutes, Michaud démontre vraiment de la bonne vo-

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lonté, s'acharne à faire réagir son ami. En vain. Une fois ou deux. Roy le regarde, hagard, sans plus.

Quand nous sortons de la chambre, l'agent est plus atterré que jamais. Je lui promets de le tenir au courant et finalement il part, la mine basse.

Au Noyau, je m'étonne de voir Jeanne marcher vers moi.

— Qu'est-ce que tu fais ici un jeudi, toi ?

Elle a l'air penaude. Je comprends aussitôt.

— Tu veux savoir ce qui arrive avec Thomas Roy, c'est ça?

Elle a un petit sourire d'excuse.

— Je n'arrête pas d'y penser... Il y a du nouveau?

— Une ou deux choses... Mais je t'en reparle ce soir, au Maussade...

Jeanne fait la moue, comme un enfant qui apprendrait qu'il n'y aura pas de Noël cette année.

J'ajoute rapidement :

— Mais en attendant, si tu veux te mettre quelque chose sous la dent, va à l'atelier d'ergo. On a trouvé un cahier chez Roy. Toi qui es une fan, va donc y jeter un œil... Nous en causerons ce soir.

Jeanne file aussitôt vers le bureau de l'ergo. Je poursuis mon chemin, à la fois amusé et dé-

concerté.

Ou Jeanne est encore une adolescente, ou je deviens trop vieux...

C'est une tradition depuis maintenant près d'un an: tous les jeudis soir, à vingt heures, Jeanne et moi allons prendre un verre au Maussade, un petit bistro tranquille rue Saint-Laurent. On se retrouve là pour discuter de toutes sortes de choses, autant du travail que de notre petite vie.

Certains pourraient croire qu'il y a quelque chose d'intéressé dans ces rencontres hebdomadaires. Ils auraient tort. D'ailleurs, Marc, le chum de Jeanne (elle insiste pour qu'on le désigne ainsi, même si je trouve ce mot affreux), et ma femme nous connaissent assez pour ne pas s'inquiéter. De fait, durant ces soirées, nous ressemblons davantage à un père et sa fille qu'à un vieux pervers et sa jeune proie. Ce qui me permet, chaque fois, de réaliser à quel point notre relation est teintée de paternalisme : pendant ces rencontres, Jeanne parle beaucoup, et moi, j'écoute énormément. La jeune psychiatre qui confie ses espoirs et ses doutes au vieux routier. La future maman qui demande conseil au vieux papa. Loin de m'agacer, ce rôle me

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convient parfaitement. L'enthousiasme, la fébrilité et la jeunesse de Jeanne représentent mon baume hebdomadaire.

Mais ce soir-là, la jeune psy ne veut pas me parler de son travail, ni du petit qui grouille de plus en plus dans son ventre. Une seule personne l'intéresse: Thomas Roy. Nous sommes donc sur la terrasse depuis environ une demi-heure, un peu retirés (quand nous parlons travail à l'extérieur de l'hôpital, nous le faisons toujours discrètement), et je lui raconte la journée.

Jeanne m'écoute sans dire un mot, ce qui est phénoménal en soi, les yeux grands ouverts, levant de temps en temps son verre de jus de pamplemousse vers sa bouche.

— Intéressant ! lâche-t-elle à la fin de mon compte-rendu. Mais macabre : écrire avec les doigts coupés, en s'aidant d'un crayon dans la bouche... Brrr!

— Et toi, tu as jeté un coup d'œil au cahier, cet après-midi ?

— Et comment !

Elle sort une feuille de papier de son sac à main et la déplie. J'en profite pour sortir mon paquet de cigarettes.

— Je peux?

— Si tu ne m'envoies pas la fumée en pleine figure, oui.

