CHAPITRE 13

Calendrier statique

Maintenant que les présentations avec le VAC sont faites, voici une partie du calendrier correspondant à notre vie commune. La sonde gastrique, ou gastrostomie, nous rejoint dès le lendemain de la pose du VAC pour former un délicat ménage à trois. Ce calendrier n’est pas un journal, car il est reconstitué. J’écris de nombreux mails à cette époque. Je note des faits, avant tout des détails pratiques, des phénomènes physiques, mais je ne tiens pas de journal. Le seul journal est celui, quand je peux parler, du récit fait en léger différé à mes visiteurs, et, quand je ne peux pas, de mes questions et remarques par ardoise interposée. J’épuise ce dont je parle, j’efface ce que j’écris. Je ressemble à l’artiste Marcel Broodthaers dans ce petit film muet, en noir et blanc, qu’il a tourné en 1969 et intitulé La Pluie. Broodthaers est assis derrière une caisse, sur laquelle se trouvent un encrier et une feuille de papier blanc. Il écrit je ne sais quoi avec le plus grand sérieux, et il l’écrit sous une pluie battante. Les phrases sont aussitôt diluées, mais Broodthaers continue, avec calme, à en écrire d’autres, aussitôt effacées. C’est l’un de mes films préférés.

La mort de la grand-mère continue de rythmer les descentes au bloc. Il ne s’agit pas de ma grand-mère maternelle, née paysanne du Berry, morte vingt ans avant plus mince et plus légère qu’une poupée, six mois après s’être évanouie dans mes bras, chez elle, telle une héroïne romantique, donc dénutrie. Ni de ma grand-mère paternelle, née à Rio d’un aventurier plus ou moins affairiste et mythomane, morte trente ans plus tôt, d’une crise cardiaque à sa table, seule, et dont le visage déformé, vingt fois retravaillé à la suite d’un accident, m’accompagne en éclaireur et en concurrent depuis le 7 janvier. Ni de ma troisième grand-mère, née dans une famille bourgeoise du Nord, jeune épouse de mon arrière-grand-père, morte la même année que ma grand-mère paternelle, d’une foi de fer et dont j’ai parlé plus haut. Chacune de ces grands-mères me rend visite pendant ces mois hospitaliers, selon son humeur ou selon mes dérives. Je les consulte pour ce qu’elles ont vécu et ce qu’elles ont été. Il arrive qu’elles me répondent. Elles ont appartenu à un monde sans bruit, dans cette chambre elles sont plus proches de moi que la plupart de mes contemporains. Chaque jour qui passe me rapproche de leurs sourires, de leurs odeurs, de leurs eaux de Cologne, de leurs cheveux gris et blancs bien coiffés, de leurs sourcils épilés, de leur siècle, de leurs vies minuscules. Comme moi, elles vivent dans un univers dense, à l’air raréfié, où le peu qui entre fait l’objet de multiples procédures et doit se soumettre à des habitudes. Mais celle qui me prépare avant le bloc est une fois de plus la grand-mère du narrateur dans la Recherche. Toutefois, contrairement aux lettres de Kafka, elle ne me suit pas sous le drap du brancard jusqu’au monde d’en bas. Sa mort est trop longue pour le temps du brancard. Elle ne quitte pas plus ma table de chevet que les lettres de Madame de Sévigné ne quittaient la sienne.

Le vendredi 23 janvier, je lis la mort de la grand-mère et je descends au bloc. Chloé cherche à boucher les « fuites », mais elle n’y parvient pas. Réveil difficile, remontée difficile. Plus tard, Véronique la psychologue passe me voir. Comme je ne peux parler, je communique avec l’ardoise. Il est plaisant d’écrire des phrases qu’on efface bien avant de les avoir oubliées, et de les écrire aussi justes que possible : Marcel Broodthaers a raison. Le soir, je commence à regarder sous morphine The Party, avec Peter Sellers, en compagnie de mon frère. Le film ne me fait plus rire. Je ne sais pas ce que je regarde, je mélange tout et je m’endors bien avant la scène de l’éléphant que les hippies nettoient dans la piscine du producteur hollywoodien.

Le samedi 24 janvier, un ami de Libération m’apporte une partie du courrier qui s’y accumule. Il y a longtemps que je ne reçois presque plus de courrier : le journaliste culturel peut mesurer le déclin de son métier, de son journal, de sa « spécialité ». La victime que je suis devenu redécouvre la joie éphémère des enveloppes timbrées. De cette première livraison, je retiens une lettre venue de Limoges : celle de Marie-Laure Meyer. J’ai fait son portrait en 1997 dans le journal, du temps qu’elle était élue au conseil municipal de Nanterre et se présentait, sous l’étiquette socialiste, aux élections législatives. Elle n’avait aucune chance d’être élue, mais avait été choisie pour remplir les quotas féminins que son parti s’était imposés. Sa vie avait été jusque-là itinérante, à l’étranger, puis s’était brutalement métamorphosée : son mari a perdu une jambe et son autonomie à la suite d’un accident opératoire. Mon portrait est rapide, léger, sympathique et ironique ; c’est le ton du journal, en tout cas le mien, à cette époque-là. On écrit pour aujourd’hui, et sans lendemain. Les portraits sont des esquisses, des croquis. Marie-Laure Meyer ne réagit pas et je ne la revois pas.

Cinq ans plus tard, elle est blessée dans la tuerie de Nanterre. Un homme présent dans le public, Richard Durn, se lève à la fin du conseil municipal, vers 1 heure du matin. Il sort les armes cachées sous sa veste, s’approche des élus et les descend un par un. Huit sont tués, dix-neuf blessés. Ça dure cinquante secondes. Effet de surprise, lieu clos, brièveté du drame, mode opératoire : c’est le massacre qui ressemble le plus, techniquement, à celui de Charlie. Richard Durn n’est pas islamiste ; il en est peu en ce temps-là. Dans une lettre qu’il a laissée, il écrit qu’il a voulu tuer le maximum de gens honnis, appartenant à une « mini-élite locale ». Pourquoi ? « Je vais devenir un serial killer, un forcené qui tue. Pourquoi ? Parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul, alors que j’ai eu une vie de merde, je veux me sentir une fois puissant et libre. » On dirait qu’il a lu les psychologues et sociologues qui écrivent dans les journaux, puis qu’il a appliqué leurs rengaines à son propre cas. Il se suicide en se défenestrant pendant un interrogatoire.

Je ne suis pas en France au moment du massacre. Je ne lis pas les détails et j’ignore que Marie-Laure Meyer a été prise dedans. Je l’ai oubliée. Sa lettre fait ressurgir une silhouette d’un passé avec lequel toute communication paraît coupée : elle force le passage. Je la lis dans mon lit.

 

« Cher Philippe,

Je me permets de vous parler ainsi car nous nous sommes déjà rencontrés et que nous partageons deux choses :

— un article que vous avez écrit en 1997 dans les portraits de Libé et qui était ma première interview en tant que personne par un journaliste ;

— le fait d’avoir survécu à une tuerie ahurissante, vous celle de Charlie Hebdo, moi celle du conseil municipal le 27 mars 2002.

