CHAPITRE 10
L’anémone
« Chers amis de Charlie et Libération,
Il ne me reste pour l’instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d’énergie au-delà desquelles mon ticket n’est plus valable pour vous dire toute mon affection et vous remercier de votre soutien et de votre amitié. Je voulais vous dire simplement ceci : s’il y a une chose que cet attentat m’a rappelée, sinon apprise, c’est bien pourquoi je pratique ce métier dans ces deux journaux – par esprit de liberté et par goût de la manifester, à travers l’information ou la caricature, en bonne compagnie, de toutes les façons possibles, même ratées, sans qu’il soit nécessaire de les juger. »
Sept jours après l’attentat, j’ai publié dans Libération l’article qui débute par ces lignes, mais je n’ai pas eu l’impression de l’avoir écrit. C’est la seule fois de ma vie où, si j’excepte les regrettables poèmes de jeunesse dont j’ai parlé plus haut, je savais le texte à peu près par cœur au moment où je me suis mis à le taper. Je l’ai tapé comme un rêve et comme je pouvais, entre infirmière et attente d’infirmière, entre morphine et attente de morphine, sur l’ordinateur que mon frère avait rapporté de ce poussiéreux capharnaüm appelé : chez moi. Le journaliste, avec sa discipline pavlovienne, venait au secours du blessé pour que le patient puisse s’exprimer. Il n’a pu éliminer le dolorisme dans lequel les deux autres baignaient. Il est difficile de ne pas prendre au sérieux ses émotions et ses sensations quand ce qu’on est devenu se réduit à elles. Il faudrait les tenir à distance et pratiquer l’art confortable de la dérision ; mais le confort est absent et la dérision ne serait qu’une pose. Il faut du temps pour poser et je n’en avais pas.
C’est aussi la première fois en trente ans de métier que je donne directement, dans un journal, des nouvelles de moi. Comme je fais partie de l’événement, je le décris du dedans et en le survolant, mais je ne le fais pas sans gêne. Du fond de mon lit, j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit et même de dégoûtant. Qu’est-ce que je fais exactement ? Je signifie aux autres que je reste vivant et serai bientôt de retour parmi eux. Du moins, c’est ce qu’ils croient ou veulent croire, on me le dit et me l’écrit, et c’est sans doute ce que je cherche à croire et à leur faire croire : cet optimisme de la volonté, après tout, est signe de vie. Cependant, au moment où je l’écris, le texte signifie également l’inverse : c’est à ceux qui ont fini là-bas, autour de la table de conférence et dans le couloir de Charlie, que je m’adresse. Leçon de piano posthume : si la main droite joue pour les vivants, la gauche joue pour les morts et c’est elle qui bat la mesure.
Je ne dirais certainement pas que ce texte m’a été « dicté » par une voix. Je ne m’appelle pas Jeanne d’Arc et je n’ai jamais cru à l’idée de l’écrivain « habité ». C’est bien moi qui l’ai fabriqué et envoyé en toute conscience au journal, comme n’importe quel article, mais cette fabrication, ou plus exactement cette fermentation, est née d’un état entre veille et sommeil, entre deux mondes, où, du fond de ma chambre, je parlais bien aux morts plus qu’aux vivants, puisqu’en ces jours-là je me sentais proche des premiers, et même un peu plus que proche : l’un d’eux. J’ai donc écrit et publié un article adressé en priorité à des lecteurs qui ne pourraient jamais le lire. Leur absence m’attirait, elle me pénétrait. Ils étaient entrés dans un puits où une partie de moi-même, par solidarité, par compassion, ou simplement par douleur, aurait voulu les suivre et se sentait prête à le faire. Si bien que je ne saurais dire, aujourd’hui encore, si j’ai écrit cet article, cette lettre, cette confession, pour les rejoindre ou pour m’éloigner d’eux. Ou les deux. Une paire de mains sur le clavier, disais-je. Il est possible que mes compagnons aient tenu la gauche, mais à aucun moment je n’ai entendu leurs voix. C’est même parce que je n’arrivais plus à les entendre que j’ai commencé à répéter les mots, certains mots, qui allaient devenir ce texte. Il n’a pas été écrit par Jeanne d’Arc parmi ses blancs moutons, mais il est assurément le produit d’un sourd et d’un illuminé.
Il n’y avait pas de fleurs dans la chambre 106, ni réelles ni dessinées par des enfants, mais il est né un soir où l’anémone battait sous la morphine un peu plus fort que d’habitude. C’était deux jours après la manifestation du 11 janvier. La fleur battait si fort qu’elle menaçait de m’avaler. Le store à enrouleur de la fenêtre était baissé. Gabriela travaillait à côté de moi sur le petit lit qu’on lui avait installé. Son visage concentré était éclairé par la lumière de l’écran. J’ai fermé les yeux.