J'allume, satisfait, tandis que Jeanne consulte sa feuille:

— Plusieurs articles de journaux dans le cahier de Roy semblent l'avoir inspiré... Par exemple, l'un de ces articles relate un accident ferroviaire qui s'est passé il y a une douzaine d'années, dans le coin de Sherbrooke. Il y a eu des morts et beaucoup de blessés. J'ai lu l'article et je me suis rappelé que dans un roman de Roy, Le Sang des damnés, il y a un spectaculaire déraillement fort semblable à celui qui est décrit dans la coupure de journal. Le roman en question est sorti huit ou neuf mois après cet accident, j'ai vérifié.

Je rejette la fumée de ma bouche le plus loin possible de ma collègue. Jeanne poursuit:

— Il y a un autre article, aussi, plus vieux celui-là, qui raconte une tragédie survenue au zoo de Granby : un gardien avait été mangé vivant par un tigre, sous les yeux horrifiés des visiteurs. Roy, un peu moins d'un an après, a sorti un roman, Douleur et Souffrance, qui renferme une scène semblable.

— Charmant !

— Un autre article, sorti dans les journaux quelques semaines après celui du tigre mangeur d'hommes, relate l'histoire d'une station-service qui a explosé à Montréal. Bilan : deux morts, brûlés vifs. Il y a une scène de ce genre, toujours dans Douleur et Souffrance. Dans le livre, au lieu d'être une station-service, c'est un restaurant, mais le contexte est identique.

Je secoue la tête avec un vague sourire admiratif.

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— Tu es une vraie exégète, ma parole ! On dirait que tu connais les romans de Roy par cœur !

— Je les ai lus les dix-neuf, et je te jure que je ne suis pas prête de les oublier ! Il a une telle façon de décrire l'horreur qu'on n'arrive pas à oublier ces scènes !

— Oui, tu me l'as déjà dit... Et tu aimes ça, en plus !

Elle prend une expression malicieuse.

— Les femmes ont toujours aimé les sensations fortes, Paul, tu ne sais pas ça encore?

Je fais une petite moue convenue, prends une gorgée de ma bière et reviens à Roy :

— Ce que tu me racontes là vient confirmer ce que je pensais déjà...

— J'imagine que si on prenait le temps de lire la cinquantaine d'articles du cahier, on ferait des liens avec chacun des romans de Roy. J'ai regardé la date du premier article: 1973. Il me semble que Roy a commencé à publier à cette époque-là. Peut-être pas des romans, mais des nouvelles...

— En 73 ? Il devait être jeune.

— Dix-sept, dix-huit ans... C'est un prodige, je te l'ai dit.

Je prends une autre gorgée de ma bière. Jeanne plie sa feuille et ajoute:

— J'imagine qu'il y a des gens qui ont déjà établi le lien entre certains romans de Roy et les tragédies correspondantes...

— Peut-être, mais Roy n'est pas le seul écrivain à s'inspirer de la réalité. C'est même plutôt courant...

Je réfléchis quelques secondes avant de poursuivre:

— Sauf que Roy se sentait peut-être coupable de s'inspirer du malheur des autres. Il collectionnait peut-être ces « articles inspirateurs » en cachette, sans en parler à personne. Au fil des ans, ce léger remords se transforme en complexe de culpabilité qui grossit de plus en plus... À

un point tel qu'il y a quelques mois, il annonce à Michaud, son agent, qu'il ne veut plus écrire.

Parce que «ça fait trop mal...»

Jeanne hoche la tête, devinant la suite. D'ailleurs, elle poursuit elle-même:

— Il n'est évidemment pas responsable des tragédies du cahier, mais en s'en inspirant, il a l'impression qu'il les reproduit. Ça devient une obsession malsaine, au point qu'il décide d'ar-rêter. Mais sa nature d'écrivain est plus forte que sa volonté. Pendant quelques mois, il réussit à ne rien écrire ; mais la réalité, elle, ne s'arrête pas, et les drames sanglants continuent dans la vie de tous les jours, inspirant Roy malgré lui. Un terrible dilemme se déclenche donc en lui :

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doit-il se laisser inspirer par tous ces événements et écrire un nouveau roman ou les ignorer et lutter pour ne plus reproduire ce « mal » ?