Du coup j’ose vous écrire même si nous ne nous connaissons pas plus que cela.

D’abord pour vous souhaiter de pouvoir rapidement bénéficier de tous les talents de la médecine française pour réparer les dégâts faits par une kalachnikov (le 357 Magnum est plus précis) ; ensuite pour vous dire ce que vous savez déjà, qu’il n’est pas facile d’être un survivant, partagé entre bonheur d’être là et culpabilité d’être passé à travers… »

 

Je n’éprouve que peu de bonheur à être là, et, contrairement à certains de mes amis de Charlie, qui n’ont pas été blessés, aucune culpabilité à avoir survécu ; mais je comprends ce qu’elle a pu éprouver.

 

« … que les cauchemars durent longtemps (je ne sais même pas douze ans après s’ils disparaissent un jour), qu’ils vous sautent à la gorge dans les moments les plus imprévisibles et que les crises de panique, d’angoisse ou de désespoir peuvent vous transformer en loque alors même que votre entourage vous félicite pour votre force d’âme. »

 

À quel point elle a raison, je vais le découvrir peu à peu. Ceux qui célèbrent la « force d’âme » de la victime devenue patient ont peur de ce que son absence pourrait leur renvoyer. Elle poursuit :

 

« Ensuite pour vous dire que nous sommes nombreux à avoir découvert avec bonheur que vous aviez survécu et nous sommes convaincus qu’une “gueule cassée” permet de continuer à penser, à écrire et que, même si vous allez probablement en baver pendant un moment, le corps et la médecine ont des ressources insoupçonnées. Votre article du 14 janvier m’a montré que vous aviez déjà commencé à vous battre, j’en suis heureuse et mes pensées vous accompagnent (cela ne sert peut-être à rien mais je n’ai pas grand-chose d’autre à vous proposer à ce stade).

Et après ? Comment passe-t-on de survivant à vivant ? Je ne peux que vous transmettre ma propre expérience : d’abord en acceptant que beaucoup de gens vous embrassent et vous réaffirment que c’est génial que vous soyez toujours là, en s’appuyant sur leur affection, voire leur compassion, même quand ça déborde un peu trop ; ensuite en trouvant des causes d’utilité extérieures à soi-même, depuis sa famille jusqu’au militantisme, en passant bien sûr par le réconfort apporté à ceux qui ont perdu un proche, les veufs, veuves et orphelins sidérés par la violence du drame, puis épuisés par les démarches administratives, les mesquineries, les problèmes financiers. Enfin par toute la réflexion que peut apporter la souffrance aiguë d’avoir été impuissant pendant, avant, depuis. C’est un creuset puissant. »

 

Elle me rappelle la critique d’un roman, écrite il y a quelques années. Dans le roman, l’un des personnages était inspiré par Richard Durn. Mon article était titré : « Le carrosse des humiliés ». Je ne me souviens plus ni du roman, ni de l’article, ni du titre. « Comme Richard Durn, m’écrit-elle, les frères Kouachi font partie des humiliés ; cela ne leur donne pourtant pas le droit de tuer. Comme lui, ils vivent dans une société qui désintègre ceux qui ne sont pas des golden boys ; comme lui, ils n’ont pas dépassé le besoin éperdu de reconnaissance des adolescents mal dans leur peau ou des timides à forte frustration. »

Ici, je ne la suis plus. J’ai tendance à penser que la société actuelle est, comme le Rai jai jai, un poison qui rend fou, et je n’ai aucun doute sur les désastres mentaux que provoquent ses permanentes injonctions contradictoires. Mais je ne peux faire de psychologie sociale avec les assassins qui en sortent. Comme l’inspecteur Columbo, le premier principe de civilisation reste pour moi : « Tu ne tueras point. » Rien n’en excuse la transgression dont j’ai vu et subi le résultat. Je n’ai aucune colère contre les frères K, je sais qu’ils sont les produits de ce monde, mais je ne peux simplement pas les expliquer. Tout homme qui tue est résumé par son acte et par les morts qui restent étendus autour de moi. Mon expérience, sur ce point, déborde ma pensée.

Marie-Laure Meyer élargit sa réflexion :

« Faut-il parler aujourd’hui de guerre ? Personnellement je ne le crois pas, ces actes s’apparentent bien plus à du suicide, car la guerre n’est pas que destruction, elle est aussi conquête. Faut-il parler d’échec de la République ? Oui, bien sûr, à force de ghettoïsation, de discrimination… » Ici, je coupe. La tirade est trop longue à lire comme à recopier. Ce n’est pas qu’elle me paraisse fausse ; et elle reste plus convenable qu’un ricanement satisfait renvoyant l’homme, tout seul, à l’enfer qu’il vit et répand autour de lui. Seulement, voilà trente ans, peut-être un siècle, que ces discours humanistes n’aboutissent à rien. Ma chambre débarrasse l’air des mots qui flottent dans des habits trop grands pour eux, et qui les rendent vains. Les tirades finissent dans les tuyaux.

Puis : « Le problème n’est pas la cause qu’ils défendent, ces causes sont dans l’air du temps, mais notre incapacité collective à clarifier ces sujets, par des discours et des actes cohérents, par des pratiques politiques et médiatiques respectueuses, et du coup nous alimentons leurs délires. » Je ne suis pas davantage en désaccord avec ces justes banalités ; mais elles ne m’apportent ni consolation, ni éclaircissement. Ce qui m’aide est le lien qui s’établit, par cette lettre, entre elle et moi – la personnalité de cette femme, qui s’exprime et que je sens. Je préfère donc le cadeau intime qui la conclut : un poème de Paul Valéry, Palme. Il a aidé Marie-Laure Meyer comme m’aident Bach, Proust et Kafka. J’ai beaucoup aimé Paul Valéry quand j’avais dix-sept, dix-huit ans. J’apprenais par cœur des passages de La Jeune Parque, du Cimetière marin. J’ai tout oublié. De Palme, je recopie quatre vers qui circulent dans mes visions morphiniques : « Ces jours qui te semblent vides / Et perdus pour l’univers / Ont des racines avides / Qui travaillent les déserts. »

Le mardi 27 janvier, je lis la mort de la grand-mère et je descends au bloc. Il est 11 heures. Chloé me pose le VAC. La morphine a adouci la nuit. Il a fallu, une fois de plus, me raser. Les aides-soignants, Hervé, Cédric, le font avec une délicate inquiétude. Raser les poils aux alentours d’une plaie est un travail de couturière. Ils ne veulent pas l’endommager, mais ils doivent obéir à Chloé. Quant à moi, je suis paniqué à l’idée de poser un rasoir sur ce qui me reste de peau.

