CHAPITRE 12

La préparation

Le jour du départ de Gabriela, j’ai quitté la chambre 106 pour rejoindre la chambre 111, plus grande. Les numéros réveillent les souvenirs. Gabriela est partie après les soins, en fin de matinée. Je l’ai accompagnée jusqu’à l’ascenseur. J’ai regardé sa grosse valise, ses longs cheveux, son long manteau, elle a souri et, comme dans un film, la porte s’est refermée. Il y avait une odeur de formol et d’eau de Javel dans le couloir. Je suis retourné dans ma chambre et j’ai attendu les infirmières. Je savais que Gabriela ne reviendrait pas avant plus d’un mois. À cette époque, j’aurais changé – même si j’ignorais à quel point et de quelle façon. Celui qui la regardait disparaître ne la reverrait pas, dans la mesure où il n’existerait plus. J’étais triste, mais j’étais presque soulagé. Je ne savais plus trop quoi faire de mes sentiments. Le corps et ses désirs, tous absents, n’étaient plus là pour les faire vivre. J’avais l’impression de les oublier malgré moi, de les diminuer, comme un feu qu’on réduit sous la casserole, pour me concentrer sur autre chose – mais sur quoi ?

Christiane, la cadre, avait prévu de m’installer dans la plus grande chambre de toutes, la chambre 102, tout au bout du couloir, près d’une sortie de secours qui avait été condamnée. J’y suis entré avec les deux policiers de garde et mon ami Juan, venu me rendre visite, et qui prenait soudain un rôle d’acteur plus que de visiteur. Juan et moi avons aussitôt compris que l’endroit était impossible : la fenêtre donnait sur un toit gris et plat, grand comme un court de tennis, auquel n’importe qui pouvait avoir accès et, de là, pourquoi pas, me descendre. J’ai frissonné. Juan a vu, je crois, l’ombre de panique qui passait dans mon regard : devant ce toit je revoyais les tueurs, n’importe quels tueurs, tout en noir, avec des cagoules, mitraillant la chambre sur-le-champ. Ce n’était pas un effet de l’imagination : c’était une scène véritable, qui faisait irruption dans celle que nous vivions et jouait des coudes pour s’y substituer. Pendant quelques secondes, ces tueurs fantômes ont été plus réels que Christiane, Juan, les policiers et moi-même. Ou plutôt : nous n’étions plus réels que sous leurs balles, les uns planqués sous la fenêtre ou sous le lit, les autres morts, et moi dans la salle de bains, avec mes tuyaux, attendant le coup de grâce. Ce jour-là, et pour plusieurs mois, la salle de bains de ma chambre d’hôpital, quelle qu’elle soit, est devenue ma « querencia », l’endroit où le taureau s’installe pour mourir, épuisé, la langue hors de la gueule, prêt pour l’estocade. C’était là que je finissais quand ils entraient.

— Je crois que ça ne va pas être possible, a dit l’un des policiers avec un léger sourire. Ou alors, il faut que nous soyons dans la chambre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce n’est peut-être pas idéal pour Monsieur Lançon.

Je voulais sortir de cette chambre le plus vite possible, mais la panique s’éloignait. Il y a eu un moment de flottement. Comme dans un western, à l’instant où au comptoir le conflit va éclater, nous nous regardions en chiens de faïence, sans savoir lequel allait dégainer le premier. Ce ne serait pas moi : mon pansement commençait à fuir. Christiane était embarrassée. Non seulement elle avait cru bien faire, mais, maintenant, il lui fallait revoir son organisation. Elle a écarquillé ses yeux clairs. Dans ces cas-là, elle avait l’air de sortir d’un bas-relief maléfique. Le service accueillait des patients sous surveillance, des détenus, mais il n’était pas fait pour accueillir des patients menacés. M’installer là quand même ? Elle pesait en silence le pour et le contre. J’ai vu le moment où, si les tueurs ne venaient pas finir le travail que les frères K avaient commencé, j’allais vivre nuit et jour avec les policiers, assister à leurs relèves et à leurs discussions, sans parler de leurs radios qui, derrière la porte, se laissaient rarement oublier. Ils seraient là, au pied de mon lit, comme des domestiques au pied du baldaquin du roi, comme des lions de pierre aux pieds d’un gisant. Je ne dormais quasiment pas. J’ai eu peur de ne plus dormir du tout. Christiane a cessé d’écarquiller les yeux, le bas-relief a rejoint la jungle asiatique dont il sortait et elle a dit :

— Bon, on va voir ce qu’on peut faire.

Nous avons regagné la chambre 106. Quelques minutes plus tard, je m’installais dans la chambre 111, à vrai dire aussi spacieuse que celle qu’on venait de m’épargner, mais ne donnant, elle, sur aucun toit. Déménager dans un autre pays n’aurait pas été une aventure plus épique. À chaque déménagement, la sensation s’est renouvelée. Changer de chambre, c’était changer de monde ; c’était donc changer de vie. La fenêtre de la chambre 111 donnait sur un pin où se perchaient, de temps à autre, des corbeaux. Depuis mon lit, j’ai observé chaque matin et chaque soir sa forme et ses glissements de couleur comme si ma vie en dépendait. Souvent, il semblait noir. Quand j’ai pleuré, tout seul, quelques semaines plus tard, c’était en le regardant. Je suis resté dans la chambre 111 jusqu’au jour de la grande greffe, le 18 février. Mes parents ont emporté une partie des affaires qui s’étaient accumulées. Christiane en a entassé d’autres dans son bureau. L’étage entier allait être fermé pendant une semaine pour un grand nettoyage. J’étais perdu en le quittant, à l’aube, pour le bloc le plus long. Je craignais de changer de peau, de souffrance, de mémoire, de vie.

La veille du départ de Gabriela, Chloé m’avait enlevé la canule non fenêtrée. C’était une petite cérémonie et, là aussi, un changement de vie. À l’hôpital, dans la plus stricte routine, il n’y avait que l’urgence, le désordre et l’apprentissage au cœur de l’habitude. Chloé m’a dit :

— Vous allez pouvoir reparler, mais pas trop, hein ?

Elle n’avait jamais entendu le son de ma voix, mais elle semblait le connaître et on n’avait pas eu besoin de lui dire que j’étais bavard. J’allais pouvoir reparler ? Le corps n’oublie rien, mais la conscience oublie vite, et il ne m’avait pas fallu huit jours pour perdre jusqu’au souvenir de la parole articulée. Je m’étais fait à mon ardoise, à mes doigts noircis par le feutre, à mon silence, à mon carnet.

Chloé a demandé à Gabriela, debout au pied de mon lit, de s’écarter, « à moins que vous ne vouliez finir au pressing ». Puis, sous les regards de l’équipe, elle a retiré la canule. J’ai violemment toussé. Du sang mêlé de glaires a jailli par le trou et rejoint le mur en face de mon lit, comme un mollard. Pour une fois, je visais juste. Mais je visais quoi ? Gabriela a ri. Le nez me piquait. Chloé a nettoyé le point d’entrée puis installé la canule fenêtrée, qui allait me permettre de parler. J’ai essayé de dire un mot, rien n’est sorti. J’ai pris mon carnet et écrit : « Je ne peux pas parler. » Maintenant que j’étais censé pouvoir, ne pas y parvenir m’inquiétait. Chloé s’est redressée :

— Il n’y a aucune raison pour que vous ne puissiez pas. Un peu de patience…

J’ai essayé de nouveau. Peu à peu, des sons de plus en plus articulés ont fait leur apparition, des sons qui semblaient venir du plus profond de moi-même et de je ne sais où, même s’ils ne signifiaient à peu près rien. Les visages bienveillants et amusés de Gabriela et de Chloé étaient penchés dessus. J’ai oublié les premiers mots compréhensibles qui sont sortis. Ils devaient être aussi simples, aussi concrets que ceux d’un enfant.