C’était une anémone de mer – comme celles que dans ma jeunesse j’aimais regarder, surtout la nuit, éclairées par le faisceau d’une torche sous-marine, quand je plongeais. Le mouvement lent des tentacules me ravissait. Depuis mon arrivée ici, l’anémone apparaissait le soir, à l’heure où, dans le service, les patients déclenchaient les sonneries posées à la tête du lit. Ces sonneries tombaient souvent par terre. Coincer le fil qui les reliait au mur avec la barre du lit et les poser à l’endroit où l’on peut s’en saisir sans effort, presque sans geste, comme une souris d’ordinateur ou un doudou, tranquillise la vie du patient désorienté : le sentiment du confort et la perspective du sommeil en dépendent. C’est pourquoi, vers le soir, tout le monde en usait et en abusait – mais l’idée d’abus, ici, n’avait aucun sens, puisque chacun avait le sentiment, dans son lit, d’être victime d’un abus – du corps, des hommes ou du destin. C’était l’heure de l’angoisse pure, vierge de tout avenir, et je n’y échappais pas, même si j’avais conscience, dans mon nuage de rêveries sombres, que cette angoisse vivait comme la grenouille, du temps qu’il fait, et ne devait sa force qu’à l’arrivée de la nuit.
Quand un visiteur était là, j’écrivais parfois sur l’ardoise ou le carnet : « C’est l’heure où les oiseaux chantent. » Et il les entendait. Il ne m’avait fallu que quelques jours pour être fier de mon savoir hospitalier et pour en informer les autres, comme un enfant ou un parvenu. Mon ignorance était bienfaisante : elle me permettait de ne pas remarquer un état que je croyais comprendre, ni les erreurs ou les oublis des infirmières. L’accès à la connaissance des gestes et des procédures allait peu à peu, comme tout savoir, augmenter l’attente, l’inquiétude et le sentiment de solitude. Le moment où le patient croit devenir expert de ses propres soins est un moment dangereux, car cette croyance, si elle est exagérée, n’est pas injustifiée : comme un petit vieux ou un paysan, il finit par presque tout connaître de son maigre territoire. Aucune des attentions qu’on n’a pas ne lui échappe. Il vit dans le soupçon et la vérification des négligences. J’en suis venu, par la suite, à regretter l’époque où je ne savais rien de ce que je croyais savoir et où j’écrivais fièrement, comme si les mots pouvaient me libérer de ce qu’ils désignaient, « C’est l’heure où les oiseaux chantent ».
Les sonneries des chambres voisines, je les appelais en réalité les merles noirs, mais cela c’était mon secret : tant que je ne les nommais pas devant les autres, pas même devant Gabriela, les merles noirs n’envahiraient pas ma chambre et je n’aurais pas à les nourrir. En les écoutant chanter au-delà des murs, je me disais : « Tu comprends ceux qui appellent à l’aide, mais tu n’es pas comme eux. Il y a des corbeaux dehors, tu les vois par la fenêtre, mais dans ta chambre il n’y a pas de merle noir. Tu n’appuieras pas sur la sonnette. Non, tu n’appuieras pas. » Je tenais un certain temps, puis j’appuyais et, bien avant l’aide-soignante, mon merle noir entrait. Il était seul, se posait sur moi, m’empêchait de respirer. Ma vue se troublait, mes yeux piquaient, je ne pouvais plus lire : allait-il en plus, comme les corbeaux de la tour de Londres au Moyen Âge, me dévorer les yeux ? J’ai eu peur pendant des semaines, chaque soir, de devenir aveugle. J’ai écrit à mon frère : « En plus du reste, je perds la vue. J’ai assez lu comme ça dans ma vie, beaucoup trop lu de livres inutiles, mais j’aurais tout de même bien continué. Les tueurs manquent de compassion. » Je faisais le malin. J’aurais voulu être un vieil Espagnol sarcastique, mais ça ne s’improvise pas plus que la dérision et je voulais d’abord, comme les autres, être soulagé.
