CHAPITRE 17
L’Art de la fugue
On m’a rasé autant que possible et je suis redescendu au bloc. Au retour, j’ai changé de chambre. Gabriela m’avait envoyé de New York un message : « Bonne chance. » Elle était partie la veille, j’ai eu l’impression qu’elle habitait un autre monde et qu’elle avait disparu depuis un an. Dans ce monde-là, dans ce temps-là, nous étions sans doute réconciliés. Dans celui où je vivais, les larmes avaient séché, les soins continuaient. Je ne pensais plus à elle ni aux jours précédents, sinon comme à un mélodrame hospitalier que l’échange de nos malheurs avait noirci, et sur quoi le rideau était tombé. Le patient qui va de bloc en bloc est presque immobile, mais c’est un homme d’action. Chaque épreuve renvoie les précédentes, sinon à l’oubli, du moins à un brouillard anesthésiant. Le patient dépend des autres, mais il s’absente volontiers.
Dans le couloir comme dans l’hôpital, je posais des questions aux policiers qui me protégeaient. Les questions figurent dans les carnets ; les réponses n’ont pas été notées : je n’étais pas, ici, un journaliste, ou alors, j’étais un journaliste à l’envers. La plupart des policiers venaient de province ou de banlieue. On parle toujours du « peuple » en France ; le « peuple », ils en sortaient. Je ne sais pas si on devient policier par hasard, mais la plupart avaient un sens de l’ordre et de leur mission. Ils n’étaient tendres ni pour les gouvernements, ni pour leur hiérarchie, ni pour les « jeunes » que les journaux – dont l’un des miens – défendaient si volontiers. Celui avec qui j’avais fait ma plus longue visite guidée de l’hôpital était un Arabe qui avait grandi à Trappes, dans une famille de huit enfants. Nous avions apprécié ensemble la beauté de certains bâtiments. La veille du nouveau bloc, une jeune policière m’accompagnait dans le couloir. Elle était petite, trapue et ronde, assez rude d’allure et de ton, avec des lunettes bon marché et ses vingt kilos de panoplie sur le dos. Assez vite, elle m’a dit qu’elle écrivait un roman dont l’héroïne était une jeune lesbienne, Éva, qui enseignait l’espagnol et jouait au foot comme elle : « C’est beau, Éva, ça rappelle Ève, je trouve que c’est sensuel, non ? » Elle a continué à me raconter l’intrigue. Elle voulait écrire du porno soft, mais naturel, sans exagérer, et elle m’a demandé si je voyais où elle pourrait publier ; puis, prise d’un doute, elle s’est arrêtée de parler, m’a regardé intensément et m’a dit : « Vous ne vous foutez pas de ma gueule, au moins ? » « Bien sûr que non ! » ai-je écrit sur l’ardoise, et c’était vrai. Je n’avais envie de me foutre de personne. Je regardais et j’écoutais, voilà tout. Le nerf qui me reliait au jugement semblait coupé de la même façon que celui qui me reliait à la mémoire : je voyais comment j’aurais pu juger, selon quels critères, mais l’envie de le faire avait disparu. Je n’existais plus que comme un corps qui n’était pas tout à fait le mien, dans une vie qui n’était plus tout à fait la mienne, et dont la conscience accueillait sans morale, sans résistance, tout ce qui se présentait. Je n’avais pas été un bien grand journaliste, sans doute par manque d’audace, de ténacité et de passion pour l’actualité, mais peut-être étais-je en train de devenir, ici, une sorte de livre ouvert : aux autres, et pour les autres. Je n’avais rien à refuser et rien à cacher.
La jeune policière continuait à parler de son héroïne quand un léger brouhaha nous a interrompus. Linda sortait de la chambre de mon voisin d’en face. Je ne l’avais jamais vu, mais je savais que c’était un SDF qui traitait de « salopes » les infirmières et aides-soignantes qui s’en occupaient. Linda, paisiblement dégoûtée, et qui avait terriblement mal aux pieds, racontait à une infirmière les saillies dont elle venait de bénéficier. Je me suis approché et je lui ai demandé par écrit ce qui se passait. Linda m’a répondu brièvement avec une moue, la tête haute, en concluant : « Il faut vraiment vouloir le bien des gens malgré eux. Moi, je l’ai dit : je refuse de me faire insulter, sauf en psychiatrie. Ou alors je réponds, je me connais, je cogne. Même si je n’ai pas le droit. C’est comme ça. » Elle était enrhumée et portait un masque, comme beaucoup de gens du dehors cet hiver-là.
Je suis retourné dans ma chambre et Éva, la petite lesbienne inconnue, m’a fait réfléchir à ce sortilège toujours plus ou moins honteux, écrire. En quoi l’imagination était-elle différente du souvenir ? En quoi lui était-elle liée ? Était-ce parce que j’avais tant de problèmes avec mes souvenirs que j’avais si peu d’imagination, et un accès devenu si faible à la fiction ? Ou bien étais-je entré dans une fiction si intense qu’il me devenait impossible d’entrer dans l’imagination des autres ? Je ne pouvais plus lire que très lentement, jamais pour me détendre ni pour me divertir.
En janvier, Alexis m’avait offert les Les Enquêtes de Philip Marlowe de Chandler dans une édition que je possédais déjà. J’avais lu ces romans vingt-cinq ans plus tôt, le soir, dans un hôtel au bord du lac Léman, un été où j’enquêtais sur un fait divers qui avait eu lieu sur le plateau. J’ai aussitôt commencé à relire Le Grand Sommeil, dont j’allais revoir quelques jours plus tard avec Juan l’adaptation par Howard Hawks. Dès la scène initiale, j’ai été bloqué, telle une orchidée, dans la serre où le général Sternwood reçoit Philip Marlowe pour lui présenter sa mission. Dans son fauteuil roulant, le moribond Sternwood propose à tous ses visiteurs, dont Marlowe, du whisky et des cigares, puis il les regarde profiter des plaisirs qui lui sont interdits. Sternwood, me suis-je dit, c’est presque moi. J’avais quelques jours plus tôt reçu des chocolats, que je ne pouvais évidemment manger, et j’en offrais volontiers à ceux qui passaient pour les regarder jouir de quelque chose dont j’avais perdu jusqu’à l’écho de la texture et du goût. Seulement, une fois cette scène lue, je ne pouvais continuer ma lecture. Les personnages s’éloignaient en s’éloignant de ma situation : je n’arrivais plus à entrer dans une fiction que dans la mesure où elle me renvoyait à ce que je vivais. C’était une manière idiote de lire, je le savais, mais, pour l’instant je n’en avais pas d’autre. J’ai offert les œuvres de Chandler à Chloé pour la remercier du soin qu’elle prenait de moi. Elle semblait ravie, m’a demandé de lui écrire un mot sur la page de garde et m’a dit qu’elle les lirait pendant les vacances. L’été suivant, comme elle allait partir sur son île grecque, je lui ai écrit pour lui demander si elle avait songé à les emporter. « Déjà dans la valise », m’a-t-elle répondu. Je n’ai jamais su si elle les avait lues ni, par conséquent, ce qu’elle en avait pensé.