Plus tard, avec Gabriela et mon frère, nous avons écouté des sketchs de Coluche sur Internet. Gabriela préparait pour l’un de ses cours un devoir, je crois, sur l’humour français. Elle ignorait tout de cet humour et le comprenait mal. Elle trouvait les Français trop amers, trop agressifs, elle ne connaissait pas Coluche. J’ai pris mon carnet pour lui expliquer le contexte de blagues qui lui échappaient, mais ces blagues, ce contexte, tout demeurait dans une chambre forte d’où j’avais été moi-même extrait. Je connaissais les codes pour l’ouvrir et y retourner, mais ce qui se trouvait à l’intérieur ne correspondait plus à rien. Quelqu’un avait coupé la communication avec le sens des souvenirs qui continuaient plus ou moins de m’habiter. On a écouté « Le flic », « Gérard », « L’étudiant », « Les journalistes ». Je me suis endormi dans une légère nausée, saturé par l’excès de mots, de rires, par l’accent de Coluche mêlé aux vapeurs de ma jeunesse, chassé par un morceau de monde qui n’était plus le mien et qui agissait sur moi comme quelques verres de trop. Coluche appartenait à un monde où l’on aurait pu rire d’un attentat comme celui contre Charlie, parce qu’il n’avait pas eu lieu. Un troisième bloc approchait.

— Alors, voilà…

Chloé a pris mon carnet et mon stylo et m’a donné un cours dont j’étais le sujet. C’était un soir, assez tard. Elle avait mis tous les visiteurs dehors. Ils ont attendu cinquante minutes dans le couloir. Mes parents étaient mécontents et fatigués. D’autres sont partis. Personne n’osait rien dire. C’est ce soir-là, je crois, qu’elle m’a parlé de sa famille et, avec ce sourire qui mettait tout à distance, de quelques-uns de ses chagrins. La chambre est aussi un confessionnal, un lieu voué au secret. Je n’en parlerai pas.

Elle espérait encore conserver les tissus et les bouts de mâchoire intacts. Elle voulait réduire peu à peu la plaie et effectuer des greffes. La « perte de substance » était importante, mais ne semblait pas rédhibitoire. Puis Chloé préférait toujours aider la nature plutôt que lui faire violence. Elle m’a dit : « La nature est meilleure chirurgienne que moi. » En suivant ce processus, a-t-elle poursuivi, il y en aurait pour des mois d’interventions, de pompage de sérosité, de cicatrisation, mais elle paraissait confiante. Dix jours après l’explication, l’option fut abandonnée : la balle avait brûlé trop de tissus et d’os pour qu’on puisse ne pas les remplacer. Chloé m’a longuement expliqué, avec de petits dessins sur mon carnet, en quoi consistait l’autre option, celle du « péroné ». Elle m’a précisé comment la décision serait prise en staff, après des échanges serrés d’arguments. La greffe du péroné était depuis plusieurs années pratiquée, d’abord sur les cancéreux de la mâchoire et de la bouche, principaux patients du service. On lui donnait aussi un autre nom et un autre soir, pour la première fois, j’ai entendu sortir de la bouche de Chloé le mot qui allait désormais, en grande partie, me caractériser : le lambeau. On allait me faire un lambeau.

Je reprends les explications du chapitre précédent. On prélève sur le patient un péroné et on le greffe sur ce qui lui reste de mâchoire, pour combler le déficit d’os. Une veine, un bout d’artère et de peau du mollet correspondant au péroné prélevé sont également greffés, comme un kit, afin de vasculariser – d’irriguer, en somme, comme une plante – l’os greffé et lui permettre de s’adapter en compagnie familière à son nouveau milieu. À la place de la peau enlevée sur le mollet, on met une tranche de peau prélevée sur la cuisse de la même jambe, la droite dans mon cas. Le péroné choisi, après scanner, est le plus solide et le mieux vascularisé des deux. L’opération dure une douzaine d’heures. Elle exige deux équipes chirurgicales : l’une travaille sur la jambe, l’autre sur le visage. On ne prend pas le péroné entier : on laisse les pinces à chaque bout, pour permettre aux articulations avec le tibia – et, donc, à la jambe – de fonctionner. Le principe est celui de l’autogreffe : le corps l’accepte beaucoup mieux qu’une greffe exogène. Le patient fournit le matériel. Il se sauve par ses propres moyens.

Pourquoi le péroné ? Parce qu’il est l’un des os le plus compatible, par nature et par forme, avec la mâchoire, et parce qu’il n’est pas indispensable à la marche et à l’équilibre : c’est un tuteur dont des mois de rééducation peuvent compenser l’absence. L’idéal serait, si j’ai bien compris, de greffer l’os crânien ; mais il ne peut être utilisé que pour de petites surfaces. On peut vivre sans péroné ; on peut vivre sans trop utiliser sa cervelle ; on ne peut vivre sans le crâne qui la contient.

Chloé hésitait. Ce fut le professeur G, chef du service, qui m’annonça un soir la solution choisie – c’était après tout sa responsabilité. G était un homme d’une petite soixantaine d’années, solide, massif même, la voix paisible et confortable, de taille moyenne, qui avait pour habitude d’écouter des radios comme NRJ pendant qu’il opérait : c’est ce qu’on m’a dit, mais je n’ai pu le vérifier, car il ne m’a jamais opéré. Il venait à l’hôpital à moto. Son regard était ce qu’il avait de plus étrange : il vous fixait avec une attention totale et totalement froide, la tête en avant et tendue sur la plaie, et il y avait tout au fond des yeux comme une absence, un petit astre dépoli qui semblait indiquer qu’une partie de lui-même était ailleurs, lointaine, peut-être morte. Cette partie, je l’appelais l’étoile G. J’aimais la retrouver, car elle objectivait ma souffrance et mon angoisse, et, en les objectivant, pour quelques secondes elle les éloignait. L’étoile G brillait d’attention et d’indifférence au ras du visage, tel un astéroïde en surplomb, puis un léger sourire, une remarque pince-sans-rire émise d’un ton bonhomme, la chassaient vers un quelconque néant tandis que la tête reculait pour reprendre sa position initiale et qu’un regard amusé, humain, se réinstallait dans les lueurs froides de la chambrée. Une infirmière m’avait dit qu’il était lui-même passé près de la mort, du côté des patients, et que cette aventure l’avait changé. Fréquenter le billard avec assiduité ne faisait pas de moi un chirurgien, mais m’avait rapproché d’eux, et, depuis que l’infirmière m’avait parlé de G, je ne pouvais le regarder sans une sympathie particulière, celle d’un poisson regardant un autre poisson dans l’estuaire opaque et fangeux qui leur sert de milieu.

G me tomba dessus à l’improviste. J’étais remonté d’un bloc depuis quelques heures et je respirais ce soir-là particulièrement mal, en sueur, immobilisé par les perfusions et luttant dans mon lit aux barrières relevées comme un nouveau-né dans un berceau arrangé par une association bénévole de sorcières : c’était l’un de ces moments où la minute suivante semble aussi peu accessible que le plus lointain eldorado. G se planta à ma droite et, de cette voix chaude qui m’apaisait, m’annonça comme entre gens de bonne compagnie, sans paraître s’apercevoir de mon état suffoquant :

— Bon. On en a discuté ce matin au staff, ça suffit comme ça, assez tourné autour du pot ! On prépare tout et on y va pour le lambeau, péroné et implants, hop, on vous fait tout d’un coup et on n’en parle plus !

G me parlait comme si j’avais été assis ou debout devant lui, parfaitement bien portant et prenant des notes, et non cette momie humide et amaigrie aux yeux cernés qui le contemplait avec avidité et soulagement : une décision était prise, l’avenir se dégageait, l’aventure continuait ! Rien n’est pire à l’hôpital que l’absence d’action et de visibilité : c’est un lieu fait pour la décision. Je m’efforçais de ne pas tousser, de ne pas suer, et même, oui, de ne pas souffrir, pour être à la hauteur de la nouvelle que G venait de m’annoncer – pour être en somme dans le ton. Je me suis concentré sur les derniers mots, « et on n’en parle plus ! », qui sonnaient comme un sésame, la formule magique que tout mon corps attendait. Il n’y avait pas d’étoile G ce soir-là, simplement le professeur G et son vigoureux défaut d’affect si rassurant. On pouvait y voir un manque de psychologie. J’y pressentais, moi, l’implacable et merveilleux au-delà de toute psychologie – son abolition par les gestes et les mouvements de troupes qui, autour de mon modeste corps, s’annonçaient. Je venais d’assister à l’annonciation du professeur G.