Le premier soir, j’avais fermé les yeux pour échapper au merle noir et à la perspective du corbeau et ce qui est apparu, sous les paupières, ce fut la cervelle de Bernard. Elle était étalée à côté de moi dans la salle de conférence, toute fraîche, seule désormais : sans cris, sans bruit, sans parquet, sans jambes noires, sans corps autour, sans main blessée au premier plan, sans rien d’autre qu’elle et moi pour la regarder à l’intérieur de moi. Je l’observais. Je l’assimilais. Peu à peu, elle se mettait à bouger et se transformait. Elle devenait une plante, une plante vivante, une plante maritime, et l’anémone de mer apparaissait. Contraction, dilatation, contraction, dilatation : elle battait dans un milieu liquide, amniotique, rouge sombre et mortellement lustral. C’était du sang et c’était la mer, et plus précisément l’embouchure d’une petite rivière cubaine où j’aimais aller nager au crépuscule, dans les courants mélangeant l’eau salée et l’eau douce, avec l’envie d’atteindre l’autre rive, montagneuse, lointaine, pas si lointaine, et la peur enfantine de me noyer ou d’être dévoré par un requin dans la nuit.
Dans la chambre 106, l’anémone de mer revenait chaque soir. Elle remontait du passé cubain et se substituait à la cervelle de Bernard. Elle battait sa propre mesure, mon pouls. Elle m’envoyait du sang, de l’eau sombre, des souvenirs interrompus ou menacés, comme des images projetées sur un écran dans lequel le spectateur finit par disparaître et, assez vite, ce battement m’attirait. Elle projetait de moins en moins d’images et m’aspirait de plus en plus vers son propre vide, vers le fond. Elle me pompait. Je devenais l’anémone de mer, la sanglante anémone, et, une fois à l’intérieur, dans ses tentacules, son velours, sa pulsion, je redevenais la cervelle de Bernard, une cervelle océanique détachée du petit parquet de la rue Nicolas-Appert, comme une méduse en pleine eau. À cet instant, une tristesse panique m’envahissait. Elle était le don de l’anémone, une réalité absolue et aussi peu comestible que le cacao à 100 %, et que pourtant il me fallait avaler. J’ouvrais les yeux pour échapper à l’attraction, à la digestion. Si j’avais continué de les fermer, la réalité de l’attentat se serait refermée sur ce qui me restait de conscience : l’anémone née de la cervelle de Bernard aurait dévoré la mienne, et, si je n’en étais pas mort, peut-être en serais-je devenu fou. J’aurais rejoint le cœur de l’événement et je me serais décomposé là-bas, en lui, sur ce parquet où nous restions allongés. C’est peut-être cela qui caractérise le fou : être prisonnier à perpétuité de l’événement cruel et impensable qui, croit-il, l’a fondé.
L’anémone était en moi, sous les paupières, dans la peau. Ouvrir les yeux était la seule façon de lui échapper. Mais ouvrir les yeux signifiait ne pas dormir, ne plus dormir, me livrer à d’autres angoisses plus rationnelles, nées de l’épuisement et d’une obscure perception de l’avenir – ou plutôt, à cette époque, de son impossibilité. J’entrais alors dans un no man’s land dont ne pouvait me délivrer que l’apparition de Christian, l’infirmier de nuit, que j’appelais Brother Morphine. Je réveillais mon merle noir et, annoncé par l’aide-soignante, il apparaissait. Il était un peu chauve, entre deux âges. Il avait une voix gracieuse, chaleureuse et haute. Il portait des lunettes et toujours il souriait. Je crois qu’il s’occupait beaucoup de sa mère. Il y avait pas mal de destins discrètement tragiques dans les équipes de nuit, peut-être était-ce aussi le cas de Madeleine. Je le sentais plus que je ne le savais. Le sentir me suffisait et me rassurait. Qui aurait envie de livrer sa détresse et sa solitude à celui qui n’en a pas véritablement éprouvé ?
Certains disaient en souriant que Christian était généreux avec la morphine, mais, si c’était le cas, je ne m’en plaignais pas et je lui en garde une solide gratitude : celui qui par sa présence et ses piqûres chassait l’anémone et la veille, c’était lui.
— Dans le bras ou dans l’épaule ?
Je prenais mon feutre et j’écrivais :
« L’épaule. Au plus près du cou. »
La morphine agissait ainsi plus vite et plus violemment. Elle conduisait à des visions plus acceptables, sinon plus appropriées – des visions distribuées par l’anémone à quoi elles échappaient dans la nuit éclairée par l’ordinateur de Gabriela. Le cerveau et le corps, morceau par morceau, fleurissaient. Les visions ne me faisaient pas tout à fait perdre conscience. Elles donnaient forme à des états qui se transformaient sans cesse, avec naturel, produisant un feu d’artifice ralenti : je le regardais vivre et je vivais en lui, comme si j’avais été le spectateur, la fusée, la fleur, le bouquet et la nuit.