Dans ma chambre, je suis reparti à la recherche de ma mémoire lointaine, des images de celui que j’avais été. Je l’ai fait à la lumière d’une phrase de Proust que je lisais parallèlement aux lettres de Kafka et à La Montagne magique, mes trois miroirs déformants et informants, en piochant ici et là, à dose homéopathique et non sans agacement : « On arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus comme ceux des voyages dans les pays où personne n’est allé. » C’était bien dans son genre, ce sarcasme jetant sur le masque des hommes un acide civilisé ; mais moi, qui effectuais un voyage dans un pays où peu de monde était allé, je voulais d’autant moins en arranger le récit que je ne savais plus vraiment quel pays j’avais quitté. Le « passé que personne ne connaît », celui qui l’avait vécu semblait ne pouvoir le parcourir qu’en touriste, ou alors par des flashs si violents qu’ils l’aveuglaient, comme ceux que déclenche James Stewart, jambe plâtrée, pour aveugler l’assassin qui s’approche dans Fenêtre sur cour. Le passé se dissipait ou m’aveuglait pour éviter d’être saisi, pour échapper peut-être à ce bonhomme en robe de chambre qui allait et venait avec sa potence et sa gastrostomie dans le couloir, en compagnie d’une petite policière qui voulait écrire et publier un roman lesbien. Pourquoi ?
C’est le moment d’évoquer l’usage que je faisais maintenant de Proust, un auteur que j’avais lu avec passion, à la fois comme une sorte de bible et comme un intense divertissement, à plusieurs époques de ma vie. Je pouvais entrer dans la Recherche à n’importe quel endroit, n’importe quand, comme dans un château où j’aurais grandi, pour retrouver des personnages que je connaissais mieux que la plupart de mes amis, puisque Proust me les avait dévoilés peu à peu dans leur solitude et leurs moindres replis, comme si nous étions tous morts, lui, eux et moi, tous morts, tous humains, et tous un peu divins.
En arrivant ici après l’attentat, je n’avais avec moi que les livres qui se trouvaient dans mon sac à dos : le volume des œuvres complètes de Shakespeare en collection Bouquins où se trouvait La Nuit des rois, et le premier tome du Journal de Philippe Muray, sur lequel je préparais un article que je n’ai jamais écrit. Or, j’étais devenu incapable de lire Shakespeare, et le pessimisme de Muray, dont j’appréciais la mauvaise foi et la résistance posthume au moralisme ambiant, était devenu grisâtre et hors de propos. Il était mort en 2006 à soixante ans et je l’avais enterré, comme on dit dans la presse, avec affection dans Libération. C’était un écrivain baroque, au sens propre de l’adjectif, un homme qui n’en finissait jamais de tirer des lignes autour des motifs de sa mélancolie et de son exaspération. Au début des années quatre-vingt, lecteur à l’université californienne de Berkeley, il avait identifié et décrit ce qui allait devenir en France le « politiquement correct », et qui n’était jamais qu’une forme de puritanisme renouvelé par les sirènes du progressisme et la colère des minorités. J’avais commencé à lire son livre la veille de l’attentat, un peu au hasard, et je relis aujourd’hui avec un effroi rétrospectif et amusé les passages que j’avais soulignés. Ils datent de 1983 et mettraient peut-être Muray à l’index, s’il vivait.
Par exemple, ceci : « Succès de l’Islam : religion de masse. Donc promise à un grand avenir. Refus de la divinité de Jésus. Refus du péché originel. Donc, aucun danger, après le plaisir et la jouissance, d’être visité par un soupçon de connaissance – celle-ci ne pouvant être assurée que s’il y a culpabilité. Cette culpabilité est la condition de possibilité de la pensée. » Muray, ici, rejoignait Kafka ; mais était-ce bien vrai, cette absence de culpabilité chez les musulmans, et plus encore chez les islamistes ? N’avions-nous pas été victimes, à Charlie, d’une forme particulièrement retorse et démente de culpabilité ? Ce prophète vieux de quinze siècles, dont il fallait suivre les rites et les commandements comme s’ils dataient de la veille, n’était-ce pas un sommet créatif et absurde de la culpabilité humaine ? L’imperfection essentielle soumise à l’éternité ? Muray concluait : « Les pays d’Islam, depuis des siècles, sont des pays de non-pensée absolue. Je me souviens des amis arabes de Nanouk qui me regardaient d’un drôle d’air et affectaient de ne pas m’adresser la parole. La considérant elle-même comme arabe, ils lui reprochaient de cette façon de les avoir trahis en vivant avec un chrétien et en se faisant baiser par lui. Les sourates du Coran à ce sujet, gratinées. » C’était le bon vivant qui parlait. Mais avait-il bien interprété les réactions des amis arabes de sa femme, Nanouk ? Quelle avait été son attitude, à lui, face à eux ? Pouvait-il tous les ranger sous ce chapeau baptisé « amis arabes de ma femme », femme dont il s’appropriait le corps sans excès de délicatesse, ressemblant ainsi plus qu’il ne semblait croire à l’image de ceux qu’il dénonçait ? Ces passages et d’autres m’avaient fait sourire avant le 7 janvier, sourire et même plaisir : je lis aussi pour que les mauvais sentiments s’expriment, les miens comme ceux des autres. Les tueurs et l’hôpital ne m’avaient pas transformé en puits de vertu, mais ces phrases, trente ans après avoir été écrites, paraissaient porter en elles des conséquences d’une stupidité folle, et ce post-scriptum, simplement, m’attristait : il y avait plus de morts et de cris, moins de distance et de liberté. Je n’ai plus ouvert, à l’hôpital, le Journal de Muray.
À peine étais-je installé dans ma première chambre que j’avais demandé à mon frère et à Juan de rapporter de chez moi, avec La Montagne magique, les trois tomes de la vieille « Pléiade Clarac », sans notes et sans variantes, de la Recherche. J’ai commencé par relire, outre la mort de la grand-mère qui me servait comme on sait de prière préopératoire, les scènes où la médecine et la maladie jouaient un rôle. Si le regard de Proust me rappelait à quel point il était un génie « de la maison », celle des souffrants, sa perspective sur les médecins ne correspondait plus à ce que je vivais : il était plus proche de Molière que de Chloé. Pourtant, il y avait encore beaucoup à prendre chez lui, et d’abord le fait que, quelle que soit la qualité du soignant, le patient reste isolé dans sa souffrance comme dans une drogue encore plus forte que celles qu’on peut lui donner. Il la butine et la transporte vers des fleurs inconnues et sauvages, qui fleurissent à toute heure comme si c’était la nuit.
Assez vite, j’ai toutefois été agacé par son pessimisme et sa mise en scène perpétuelle de la solitude, du mensonge et du malentendu. Il y avait eu un âge où cette entreprise de « bas les masques » me donnait le sentiment d’être plus intelligent, plus malin : Proust est celui à qui on ne la fait pas et il fait don au lecteur de cette double vue. Tout cela me paraissait bien artificiel soudain, voire immature. Je ne voyais plus que les « trucs », le parti pris, et même, parfois, le côté mal écrit, surtout à partir de La Prisonnière, où se multiplient les phrases inutilement alambiquées et d’une grammaire douteuse qui me piquaient les yeux. Je lui faisais alors de vraies petites scènes de ménage muettes, je l’engueulais dans mon lit, je lui disais : « Mais arrête de jouer au plus fin, tu ne sais pas de quoi tu parles dans ta cage dorée, il te manque quelques degrés dans l’échelle du désastre pour arriver au moment où, sans être artiste, on ne ment plus ! » Il me résistait, avec un sourire léger et condescendant, et je continuais à le lire avec une passion intermittente et profonde : l’exaspération nourrissait l’admiration.