Il repartit aussi massivement et naturellement qu’il était venu, après m’avoir fait quelques commentaires amusés sur ceci et cela, sur une visite officielle qu’on venait de me faire, « alors, il paraît qu’on reçoit du beau monde, vous êtes un homme célèbre, Monsieur Lançon ! », tandis que, la souffrance revenant, je me demandais si j’allais passer la nuit, bénéficier d’une mâchoire flambant neuve, ou si je venais d’assister à la résurrection du docteur Cottard.

Plus tard dans la soirée, calmé par une dose de Tramadol et en attendant l’Imovane, j’ai pris le deuxième tome du roman de Proust, dans la vieille édition Clarac de la Pléiade, et relu les pages sur la maladie et la mort de la grand-mère où apparaissait encore, mais cette fois dans la sûreté de son diagnostic plutôt que dans son imbécillité, le célèbre médecin proustien. Il me fallait de toute urgence vérifier son degré de familiarité avec le professeur G – et le mien avec cette grand-mère près de mourir dont la fin m’avait, à chaque relecture, traumatisé.

Trois morts avaient survécu à mes lectures de jeunesse : celle de Coupeau dans L’Assommoir, celle du père Thibault dans Les Thibault, celle de la grand-mère du narrateur dans la Recherche. Je les relisais régulièrement, comme on appuie sur un souvenir pour sentir la douleur. Il y avait pas mal de patients alcooliques dans le service. Quand j’en croisais un pendant mes longueurs de couloir, je me demandais parfois si ses pieds, comme ceux de Coupeau, se mettraient à gigoter au moment fatal, à l’heure du départ du pauvre Ludo. La fin du père Thibault m’avait encore plus impressionné, sa crise d’urémie et ses cris tandis qu’on le plonge dans un bain chaud, mais la grand-mère de Proust était plus aimable que lui et c’était elle, avec sa propre crise d’urémie, que j’avais choisie pour m’accompagner de la chambre au bloc et du bloc à la chambre. Sa descente vers la mort en faisait quasiment une compagne de chambre, j’étais avec elle dans son lit, avec son regard absent ou renonçant, près de la fenêtre qu’elle tentait d’ouvrir pour sauter. Quand ma canule mal posée ou trop longue m’empêchait de respirer et formait un kyste dans la trachée, elle rejoignait les sangsues qui, à la grande joie de Françoise, bougeaient sur son corps et son crâne. J’avais la sensation que la familiarité ne pouvait monter que du silence des livres ; quelques lignes suffisaient à me fatiguer et je me suis endormi avant de l’avoir établie.

À ce stade, il est temps de revenir deux ou trois jours en arrière, le 20 janvier précisément, pour évoquer la visite de celui auquel le professeur G avait fait allusion et qui était encore président de la République : François Hollande. La sécurité avait averti mon frère la veille au soir, tandis que je remontais du bloc où Chloé entamait ma « reconstruction ». Elle avait pu travailler sur la lèvre, mais n’avait pu effectuer la greffe prévue : les tissus étaient plus abîmés qu’elle ne le pensait. J’étais revenu accompagné des deux policiers en charlotte, blouse et surchaussures, au grand plaisir de mon frère, surpris et ravi d’assister à une scène comique. Sa joie n’avait pas duré car, dans ma chambre, je toussais, suffoquais et ne parvenais déjà plus à respirer correctement. On appela l’infirmière, puis l’interne, personne ne comprenait rien. On m’a mis au doigt cette petite pince à linge qu’est le saturomètre. L’oxygénation était presque parfaite, 96 %, et ils ont commencé à me répéter ce chiffre comme si j’étais coupable de jouer la comédie ou, simplement, pour une raison aussi mystérieuse qu’agaçante, de ne pas correspondre aux données qui me caractérisaient. « Vous dites que vous ne respirez pas, mais ce n’est qu’une impression, en réalité vous respirez ! » On m’a montré le chiffre qui démentait mes suffocations, sans doute pour me convaincre qu’il était temps de les faire cesser pour correspondre à ce que les chiffres indiquaient. Me sentant plus capricieux avec ma canule qu’un enfant refusant un jouet, je me suis efforcé de satisfaire mes soignants et de donner raison à leur appareil, comme un homme qui, le jour où la planète disparaît, continue de lire la Bible et d’écouter les prêtres pour croire en l’existence de Dieu, mais rien n’y faisait, la planète avait disparu et la respiration ne revenait pas. Ils m’ont alors mis des électrodes et un masque. Il n’y a pas plus détestable que ce masque, en plastique vert translucide. Il semble devoir vous faire payer d’avance le bien qu’il vous fera – s’il le fait, car il lui arrive d’être un prélude à la mort, et aucun habitué du service, même hors de danger, ne peut tout à fait l’ignorer. Il commence le plus souvent par étouffer celui qu’il va aider à respirer. C’est le moment qu’a choisi mon père pour arriver et j’ai pu lire mon état apparent, celui d’un moribond, dans son vieux et beau visage décomposé, ce visage d’élégant loup de mer à barbe blanche qui rappelait tantôt le capitaine Nemo, tantôt l’acteur espagnol Fernando Rey, bref, le patron d’un sous-marin ou un personnage du Greco qui aurait eu autre chose à manger qu’une gousse d’ail, une goutte d’huile et un quignon de pain. Une brève pensée pour les fiers hidalgos du Prado ne m’a pas consolé de la peine que je lui faisais. J’ai regardé mon frère, qui était là, d’un flegme paralysé. Il a lu dans mon regard qu’il était inutile d’imposer plus longtemps le spectacle à notre père et j’ai lu dans le sien qu’il pensait comme moi. Il l’a fait sortir doucement et j’ai su bien plus tard que notre père avait rejoint ma mère en pleurant.

Dans la nuit, j’ai rêvé que New York était envahie par des eaux gelées et si sales qu’on ne pouvait y mettre un doigt. Je marchais le long des rivières sans pouvoir les traverser comme je l’aurais voulu : tous les ponts étaient coupés. Plus l’eau était sale, couverte d’une glace noire, plus la ville était déserte. Je me suis réveillé quand la saleté me contaminait, dans la plus grande solitude. J’ai sonné. Christian m’a injecté de la morphine. Je me suis rendormi et le rêve a recommencé. Les eaux sales montaient dans la ville qu’avait retrouvée Gabriela.

Au matin, vers 10 heures, tout le monde attendait François Hollande et sa suite. J’ignorais à quel point le personnel était excité, comme me l’apprit plus tard Chloé avec une condescendance amusée : « Voir un président, c’est un événement qui ne leur arrivera pas souvent dans leurs vies ! » Elle avait en partie raison, mais moins qu’elle ne semblait le croire. Douze jours m’avaient appris ou rappelé que les vies de ceux qui s’occupaient de moi étaient pleines de micro-événements, dans la mesure où ces vies provenaient de vies antérieures le plus souvent marquées par des drames.

J’avais mis pour l’occasion un pantalon sous la blouse d’hôpital, et, ne voulant pas les recevoir au lit, je me suis levé pour l’accueillir au moment où les policiers ont annoncé son arrivée. Je n’avais jamais rencontré le président. Il est entré dans la chambre accompagné par Emmanuel Hirsch, qui dirigeait l’Assistance Publique, le directeur de l’hôpital, un personnage qui semblait là pour jouer le chroniqueur du roi, et le directeur de Libération, mon journal : Laurent Joffrin. Mon frère était présent. De près, François Hollande était beaucoup plus élégant que de loin, et la première chose que j’ai remarquée, outre son teint agréablement rose et sa peau légèrement maquillée, c’est la coupe parfaite du costume sombre et le regard amusé, presque primesautier, qui sous les fines lunettes mettait à distance, comme un épouvantail efficace mais discret, tous les affects. Le regard de Hirsch, également sous lunettes, était celui d’un courtisan : pointu, sauvage et aux aguets – légèrement ivre d’être là où ça se passait. Je ne me souviens ni du scribe, ni du directeur de l’hôpital, mais je n’ai pas oublié le regard de Laurent.