Je me réveille avec ce nouveau tuyau qui part du visage pour finir dans un sac à main qui ronronne. La canule de la trach’ m’irrite de plus en plus. Elle semble trop longue, ou trop large, pour ma trachée. Un kyste s’est formé. Le service doit commander la canule adéquate, car il n’en dispose pas. Dans l’après-midi, scanner pour déterminer quel péroné me servira de mâchoire. Lucien, le garçon du service, pousse mon fauteuil dans les sous-sols conduisant d’un bâtiment à l’autre. Lucien, ou Lulu, ressemble à un homme de main dans Le Parrain. Il est chauve, dodu, trapu, pas très grand, et il parle comme l’un de ces seconds rôles qui volent la vedette aux premiers. Ça tombe bien, je n’aime pas les stars. Ceux qui prennent la lumière, où que ce soit, me donnent envie de l’éteindre. Quand il me croise dans le couloir, Lulu me serre fort la main et je me sens solide et solidaire. Je discute avec lui, sur un ton amical, du temps qu’il nous reste à vivre. Il a un pacemaker, son cœur flanche, il continue à fumer, « On n’a qu’une vie et ce n’est pas les autres qui la vivront à notre place ». Quand je sors faire une petite promenade avec les policiers dans la Salpêtrière, j’ai toujours plaisir à le voir en griller une le long d’un mur, tel un cancéreux récalcitrant, près des poubelles dont le roulement de tambour me réveille et m’inquiète à l’aube. Il me salue de loin en plissant des yeux. Lulu me rassure.

Le mercredi 28 janvier, je fais un malaise à la sortie de la douche sous l’œil de Juan, qui a dormi (ou essayé de dormir) dans ma chambre. Je le vois jaunir, il ouvre la porte et appelle l’infirmière, pendant qu’un policier entre et me soutient. On me ramène au lit. Je regrette de lui imposer ça.

Plus tard, je rejoins un autre bâtiment et un autre bloc où l’on doit me poser la sonde gastrique : je ne supporte plus la sonde nasale. Lulu conduit de nouveau mon fauteuil roulant vers les sous-sols du bâtiment. Les deux policiers armés nous suivent à quelques mètres, silencieux comme des anges. J’ai pris les Lettres à Milena. Le VAC ronronne entre mes genoux. J’ai envie de le caresser. On aboutit dans une sorte de corridor étroit et gris qui me rappelle le local à ordures du bâtiment de banlieue de mon enfance. Il est fermé, comme ce local, par une lourde porte en acier qui ouvre sur l’extérieur. De là, poussé par Lulu, je roule sous la pluie fine vers un bâtiment voisin, celui de la chirurgie cardiovasculaire. Nous attendons dans une petite antichambre froide, aux lumières jaunâtres. C’est un sas. Régulièrement, une porte coulissante automatique s’ouvre sur un soignant en charlotte et surchaussures qui passe du dedans au dehors. Par la porte ouverte, je vois des patients endormis, perdus sous les tuyaux, qui semblent effectuer un voyage interplanétaire : l’ordinateur Hal 9000 va peut-être les débrancher. Ils remontent du bloc. C’est la salle de réveil. Une grosse femme respire lentement, surveillée par une infirmière. Il y a moins d’œil que de chair et moins de chair que de plastique. La porte se ferme, s’ouvre, se ferme. Les soignants passent sans saluer, en saluant. J’ai de nouveau l’impression d’aller vers la mort, mais drôlement. À chaque ouverture je compte les tuyaux qui sont sur les corps entrevus et je cherche à en déterminer la source, le point d’arrivée, l’usage. Je n’y arrive pas : c’est comme un labyrinthe de fils à démêler. Les moniteurs battent la mesure. Les policiers se taisent. Lulu est sorti, sans doute fume-t-il.

Un échalas relativement chevelu d’une soixantaine d’années sort du vaisseau fantôme et s’installe sur la banquette, dans notre sas. Il commence par me fixer, puis il dit : « Avec ce que vous vivez, il vous faut du courage ! » Je ne sais pas comment il m’a reconnu. Y a-t-il eu des photos de moi après l’attentat ? Il m’apprend qu’il est peintre, que son foie est cuit et qu’il vient régulièrement faire des transfusions. Puis : « Alors, vous savez quoi en penser, maintenant, des musulmans ! Ça fait vingt ans qu’on le dit et personne ne veut nous entendre. Pendant la guerre contre la Serbie, moi, j’ai servi de bouclier humain sur les ponts face aux bombardements de l’OTAN. Les Serbes, eux, ils avaient compris. Peut-être que maintenant les Français vont enfin comprendre, non ? En tout cas, moi, je suis à 100 % Charlie. » Je regarde les policiers, à moitié d’un air de dire : « Vous ne pouvez pas éloigner ce fou ? » L’autre moitié est curieuse d’écouter la fin. De toute façon, mes anges gardiens sont là pour me protéger de tout, y compris des imbéciles, non ? Il m’arrive encore de penser : les flics ; mais j’ai du mal à les nommer ainsi. Qui aurait dit qu’un journaliste de Libération, chroniqueur à Charlie, finirait par éprouver une telle tendresse pour l’uniforme ? Il est vrai qu’ils me protègent avec patience et discrétion. La plupart viennent de province, de banlieue, de milieux modestes. Il y a des Blancs, des Noirs, des Arabes, des grands roux, des belles blondes, des petites brunes, de tout. L’un d’eux est entré dans ma chambre et m’a dit : « Ma femme prie chaque jour pour vous. » Puis il est ressorti. Ce sont les ombres derrière la porte.