—Il a d'ailleurs précisé à Michaud que cela lui demandait beaucoup de force de ne plus écrire.

Et il réussit à résister pendant des mois. Il s'enferme de longues semaines, ne voit personne, combat seul... Il tombe en pleine dépression... Mais un moment arrive où il n'en peut plus... Il ouvre son ordinateur et se met à écrire. Il réalise alors qu'il a recommencé à écrire le « mal »...

Le dilemme réapparaît. La crise psychotique éclate. Dans son délire, une solution s'offre alors à lui...

— Se couper les doigts pour ne plus écrire.

— Voilà.

— Mais il a quand même continué à écrire. En se servant d'un crayon qu'il tenait dans sa bouche.

— Oui. C'était plus fort que lui. Se couper les doigts n'était pas suffisant pour stopper le...

disons la «mauvaise énergie » en lui. Alors, il a recours au moyen ultime: le suicide.

— Mais il manque son coup. Devant l'échec de sa tentative de suicide, il décide de se retirer du monde et plonge dans un état catatonique. Au moins, il est mort pour le reste du monde.

Je souris à Jeanne en écrasant ma cigarette.

— Bravo, docteur... Nous venons de donner un beau petit cours d'analyse, mais devant une classe vide...

— Faut admettre que c'était pas sorcier...

Elle prend une gorgée de son jus, puis secoue la tête d'un air navré.

— Thomas Roy ! Il paraissait tellement... tellement équilibré, serein ! Dans ses entrevues, il avait un tel charisme, un tel contrôle...

Je regarde autour de moi pour m'assurer que personne n'écoute ce que nous disons. Les quelques autres clients sont éloignés et nous ignorent totalement.

— Chaque fois que je vois un être équilibré victime d'une crise psychotique, je suis bouleversée, Paul... Je crois que je ne m'habituerai jamais !

Elle hausse les épaules.

— En tout cas, notre explication tient debout...

— On n'a rien expliqué du tout, je rétorque d'un air sombre en fixant mon verre.

— Voyons, tu viens de m'expliquer tout le processus que.,.

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— J'ai expliqué le raisonnement que Roy a vraisemblablement suivi pour en arriver à sa tentative de suicide: il a essayé de se tuer parce qu'il croyait faire le mal. Très beau, tout ça. Mais comment un être humain peut-il en venir à croire ça ? À poser de tels gestes? À disjoncter à ce point-là? Ça, je ne l'ai pas expliqué...

Je soupire.

— Personne ne l'a jamais expliqué, d'ailleurs.

Jeanne a un geste agacé. Elle a été maintes fois témoin de mes petites crises de pessimisme. Je me demande même comment cette idéaliste a pu se lier d'amitié avec le désillusionné que je suis. Peut-être qu'elle espère me récupérer. Bonne chance !

— Bon. Tu vas me rejouer le coup du psychiatre blasé...

Je souris, coquin.

— Hé, oui !

— Non, merci ! Dis-moi plutôt ce que tu as l'intention de faire avec Roy.

— Mais le guérir, voyons ! Ne sommes-nous pas là pour ça?

— Arrête, Paul !

J'ébauche un geste vague de la main, plus sérieux.

— On le met aux antidépresseurs dès demain.

— Du Zoloft?

— Oui. Cinquante milligrammes par jour. On commence doucement, puis on verra.

Jeanne approuve de la tête. Je ne peux m'empêcher d'ajouter, sarcastique:

— Quand il se remettra à parler, on écoutera ce qu'il a à raconter, puis on lui donnera les médicaments en conséquence pour le restabiliser. Après ça, je le laisserai repartir, avec une belle prescription...