Je le connaissais depuis trente ans. Pour la première fois, j’ai vu ses yeux légèrement piqués, cernés de rouge, embués par l’émotion. Laurent, cible récurrente des brutes de droite et des ivrognes intellectuels de la colère sociale, avait la réputation d’être un notable indifférent, un acrobate du compromis. En réalité, son talent choisissait ses passions et livrait le reste à ce qui, lorsqu’on le connaissait, le rendait presque enfantin : son étourderie. Les choix politiques sont souvent les effets des caractères. Laurent était social-démocrate par nature, par conviction – et par rejet d’une violence que son père avait incarnée. Il raffolait du débat, et même du duel, mais il fallait que ça s’arrête au premier sang et que, une fois sorti du champ, les adversaires se saluent. Il croyait au progressisme, à l’arrangement, à la conciliation, à une forme de négligence civilisée, et, s’il n’était pas forcément très éduqué, il respirait la civilité. Sa barbe était à l’avant-garde de ses idées et de ses sentiments : elle les annonçait, les atténuait et les ornementait. Ses multiples ennemis le désignaient comme social-traître, hypocrite et mou. Il était au contraire clair dans ses combats, dans ses valeurs, qui n’avaient guère varié et qui étaient sans rapport avec la pureté. Sa morale était faite pour une guerre tranquille, en temps de paix, où les mauvaises actions des uns ne détruisaient pas entièrement, et massivement, les vies des autres. Aux grands soirs, il préférait les crépuscules allongés.

Sa facilité d’écriture était prodigieuse. Trente ans plus tôt, il avait corrigé ligne à ligne l’un de mes premiers articles, mal écrit, mal construit, à propos d’un enfant qui s’était pendu au fin fond de la Bretagne, devant la mare familiale, parce qu’on l’avait accusé d’un vol qu’il n’avait pas commis. Au journal, l’article écrit, je m’étais assis à côté de lui. Il me posait des questions et me proposait d’autres formulations, plus claires et plus simples. Il coupait les adjectifs, plus encore les adverbes, en disant : « Quand on utilise des adverbes, c’est souvent parce que l’enchaînement des phrases manque de logique. Chateaubriand n’utilisait presque jamais d’adverbes. » Ses cheveux étaient encore un peu longs.

Maintenant, il avait devant lui ce journaliste qu’il avait contribué à former, qu’il avait souvent accueilli chez lui, devant qui il avait refait un jour une bataille de Napoléon son héros, ce journaliste avec qui il s’était quelquefois engueulé à propos de littérature et de critique, et en particulier à propos de Houellebecq et de Soumission, ce collègue et ami dont l’état présent était la conséquence de tout ce qu’il abhorrait : un fanatisme inculte, stupide et sanguinaire. J’ai regardé ce regard à peine rougi, amical, moins protégé soudain, et j’y ai trouvé la force de raconter pour la première fois l’attentat aussi précisément que possible, mais comme une scène de comédie. Il ne s’agissait pas uniquement de recevoir ces gens debout et de faire belle figure, mais aussi de les divertir en les informant, comme Laurent et quelques autres me l’avaient appris. D’ailleurs, l’attentat avait aussi été une scène de théâtre, un dramolet, et le serait en partie resté si les tueurs avaient utilisé, tout en récitant de travers quelque sourate du Coran, des pétards ou des balles à blanc. La mort était une conclusion qui ne devait pas nous empêcher de rire du comique de situation qui l’avait précédée.

J’allais du regard de Laurent à celui de François Hollande et ces deux hommes si souvent vilipendés, à cet instant, dans cette chambre, avec leurs légers sourires, avec l’émotion contenue de l’un et la lueur bienveillante et primesautière de l’autre, m’ont affermi, rassuré et comme retrempé dans ce que je pouvais attendre de la civilisation : une distance curieuse et courtoise, sensible à l’autre sans excès d’émotivité, une compassion qui ne renonce ni aux besoins de la légèreté, ni aux bienfaits de l’indifférence. Tandis que je parlais, mon gros pansement prenait du poids et se détachait imperceptiblement du menton, comme un rideau de scène, en se saturant d’une bave qu’ils ne pouvaient voir. J’ai insisté sur le fait que je n’avais aucune colère envers les tueurs et que je ne les reliais pas aux musulmans. Ma période « politiquement correcte » – ou, si l’on préfère, évangélique – venait de commencer. Depuis mon petit Golgotha hospitalier je voulais ne penser du mal de personne et j’ai toujours regretté par la suite, même au prix d’une certaine niaiserie, cet état de suspension complet, intime, des hostilités. François Hollande a fait un ou deux bons mots que j’ai oubliés, mais qui tombaient bien, puis il a dit : « Vous avez raison, il faut se tenir, prendre ça avec distance et ne pas faire d’amalgames ni de discours. » À cet instant, Chloé est entrée.

Elle portait sa blouse blanche et remontait sans doute d’un petit bloc : les longs blocs étaient le lundi et le jeudi. Bien droite, l’air mutin et ironique, elle venait voir comment volait son patient au-dessus d’un nid de notables et, naturellement, se frotter à eux en leur rappelant qu’ils étaient sur son territoire. Nous étions debout et au salon, soudain, faisant assaut d’esprit comme si rien n’avait eu lieu, parce que quelque chose avait eu lieu. François Hollande regardait Chloé et un certain plaisir, comme l’ombre d’un nuage, est passé sur son visage lisse, rond, détendu, un visage presque princier qui m’a rappelé, sous des allures Louis XVI, quelque chose du Régent, oui, du jouisseur Philippe d’Orléans, de sa morale paisiblement relâchée. J’aurais voulu arrêter ce passage du plaisir, ou plus exactement le découper, comme un pochoir, et l’étendre sur ce qu’il me restait de vie. La visite a duré quarante minutes, tout le monde est reparti, j’ai enlevé mon jeans et je me suis écroulé sur mon lit. Il fallait payer la note du numéro que je venais de jouer.

Quelques semaines plus tard, me rendant de nouveau visite, Laurent m’a dit : « Dis donc, ta chirurgienne, elle a tapé dans l’œil de Hollande. Il m’en a encore parlé l’autre jour ! » Nous avons ri, mais pas plus, car j’étais de nouveau dans une période où il m’était interdit de parler.

La chute de cette histoire a lieu au mois de juin, dans la première de mes vies ultérieures. Le président remet la Légion d’honneur à Patrick Pelloux, dont le visage et le corps restent pour moi encadrés dans la porte où il est apparu quelques minutes après l’attentat, et n’en sortent pas plus qu’un enfant d’un paysage où il a été ensorcelé. J’ai entre-temps atterri, comme mon ami Simon Fieschi, à l’hôpital des Invalides, où je vais passer six mois à me rééduquer. C’est de là, conduit par mon escorte policière, que je rejoins l’Élysée pour deux heures et pour ma première sortie « officielle ». Pendant le cocktail qui suit la cérémonie, je commence à faire ce qui va devenir une règle de vie en société durant les sorties des mois suivants : boire une coupe de champagne ou un verre de vin à circonférence étroite, pour ménager ma lèvre, anesthésier ma bouche et noyer ma fatigue, en restant debout et en observant les petits-fours que je ne peux manger. Le cocktail et le dîner sont devenus des exercices de rééducation et des sports de combat. Chaque fois je rentre à l’hôpital épuisé, avec la satisfaction d’avoir rempli une mission que nul ne m’a donnée, sinon mon propre corps dont les impératifs m’échappent. Mission accomplie, les policiers silencieux et musclés me reconduisent au cimetière des éléphants. J’ai hâte d’y retrouver les infirmières, les gueules cassées, les amputés, les AVC, mes compagnons de bloc, de couloir et de gymnase, tout le silence et tous ceux dont la vie me paraît plus solitaire et, finalement, plus juste. L’hôpital est l’endroit où l’accident donne vite un sens à l’échec.

François Hollande s’approche de moi en souriant et me dit :

— Ah ! Vous avez l’air d’aller mieux… Et votre chirurgienne, vous la voyez toujours ?