Je ne sais quoi répondre au peintre pro-serbe et je fais mine d’acquiescer, lâchement, en regardant de nouveau les policiers d’un air entendu. Ils sourient et ne disent toujours rien. On finit par m’emporter. Je suis soulagé. Je ne supporte pas plus les discours anti-musulmans que les discours pro-musulmans. Le problème, ce ne sont pas les musulmans, ce sont les discours : qu’ils foutent la paix aux musulmans ! « Bonne chance ! crie le peintre pro-serbe, et n’oubliez pas qu’on ne peut rien attendre de bon des musulmans ! » Une infirmière m’installe sur un brancard. Je l’aide à cause du VAC, que je ne veux pas plus déstabiliser qu’un nouveau-né, je n’ai pas envie de passer ma nuit à l’entendre vagir. J’atterris dans un bloc opératoire à la lumière bleu sombre. L’infirmière me prépare et me met un masque pour respirer, c’est difficile, puis, comme au théâtre, fringant et parlant fort, au moment où je crois étouffer, le chirurgien arrive accompagné d’un externe venu pour la leçon d’anatomie. Il me dit : « Bon, alors nous allons faire une gastrostomie, vous allez voir, c’est très simple, on vous plante une aiguille dans l’estomac, c’est elle qui conduit la sonde, mais vous ne sentirez rien, ou presque rien, mais il ne faut surtout pas résister, hein, parce que si vous vous contractez, là, évidemment, vous sentirez quelque chose ! » L’infirmière m’a mis un tuyau dans la bouche et injecte de l’air dans l’estomac, pour qu’il enfle et soit bien visible. Je retrouve mon souffle et écoute le chirurgien faire des blagues noires sur des estomacs qui crèvent. Je regarde ses cheveux bruns, ses lunettes à branches noires, et je me dis qu’il est libanais : je saurai plus tard qu’il est brésilien. Un écran placé à ma gauche, en hauteur, me permet de voir mon estomac. Le chirurgien me passe une gelée froide sur le ventre et, par une série de piqûres, m’anesthésie la paroi abdominale qu’il incise. Il agit entre suspense et surprise : « Je pique ? Je pique, là ? Non, pas encore ! Et là, je pique ? Oui ? Oui ? Non, toujours pas ! Et hop, là j’ai piqué ! Ah ! » Le VAC est posé contre moi. Il ronronne un peu trop. Vous n’auriez pas du mou pour mon VAC ? Ma grand-mère paternelle donnait du foie de veau à son chat, Stanislas, qu’elle avait récupéré dans une station de métro où elle était kiosquière. Un jour, il m’a griffé sous l’œil, on ne sait pas pourquoi. C’est l’externe qui plante l’aiguille. Je respire pour me détendre et, comme on dit ici, l’accueillir. La douleur est supportable. Je vois maintenant l’aiguille circuler en moi, comme un insecte, à la recherche de l’estomac que l’interne commence par ne pas trouver. Est-ce bien mon corps, là-haut, sur cet écran ? « Mais non ! dit le chirurgien à l’externe. Pas par ici, par là ! Vous ne le voyez pas, l’estomac ? Il est là, bien déployé, on ne peut pas le rater. Les starlettes anorexiques, elles ont des estomacs ridicules, qui pendent comme des vieux chiffons, parce qu’ils ne travaillent pas assez. Mais là, enfin, il est bien visible ! » Après l’opération, je demande : « Et mon estomac, il est comment ? » Il me regarde : « Votre estomac ? Légèrement en biais, parfait. » En passant du billard au brancard, le VAC se met à sonner. Sale bête. Il va falloir le réajuster.

Le vendredi 30 janvier, je me réveille avec une violente douleur abdominale : effet de l’incision de la veille. Entre la douleur et les tuyaux, se lever pour aller aux toilettes relève de l’acrobatie sans filet. J’en parle à une infirmière. Elle sourit et me dit : « C’est comme après une césarienne. Vous savez maintenant un peu mieux ce que vivent les femmes. » Plus tard, je reçois un mail collectif écrit par mon collègue de Charlie, Simon, martial et ironique. J’apprends qu’il a écrit comme il a pu, d’un doigt, en sortant du coma : « J’ai eu la flemme de mourir. »

La veille, j’ai lu un album de Blake et Mortimer, comme quand j’avais quinze ans, jusqu’au moment où j’ai eu la nausée. Je cherche à me rappeler le nom de celui qui m’a fait découvrir ces deux héros. Je ne me souviens que de son prénom, Jean-François. La dernière fois que je l’ai vu, il était à Sciences Po. Si je me souviens bien, il portait un appareil dentaire. Il aimait aussi Valérian, L’Incal et Blueberry. Qu’est-il devenu ? Est-il encore vivant ? Disparition ordinaire des souvenirs, que la situation rend extraordinaire. Mélancolie violente que le corps traduit aussitôt par une nouvelle nausée – qui tue la mélancolie : vive la physique.

Dans l’après-midi, mes neveux me rendent pour la deuxième fois visite. La première, ils ont eu peur des policiers, de mes tuyaux, de mon « œuf de Pâques » et ils n’ont pas aimé l’odeur de l’hôpital, « ça sent mauvais ». Cette fois, ils s’approchent et m’embrassent. Je montre à Hadrien, l’aîné, la sonde gastrique, la corolle en plastique par où le tuyau entre dans l’estomac. C’est ma petite fleur, lui dis-je, et je lui explique en détail, en lui indiquant la poche alimentaire, comment ça marche. Désormais, je dois me brancher pour avaler quatre poches par jour, pendant douze à seize heures selon la vitesse d’ingestion que je choisis et que mon estomac peut accepter. Je sors faire mes longueurs avec la potence. La poche et la perfusion y sont attachées. Je redresse le dos et règle mes pas sur un rythme régulier pour éviter les faux mouvements. Je montre aussi à Hadrien comment chasser l’air du tuyau et comment clamper avant de le brancher sur la poche alimentaire. Ses yeux brillent d’intérêt, presque de gourmandise. Comme il n’aime pas manger, il est ravi d’apprendre qu’on pourrait s’en passer. Il repart avec l’album de Blake et Mortimer, que je n’ai pas fini de lire. Je ne lis quasiment plus. Je ne fais que relire la mort de la grand-mère, quelques lettres de Kafka à Milena, le début de La Montagne magique. Quand il a vu ces livres sur ma table de chevet, celui que j’appelle le docteur Mendelssohn a levé un sourcil et dit : « Vous n’avez rien de plus drôle à lire ? » « Non. » J’ai ajouté : « Kafka est très drôle, vous savez. » Il a fait une moue qui signifiait : le patient devrait y mettre du sien. La psychiatre et la psychologue ne me trouvent pas dépressif. C’est peut-être le docteur Mendelssohn, excellent chirurgien, qui aurait besoin d’un psychologue ; mais les chirurgiens n’ont pas besoin de psychologues : ce sont des héros grecs, tout action. Pour l’essentiel, j’écoute Bach et je dérive, c’est tout.

Le lundi 2 février, je lis la mort de la grand-mère et je descends au bloc, dans l’après-midi. Comme l’attente n’en finit pas, je lis aussi quelques pages de La Montagne magique, celles où les morts sont descendus dans la neige sur des bobsleighs. Je ferme les yeux. Je suis chacun d’eux. La neige sur laquelle ils glissent a une odeur faite de cire chaude, de gazole et de tilleul menthe. Peu après être remonté du bloc, c’est la panique autour de moi : la saturation baisse, le pouls s’accélère, je sue comme la neige fond, je ne parviens pas à respirer, l’interne ne sait pas quoi faire. Mon père et mon frère me regardent, bras ballants, très pâles, littéralement interdits. J’ai le sentiment de descendre dans un puits humide et chaud, sans air. C’est épouvantable et c’est enivrant. C’est mystérieux et c’est intéressant. En me jouant des tours, mon corps m’initie. En m’échappant, il m’appartient. J’observe la descente que je subis, je me sens le père de mon père et l’ancêtre du frère dont je dépends.

Vers 21 h 30, Chloé passe. Quand elle vient le soir, elle est douce, comme savent l’être les personnes intelligentes et sensibles lorsqu’elles cessent d’être excédées. Elle dit que l’os est prêt à recevoir la greffe. Elle parle de la possibilité d’une sortie d’une heure ou deux, pour aller voir dehors. Mon frère parle du jardin du Luxembourg. Chloé, du parc André-Citroën. Comme toujours, je la suis. « Comme toujours » : j’ai l’impression qu’elle dirige ma vie depuis la naissance. Je lui offre un exemplaire dédicacé d’un petit tiré à part, que je viens de recevoir, de mes chroniques d’un non-fumeur dans L’Amateur de cigare. Elle est ravie. Alexandra, l’infirmière, passe. Ses cheveux sont défaits. Je fais un petit geste, sans un mot, pour le lui signaler. Elle les remet. Dans la soirée, mon frère me pose un gant humide sur le front, qu’il change régulièrement. On s’endort vers minuit, après la dernière visite des soignants, en écoutant des airs de Bill Evans.