Il était en réalité devenu un contrepoison à ma bienveillance de plus en plus extatique (quand il ne s’agissait pas de Gabriela), mais aussi un négatif de ce que je vivais ou croyais vivre. Quand, par exemple, il écrivait : « Rien n’est plus douloureux que cette opposition entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n’en peut plus avoir dans la vie », je croyais vivre l’inverse. Pour moi, rien n’était plus douloureux que l’opposition entre la permanence des êtres – tous ceux qui me rendaient visite et semblaient fixés à jamais dans les jours précédant le 7 janvier – et la fragilité du souvenir, quand je sentais que ce qui avait tant de fraîcheur dans la vie, et tant de férocité, n’en avait plus dans la mémoire. Je ne vivais ni le temps perdu, ni le temps retrouvé ; je vivais le temps interrompu. Pour l’amitié, c’était pareil. Quand il écrivait : « Et bien loin de me croire malheureux dans cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire (Foutu prétentieux ! pensais-je), je me rendais compte que les forces d’exaltation qui se dépensent dans l’amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournant d’une vérité vers laquelle elles étaient capables de nous conduire. » Tu parles, Marcel ! ajoutais-je tandis qu’Alexandra ou Gladys nettoyait la gastrostomie avec la seringue de gavage et me couvrait l’escalope de vaseline. Moi, j’étais bienheureux de cette vie pleine d’amis, de mains et d’yeux d’infirmières, de causeries lentes et rendues boiteuses par le mutisme imposé. Les forces d’exaltation qui se dépensaient dans l’amitié, loin d’être un porte-à-faux, me conduisaient à la seule vérité qui, dans l’immédiat, importait : survivre et redonner un minimum de sens à cette vie après la mort, après la vie, à cette fiction qui n’en était pas une. L’amitié, dans la chambre, ne s’opposait pas à la solitude régénératrice : elle en sculptait les contours et la fortifiait. Le temps perdu luttait contre le temps interrompu.
Pour ce qui était de la vie quotidienne après le 7 janvier, la perspective proustienne s’éloignait. Je ne voyais pas plus en amont que le jour d’avant, ni plus en aval que le jour d’après, mais cet état, à mesure que je sortais de la zone entre deux rives, se durcissait. J’avais lu à trente ans, dans un hôtel de Cambo-les-Bains pendant que Marilyn faisait la sieste, une phrase de Milan Kundera qui disait à peu près : « Rien ne sera pardonné, tout sera oublié. » Je n’avais rien à pardonner à personne, pas même aux tueurs, ces fantômes envoyés par je ne sais quel destin, mais je n’avais pas besoin de temps pour oublier. Le temps, lui, commençait à me rappeler qu’il existait. Je lui résistais et cette résistance me demandait de nouveaux efforts, m’apportait de nouvelles tristesses. Je dissolvais presque instantanément les crises et les peines comme si tout, désormais, était trempé dans le travail napoléonien du corps : il n’avait pas d’énergie à perdre avec le souvenir du reste ; il était en campagne, une bataille après l’autre, et il prenait tout, les chevaux et les hommes, du dernier des fantassins au premier des généraux. Les états flottants de la première période avaient rejoint une cave ou un grenier, et je relisais sans presque les comprendre les rares descriptions que j’avais pu en faire, pour les autres, dans mes carnets. C’était comme les questions posées aux policiers ou aux infirmières : on aurait dit une pièce de théâtre où manquaient deux répliques sur trois, et les plus importantes. Les mots écrits étaient immobiles, comme des étoiles fixées dans un ciel – ou un enfer – auquel je n’avais plus accès. D’autres états, d’autres sensations, d’autres enfers chassaient les précédents, sans concours et sans hiérarchie, et il aurait fallu trouver pour les décrire un vocabulaire aussi brutal que liquide, fondé sur le mouvement, la routine, la peine et l’oubli ; un vocabulaire et même une grammaire qui se seraient renouvelés à chaque étape, pour éviter le passage de la langue vivante à la langue morte.
Comment parler de soi et du monde, de soi dans le monde, quand ce qui a été vécu la veille est expédié ailleurs, apparemment très loin, par ce qui est vécu aujourd’hui ? Quand on est à ce point traversé ? Rappeler la sensation de la brûlure du VAC qu’on appuie sur la plaie n’était pas plus simple que retenir l’eau qui file entre les doigts, mais c’était sans doute plus nocif, trop encombrant, et la mémoire de la sensation semblait assez bien faite, polie en somme, pour se suspendre ou s’effacer. Sur ce chemin, la mémoire affective la suivait. La fée Clochette avait tourné la page et les tensions entre Gabriela et moi, en son absence, avaient naturellement rejoint le trou, le VAC, la morphine, l’anémone, les pansements chargés de bave, dans le monde des obstacles à la nouvelle expérience vécue. À défaut de trouver des mots suffisamment vierges et fluides, je relisais sans cesse ceux des autres, toujours les mêmes, Proust, Mann, et plus encore Kafka.
J’ai raconté, dans « Le monde d’en bas », comment je descendais régulièrement au bloc avec ses lettres à Milena, mais je n’ai pas encore dit comment elles avaient atterri là. Une nouvelle édition venait de paraître chez Nous, traduite par Robert Kahn. Mon amie et chef de service à Libération, Claire, était venue quelques jours après l’attentat et me l’avait apportée. Quand elle est arrivée, j’étais au bloc. Comme elle ne disposait d’aucun papier, elle écrivit sur la page de garde : « Mon cher Philippe, je repasserai te voir bien sûr. Je t’embrasse bien fort. Claire. » Il avait fallu ces circonstances pour qu’elle en vienne à faire une chose que sa délicatesse et son éducation lui interdisaient, dédicacer un livre qu’elle n’avait pas écrit. Ce petit geste né des circonstances m’avait terriblement ému et ces quelques mots de Claire, joints aux lettres qui les suivaient, firent du livre un talisman qui, de chambre en chambre, de maison en maison et de pays en pays, ne m’a plus quitté.
Le jour où Claire me l’apporta, remontant du bloc à moitié endormi et nauséeux, je l’ai pris comme un ivrogne passant sous une douche glacée pour se réveiller, et je suis tombé sur des phrases que j’ai jusqu’ici simplement évoquées. Kafka est à Merano, au printemps 1920. Il parle de ses fiançailles ratées, mais on a l’impression qu’il parle du monde des malades, d’ailleurs comme tout est maladie il finit par en parler et il écrit : « De toute façon la réflexion sur ces choses n’apporte rien. C’est comme si l’on voulait s’efforcer de briser une seule des marmites de l’enfer, premièrement on échoue, et deuxièmement, si on réussit, on est consumé par la masse embrasée qui s’en échappe, mais l’enfer reste intact dans sa magnificence. Il faut commencer autrement. En tout cas s’allonger dans un jardin et tirer de la maladie, surtout si elle n’en est pas vraiment une, le plus de douceurs possible. Il y a là beaucoup de douceurs. »
Ces phrases me servaient depuis lors de bréviaire, et même de viatique. Je les ai lues dans ma chambre, dans le monde d’en bas, dans le parc de l’hôpital, dans des salles d’attente de toutes sortes. Je les aurais lues sur le billard si j’avais pu, et cela jusqu’au moment où la brûlure de l’anesthésiant m’annonçait la perte de conscience. Elles me fixaient deux horizons qui, dans ma situation, étaient essentiels. D’abord, ne pas chercher à briser une seule des marmites de l’enfer dans lesquelles je me trouvais. Ne pas céder à la tristesse, à la colère, ne pas être obsédé par la destruction d’un enfer qui, comme celui de Kafka, resterait de toute façon « intact dans sa magnificence ». Ce mot, magnificence, à cet endroit, résumait sa modestie, son ironie, son innocence supérieure. On n’échappe pas à l’enfer dans lequel on est, on ne le détruit pas. Je ne pouvais pas éliminer la violence qui m’avait été faite, ni celle qui cherchait à en réduire les effets. Ce que je pouvais faire en revanche, c’était apprendre à vivre avec, l’apprivoiser, en recherchant, comme disait Kafka, le plus de douceurs possible. L’hôpital était devenu mon jardin. Et, regardant les infirmières, les aides-soignants, les chirurgiens, la famille, les amis, dans ce service d’urgence où chacun se plaignait et s’affrontait, où la crise était l’état naturel des patients et des soignants, je sentais que la douceur kafkaïenne existait, mais qu’elle n’était pas plus molle qu’une pierre et que la trouver dépendait de moi.