Surpris, je réponds :

— Oui. Et je suis appelé à la revoir davantage.

— Eh bien ! Vous avez de la chance !

Mon premier réflexe est de lui répondre : « Je m’en serais passé. » Mais je ne le fais pas, car, en partie au moins, c’est faux. Cinq mois ont passé et je me suis approprié l’événement, le parcours chirurgical, qui ont fait de moi ce que je suis devenu. Je ne peux me passer de ce qui m’a aussi violemment transformé.

Les jours suivants, je raconte l’anecdote à quelques amis. Plusieurs d’entre eux manifestent de l’indignation. Cet homme, semblent-ils penser, est décidément frivole et inconséquent. N’a-t-il rien d’autre à dire ou à penser en revoyant un blessé ? Quand ils sont jeunes, la plupart des gens jugent de tout. Quand ils vieillissent, c’est pareil. Entre les deux, il y a peut-être un moment où ils pourraient ne juger de rien, s’abstenir, s’amuser, ne prendre au sérieux que leur propre misère, mais ce moment est celui où ils agissent, bâtissent, font carrière ou la ratent ; le moment où ils s’y croient, comme on dit à l’école, et où ils ont rarement la possibilité ou l’envie de faire le pas de côté. Est-il indigne, de la part d’un président, de se souvenir d’abord de la beauté d’une femme qu’il a vue quelques mois plus tôt, quelques minutes, dans la chambre d’hôpital d’une victime d’attentat ? En matière de femmes, la réputation de François Hollande n’est certes plus à faire, mais sa réaction me paraît, à moi, réjouissante et même souhaitable. Le meilleur de la vie, me dis-je en regardant ses fins yeux luisants, presque bridés, c’est bien ça : ne pas oublier ce qui nous a plu, même un instant, et, si possible, oublier au maximum tout le reste, à commencer par tout le pathétique d’une situation. Son insouciance fait mieux que rendre hommage à mon petit chemin de croix, ce dont je me fiche : elle me soulage. « Eh bien ! Vous avez de la chance ! », je rumine cette petite phrase en revenant aux Invalides dans la voiture des policiers. Elle me devient aussi chère qu’au narrateur de la Recherche la petite phrase de la Sonate de Vinteuil : un indicatif intime, profond et frivole qui m’entrouvre une porte joyeuse, quoique sans lendemain, joyeuse parce que sans lendemain. Non seulement il a raison pour moi, cet aimable président, j’ai bien de la chance d’être tombé entre les mains de Chloé, mais il a raison pour lui et pour nous deux : rien ne peut mieux rappeler à la vie et au plaisir que l’élégante silhouette de cette femme dominante et probablement caractérielle, posée entre nous à l’occasion d’une rencontre imprévisible et discrètement organisée, d’une femme dont le professionnalisme renvoie l’un à ses désirs et l’autre à ses blessures, pour de nouveau s’imposer, absente, à l’occasion de mondanités mélancoliques et sous lambris. Le charme est bien la dernière chose, après la dernière goutte de sang, qui devrait nous abandonner.

Après la visite de François Hollande, une nouvelle période a commencé : celle qui me conduisait vers la greffe du péroné, prévue le 18 février. Je retournais au bloc, en anesthésie générale, tous les quatre ou cinq jours, accompagné par les policiers en charlotte et surchaussures. Le monde d’en bas était devenu ma seconde maison, ma maison de campagne. J’étais heureux d’y retrouver ceux qui, pas plus que les créatures des Enfers mythologiques, ne semblaient devoir en remonter. La Castafiore, c’était Orphée. Elle ne s’était pas contentée de chanter. Elle avait joué aussi, comme Chloé, du violoncelle. Elle finirait sa vie dans les étages inférieurs en se rappelant que naguère, sur terre, elle avait joué à Sainte-Cécile. Et moi, de quoi me souviendrais-je ? Plus les jours passaient, plus j’entrais dans ce no man’s land où un brouillard opaque et des sensations féroces, inédites, se déposaient sur les minutes, les heures, les jours, les visites, la conscience de mon corps et de ma vie passée. La liste des gens autorisés à entrer s’allongeait de jour en jour. La journée était rythmée par les soins, les longueurs de couloir, les visites quotidiennes de mes parents et de mon frère, les apparitions des amis. La nuit, une « veille » était organisée avec mon frère par cinq d’entre eux : on leur avait permis de dormir à tour de rôle dans ma chambre. Les infirmières avaient placé un petit lit bancal au pied du mien, un lit d’enfant, sous les dessins effectués par des enfants. Les amis veilleurs dormaient peu, réveillés par mes problèmes, mes ronflements tonitruants, les visites de nuit, la radio et les discussions des policiers, le dernier tour du soir et le premier tour du matin. Mon frère travaillait dans le fauteuil à ma droite, tapant sur son ordinateur. Odalys, une vieille amie cubaine, me massait – tout comme Alexis et Blandine qui travaillaient également : aux heures creuses, la chambre 111 était idéale pour lire, écrire, rêver, penser à sa propre vie. Je regardais un film ou écoutais du jazz avec Juan. De l’est de la France, Marilyn est venue deux fois. Tout avait lieu en silence, de plus en plus lentement. La souffrance, quasiment permanente, était diffuse, toujours surprenante. Les amis repartaient au matin, tôt, avant les soins des infirmières qui leur offraient un café. Les uns se douchaient dans ma salle de bains, les autres non. Je les regardais s’en aller vers un monde qui n’existait plus, un monde où ils vivaient, bougeaient et vieillissaient tandis qu’ici, eux comme moi, nous étions arrêtés. La chambre était mon royaume et nous y vivions hors du temps.

Chaque matin et chaque soir, parfois même le midi, les infirmières venaient changer le pansement de gaze de plus en plus gros qui, après m’avoir enveloppé tout le bas du visage, avait été noué autour de la tête, pour tenir, et me transformait maintenant en œuf de Pâques. J’étouffais comme dans une camisole. Un jour, pour me soulager, l’une d’elles, Alexandra, a pris des ciseaux et taillé lentement dans la gaze pour me dégager les oreilles. Leurs bouts légèrement poilus ont jailli comme des petits champignons d’une mousse. Alexandra m’a tendu en riant le miroir pour que je les voie, des bords de pied-de-mouton, celui que j’aimais trouver dans les bois de mon enfance parce que je le trouvais beau comme un jouet. Je me suis senti soulagé : je respirais par les oreilles. Le pansement, lui, se gorgeait de salive toujours plus vite, comme il avait commencé à le faire le jour de la visite de François Hollande. Il pesait sur la tête, le cou, les vertèbres, il pesait sur mon corps entier jusqu’au moment où, le sparadrap ne tenant plus, et malgré les bandes de gaze qui momifiaient la tête, il se détachait comme du papier peint sur un mur trop humide.

La scène qui suit, avec des variantes, s’est répétée cent fois. Les infirmières entraient comme les ballerines de La Bayadère dans la scène du Royaume des Ombres, au ralenti. Gabriela m’avait souvent parlé du ballet, qu’elle avait répété comme doublure sans jamais le jouer. Si je n’avais pas pris d’opium, contrairement à Solor, j’étais dans un état semblable au prince malheureux, dans un rêve : c’était la manière la plus réaliste d’assimiler mes sensations. Avant leur entrée, j’ai vérifié l’état du sol. Je me suis levé, j’ai nettoyé jusqu’à l’étourdissement la moindre tache avec les mouchoirs en papier marron, puis j’ai entrouvert la fenêtre qui ne pouvait s’ouvrir davantage, et j’ai parfumé l’atmosphère avec une eau de toilette à dominante d’agrume qu’une amie m’avait apportée. Comme Solor, j’avais fait tomber les murs de la chambre. Elles sont arrivées l’une derrière l’autre avec le chariot, souriantes, à deux. Une troisième les suivait. Elle a regardé, au pied du lit, comment les autres faisaient.

— Vous voulez de la musique ?