Le mercredi 4 février, Blandine passe la nuit dans ma chambre. Elle lit des journaux américains et des nouvelles d’Alice Munro. Elle les lit toutes, méthodiquement, par plaisir et pour perfectionner son anglais. Blandine est une combattante, habituée des hôpitaux, et c’est le combattant, avec l’ami, qu’elle vient aider. Elle le fait avec des gestes, une présence, sans effusion, sans presque parler. Elle sait, d’expérience, que les mots sont inutiles. Elle profite de la chambre pour se concentrer, faire le vide, laisser l’amitié respirer sur le carrelage. Je la regarde : il y a deux ans, nous étions en Castille, à Soria, avec Juan, en plein hiver. Comme la plupart des souvenirs, celui-ci me plonge aussitôt dans un chagrin peu supportable. Je le chasse en revenant à son visage osseux, paisible, à ses mains sur le livre. Je les découpe pour les coller, comme sur un cahier, hors du temps.

Mon frère, pour la première fois depuis le 7 janvier, n’est pas venu à l’hôpital. Je suis épuisé. Lui aussi. Le VAC fuit de nouveau. L’alarme du boîtier me réveille plusieurs fois dans la nuit. Il réveille aussi Blandine. Je le hais. Vision en demi-sommeil : je vis dans le Nautilus, les sirènes hurlent, le calamar entre, je cherche la hache pour couper les tentacules et l’otarie pour jouer, comme Kirk Douglas, du ukulélé. Aurai-je une fossette, comme lui, quand le menton sera reconstitué ? En attendant, on coule.

Le jeudi 5 février, je lis la mort de la grand-mère et je descends au bloc en première position pour changer de VAC. À 6 h 30, douché et équipé, coiffé de ma charlotte, j’écris à mon frère pour lui dire que le salaire de Charlie n’a pas été versé et que je suis inquiet. Je n’ai pas honte de mon inquiétude et je n’en sens pas l’absurdité. Le soir, je regarde avec Juan Le Grand Sommeil, de Howard Hawks. C’est le deuxième film que je vois depuis que je suis ici, après The Party. L’intrigue peu compréhensible du Grand Sommeil me paraît aussi claire que si j’en avais rêvé : je comprends que ce film est un rêve. Or, depuis que je suis ici, les rêves me semblent moins opaques que la vie. J’ai l’impression de flotter dans le flou que le film dégage, dans la cigarette et le whisky, sans me souvenir de l’odeur de la cigarette ou du goût du whisky. Très vite, comme toujours, je suis saturé. Le sourire de Bogart met tout à distance. Il limite la saturation et me permet de surmonter mon tout petit sommeil. Quand le film s’achève, je suis épuisé.

Le vendredi 6 février, trois amies se retrouvent en même temps dans ma chambre. Deux d’entre elles se connaissent, mais ne connaissent pas la troisième. La parole doit passer par moi, qui sursalive. D’ailleurs, Chloé m’a dit de parler le moins possible, « Mais vous êtes un bavard, vous, alors ça n’arrange rien ». Hossein, le jeune chirurgien de garde le 7 janvier, m’a parlé d’un air débonnaire de patients muets comme des paysans, qui mangent leur soupe en bavant et ne disent pas trois mots par jour pour le restant de leur vie. « Et ils ne souffrent pas de leur condition ? » « Non, me dit-il. Ils vivent comme ça et ils acceptent. » Plus tard, j’en parle à Véronique, la psychologue. Elle a un sourire entendu : « Je ne suis pas certaine qu’ils n’en souffrent pas. »

Aux trois amies, je présente le VAC comme un échantillon de maroquinerie de chez Gucci. Le silence coule dans les trous. La troisième, Hortense, qui est la première arrivée, a les yeux humides. Ils sont grands et clairs. Elle me fait penser à une fleur un peu lourde, du Sud, chargée de rosée et de sentiments. La chambre devient une serre. J’ai connu Hortense à Cannes, huit ans plus tôt, sur une terrasse, de nuit. À côté, il y avait un réalisateur mexicain hermétique accompagné d’une superbe femme aux cheveux courts et droits : la sienne. Je ne voyais que le cou de cette femme et je ne suis jamais retourné au festival de Cannes, qui pour moi se résume à cette apparition. Hortense vient ici pour la première fois. Elle me prend la main et dit : « Tu es mon miraculé. » C’est la première fois que j’entends ce mot. Il me gêne un peu, pas beaucoup, rien ne me gêne vraiment, et il me rappelle le titre d’un film anticlérical de Jean-Pierre Mocky.

En fin de journée, pour la première fois, je fais le tour du parc de la Salpêtrière avec les deux policiers du jour. Ils sont censés rester un peu en arrière, mais j’ai envie de leur parler de la beauté des bâtiments, de leur histoire datant de Louis XIV. L’assistante du service m’a donné un petit livre sur l’hôpital que je lis lentement, avec dévotion. Je découvre le passé et l’extension de mon château. Il n’a pas été pris, comme Versailles, sur les marais ; mais chaque jour qui passe, à mesure que la promenade se rallongera, il sera pris sur les friches laissées par ma quasi-disparition. Il fait chaud dans le service. Le froid du dehors me fait du bien.

Le samedi 7 février, l’infirmière que j’appelle la Marquise des Langes refait le pansement du VAC, seule, pendant quarante minutes, avec dextérité et minutie, sous le regard de deux autres infirmières qui n’y arrivaient pas. La Marquise des Langes est celle dont je suis alors le plus proche. Elle veille sur moi et trouve des solutions pratiques à tous mes problèmes. En refaisant le pansement du VAC, elle dit : « En fait, c’est comme un puzzle et j’aime les puzzles. » Et, en effet, elle découpe des bouts de pansements de toutes formes qu’elle assemble peu à peu autour de la mousse et du tuyau, avec virtuosité, jusqu’à ce que ça tienne. Au soir, plusieurs de mes amis et mon frère dînent chez Juan et sa femme Anne, près du jardin du Luxembourg. Leur appartement devient le centre d’accueil et de convivialité du petit groupe qui me soutient. L’annexe bien arrosée, en somme, de la chambre 111. J’essaie d’imaginer la soirée depuis mon lit : les gens, les lieux, le repas, le bruit du cuir du canapé, la musique écoutée, tout ce que je connais parfaitement et depuis longtemps. Je n’y arrive pas.