J’en reviens au bloc qui suivit le départ de Gabriela. On allait effectuer une greffe sous la lèvre inférieure, de manière à recouvrir le mince espace qui allait s’élargissant en lisière de lambeau : on avait bouché le trou, mais, juste au-dessus, je fuyais. Pour la première fois depuis la pose de la gastrostomie, l’intervention serait faite en anesthésie locale. On voulait m’éviter un coma supplémentaire et on pensait que j’étais capable de supporter cette séance de haute couture faciale, chose dont je n’étais pas peu fier. J’étais d’autant moins fâché de vivre cette petite aventure que j’allais enfin pouvoir entendre et voir, me disais-je, ce qui avait lieu lorsque d’ordinaire j’étais endormi. Vue de l’esprit, puisque ce qui se dit au-dessus du corps du patient inconscient n’a sans doute que peu de rapports avec ce dont il est témoin lorsqu’il ne l’est pas. Ça en avait pourtant : l’acte chirurgical lui-même, avec les gestes et les paroles qui l’accompagnent. Comme le jour de la gastrostomie, j’aurais droit à la technique et à ces mots qui m’éclairaient et me rassuraient à peu près autant, j’imagine, qu’un explorateur pouvant nommer, dans une jungle qu’il découvre, les plantes et les animaux qu’il voit. Assister au travail sur mon visage était une manière de me rapprocher des soignants, d’apprivoiser leur monde en me l’appropriant, de mettre, en quelque sorte, un pied de l’autre côté. Mieux j’étais informé sur le travail que mon corps exigeait, plus je me sentais propre à y participer : un patient dans mon genre était un athlète, je le répète comme on me le répétait, et l’athlète doit comprendre les traitements qu’on lui propose, l’endurance qu’on lui impose, les incertitudes qui accompagnent les matchs et l’entraînement. Un maximum de volonté et un minimum de stoïcisme sont à ce prix. Mes références instinctives, sur ce point, étaient moins du côté d’Urgences ou de Dr House que d’Antoine, le fils médecin des Thibault, ou des médecins humanistes de Cronin. C’était la littérature, non la fiction, qui m’aidait. Je n’avais plus guère la force d’en lire, mais je restais occupé par son lent souvenir, moi qui ne parvenais plus à sentir les souvenirs de la vie. Ses pays éloignés m’obligeaient à ne rien subir, ni image ni son ni corps. Ils m’aidaient à refaire, parallèlement à mon visage et à mon corps, les personnages qui l’habitaient, et qui avaient à peine besoin de leur berceau textuel pour vivre ici, dans ma chambre, comme des anges gardiens.
J’étais d’autant plus satisfait de l’intervention sans anesthésie que j’allais être opéré par Hossein, dont la présence me rassurait. Hossein avait réussi sans effort particulier à peu près tout ce qu’il avait entrepris, en France comme aux États-Unis, c’était du moins l’impression qu’il donnait. Elle était forcément fausse, puisque les chirurgiens sont presque toujours d’épouvantables travailleurs : ils ont quasiment le pouvoir d’un dieu, et on les peint sur des fresques eux aussi, mais leur aspect dionysiaque me paraît limité, et ils ont, face au patient si souvent dépourvu de libre arbitre, davantage de responsabilités. La beauté d’Hossein, qui allait un peu plus tard réjouir la plupart de mes amies, avait à l’hôpital quelque chose de bien agréable, mais c’était d’abord son implacable douceur informative qui me séduisait. Il disait les choses en souriant, d’une voix douce, d’un air presque amusé, ou distancié, avec une curiosité qui transformait la relation, avec la courtoisie de celui qui semble vous croire assez intelligent pour vous mettre dans la confidence. C’était bien dans la confidence de mon propre cas qu’il me mettait, comme Chloé, mais d’une façon différente, plus égalitaire, plus paisible, plus pateline aussi, et aussi moins directement engagée : il n’avait pas le même statut ni la même expérience que Chloé, et il n’était pas mon référent. Son goût de la mondanité, dans ma chambre, avait une vertu inattendue : en me parlant comme autour d’un verre de (bon) vin, il me faisait entrevoir le retour au salon, à la vie parisienne, à sa culture et à ses indispensables frivolités. En résumé, il introduisait entre les sondes de l’égalité, de la légèreté – et une continuité avec la vie extérieure.
J’ai mis du temps à voir que son optimisme et sa civilité apparemment satisfaite cachaient, non pas un pessimisme, mais une conscience nette de ses limites. Elle n’était sans doute pas propre aux exilés et à leurs enfants, mais on la trouvait souvent chez eux. Les parents d’Hossein avaient quitté l’Iran au moment de la Révolution islamique. Des meubles et des objets de famille étaient demeurés là-bas, dans un hangar. Plus de trente ans avaient passé et ils refusaient de les faire venir en France. Ils sentaient qu’ils ne retourneraient jamais vivre en Iran, mais la présence de ces meubles et objets abandonnés au souvenir et au rêve, là-bas, permettait à la vie de flotter dans une incertitude, une lumière qui suspendaient ou nuançaient l’impact irréversible des événements. Je comprenais peu à peu que, dans ma propre vie, les choses aussi étaient rangées dans un hangar dont elles sortiraient sans doute, mais plus tard. Pour l’instant elles y restaient, entre avenir et passé, en me laissant simplement la possibilité de flotter.
Deux ans plus tard, comme nous parlions du sentiment de toute-puissance que dégageait le nouveau président de la République, le regard noir et brillant d’Hossein s’est durci et il m’a dit : « Quand on veut, on peut ? Ils sont dangereux, ceux qui pensent ça. » Il le savait d’autant mieux qu’un chirurgien peut beaucoup, et en tout cas davantage que la plupart des autres. « L’une des pires choses que j’aie eues à faire, m’a-t-il dit ce soir-là dans un café désert, c’est d’enlever la moitié du visage au père d’une amie. Il avait un cancer. Quand je lui ai annoncé le diagnostic, il s’est mis à réciter des poèmes en persan. Il a tout supporté jusqu’au bout. C’était un homme extraordinaire. » J’ai alors compris pourquoi, dans la chambre 111, Hossein m’avait offert le livre de poèmes. L’esprit des patients était relié par le geste du chirurgien.
Avant de descendre au bloc, Cédric, un jeune aide-soignant espiègle et peu rasé, s’est chargé de me raser. Raser le visage autour de cicatrices fraîches, celles du trou d’abord et maintenant celles du lambeau, était un exercice de dentellière que les soignants préféraient éviter, mais que Chloé m’imposait en râlant : les poils sont d’encombrantes sources d’infection et il fallait arriver au bloc aussi imberbe que possible. Mes parents m’avaient apporté le meilleur des rasoirs, mais je n’osais pas l’utiliser. Le premier à m’aider avait été Hervé, l’aide-soignant flegmatique dont j’étais le plus proche. Hervé avait presque toujours un haussement de sourcils derrière ses lunettes en écaille, et un sourire dont on ne savait s’il était amusé ou chaleureux, puisqu’il était les deux. C’était ainsi qu’il mettait à distance sa discrétion – et la difficulté. Dans sa jeunesse, aux claviers sous le nom de Xeus, il avait été membre d’un groupe de funk français, Malka Family. L’aventure avait duré dix ans. Comme pas mal de gens ici, Hervé vivait à l’hôpital une existence choisie où je sentais, sans savoir exactement d’où il venait, le poids des vies précédentes. Les anciens, qui pouvaient n’avoir que trente-cinq ans, arrivaient ici chargés de mystères que la misère des patients épaississait. Ils n’avaient pas atterri par hasard dans ce service difficile, toujours au bord de la rupture, où la gratitude était ce qu’on pouvait le moins espérer. Les poils les plus proches des plaies formaient de petits bosquets noirs et gris que ni Hervé ni Cédric ne pouvaient approcher. J’ai regardé la barbe de trois jours du second avec une certaine envie : non seulement il n’allait pas descendre au bloc, mais, en plus, Chloé ne lui reprocherait rien.