J’en voulais, mais pas n’importe laquelle. Sur le ghetto-blaster de mon neveu, j’ai mis du Bach : soit Le Clavier bien tempéré, par Sviatoslav Richter ; soit les Variations Goldberg, par Glenn Gould ou Wilhelm Kempff ; soit L’Art de la fugue, par Zhu Xiao-Mei. La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute tentation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps. Bach descendait sur la chambre et le lit et ma vie, sur les infirmières et leur chariot. Il nous a tous enveloppés. Dans sa lumière sonore chaque geste s’est détaché et la paix, une certaine paix, s’est installée. Un poème de John Donne, lu bien des années avant, prenait sens : « Il n’y aura ni nuage ni soleil, ni obscurité ni éblouissement – mais une seule lumière. Ni bruit ni silence – mais une seule musique. Ni peurs ni espoirs – mais une seule possession. Ni ennemis ni amis – mais une seule communion. Ni début ni fin – mais une seule éternité. » Le changement du pansement pouvait commencer.

Elles m’ont débandé peu à peu du crâne au menton. Elles ont dégagé les oreilles, ôté les compresses maculées, nettoyé, préparé les compresses stériles avec une pince en trempant les unes dans le sérum physiologique, en enduisant les autres de vaseline. Leurs gestes étaient ralentis par le clavier. Quand le visage a été nu, l’une d’elles m’a dit :

— Vous voulez voir ?

C’était la question rituelle. J’ai dit oui. Elle a pris le petit miroir à bord noir qui se trouvait sur ma table de nuit, celui avec lequel Alexandra m’avait montré les bouts d’oreilles poilus, et me l’a tendu. J’ai regardé le trou, bien en face. À quoi il ressemblait. Comment il évoluait. S’il réduisait ou grandissait. En quoi il avait changé depuis la veille, depuis le jour de l’attentat. Je l’ai regardé froidement, dans les notes de Bach, comme on descend dans un puits. Personne, à part les soignants et moi et ceux qui m’avaient découvert le 7 janvier, ne l’a vu. Au milieu de la chair déchiquetée, il y avait maintenant cette petite muselière de titane qui tenait les restes de mâchoire et dont je voyais pour l’instant quatre maillons. C’était une chaîne, mais aussi la portée d’où montaient les notes que nous écoutions. La lèvre et la plupart des dents inférieures avaient disparu. J’ai retrouvé, à la base du visage intact et avec une satisfaction masochiste, le monstre familier. Si j’étais un portrait peint, il fallait croire que la main de l’artiste, aussi sûre que celle de Raphaël, avait saccagé une dizaine de centimètres vers le bas pour rappeler au monde que toute cette harmonie n’était rien d’autre, ni plus ni moins, que de la peinture. Le visage que j’avais eu était une convention qui avait disparu. C’étaient Bach et les gestes des infirmières, à cet instant, qui lui redonnaient son unité – sans effacer sa monstruosité.

Un matin, j’ai levé les yeux du miroir et regardé la troisième infirmière, Ada. Pendant que les autres agissaient, ses yeux noirs me fixaient. Elle venait d’entrer dans le service, elle avait vingt ans. Son copain était croupier dans un casino. Elle était moitié française, moitié sénégalaise, mais elle avait l’air d’une princesse indienne avec ses longs cheveux bruns, son air toujours un peu indifférent ou imperceptiblement agacé d’être là. Les anciennes disaient des nouvelles qu’elles n’avaient plus le sens de la vocation, qu’elles s’en foutaient. Moi, j’aimais bien Ada. Bach l’ennuyait, comme toute la musique classique, mais elle ne me l’a dit que plus tard. J’ai regardé ce visage parfait, cette beauté nerveuse et inentamée, regardé de nouveau le trou et les chairs, regardé de nouveau le visage d’Ada. J’étais la bête, elle était la belle, et c’était elle, ici, qui avait les clés du château. Ses longs yeux ont légèrement souri. Étaient-ils maquillés ? Je ne voyais pas très bien. J’ai haussé les sourcils d’un air de dire : « C’est comme ça. » Elle a fait une moue qui voulait sans doute dire : « Oui, c’est comme ça. » Puis, lentement, les deux autres se sont mises à nettoyer la plaie, ses alentours, à refaire autour de ma tête l’œuf de Pâques. Gladys avait oublié ce jour-là de dégager les oreilles, j’étouffais déjà. Je le lui ai signalé. Comme Alexandra, elle a pris des ciseaux et commencé à tailler des fentes dans la gaze, à l’aveuglette, en craignant de me blesser. Sous l’œuf de Pâques elle ignorait à quel niveau exact se trouvaient les bordures et les lobes. Je l’ai guidée comme je pouvais. Nous cherchions les champignons sous un tapis de mousse et elle a fini par trouver. Les oreilles sont sorties de la gaze, je les ai dépliées. Je ne me serais pas senti plus libre à la sortie d’un caisson.

Vers cette époque, Alexis est arrivé avec une grande photo en noir et blanc qu’il avait prise à Cuba quinze ans plus tôt. C’était dans un village de la Sierra Maestra, coincé entre mer et montagne, au bout d’une route presque abandonnée. Il y allait alors régulièrement. Une fois, je l’avais accompagné. Alexis est photographe. Pour lui comme pour moi, Cuba avait été le pays où nous avions réfléchi et changé nos vies. Dans la lumière et les rires nous y avions commencé à vieillir : lui en cessant d’être orphelin, moi en cessant d’être solitaire. C’était l’île où se dépouiller de l’immaturité en la vivant une dernière fois. Cuba a été le terrain enchanté, difficile, de nos renaissances.

La Sierra Maestra était une zone interdite aux journalistes étrangers. Les autorisations étaient données au compte-gouttes, dans des buts de propagande précis – ou que la bureaucratie cubaine semblait trouver précis. Les bénéficiaires de ces autorisations étaient surveillés. On pouvait transgresser l’interdit et y aller comme ça, c’était le jeu du chat et de la souris. C’était aussi, lorsqu’on vivait comme Alexis à La Havane, risquer l’expulsion du pays.

Le village s’appelait La Bruja – La Sorcière. Il avait un statut de village pilote. Alexis n’était pas dupe des raisons pour lesquelles l’État lui avait proposé, par l’intermédiaire d’une amie, ce lieu Potemkine ; mais il voulait travailler dans la Sierra Maestra et il savait que tout était suffisamment décomposé dans l’île pour qu’un vernis de propagande ne puisse tenir longtemps. Il lui suffisait d’être patient, de parler espagnol et d’obtenir la confiance de certains habitants. Il voulait montrer ces femmes, ces hommes, dans cet écrin montagnard ; il voulait saisir la vie pauvre et austère qu’ils menaient. Rien ou presque ne leur appartenait, sinon quelques haillons, parfois un ou deux cochons, trois poules rachitiques et une vaisselle dépareillée. La plupart allaient pieds nus dans la montagne, très raide, où ils cultivaient difficilement quelques arpents à flanc de coteau. Et cependant, de toute cette misère gonflant des poches de mesquinerie et de jalousie non négligeables, une splendeur s’élevait – une splendeur spontanée, muette, que la photo apportée par Alexis résumait. Il y avait un groupe électrogène, une télé et un idiot pour tout le village. J’avais longtemps gardé sur un mur de mon appartement la photo de l’idiot.