Le dimanche 8 février, première sortie hors de l’hôpital, deux heures environ, au jardin des Plantes, tout proche de la Salpêtrière. Deux policiers en civil du SDLP (Service de la protection) viennent me chercher. Ils prennent le relais des policiers en uniforme affectés à ma garde dans l’hôpital, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Plusieurs amis m’attendent à l’entrée du jardin : mon frère a tout organisé. Je porte un grand manteau couleur taupe que je n’avais pas mis depuis vingt ans et dans lequel je disparais, un bonnet beige en cachemire très doux et des gants assortis offerts par Hortense. Le pansement me couvre le bas du visage. Le tuyau du VAC en sort et rejoint le boîtier que je transporte, lanière à l’épaule, comme un sac à main. J’ai la sensation d’être un fantôme. Je suis paniqué par la foule, pourtant éparse, mais sans potences, sans solitude et sans gueules cassées, et qui ne bouge pas comme le font les patients. Hier, le froid m’a fait du bien, mais aujourd’hui il me surprend comme si je ne l’avais jamais connu. Je demande à visiter la serre des cactus. Je les regarde un par un et je me sens proche d’eux : ils ont besoin de très peu pour vivre, simplement de chaleur, et ils me ramènent à la réalité, à ce désert intense, avec beaucoup d’épines, de pierres, et très peu de fleurs. Les fils de mon frère jouent dans un labyrinthe de verdure. Paul, le fils de Juan, est venu, et cela me touche : tout ce qui vient de la jeunesse m’éloigne du sentiment de destruction. On finit sur le belvédère du jardin. Le VAC n’a pas sonné.

Le lundi 9 février, je lis la mort de la grand-mère et j’attends le bloc à 8 heures. Vers 10 heures, il est décidé que je n’y vais pas et qu’on va refaire le VAC, qui fuit de nouveau, dans la chambre. Ils s’y mettent à plusieurs, ça dure une heure et demie et ils n’y arrivent pas. On appelle l’interne, qui tente le coup d’un air sûr de lui, mais ça ne tient pas. Les infirmières rient volontiers de la maladresse des chirurgiens qui se croient plus adroits qu’elles. Quand on comprime la peau à la main pour que la mousse fasse ventouse, j’ai l’impression qu’on me tord et me brûle la gueule. Je ne suis pas mécontent d’avoir évité une nouvelle anesthésie générale, mais il ne faudrait pas qu’on me la fasse regretter. Je finis par murmurer qu’on pourrait peut-être appeler la Marquise des Langes. Une infirmière me rappelle que depuis la veille Christiane, la cadre, qui ne la supporte plus pour de vieilles raisons que j’ignore, l’a déplacée au deuxième étage et lui interdit de me rendre visite. Devant l’échec répété des uns et des autres, j’insiste en souriant. « Bon, dit une infirmière, je vais la chercher, mais vous ne direz rien, hein ? Ça restera notre secret. » J’acquiesce, trop content de partager un secret avec mes amies du Royaume des Ombres. La Marquise des Langes arrive, un peu inquiète, souriante quand même et, sous les yeux des autres, plus virtuose que jamais, construit son puzzle sur mon visage en donnant ses explications. Je la regarde agir avec gratitude et soulagement. Sa tâche finie, elle repart en douce vers l’étage qu’elle n’aurait pas dû quitter. La cadre n’en saura rien.

Dans l’après-midi, Joël le coiffeur, un ami de Blandine, vient me couper les cheveux. Chloé et Annette-aux-yeux-clairs, mon anesthésiste préférée, celle qui m’a offert un petit monstre en caoutchouc pour remuscler mes mains en le malaxant, m’ont dit qu’il était temps de me faire tondre, que je ne pouvais pas aller à la greffe comme ça. Les chirurgiens détestent les cheveux et les poils. Que feraient-ils des islamistes ? Mais les islamistes refuseraient d’être opérés par Chloé et Annette-aux-yeux-clairs : mort aux cons. Joël prépare ses affaires en silence. Je lui dis : « Ça vous dérange si je mets du Bach ? » Ça ne le dérange pas. Je mets Le Clavier bien tempéré, cette fois par Richter, et je m’installe sur l’une des deux chaises grises. Il me pose le caoutchouc noir sur les épaules, m’asperge les cheveux et commence à tailler aux ciseaux. Sensation de fraîcheur et de nerfs éveillés un par un, comme une fleur qui s’ouvre. Le temps est suspendu. Je ferme les yeux. Joël me prépare pour une messe ou pour la guillotine. Il est muet comme un prêtre, délicat comme un bourreau. Je ressusciterai et il reviendra.

Le soir, insomnie due aux douleurs de gorge, de mâchoire, à toutes sortes d’incommodités. Marion-aux-yeux-de-chat, la jeune infirmière de nuit qui vient du Havre, tente de m’injecter un antalgique par la gastrostomie. Le liquide reflue en petit geyser. J’en ai partout. « Ah, dit-elle en pouffant, ça veut dire que l’estomac est plein. C’est toujours à moi que ce genre de chose arrive ! » Elle dit que quand un patient fait une hémorragie ou meurt, c’est pour sa pomme. Un jour, j’entendrai une infirmière employer une autre expression : « J’en ai encore fumé deux cette nuit. J’espère que ça va s’arrêter là. » Ce n’est pas la malchance de Marion qui veille sur moi : c’est son rire et son air de chat. Cette nuit-là, le VAC tient bon.

Le mardi 10 février, Alexis m’apporte le caban jumeau de celui que les pompiers ont découpé aux ciseaux le jour de l’attentat. Je l’essaie lentement, avec son aide. C’est un peu compliqué avec le VAC. J’ai maigri, mais le caban me va bien. Pendant une minute, j’ai l’impression d’enfiler le costume de ma vie précédente. C’est une cérémonie minuscule et supplémentaire dans l’enchaînement de celles qui font mes journées. Je suis touché par la douceur des gestes d’Alexis.

Juan m’envoie un texte de Nietzsche, « Sagesse dans la douleur » : « Dans la douleur il y a autant de sagesse que dans le plaisir : tous deux sont au premier chef des forces conservatrices de l’espèce. S’il n’en était pas ainsi de la douleur, il y a longtemps qu’elle aurait disparu ; qu’elle fasse mal, ce n’est pas là un argument contre elle, c’est au contraire son essence. J’entends dans la douleur le commandement du capitaine de vaisseau : “Amenez les voiles !” L’intrépide navigateur “homme” doit s’être exercé à diriger les voiles de mille manières, autrement il en serait trop vite fait de lui, et l’océan bientôt l’engloutirait. Il faut aussi que nous sachions vivre avec une énergie réduite : aussitôt que la douleur donne son signal de sûreté, il est temps de la réduire, – quelque grand danger, une tempête se prépare et nous agissons prudemment en nous “gonflant” aussi peu que possible. – Il est vrai qu’il y a des hommes qui, à l’approche de la grande douleur, entendent le commandement contraire et qui n’ont jamais l’air plus fiers, plus belliqueux, plus heureux que lorsque la tempête s’élève ; c’est même la douleur qui leur donne leurs instants sublimes ! Ceux-là sont les hommes héroïques, les grands messagers de douleur de l’humanité : ces rares individus dont il faut faire la même apologie que pour la douleur en général, – et, en vérité ! il ne faut pas la leur refuser. Ce sont des forces de premier ordre pour conserver et faire progresser l’espèce : ne fût-ce qu’en résistant au sentiment de bien-être et en ne cachant pas leur dégoût de cette espèce de bonheur. » Je lui réponds : « Comme d’habitude, Nietzsche donne de la force à ceux qui en ont. »

Le soir, on me retire la trach’. Soulagement presque immédiat. J’ai découvert que je n’étais pas spécialement douillet, un adjectif qui a peu de sens ici, mais, à l’héroïsme qui cherche la douleur, je préfère la douleur qui s’en va. Surtout quand je sais qu’elle reviendra : on me remettra la trach’ dans sept jours, pendant la greffe. Les héros ont une mission dont on parle trop peu : s’économiser.