En bas, Annie la Castafiore était plus douce que jamais, elle sentait ou savait que j’allais bientôt quitter le service. Elle m’a accompagné jusqu’au billard en me parlant, je crois, de Verdi. Nous échangions depuis quelque temps des disques avec Hossein, et, une fois installé sous la couverture chauffante, je l’ai vu s’approcher et me montrer un CD d’un pianiste américain, Richard Buhlig : c’était L’Art de la fugue, que j’écoutais de plus en plus souvent dans la chambre et dans une version de la pianiste chinoise Zhu Xiao-Mei. Hossein m’a dit : « J’ai pensé que vous ne la connaissiez peut-être pas cette interprétation », et il avait raison. Puis il m’a expliqué ce qu’il allait faire en m’indiquant une sorte de râpe perfectionnée, le dermatome. Grâce à elle, il allait prélever une fine tranche d’épiderme sur la cuisse droite, pas plus épaisse que la plus fine des tranches de mortadelle, juste à côté de celle qui avait été prélevée pour la grande greffe : « Comme ça, m’a-t-il dit, on laisse l’autre cuisse intacte. » L’idée que certaines parties de mon corps puissent échapper aux cicatrices me paraissait maintenant presque incongrue, et j’ai eu un bref moment de soulagement. Une partie de la tranche de peau serait ensuite plaquée et cousue sur la zone de greffe, sous la lèvre. C’était une greffe dite de peau mince. Il en existe en profondeur, mais cela, c’était pour plus tard, quand celle-ci aurait échoué. Les explications étaient données. L’opération pouvait commencer.
Hossein a installé le CD dans un lecteur. Tandis qu’on désinfectait et anesthésiait la cuisse droite, les premières notes, si lentes, du premier contrepoint sont passées entre les bonnets des infirmières pour entrer une à une, comme les gouttes d’un début de pluie, dans l’oreille. Ré, la, fa, ré, do dièse, ré, mi, fa, fa, sol, fa, mi, ré. C’était une musique d’hiver, c’était l’hiver, ma vie était en hiver. Le son du vieil enregistrement se déposait sur la salle et sur mon corps. J’ai senti les piqûres et me suis concentré sur la musique de cet homme, Bach, dont j’avais chaque jour un peu plus l’impression qu’il m’avait sauvé la vie. Comme chez Kafka, la puissance rejoignait la modestie, mais ce n’était pas la culpabilité qui l’animait : c’était la confiance en un dieu qui donnait à ce caractère coléreux le génie et la paix. Hossein a approché le dermatome de la cuisse, j’ai fermé les yeux et cherché à entrer dans la fugue qui développait maintenant ses différentes lignes en obtenant ce miracle : plus c’était complexe, plus ça me simplifiait. J’ai senti une légère brûlure. Le paysage se dégageait. Les contrepoints se succédaient et Hossein s’est mis à travailler sur le visage qu’il avait anesthésié. L’anesthésie locale, sur le visage, est un paradoxe encore plus affirmé qu’ailleurs. Je sentais violemment tout ce dont je ne souffrais pas encore. La peau qu’on plaque et qu’on tire, la lèvre qu’on étire, le mouvement des tissus et pour finir l’aiguille plantée et replantée par Hossein pour effectuer la suture. Comme la sensation ne correspondait à aucune douleur, la perception de mon visage était une fois de plus désorientée. L’imagination prenait le relais des nerfs endormis, comme pour tirer les conclusions les plus folles d’une phrase inachevée. Le moindre geste ressemblait à la secousse d’un glissement de terrain, mais sans morts ni blessés, juste avec le tremblement et la panique. Je me suis alors reconcentré sur la fugue. Je cherchais à entrer dedans, à devenir cette fugue, pour échapper aux variations de mon imagination. Pas question de m’agiter ou de me plaindre en présence de Bach ni, d’ailleurs, en celle d’Hossein. Au contraire, maintenant que le second semblait me déchirer la lèvre pour l’amener vers la droite jusqu’au-delà du bloc, comme on tire l’oreille d’un garnement, je devais mettre des sensations aussi aveugles qu’intenses au service de l’écoute du premier, et c’est ce que je fis tandis que, faute d’anesthésie suffisante, la douleur pointait le bout du nez : j’ai fait signe à Hossein et une nouvelle piqûre l’a éloignée. Je suis reparti dans la fugue et je n’en suis sorti que pour remonter.
Une fois dans la chambre, je l’ai réécoutée. Pendant que j’étais au bloc, Gabriela m’avait de nouveau écrit. Son mail était si violent que je n’ai pas répondu. J’étais fatigué. J’en ai parlé à mon frère, qui m’a proposé de lui écrire pour lui rappeler que je n’avais pas été victime d’un « petit accident de voiture », puisqu’elle semblait l’avoir oublié. Je lui ai répondu de n’en rien faire, que c’était sans importance et qu’elle s’était déjà probablement calmée. Elle était seule, déstabilisée, étouffée par la culpabilité : sur qui d’autre que moi aurait-elle pu décharger sa peine et sa colère ? Qu’elle le fasse au moment même où je remontais d’un bloc ne pouvait que m’éloigner de ce bloc, du moins pour quelques instants, et Gabriela et son mail et l’idée d’y répondre ont disparu tandis que Bach refaisait le vide, puis le plein. Sur ma peau, les pansements ne tenaient plus. Hossein m’avait conseillé, au moment où le brancardier m’emportait, de la dégraisser avec du benjoin. J’ai demandé à mon frère d’en trouver et je me suis endormi, jusqu’à ce que me réveille l’une de ces toux pénibles et récurrentes, dues à la trach’. Deux infirmières sont entrées et ont fini par expulser deux bouchons. J’étais en sueur, liquidé, une fois encore j’ai remis L’Art de la fugue.
Le lendemain, Chloé est venue me voir pour me parler de ma sortie. Il en était question depuis quelques jours, elle semblait prévue pour la mi-mars ; mais où atterrir ? C’était la question. Contrairement à elle, je n’étais pas pressé d’y répondre. Je ne voulais pas quitter l’hôpital et j’avais pour la première fois écrit un mail à Christiane, la cadre, pour lui faire part de mon inquiétude. Ce mail donne une idée de mon état d’esprit et du rapport, finalement assez soumis, voire obséquieux, que j’entretenais avec ceux dont ma condition dépendait :
Comme je ne peux pas parler en ce moment, je vous envoie ce petit mail pour vous remercier de nouveau, et vivement, de tout ce que vous faites pour moi. L’équipe soignante est d’un grand professionnalisme, et j’ai parfaitement conscience d’avoir bénéficié d’un traitement de faveur, de belles chambres.
Je sais aussi qu’il va falloir bientôt songer à sortir. Chloé me l’a dit hier soir. Mercredi prochain, comme elle l’a suggéré, me paraît impossible, me fait presque paniquer : que faire avec cette plaie, cet épuisement, ces douleurs ? Je ne me sens ni assez en forme, ni assez autonome pour imposer ma présence à mes parents ou à qui que ce soit. Et quant à être seul, il faut un peu de temps.