Jeanne me fusille du regard, pas vraiment amusée par mon cynisme. Je lève la tête vers elle avec un large sourire :

— Et si, dans un an ou deux, il fait une autre crise, eh bien ! il reviendra nous voir, et on lui donnera encore plus de petites pilules, et...

— Bon, ça va, j'ai compris, grommelle ma collègue.

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Je ricane, tandis qu'elle termine son verre en vitesse. Elle se lève et grimace en se tenant le ventre :

— J'ai l'impression qu'Antoine n'aime pas le jus de pamplemousse. Chaque fois que j'en bois, il proteste.

— Antoine... Et si c'est une fille?

— C'est un gars, j'ai passé une échographie. Je t'ai dit tout ça, l'autre jour, vieux sénile...

— Dans dix ans, les classes primaires vont être pleines d'Antoine, d'Alice et de Florence.

Tous les vieux noms reviennent à la mode. Sais-tu, aujourd'hui, comment il faudrait appeler nos enfants pour être originaux? Nathalie, Stéphane, Martin...

— Laisse donc faire !

Elle m'embrasse sur les deux joues.

— Tu ne pars pas ?

— Je vais rester quelques minutes encore...

Jeanne commence à s'éloigner, puis se tourne vers moi:

— J'aimerais ça consulter le cahier de Roy avec plus d'attention. Peux-tu l'arranger pour que je puisse l'emporter chez moi?

— Si tu veux...

— Parfait. Et merci.

Je la regarde s'éloigner, puis m'allume une cigarette. Je fais lentement le tour de la terrasse des yeux. Il doit y avoir une vingtaine de clients qui boivent, discutent, heureux et confiants. Je les observe.

«L'un de vous souffre en ce moment même d'une maladie mentale. Et cette personne ne le sait peut-être même pas encore...»

Je ricane sans joie. Je ne comprends pas que Jeanne n'apprécie pas mon cynisme. Moi, je me trouve plutôt drôle.

J'écrase mon mégot et me lève. Je quitte tous ces gens d'un pas tranquille.

Le lendemain, en fin d'après-midi, Hélène et moi nous préparons à partir pour Charlevoix. Ce petit week-end à deux est prévu depuis longtemps. Il y a plusieurs mois que nous n'avons pas

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pris de temps ensemble, loin du quotidien. Cela nous fera sans doute du bien, car ma fibre sentimentale souffre d'inertie depuis un moment.

Avant de partir, je donne un coup de téléphone à l'hôpital et demande le bureau de notre ergo.

— Bonjour, Nathalie. C'est le docteur Lacasse. Je voudrais que vous prêtiez l'album d'articles au docteur Marcoux. Elle m'aide pour ce cas. Elle va sûrement aller vous voir tout à l'heure pour vous l'emprunter.

— L'album d'articles?

— Oui, vous savez, ce cahier dans lequel monsieur Roy a collé une cinquantaine d'articles de journaux?

Court silence.

— Nathalie?

— Oui, oui, je me souviens. Vous voulez que je le prête au docteur Marcoux, c'est ça?

Sa voix est hésitante.

— Il y a un problème ?

— C'est parce que... je ne l'ai pas ici. Je l'ai laissé chez moi... J'ai voulu l'observer de près hier soir, et... je l'ai oublié.

Elle semble vraiment mal à l'aise. Elle ajoute même, d'une voix penaude:

— Je suis désolée, docteur...

— Voyons, ce n'est pas grave, Nathalie. Vous n'aurez qu'à me l'apporter mardi prochain. Je le donnerai au docteur Marcoux moi-même...

— Parfait, docteur, répond-elle à toute vitesse, la voix rassurée. Sans faute.

Je la salue, puis raccroche. Pourquoi semblait-elle si anxieuse?

Hélène, déjà à l'extérieur, s'acharne sur le klaxon avec impatience. Je sors enfin de la maison.

Pendant trois jours, je m'efforce de vider mon esprit de toute préoccupation liée à mon travail.