Le jeudi 12 février, ils refont le VAC dans la matinée, de nouveau avec l’aide clandestine de la Marquise des Langes. Je regarde les dessins d’enfants et la photo de la fillette cubaine, immobile dans mon lit, et soudain j’ai une immense sensation de tristesse, un vrai puits. Je me mets à pleurer en silence, sans spasme, rien. L’un des jeunes étudiants infirmiers, Fernando, s’en aperçoit et dit : « Il y a quelques larmes, Monsieur Lançon… » Il prend une compresse et me tamponne les yeux. J’ai l’impression que ma vie entière fuit par ces quelques larmes tamponnées par Fernando, en attendant de fuir par le VAC ; qu’elle s’en va avec elles vers un lieu paisible, où il n’y aura plus de place que pour les fleurs sans nom qui entourent la fillette et pour le chagrin. Fernando tamponne toujours, la Marquise des Langes comprime ma plaie, la petite Émilie la regarde et apprend. Elles ont dû voir les larmes, mais se concentrent sur le pansement. À ce moment-là, la psychiatre apparaît, une tête, un sourire, un bout de corps, puis s’en va. Le VAC, c’est plus important. C’est la première fois que je pleure, je crois, depuis le 7 janvier. Je voudrais que ça ne finisse pas, jusqu’à endormissement.

Dans l’après-midi, Gabriel, un ami violoniste, membre du quatuor Thymos, vient jouer dans la chambre la Chaconne de Bach. Je me suis installé dans le fauteuil. Il étale la partition, immense, sur le lit. J’ai prévenu Hossein, le jeune chirurgien de garde le 7 janvier, qui n’est pas encore un ami, mais qui n’est plus seulement un soignant. Il vient écouter. Il en profite pour m’offrir un recueil de poèmes persans, Oasis d’émeraude, de Sohrab Sepehri. Des infirmières sont là. Chloé n’a pu venir. Gabriel suit la partition en remontant lentement jusqu’à la tête du lit. Les cordes grincent, j’entends sa respiration, son souffle, ses pieds sur le sol. Rien n’est physique comme le violon. Son corps paraît souffrir toute la beauté qu’il répand. Bach résonne presque sauvagement dans le silence de la chambre et du service. Je me mets à saliver sous le pansement. Les nerfs se tendent et se détendent, les cordes du violon grincent. J’ai mal aux mains. Je regarde les pâtés cicatriciels qui les encombrent. Le corps entier est occupé, comme celui du violon, par la difficulté et par la musique. Tous les sentiments, toutes les émotions défilent dans la Chaconne : Gabriel les communique tantôt un par un, tantôt ensemble. Il se bat jusqu’à l’oreiller et finit la main presque paralysée. Pendant quelques minutes, j’ai l’impression que je n’ai survécu que pour être là.

Le samedi 14 février, accompagné par les policiers, mon frère et mon amie Sophia, devenue experte dans le massage des mains, je visite l’exposition sur la dynastie des Han au musée Guimet. Il y a un peu de monde : je contrôle ma panique. Après la visite, on va dans un café. Je ne peux ni boire ni manger. Je regarde leurs lèvres et leurs verres de bière, leurs doigts et leurs cacahuètes, sans aucune gourmandise, sans aucune sensation. Dehors, il pleut. Cette nuit-là, Odalys dort dans la chambre. Je la regarde plier avec soin ses affaires, sortir une chemise de nuit, manger un fruit : je suis à Cuba. Elle me masse les pieds, les jambes, les mains, les bras. Je m’endors pendant le massage, puis je me réveille brusquement et lui dis : « Tu vas me masser ? » J’avais oublié. Dans la nuit, le VAC sonne. Marion le rafistole comme elle peut. Il sonne moins. Je ne dois absolument pas bouger. Elle m’injecte du Lysanxia vers 5 heures pour me détendre. Cette fois, la sonde ne déborde pas.

Le dimanche 15 février, promenade avec plusieurs amis et les policiers dans le jardin du Luxembourg, dont je fais le tour entier, en m’arrêtant devant la statue de Baudelaire. Ensuite, nous allons chez Anne et Juan, où je n’avais pas remis les pieds depuis début janvier. Tout le monde boit du champagne, sauf moi évidemment. De toute façon, je n’en ai aucune envie : tous les désirs ont disparu. Comme avec Gabriela sur l’écran, comme avec toutes les femmes que j’ai aimées et qui, pour la plupart, me rendent visite ces jours-ci, ressortant d’une vie plus ou moins antérieure. Je suis heureux de les voir : leur présence me rappelle que j’ai vécu. Mais les nerfs entre le souvenir et le cœur, entre le cœur et le corps, semblent coupés. Tout flotte et s’éteint, pour moi, dans une bienveillance partagée. Pour elles, je crois, c’est différent. Elles entrent dans la chambre comme dans un lieu de vérité. L’attentat fend l’arbre à l’intérieur duquel les gens vivent, aiment, se séparent, se retrouvent, se souviennent, vieillissent. Il crève le tourbillon de la vie. Celles qui ont failli mourir, maladie ou tentative de suicide, celles qui ont une familiarité avec la mort, ont des élans naturels, presque éperdus, comme si je les avais rejointes là où elles habitent depuis longtemps. Elles se déposent au pied du lit d’un compagnon revenant. Aucune n’a de gestes inutiles ou déplacés. Aucune ne reste longtemps. Je me demande s’il faut avoir vécu ça pour obtenir du monde cette espèce de grâce, débarrassée de tout passif, de tout actif, simplement liée à quelques mouvements, quelques regards, à peine quelques mots. C’est mon frère qui organise les visites, pour éviter l’encombrement ou le vaudeville.

Chez Juan, le VAC se met à sonner sur le canapé. Je sens, dans la bouche, la gélatine amère qui fond comme une glace tiède comme pour me dire : « Tais-toi. » Il faut rentrer. Juan me rejoint un peu plus tard et passe la nuit dans la chambre. Nous regardons La Prisonnière du désert, de John Ford. Je l’ai vu dix fois, vingt fois. La solitude de John Wayne, sa colère, rien ne parle de moi et tout parle pour moi. Le patient tire la couverture du héros imparfait à lui. Les lumières de la chambre sont éteintes. Je me demande quelle est l’infirmière qui ressemble le plus à Natalie Wood. Nous ne parlons pas.