Mais je sais aussi que l’hôpital n’a pas vocation à garder des gens qu’il estime en voie de guérison. Y a-t-il un compromis possible, pour une sortie « en forme » à la mi-mars ? C’est ce que j’avais imaginé, je ne sais pas si c’est possible. Auquel cas j’irai avec le printemps chez mes parents, puis chez moi aidé par des amis.
C’était un mail inquiet, mais trop optimiste : la suite allait prouver que je n’étais pas en voie de guérison, du moins pas dans l’immédiat, et que la sortie qu’on allait m’imposer était, comme souvent à l’hôpital, prématurée. Christiane me répondit, avec tout le tact possible, que je bénéficiais d’une famille et d’amis formidables, qu’ils sauraient tous m’aider et m’accueillir. À l’hôpital, la voix du cadre est celle de son maître, donc de Chloé et du professeur G : je devais me préparer au départ. Un mail à Sophia, qui était en Espagne, souligne que ce travail a aussitôt commencé :
Chloé, ma chirurgienne, pense que je dois quitter l’hôpital pour renouer avec la vie assez vite maintenant, même si c’est dur. Je sais qu’elle a raison, par exemple si je veux retravailler assez vite : comment s’intéresser à l’actualité, à la télé, à je ne sais quoi, quand on songe et médite dans un tel cocon, entouré de bons livres et guetté par toutes sortes de peurs et de mauvaises nuits ? Tout le reste paraît divertissement.
Il n’est pas si facile de remettre les deux pieds sur la rive des vivants. Je devais imaginer une suite que mon corps et ma conscience refusaient.
Voulais-je sortir et retrouver ma « vie d’avant », comme le souhaitaient ceux qui semblaient mettre entre parenthèses un événement qui, dans ma propre vie, mettait le reste entre parenthèses ? Ou ne le voulais-je pas ? Ce sont les rêves qui, à cette époque, m’ont rappelé l’importance que les rituels amicaux – ceux que Proust voyait comme pris au temps créatif – devaient et allaient reprendre, quand bien même ils commenceraient par se déposer sur un champ de ruines ; il faudrait faire les gestes comme toujours, comme jamais, de même que je prenais ici chaque matin la douche nourricière, écoutais Bach, lisais la mort de la grand-mère, le début de La Montagne magique et les lettres de Kafka à Milena, écrivais mes chroniques pour Charlie, branchais mes poches alimentaires, faisais mes vingt longueurs de couloir ou mon heure de tour d’hôpital.
Maintenant, Chloé était une nouvelle fois dans ma chambre. J’ai noté ce qu’elle m’a dit : « Ça n’est jamais arrivé ici, dans ce service, ce mélange de tendresse et de folie que vous inspirez, et c’est pourquoi vous allez devoir partir. Il faut vous protéger de tout le monde et de toutes les bêtises que vous disent les uns et les autres sur la suite, sur votre visage qui va devenir comme ci ou comme ça. C’était inévitable : vous sortez d’un événement national qui a bouleversé la vie de tous, et, de plus, vous avez une personnalité très spéciale. Vous avez su trouver votre force ici, et c’est bien. Vous avez fait de ce service un nid accueillant et séduisant, tous sont entrés dans ce nid, et vous devez maintenant en sortir pour leur échapper. »
Elle avait raison. Si le journalisme appliqué en partie aux autres continuait d’être efficace, celui que je m’appliquais commençait à se retourner contre moi : chacun avait son idée sur ce que j’allais devenir, sur ce qu’on allait me faire ou pas, le dernier qui me parlait avait toujours raison et mon angoisse augmentait de tant d’incertitude. Séduire les gens, dans ce contexte, signifiait simplement les attacher à mon cas – et compenser l’angoisse par les liens. Chloé me rappelait qu’un lieu aussi intense n’était pas fait pour accueillir trop longtemps un patient qui tentait, et avait visiblement réussi, à métamorphoser les peines et les soins en élans. Le pauvre Ludo avait été une mascotte, il était mort, je l’avais plus ou moins remplacé dans ce rôle, différemment, mais les mascottes n’étaient pas faites pour durer et les soignants devaient oublier ceux qui partaient pour s’occuper des suivants. Il y avait eu une époque, désormais lointaine, où les patients demeuraient un an, deux ans ou plus dans un service hospitalier ; c’était aussi l’époque où on ne les guérissait pas. On ne pouvait maintenant rester longtemps, comme Ludo, que parce qu’on allait mourir ; et encore : il fallait vraiment ne plus avoir d’autonomie pour faire exception à la règle non seulement comptable, mais existentielle, qui s’était emparée de l’hôpital comme du reste du monde, et à son image. D’ailleurs, la plupart des gens avaient peur lorsqu’ils entraient ici. Ils redevenaient presque des enfants. Par quel miracle m’étais-je aussi bien adapté aux difficultés de la situation ? Pourquoi ne m’étais-je à aucun moment, ou presque, senti jusque-là diminué, réduit à néant ? Je le devais à ma famille et à mes amis, bien sûr, mais pas seulement : je comprenais soudain – ou bien voulais-je le croire – que je n’avais jamais pris très au sérieux ni mon travail, ni une vie sociale dont la suspension ne m’affectait pas. Quelque chose en moi se sentait léger comme une plume, abandonné à la discipline quotidienne comme au vent qui passe.
Chloé a poursuivi sa réflexion à haute voix : « Aller chez vos parents ? Vous faites comme vous voulez, mais je ne vous le conseille pas. Il y a bien une maison de convalescence en Normandie, mais vous allez y devenir fou. Je ne vous conseille pas davantage le service dont vous pourriez bénéficier ici, à l’hôpital. Chez vous, avec une infirmière qui vient chaque jour… ah, mais vous êtes seul, Gabriela est à New York, donc ce n’est pas simple. Il y a peut-être une autre solution… » Cette solution, qu’on discutait dans mon dos, mon frère m’en fit part aussitôt que possible : c’était un lieu dont j’ignorais jusqu’à l’existence, l’hôpital militaire des Invalides. Elle avait été suggérée par un médecin, le docteur S, qui travaillait pour la cellule de crise du Quai d’Orsay. Il était venu me voir dès le lendemain de l’attentat. C’était un homme brun, solide, aux yeux vifs, qui prenait vite ses décisions et qui s’était posé dans ma chambre comme un taureau prêt à foncer, non pas sur la première cape venue, mais sur celle qu’il aurait choisie. Mon frère était resté en contact avec lui et il apprit, en même temps que Chloé, quel était le lieu où j’allais passer bientôt l’essentiel de mon temps. Si on avait dit alors au docteur S que j’allais séjourner quasiment sept mois aux Invalides, il aurait probablement bondi, non pas comme un taureau, mais tel un cabri, tant les gens qui vivent dans l’urgence ont du mal à imaginer un monde où elle n’existe plus. Il y a toujours une contradiction fertile chez les médecins de cette trempe : ils doivent concilier l’humanisme et la patience du soignant avec l’impatience et le réalisme du politicien. Ce sont des centaures qui, s’ils ne finissent pas par renoncer à leur dualité, deviennent souvent fous. Le docteur S était mon centaure, toujours en mission ici ou là, et c’est à cet homme ferme, aimable et efficace, que je dois le séjour qui m’a en partie sauvé.