Celle qu’Alexis a posée en silence sur le mur de la chambre, face à mon lit, représentait une fillette. Elle était vêtue d’un haut blanc qui s’arrêtait au-dessus du nombril, enfoncée jusqu’à la taille dans un champ de fleurs que j’avais prises pour du tabac et qui ressemblaient à des œillets. Sur la photo, elles étaient blanches. Dans la réalité, elles étaient orange. La fillette regardait l’objectif bien en face, avec un air indéfinissable, peut-être sérieuse, peut-être amusée, les enfants échappent généralement aux catégories psychologiques dans lesquelles on veut les faire entrer. Maintenant, c’était moi qu’elle regardait. Moi, mon pansement et mon trou. Elle tenait l’une des fleurs dans la main gauche. Je n’ai pas demandé à Alexis pourquoi il avait choisi cette photo d’Éden, parmi tant d’autres qu’il avait prises et que je connaissais. Je n’en avais pas besoin. Nous avions des souvenirs communs, là-bas, et, dans cette chambre d’hôpital, ces souvenirs faisaient la chaîne avec ceux qui commençaient à naître ici. Est-ce qu’en espagnol nous ne nous appelions pas hermano, frère, lui et moi ? Mais il y avait autre chose : la nature même du lieu, de la photo et du regard de la fillette. On ne pouvait imaginer un monde plus beau ni plus rude que les hauteurs de La Bruja, et cette fillette, si imposante, d’un raffinement si naturel, ne me faisait cadeau de rien d’autre que d’un charme produit par la plus sévère réalité. J’ai beaucoup parlé avec elle dans les semaines suivantes, de préférence la nuit. Son regard fleurissait aux heures sombres et me disait, comme Ada – comme ce que j’avais cru voir dans le regard d’Ada : « Oui, c’est comme ça. » La regarder, c’était regarder l’envers du trou : une plénitude sans affects et sans paroles de circonstance, un œil nu face à un homme nu. Je la regardais et la regardais encore, tandis que la nuit avançait et que, les yeux brouillés, piquants, je voyais de moins en moins. Je me revoyais là-bas, quinze ans avant, également dans la nuit, entrant dans une rivière légèrement fraîche avec Alexis, mais très vite mon corps et le souvenir de mon corps disparaissaient dans la rivière, puis dans l’image, et je me retrouvais, effaré, près de pleurer, devant cette gamine qui me disait :

— De quoi te plains-tu ? Oui, c’est comme ça.

Plus tard, j’ai su qu’elle s’appelait Yarima. Un habitant de La Bruja, Amarillo, avec qui Alexis et moi étions restés amis à distance, avait fini par la retrouver. Il a fait une photo d’elle et me l’a envoyée sur Facebook : une jeune femme désormais, assise sur un banc, très souriante, avec un pantalon moulant noir et des ballerines. Elle ne se souvenait pas de moi, m’a écrit Amarillo, mais elle voulait avoir de mes nouvelles. J’étais sorti de l’hôpital et je n’en ai pas donné.

J’avais connu Alexis au début des années quatre-vingt-dix, de retour d’un reportage en Somalie. Il y avait suivi la guerre civile d’un peu plus près que moi. Nous avions publié quelques-unes de ses photos dans le journal où je travaillais alors. Je ne sais plus si elles accompagnaient l’un de mes articles. Je n’ai rien archivé. Les articles, comme la plupart des livres, sont faits pour être oubliés. Alexis et moi nous étions perdus de vue quand, quelques années plus tard, je l’ai croisé par hasard sur un trottoir. Il partait vivre à Cuba. J’en revenais et je m’étais marié avec Marilyn. Notre amitié a débuté comme ça, sur un bout de trottoir. C’est aussi sur un bout de trottoir, où il marchait avec sa fille, qu’il a appris que j’avais été blessé dans l’attentat. Il ne savait pas plus que les autres si j’étais vivant ou mort. Il est resté là, sur ce bout de trottoir, immobile et décomposé devant sa fille qui ne l’avait jamais vu pleurer.

À l’hôpital, nous avons parlé une fois des multiples blessés que nous avions vus en Somalie, de ces blessés que l’absence de soins postopératoires conduisait inévitablement, sourire aux lèvres, vers la gangrène et l’amputation. De là-bas comme du reste, ce dont je me souvenais n’existait que dans la mesure où ce n’était plus intime – comme si l’attentat avait tiré toute la couverture des événements à lui. Un soir, seul face à la fillette cubaine, j’ai fait l’inventaire somalien.

J’ai senti la puissante odeur de merde qui s’était répandue dans le palais pillé de Siad Barre, le dictateur somalien. J’ai vu la chèvre qui traînait parmi les milliers de papiers officiels recouvrant ce qui restait de plancher. Tout avait été détruit et arraché, jusqu’aux canalisations, car tout pouvait être utile ou revendu. Je me suis souvenu des lasagnes préparées par le cuisinier de Médecins sans frontières, des séances de tirs à la kalachnikov et des parties de football sur la plage, de l’eau sombre dans laquelle flottait la menace des requins, de l’arrivée du kat à l’aéroport, des hommes qui rentraient à fond en pick-up pour le vendre au meilleur cours dans la ville. Je me suis souvenu des balles et des roquettes perdues qui touchaient généralement les femmes et les enfants. Je me suis souvenu de l’exemplaire du Rouge et le Noir que j’avais lu dans un hôtel de Mogadiscio dont j’étais le seul occupant, à la lueur d’une petite bougie, tandis que les tirs se multipliaient dehors et qu’un groupe de chats hurlait dedans. Je me suis souvenu du petit savon et de la serviette blanche et bien pliée que ceux qui me protégeaient avaient laissés sur un tabouret au pied de mon petit lit parfaitement propre. Je me suis souvenu qu’ils avaient fermé les grilles de l’hôtel après m’avoir salué et qu’ils avaient monté la garde toute la nuit, avant de m’offrir le thé au matin. Je me suis souvenu de la violence environnante, de leur beauté et de leur courtoisie. Je me suis souvenu de l’élégance et du kriss du général Aïdid, qui citait Virgile en latin et n’avait pas encore piégé les Américains.

Je me suis souvenu des blessés gangrenés qui riaient, des mouches dans le bloc opératoire, des cours donnés par un anesthésiste français à de ravissantes infirmières somaliennes infibulées. Je me suis souvenu surtout, face à la fillette par qui tant de choses remontaient, de la kalachnikov qui m’avait mis en joue dans le marché aux armes de Mogadiscio. Je me suis souvenu du moment où j’avais vu dans le regard rouge, absent et drogué de celui qui la tenait que tirer ou non, c’était pareil. Je me suis souvenu de ce regard, de la sensation mortelle du hasard, j’en avais souvent parlé avec Alexis, mais je savais maintenant que le journaliste qui l’avait subi, les jambes tremblantes, ne savait rien de ce que ça signifiait, puisque la peur n’est que l’aboyeur de l’événement. Je me suis rappelé cet instant et je l’ai vu simultanément de haut, de loin, de près, comme né autour d’un autre, parce que je n’étais absolument plus celui qui l’avait vécu.

Quelles vies avais-je vécues, allais-je vivre ? Quel sens pouvait bien avoir cette expérience ? Un jour, une infirmière m’a demandé si j’acceptais de voir l’aumônier de l’hôpital. Il avait dit qu’il me rendrait volontiers visite. Pourquoi pas l’imam ? ai-je pensé. Mais nul ne me l’a proposé et je n’en ai rien dit, il ne fallait tout de même pas exagérer. Je l’aurais pourtant bien écouté, celui-là, même si à cette époque tout Arabe croisé dans le couloir – et il y en avait beaucoup parmi les familiers des patients – me faisait d’abord l’impression d’être un égorgeur, impression que j’effaçais presque aussitôt avec un salut, un sourire, qu’on me rendait presque toujours. Oui, pourquoi pas l’imam ? Être blessé par des tueurs qui ne devaient à peu près rien savoir de la religion qu’ils prétendaient défendre, n’était-ce pas une bonne occasion de me familiariser avec celle-ci auprès d’un homme qui aurait peut-être à cœur de me l’expliquer ? Il y avait trois exemplaires du Coran chez moi, chacun m’avait suivi dans un pays arabe ou un autre, maintenant ils reposaient chez moi en paix au rayon philosophie, très en désordre. Justement, mes parents venaient de retourner chez moi pour récupérer quelques affaires et ma mère ne cessait une fois de plus de râler auprès de mon frère contre l’entassement abominable des livres. Je n’ai pas osé lui demander d’y chercher un Coran, le grand vert, celui traduit et présenté par Jacques Berque, et, oubliant l’imam, j’ai accepté de recevoir l’aumônier.