Je lis beaucoup. Je fais de longues promenades avec Hélène. Nous faisons aussi un peu de vélo. Ces activités me délassent beaucoup et me font un bien immense.

L'intimité avec ma femme, par contre, s'avère plus problématique. Nous essayons trois fois de faire l'amour Sans succès. Les ratés viennent de moi, cela devient gênant. Je n'ai pas réussi à

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avoir une relation sexuelle complète avec Hélène depuis au moins quatre mois. Elle n'en a jamais parlé, mais dimanche soir, après une nouvelle tentative inutile, elle brise le silence.

Elle avoue enfin son inquiétude, couchée dans le lit de notre chambre d'hôtel.

— À la maison, je me disais que c'était à cause du stress. Mais ici... Qu'est-ce qui ne fonctionne pas, Paul?

Je suis assis sur le bord du matelas et, les bras appuyés sur les genoux, j'étudie mes pieds. Il me semble que le gauche est plus long que le droit.

— Je ne suis plus très jeune, fais-je en voulant être drôle. Je suis plus long à «crinquer».

— Cinquante-deux ans, Paul, franchement ! Il y a des hommes qui ont une vie sexuelle active jusqu'à soixante-quinze ans !

— Je blaguais.

— C'est pas drôle.

Je sais bien. Pourtant, je n'arrive pas à trouver cela vraiment dramatique. La longueur de mon pied gauche me semble plus importante.

— Tu ne me désires plus?

— Je ne sais pas.

— Comment, tu le sais pas ? Tu me désires, oui ou non?

Elle commence à s'énerver. C'est vraiment la dernière chose que je souhaite : une chicane.

— Écoute, Hélène, je te dis que je ne sais pas, je ne peux pas être plus honnête que ça !

«Et arrête de t'intéresser à ton pied ! »

Hélène se tait un court moment, puis avance d'une voix incertaine:

— Tu désires d'autres femmes?

Cette fois, je me tourne vers elle.

— Mon Dieu, non... Si tu savais...

— Alors, quoi? M'aimes-tu encore?

— Oui, évidemment...

Pourquoi est-ce que je prends ce ton défensif ?

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— C'est ton travail, hein? poursuit ma femme.

Je soupire.

— Les années, toutes ces longues années !... Et tout ce qu'on a accumulé, ce sont des culs-de-sac !

Je me rassois sur le matelas, me sentant soudain trop lourd. Comment puis-je me sentir si lourd et si vide à la fois?

Hélène doit en avoir assez de m'entendre me lamenter sans cesse, mais elle ne manifeste aucune impatience. Au contraire. Ses mains caressent doucement mon cou, mes épaules. Je ne réagis pas. Je voudrais, pourtant.

— Paul, si tu ne peux pas attendre trois ans pour ta retraite, alors arrête de travailler maintenant ! Tout de suite !

— Je ne peux pas ! Je perdrais la moitié de ma pension, et...

— On peut se le permettre, tu le sais bien ! C'est à toi qu'il faut penser, pas à la pension... À

toi... et à nous deux.

Je ferme les yeux. Je sais qu'elle a raison. Mais l'absence de travail sera-t-elle suffisante pour chasser ce nuage noir qui m'avale de plus en plus? Quand je serai seul à la maison, à ne rien faire, est-ce que je ne lui laisserai pas le champ libre pour m'engloutir complètement?

« Il n'est pas dans ta tête, ce nuage ! » me dit une voix. «Il est à l'hôpital, dans ton travail ! Tu le sais ! »

Et pourtant...

Je me frotte doucement le front. Je pourrais prendre quelques mois pour finaliser certains dossiers, et ensuite...

La paix, enfin. Est-ce possible?

— Je vais y penser, Hélène... Sérieusement.

Elle ne répond rien. Elle me caresse encore de longues minutes. Et durant tout ce temps, je ne tourne la tête à aucun moment pour la regarder.

C'est ainsi que se termine notre week-end d'amoureux.