Le départ pour les Invalides était prévu pour le 9 mars : Chloé voulait voir comment évoluait la greffe effectuée par Hossein, qui semblait mal tourner. Deux jours après le bloc, Corinne la kiné est venue le matin pour la séance presque quotidienne. J’avais peu dormi et j’étais épuisé. Elle m’a proposé de marcher un peu, pour travailler l’équilibre et la jambe sans péroné. Je n’avais pas fait trois pas que j’ai senti monter une nausée brutale. Je n’ai eu ni le temps d’aller aux toilettes, ni celui de prendre un haricot, et j’ai vomi debout par flots successifs un liquide jaunâtre qui a envahi le sol et les parties basses des murs. Corinne était pétrifiée dans sa blouse, les pieds dans le jaune, pâle comme une morte. Une minute a passé, je continuais à vomir sur son silence et son immobilité, tout en la regardant et en me demandant : mais d’où vient tout ce jaune ? Corinne va-t-elle finir noyée ? J’ai enfin cessé, elle m’a fait allonger et elle est sortie chercher de l’aide tandis que je ne cessais de me répandre en excuses, comme un domestique ayant brisé une lampe ou volé l’argenterie. Corinne est revenue avec la Marquise des Langes et j’ai continué à m’excuser pendant que la seconde prenait pouls et tension. Une femme de ménage est entrée à son tour, avec son seau, son balai et cette merveilleuse et silencieuse lenteur africaine qui, dans ce service nerveux, m’apaisait. Comme je semblais aller mieux, j’ai accompagné Corinne et la Marquise des Langes jusque dans le couloir pendant le nettoyage. « Voulez-vous que je revienne un peu plus tard ? » m’a dit Corinne. J’ai dit oui, puis, une fois la femme de ménage sortie, j’ai pris la seconde douche de la journée et j’ai changé de pyjama. Corinne est finalement revenue pour poursuivre la séance. « Bon, a-t-elle dit, la marche c’est fini pour aujourd’hui. Je vais un peu drainer et vous faire travailler un peu les mains. » Pour drainer, Corinne se plaçait derrière moi et me massait le cou et le visage de façon à faire circuler la lymphe qui s’amassait depuis la greffe. Aussitôt, une chaleur remontait du menton jusqu’au crâne et je n’étais plus qu’une suite de frissons agréables et intenses. Ensuite, Corinne s’est assise à côté de moi et a pris ma main droite, celle à l’index raide et enflé. Elle massait depuis une minute quand j’ai de nouveau senti la nausée. Corinne m’a tendu un haricot, mais, cette fois, le jaune ne faisait que précéder le noir et j’ai perdu conscience en plongeant la tête dans le haricot rempli. Quand je me suis réveillé, j’étais toujours dans le fauteuil et couronné par un groupe de têtes familières. Une main m’essuyait le visage, deux autres étendaient mes jambes sur une chaise et j’entendais déjà le chariot de soin approcher. On m’a levé, déshabillé le torse, allongé, pris la tension, le pouls, piqué pour les analyses sanguines, placé les électrodes et mis sous perfusion. Je me suis dit, presque satisfait : « Ce n’est pas demain que tu vas partir. »
Dans l’après-midi, je suis parti en ambulance vers l’autre bout de l’hôpital, pour effectuer les contrôles que la situation semblait exiger. S’agissait-il d’une bactérie, d’un ulcère, d’un simple coup de fatigue, d’une intolérance à un antalgique ou d’autre chose ? Il faisait froid et j’avais pris avec moi, en prévision de l’attente avant le scanner et l’échographie, La Montagne magique. La salle où le brancardier m’a laissé était une cour des miracles, remplie de patients accablés, gris, verdâtres, attendant pour certains depuis des heures. Un courant d’air épouvantable traversait l’espace de part en part et semblait s’attarder avec un soin maniaque sur chacun d’entre nous. Comme on ne m’avait donné aucune couverture, je tremblais sous mon drap, et tremblais davantage encore en regardant les autres trembler. Je me suis dit qu’exposer les patients à une bronchite n’était peut-être pas le meilleur moyen de les guérir d’un ulcère ou d’une rage de dents, et cette réflexion m’a momentanément satisfait : il n’y avait pas à protester contre un désordre et une brutalité qui étaient dans la nature même des lieux.
De sous mon drap, j’ai sorti La Montagne magique et j’ai tâché de lutter mot à mot contre le froid qui me faisait de plus en plus trembler. J’ai ouvert le début au hasard et je suis retombé sur le passage où Joachim parle à Hans du sanatorium de Schatzalp, le plus haut de la région : « Ceux-là, en hiver, doivent transporter leurs cadavres en bobsleigh, parce que les chemins ne sont plus viables. » Hans s’étonne, s’indigne, « et tout à coup il fut pris d’un rire, d’un rire violent et insurmontable qui ébranlait sa poitrine et tordait sa figure séchée par le vent frais d’une grimace douloureuse.
— En bobsleigh ! Et tu me racontes cela avec le plus grand calme ? Mais tu es devenu cynique, mon ami, en ces cinq mois !
— Pas du tout cynique, répliqua Joachim en haussant les épaules. Comment donc ? Les cadavres s’en moquent bien… »
Les patients, pas tout à fait, et je sentais flotter dans l’air une protestation que réprimaient l’épuisement et la résignation, aidés par le courant d’air, qui lui aussi séchait les figures « d’une grimace douloureuse ». Une heure plus tard, on est venu me chercher pour l’examen. Le brancardier était furieux, car il fallait maintenant attendre l’ambulance. Je lui aurais volontiers proposé de rentrer à pied et à mon rythme, mais le protocole l’interdisait. Quand nous sommes sortis, la nuit était tombée. Les résultats des analyses et de l’échographie n’ont rien donné. Un interne m’a dit : « On ne trouve rien ? Bonne nouvelle. » Dans la nuit, les cauchemars ont repris. Ne pas les noter était une façon de les oublier.
Le surlendemain après-midi, on m’a rendu le droit de parler, mais pas trop, de nouveau je ne savais plus quoi dire ni comment parler, et, soudain, Linda est entrée avec dans la main une chose étrange que je croyais ne plus jamais voir et qui m’était visiblement destinée : un yaourt nature, posé sur un petit plateau. Pour la première fois depuis le 7 janvier au matin, j’allais me servir de ma bouche pour manger. J’ai aussitôt appelé par FaceTime Gabriela, nous étions donc réconciliés, et c’est devant elle, là-bas à New York, que j’ai recommencé à manger comme je pouvais, très lentement, et, tel un nourrisson, en en mettant partout. Elle avait retrouvé le sourire qu’elle avait sur l’écran du matin du 7 janvier.
Peu de temps après, j’ai écrit pour Charlie une chronique, intitulée « Le yaourt ». Elle établit un lien immédiat avec la visite de Marilyn racontée dans « La boîte à gâteaux », Kafka est comme toujours du voyage :
« Aucune émission de cuisine télévisée – et il y en a d’excellentes, quoique toutes exagérément bavardes, cherchant à compenser ce qui ne peut être mangé par ce qui ne mérite pas forcément d’être dit – ne m’a jamais donné autant de joie concrète que le premier aliment ingéré (difficilement) par la bouche, après deux mois d’alimentation exclusivement par sonde. C’était un simple yaourt nature, avec un peu de sucre, comme à la cantine : une sorte de madeleine hospitalière hors du temps. Une aide-soignante me l’a soudain apporté, un jour vers 15 heures, avec ce naturel jovial et parfois brutal, faute de temps, qui caractérise l’hôpital : comme si ce yaourt, qui n’avait jamais été là, dans ma chambre, m’y attendait en réalité depuis toujours. Ce n’est pas seulement le patient qui patiente. C’est le monde autour de lui. L’infirmière et l’aide-soignante font la navette entre les deux attentes. Elles font peu à peu entrer le monde du dehors, devenu mystérieux et lointain, sur instruction de l’invisible médecin. Le patient, qui a tous les âges, accueille tout avec gratitude, avec angoisse. J’ai accueilli le yaourt.