Je n’étais pas croyant, l’idée d’une confession me semblait comique, mais je me sentais finalement prêt à tout accueillir ou presque, comme si mon état m’avait dépouillé de tout sauf de curiosité. Je me sentais vierge et bienveillant comme l’agneau ayant survécu au loup, comme jamais. L’aumônier était un bonhomme avec des lunettes de prêtre, bon marché, et un bon sourire qui ne voulait surtout pas m’embarrasser. Sa présence m’a aussitôt stimulé et je l’ai vu deux fois. Comme nous voulions avoir la paix, on nous a installés la première fois dans la remise, la seconde dans l’inquiétante guérite. Il y avait au-delà de ma chambre une dernière chambre, je l’ai dit, où l’on mettait les patients détenus. Ils devaient être surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L’inquiétante guérite, en surplomb de cette chambre, avait des baies vitrées fumées. La seconde fois, la chambre était vide. Nous nous sommes installés dans la guérite. Les policiers qui me protégeaient ne nous ont pas suivis.

De la première conversation, je me souviens de la pharmacie qui nous entourait du sol au plafond et d’avoir discuté, en regardant les compresses, du pardon. Je n’avais rien à pardonner à des hommes qui étaient morts et qui n’avaient d’ailleurs demandé pardon à personne, mais je ne les accusais pas non plus. À vrai dire, je me foutais des frères K, comme je me foutais des discours qui les condamnaient ou qui, sous prétexte de sociologie ou de pensée, cherchaient déjà à les comprendre. Je recommençais à lire un peu les journaux, sur Internet, et j’étais stupéfié, moi le journaliste qui n’aurait pas dû l’être, par cette prodigieuse capacité du monde contemporain à bavarder de l’explication et du commentaire à propos de tout et n’importe quoi. Le brouhaha autour des frères K, c’était l’épidémie Dostoïevski : tout le monde se prenait pour le romancier épileptique, tout le monde voulait comprendre et conter la geste des deux possédés. L’aumônier, lui, avait une timidité et un silence de bon aloi. Il était sans soutane et marchait avec naturel sur des œufs. « Vous ne croyez pas en Dieu, m’a-t-il murmuré à la fin du premier entretien, mais peut-être une forme de prière peut-elle vous aider quand même ? » « Je vais y réfléchir, lui ai-je dit, et je vous en reparlerai, merci en tout cas d’être venu. »

La seconde fois, dans l’inquiétante guérite, j’ai dit que ma seule prière passait pour l’instant par Bach et Kafka : l’un m’apportait la paix, et l’autre, une forme de modestie et de soumission ironique à l’angoisse. L’actualité, dans l’immédiat, n’avait plus rien de la prière hégélienne du matin. Tandis qu’il me parlait, j’ai regardé par la vitre le lit vide, celui du détenu absent, je me suis vu dans ce lit et j’ai senti dans l’air comme une menace. Il a ensuite été question de la nature du Mal, le mot « Job » a été prononcé, peut-être aussi l’expression « tas de fumier », enfin le mot « rose » a dû pousser, fleurir, désignant quelque chose d’assez simple qu’il appelait la foi et moi, somme toute, beauté, mais je ne me souviens plus de ce que nous avons dit exactement là-dessus et je ne l’ai jamais revu.

Deux instruments sont entrés peu après dans ma vie, l’un pour deux semaines et demie, l’autre pour quatre mois : le VAC et la gastrostomie. Le VAC (Vacuum Assisted Closure) est un petit aspirateur à pression négative, qu’on utilise surtout pour les grands brûlés, de façon à réduire les plaies, à leur permettre de cicatriser plus rapidement, en aspirant le pus et les sérosités. On fixe sur la plaie une mousse, adaptée à sa taille, qui baigne dans une gelée au goût amer qu’on ne sent pas tant que l’instrument ne fuit pas. Un tuyau sort de la plaie et de la mousse, par où les scories sanglantes sont aspirées. Elles rejoignent un petit boîtier où elles sont filtrées et s’entassent. Le VAC fonctionne nuit et jour, le patient entend le moteur tourner. Il faut régulièrement changer le filtre. Dans mon cas, le boîtier ressemblait à un sac à main. Une lanière me permettait de me déplacer avec lui, de me doucher avec lui, mais je ne devais ni le brusquer ni le mouiller. Comme tout ce qui m’aidait à sortir de ma situation, comme mon propre corps dont bientôt les os et la peau allaient permettre de me reconstituer, il m’a fait payer son aide assez cher. D’abord, il est adapté aux grandes surfaces planes, dos ou fesses. Le faire tenir sur le visage, comme Chloé l’avait décidé, n’était pas une mince affaire : le menton est petit, étroit et plein de reliefs. Le VAC s’est mis à fuir à la première occasion, généralement la nuit. Je plaçais le boîtier sous le drap, entre mes jambes. Son alarme me réveillait aussitôt, quelques minutes après l’entrée dans le sommeil. J’aurais voulu le noyer comme un chat et je l’appelais le chat. C’était le vilain petit VAC proustien, celui qui me réveillait comme le narrateur à peine la lumière éteinte. Seulement, ce n’était pas la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil qui m’éveillait, c’était une fuite de plus dans le processus destiné à me reconstituer. J’appelais alors l’infirmière de nuit, par exemple la jeune Marion-aux-yeux-de-chat. Elle entrait avec son grand sourire, pouffait un peu et tentait, en faisant pression sur la mousse et en ajoutant des pansements aux pansements, de colmater la fuite. Elle n’y parvenait pas, ou seulement pour une heure ou deux, et cette fois, c’était bien la pensée qu’il allait de nouveau sonner qui m’empêchait de m’endormir. Cette comédie épuisante m’a reconduit au bloc tous les trois ou quatre jours pendant deux semaines pour « refaire le VAC ». Le coton du réveil était presque aussitôt transpercé par une brûlure au menton, qui finissait, une fois remonté dans la chambre et sous antalgique, par laisser la place à l’angoisse de la fuite. Quels textes aurait écrits Kafka, me disais-je, à partir de cette angoisse ! Pour la seconde fois, je me sentais coupable, coupable de fuir comme je l’étais déjà de ne plus offrir de veine à l’aiguille. J’aurais voulu être le patient idéal, asymptotique, le cafard retransformé en homme ou qui ne tombe jamais du mur, ne se retrouve jamais sur le dos, le monstre mélancolique et méritant. « Rêve toujours ! » disait le VAC, et il interrompait son ronronnement pour se mettre à sonner. Tout le monde était content lorsqu’il avait tenu quarante-huit heures sans pousser sa chansonnette. J’espérais chaque fois battre le record, je ne pensais qu’à ça, et mon père encore plus, que l’idée de fuite mettait dans tous ses états et qui, comme moi, n’en dormait plus la nuit.

Ce VAC, toutefois, réduisait ma plaie jour après jour et il avait un autre avantage : il me permettait d’appeler Gabriela par FaceTime dans la nuit, quand j’étais seul et déprimé. Voir apparaître son sourire me rassurait une minute. Ensuite, lui répondre ou l’écouter me parler tantôt de ses problèmes, tantôt de la vie merveilleuse qui m’attendait, tout cela me fatiguait. Je l’appelais moins, et, si je lui écrivais, je lui répondais rarement : soit parce qu’elle tombait mal, soit parce que je n’étais pas en état de prendre une leçon d’optimisme désespéré. Le décalage horaire n’arrangeait rien, pas plus que mon peu d’enthousiasme pour les images à distance, qui m’avaient toujours paru creuser l’absence qu’elles étaient censées combler, mais ce n’étaient que des explications secondaires. La vérité était que tout ce qui n’était pas présent dans cette chambre, là, sous mes yeux, s’éloignait. Je n’attendais presque rien de ceux qui n’étaient pas là. Leur absence ne m’aidait pas, ne me nourrissait pas. Elle ne m’apportait rien et je les oubliais. Le visage de Gabriela, apparaissant sur l’écran de l’ordinateur, sortait des limbes où j’avais hâte de le renvoyer. Son regard d’amande noire me touchait, mais sa bouche, j’aurais voulu mettre un de mes pansements dessus. Aucun des discours volontaristes qui en sortaient ne pouvait réparer le VAC, ni m’aider à respirer, ni m’assouplir le cou, ni chasser les fantômes des tueurs qui réapparaissaient. La vie exemplaire des autres était inutile, ni elle ni moi n’y pouvions rien. J’aurais préféré que Gabriela disparaisse jusqu’à son prochain retour, après la greffe.