Le lundi 16 février, un masseur, ami d’Alexis, vient s’occuper de mes pieds. J’écris le premier article, depuis celui du 14 janvier pour Libération. C’est pour Charlie. Il s’intitule : « Un trou dans le jacuzzi ». « Dans le jacuzzi des ondes » est le nom de cette chronique depuis sept ans. J’ai décidé de le conserver, même si je n’y parle plus de télé ni de radio, puisque je ne les regarde ni ne les écoute plus. Je garde le jacuzzi, sans les écrans, mais avec un trou dedans. J’y parlerai désormais de ma vie telle qu’elle est, ou plutôt : telle qu’elle filtre ce qui vient du dehors. Ce qui échappe à mon expérience, ce qui ne peut être traité par elle, ne m’intéresse pas : je n’ai rien à dire ni à penser de ce que je ne peux directement éprouver et décrire. Toute opinion commence à me paraître vaine, honteuse, si elle n’est pas aussitôt recadrée, nuancée, précisée, voire détruite, par le cadre expérimental de celui qui l’énonce. Marilyn, venue de l’Est, passe la nuit et une partie du lendemain dans la chambre avec moi.

Le mardi 17 février est la veille de la greffe. Il est temps d’y aller. Je fuis de plus en plus. Aussi épais soient-ils, les pansements ne tiennent plus. Ils se contentent de m’étouffer. Le mieux est de rester allongé sur le dos, incliné à 30 %, position du sommeil. Défilé ininterrompu de chirurgiens, d’infirmières, d’aides-soignants. Corinne la kiné et Véronique la psychologue passent également. Annette-aux-yeux-clairs, qui m’avait mis au fer pour me fortifier et qui a suivi de près mon redressement avant la grande opération, semble satisfaite : l’athlète est prêt pour l’épreuve. Chacun vérifie l’état du corps, de l’armure, du heaume, du cheval, de l’esprit et, comme on dit dans Le Cid, du cœur. C’est le moment de revoir Ivanhoé, mais le film est chez mes parents, où mes neveux l’ont regardé. Mon frère passe la dernière nuit avec moi. Dans la soirée, un vieil ami journaliste, Yves, m’écrit :

Je sais que normalement demain tu dois avoir une intervention importante (encore que je n’arrive pas à bien savoir ce qui pour toi est une intervention importante). Je me demande toujours si les mots sont bien appropriés tellement ce qui t’arrive paraît irréel pour nous. Comme si on était restés d’un côté de la terre.

Nous nous sommes connus en Roumanie, au printemps 1990, au moment des premières élections prétendument démocratiques. Je ferme les yeux : je le vois, petit, râblé, dans sa grande chambre aussi chic que délabrée, près d’une table ronde et de la grande fenêtre. Nous nous sommes revus en Jordanie, en Irak, pendant les émeutes de Vaulx-en-Velin, je ne sais où encore, puis l’amitié a pris toute la place que le métier avait laissée. C’est lui qui, au retour précipité d’Irak, m’a dit : « Tu es rentré à cause du tapis. »

Je continue de lire son mail :

Tu avoueras que si n’était l’abjection que nous vivons, ce serait plutôt cocasse. Que dire de la France d’aujourd’hui. Je n’en sais rien et je ne la vois plus. Je ne sais plus parler que des choses d’autrefois. À ce propos, te souviens-tu du jour où nous avions couvert les émeutes de Vaulx-en-Velin du côté de Lyon ? Je garde le souvenir d’un verre que nous avions pris ensemble dans le vieux village, dans un café comme autrefois, avec un arbre devant, la veille de notre départ. J’avais eu un curieux sentiment de la juxtaposition du vieux village et de ce que nous venions de vivre pendant deux ou trois jours autour des immeubles et du centre culturel cramé, et ce n’était que les tendres prémices de ce que nous vivons aujourd’hui. J’avais complètement occulté ces moments. J’ai l’impression que c’était hier. Bref, laissons les souvenirs où ils sont.

Les souvenirs m’ont laissé où je suis.

Mon aventure maltraite ma mémoire, en l’incisant et en l’insensibilisant tour à tour : de ce chaud et froid naît le chagrin qui ne cesse de m’envelopper, comme si je souffrais de tout en ayant tout perdu. Il n’y a que l’épuisement pour le faire cesser. Chez mes amis, mon aventure semble réveiller la mémoire. Je suis devenu une étroite carotte glaciaire creusée par l’attentat dans leurs vies.

Je réponds à Yves :

On a bien les mêmes souvenirs et les lire venant de toi m’a fait un extrême plaisir. Vaulx-en-Velin, si je m’en souviens… que s’est-il passé ? Et le gamin que je ramenais chez lui et qui se shootait à la colle sur la banquette arrière de ma voiture… Des scènes inimaginables aujourd’hui. Qu’avons-nous manqué ? Que n’avons-nous pas su faire, écrire ? Je me pose souvent la question, je n’ai pas la réponse, et les balles que j’ai prises ne me la donnent pas davantage. Je t’écris brièvement, dans quelques heures je descends au bloc. Quand je remonterai, il me manquera un péroné mais j’aurai de nouveau une mâchoire. À quoi je ressemblerai ? Je n’en sais rien. À une grosse poire violette, me dit-on. Ou à un boxeur martelé par Joe Frazier. Il y aura des mois de retouches, de greffes, et puis les dents quand tout sera stabilisé. L’opération de demain devrait durer sept heures. Ensuite, je suis en réanimation, sous surveillance permanente, pendant deux jours : surveiller si la greffe prend et si tout est « vascularisé ».

J’apprends les gestes et le vocabulaire des lieux. Les infirmières sont aux petits soins avec moi. Quand elles se penchent sur ma plaie au visage, je les regarde droit dans les yeux et j’essaie de sortir une petite vanne, pour que tout le monde rigole un peu. Parfois, je mets de la musique avant qu’elles n’arrivent. Je fais circuler des livres. L’autre jour, ayant une permission de sortie pour quelques heures, je suis allé au musée Guimet dans la voiture des flics qui protègent les personnalités, des flics très sympathiques et très fins. Je voulais un peu de beauté et j’ai toujours aimé ce musée. J’ai rapporté aux infirmières une carte postale représentant une statue bouddhiste aux cent bras, en leur écrivant que c’était le patient rêvé : plus besoin de se faire chier pour trouver la veine – les miennes sont de plus en plus farouches et dures, à force d’avoir été piquées. Ce genre de petites choses, elles me le rendent au centuple. Il y a une trentenaire joviale aux cheveux raides que j’aime beaucoup. Un soir, elle m’a dit qu’elle avait perdu tous ses cheveux en une nuit. Ils étaient blonds et bouclés. Ils ont repoussé roux et raides. Quel événement a-t-elle vécu ? Je n’en sais rien.