La première personne qui m’avait fait de nouveau sentir “le goût de la papaye verte”, autrement dit le parfum des aliments quotidiens, était une amie, un mois plus tôt. C’était une période où il était difficile de respirer le soir. La sensation n’était due qu’à la trachéotomie, mais les sensations font le corps, même quand une information objective les dément, et du même coup portent le reste : là où l’air semble ne pas entrer, ce sont les idées noires qui passent – des idées répétitives et raréfiées. La vie entière est filtrée par une matière épaisse, opaque, qui mélange le temps et la nuit et les fait glisser dans l’entonnoir. L’amie est arrivée un soir avec un sandwich, des mandarines, un thermos de café très sucré. Assez vite, elle a découvert qu’on m’avait offert en vain – pour moi, pas pour elle – d’excellents chocolats. Elle m’a fait sentir peu à peu, en silence, tout ce qu’elle mangeait. J’avais une narine bouchée, pas l’autre. Tous les parfums de l’Arabie domestique y ont pénétré. J’en ai oublié, un moment, de si mal respirer. On m’a plus tard rappelé que, dans le camp de prisonniers de guerre où mon grand-père crevait de faim avec les autres, là-haut en Poméranie, de 1940 à 1945, les hommes de toutes nationalités passaient leur temps à échanger des recettes de leurs pays respectifs, comme des rêves concrétisés par les mots, alors même qu’ils ne mangeaient que de la soupe aux rutabagas.
Maintenant, j’étais devant ce yaourt. Il fallait ouvrir la bouche, ne pas en mettre partout, bien déglutir. Quand l’infirmière l’a déposé, j’étais dans la position et l’état d’esprit que s’attribue le tuberculeux Kafka dans une lettre à Milena, le 9 juillet 1920 : “Comment je viendrai à bout de la fin de l’automne, ce n’est une question que pour plus tard. (…) Quand je ne t’écris pas, je suis allongé dans mon fauteuil et je regarde par la fenêtre. On voit plutôt bien, car la maison d’en face n’a qu’un étage. Je ne veux pas dire que regarder dehors me rende particulièrement morose, non, mais je ne peux pas m’y arracher.” Avec Kafka, le malheur n’est jamais déçu par l’imbécile qui est en nous. Il a sur l’épaule ce diable léger et profond, implacable et souriant, qui vous regarde errer, chuter, et ne vous laisse même pas, surtout pas, la ressource de la complaisance – ou du pathétique. À l’hôpital, Kafka l’humoriste est un compagnon de route.
La première petite cuillère (en plastique) de yaourt, après deux mois sans aucun goût, est sans rapport avec la première petite gorgée de bière selon Philippe Delerm – même si on en met la moitié à côté. Ce n’est pas un grand petit plaisir retrouvé, confortable, partagé : c’est une renaissance austère et solitaire. On a tous les âges, sauf le sien. La mémoire du yaourt revient aussitôt, mais elle importe moins que la vie qui s’en dégage. N’importe quel goût aurait fait l’affaire, allié à cette fraîcheur perdue qui, en retour, réveilla un désir éteint, la soif, puis, lié à un sourire encore réduit par les sutures et la douleur des maxillaires endormis qui se remettent au boulot, un sentiment oublié : la colère. »
Cette colère montait à mesure que le départ approchait. Deux jours plus tard, j’ai écrit à mes parents, qui proposaient de m’apporter des compotes :
Compotes inutiles, ils me gavent comme une oie, je ne peux finir aucun de mes repas, qui me prennent un temps interminable (sans parler de la saleté). Mais enfin on ne va pas se plaindre, c’est un retour vers la vie.
La plupart des mails des jours suivants sont acides, presque rageurs. Manger de nouveau, quoique à peine, me faisait prendre conscience de ma régression et de mes limites. Pour la première fois, je devenais impatient. Il était temps de quitter un lieu où j’avais épuisé les raisons de lutter en étant fier de moi.
La veille de mon départ était un dimanche. On me servit un croissant et du chocolat, comme c’était l’usage. Dans l’après-midi, je suis allé pour quelques heures avec les policiers, mon frère et un ami au musée du quai Branly. Il faisait beau. Pour la première fois depuis l’automne précédent, je me suis assis à une terrasse de café, au Champ-de-Mars, à deux pas du manège où mon grand-père m’amenait quand j’avais trois ans. J’ai pensé à lui en buvant un jus d’abricot. Le jus coulait par la lèvre ou par la greffe. L’ami me l’a signalé. Toutefois, j’en ai senti le goût. Je m’étais mis dos au soleil pour pouvoir enlever mon masque. Quand je suis rentré à l’hôpital, j’ai branché sur la gastrostomie ma troisième poche de Fresubin. Chloé trouvait que je n’étais pas assez souvent « branché ». Plus tard, Juan m’a apporté un gaspacho qu’il avait préparé, l’une de ses spécialités, et du café frappé. J’ai mangé le gaspacho sous son nez, en silence, très lentement, et bu les cafés frappés. Mon corps n’y était plus habitué et j’ai pissé chaque heure pendant la nuit. J’ai relu, une dernière fois, la mort de la grand-mère.
Depuis deux jours, c’était ici la cérémonie des adieux. Les infirmières, les infirmiers, les aides-soignantes, les aides-soignants, Annette-aux-yeux-clairs et les autres, tous venaient me dire au revoir, jour et nuit, à l’occasion de leurs gardes. Annie la Castafiore me fit savoir qu’elle ne pouvait venir du monde d’en bas et qu’elle le regrettait : nous nous reverrions bientôt. Hossein et l’un de ses collègues, Jean-Baptiste, m’ont fait visiter la salle de garde de l’hôpital. Elle était couverte par de grandes fresques caricaturales. Certaines avaient un genre médiéval. J’ai pensé à la danse macabre peinte sur les murs de l’église de La Ferté-Loupière. Mes guides m’ont indiqué les représentations des soignants que je connaissais. Chloé, sur un cheval, était un chevalier. Ce fut un moment de plaisir. J’étais debout. L’amitié enveloppait des chirurgiens que j’allais quitter.
Je me sentais comme ces personnages de Corto Maltese qui, à la fin de La Ballade de la mer salée, après tant d’épreuves, de disparitions et de morts, se saluent et s’embrassent avant de monter dans leur voilier en disant à ceux qui restent : « Adieu, amis ! Adieu ! Adieu ! Vous êtes les plus beaux amis du monde ! » Je quittais l’île qui avait été un peu plus que ma maison : un second berceau. Avant de partir, j’ai écrit deux derniers mails. Dans le premier, j’ai répondu à une amie qui m’écrivait du Kerala. Elle me proposait de rapporter un petit Ganesh, le dieu éléphant, afin qu’il veille sur moi. J’aimais beaucoup Ganesh, j’avais assisté aux fêtes qui lui sont dédiées à Bombay. Retournerais-je un jour à Bombay ? J’ai accepté. Dans le second mail, j’ai demandé à mes parents d’apporter aux Invalides le parfum que je n’avais pas mis depuis le 7 janvier.
Chloé pensait venir me saluer, mais elle n’était toujours pas là quand l’ambulance m’a emporté dans la matinée du lundi. Je l’avais vue pour la dernière fois le vendredi soir. C’est là qu’elle m’avait dit : « Savez-vous ce que vous avez traversé ? Quand la greffe du péroné a eu lieu, on n’en menait pas large. Si elle avait raté, c’était nous qui plongions tous avec vous. » J’avais été responsable de ma famille, de mes amis, mais aussi, finalement, de mes chirurgiens.
Mon frère suivait l’ambulance. Les deux véhicules étaient encombrés par les objets qui s’étaient entassés dans mes chambres. Dans l’ambulance, ces objets étaient partout autour de moi. J’ai eu l’impression d’être un pharaon mineur et déprimé qu’on met dans son tombeau, comme dans une barque, avec tout ce dont il aura besoin pour après.