Un soir, une fois la piqûre faite et Christian sorti, la cervelle s’est transformée en anémone et les morts en sont sortis. Je me suis adressé à eux, un par un puis tous ensemble, comme s’ils étaient vivants ou comme si moi je ne l’étais plus. Je leur parlais de ce que nous avions vécu, je leur demandais ce qu’ils vivaient, je leur expliquais où je me trouvais. Je n’avais pas de chagrin : j’étais le chagrin. Insensiblement, passant d’une rêverie profonde à un moment de double clarté, j’ai commencé à les voir à distance, tels qu’ils étaient, tout à fait morts, et simultanément tels qu’ils avaient été, bien vivants. En les regardant d’un peu plus loin, de haut, détachés de l’anémone, j’ai séché le chagrin. J’ai commencé à leur murmurer une sorte de prière que ma bouche à une lèvre et mon absence de canule fenêtrée m’interdisaient de prononcer. Je ne savais pas où je pourrais l’envoyer, je n’y pensais pas. L’important était de la dire. Elle s’adressait d’abord à celui dont la mort m’avait ouvert les yeux, Bernard, mais souriant et vivant, puis à celui dont je me sentais le plus proche, Wolinski.
Je relis l’article qui en est sorti pour retrouver, prenant le relais de la quasi-prière, par quelle phrase j’ai basculé de celle-ci dans celui-là. C’est, me semble-t-il, cette phrase : « Tandis que les pompiers me soulevaient sur un fauteuil à roulettes de la conférence, j’ai survolé les corps de mes compagnons morts, Bernard, Tignous, Cabu, Georges, que mes sauveteurs enjambaient ou longeaient, et soudain, mon Dieu, ils ne riaient plus. » Mais ce que j’ai d’abord dit dans la chambre 106, pour échapper à l’anémone, était différent. J’ai commencé par répéter dix fois, vingt fois : « Les pompiers m’ont soulevé et j’ai survolé vos corps morts qu’ils enjambaient, et soudain, plus personne ne riait. » Cette phrase n’était pas qu’une phrase. C’était une adresse et une formule magique. En la répétant, je survolais de nouveau le paysage, comme à l’instant où les secours m’avaient emporté sur la chaise. D’autres phrases ont suivi, plus douces, plus intimes, celles-là je les répétais pour ne pas abandonner mes compagnons à leur sort. Je les ai répétées toute la nuit, mot par mot, dans un sens et puis dans l’autre, comme une confidence, sans penser encore qu’il pourrait s’agir d’un article destiné à être lu. J’essayais de parler aux disparus pour qu’ils ne disparaissent pas, comme on conseille aux soldats sur le champ de bataille d’agir avec un blessé – dans les films en tout cas : « Parle-lui ! Parle-lui ! Surtout, qu’il ne s’endorme pas ! » Je ne voulais pas que les morts s’endorment et je ne voulais pas m’endormir sans eux.
Au matin, après la douche et les soins, Gabriela est partie faire une barre dans une de ces salles de danse qui fixaient sa géographie. J’ai continué à répéter les phrases, mais elles avaient changé de nature. Ce n’était plus une prière, ni une formule, ni une adresse, ni une confidence, ce n’était pas encore un article ; ça flottait entre les deux. Les phrases étaient au milieu d’un gué. Elles ne savaient quelle rive rejoindre. J’ignore à quel moment « Les pompiers m’ont soulevé » est devenu « Tandis que les pompiers me soulevaient », à quel moment est apparu « et soudain, mon Dieu, ils ne riaient plus », mais c’est le changement de syntaxe, l’apparition de « tandis » et de « mon Dieu », qui m’ont suggéré que je m’adressais maintenant à d’autres, à ceux qui pourraient me lire. J’écris m’ont suggéré, car je n’avais toujours pas conscience de ce que je faisais en écrivant ce que j’avais passé la nuit à remâcher, à ruminer, pour me détourner de la douleur ou pour accompagner les visions modifiées par la morphine. L’anémone s’était déployée comme une menace ; je la redéployais comme une pensée, liquide puis verbalisée, et cette matière qui semblait couler par l’un de mes tuyaux pour réapparaître transformée en une sorte de discours intime et politique, c’était l’amorce d’un retour vers les vivants. Où aurais-je pu mieux le faire savoir que dans les endroits et par les moyens qui m’avaient donné tant de liberté ? Celui que les tueurs avaient raté travaillait, comme ceux qu’ils avaient liquidés, dans des journaux. C’était dans des journaux qu’il devait réapparaître. En fin de journée, la prière aux morts était devenue un article.
Le dernier mot sur lequel j’ai hésité était l’un des premiers : ce « mon Dieu » qui ressemblait à une plainte, mais qui était écrit par un incroyant, un mécréant si l’on veut, et qui apostrophait des morts qui ne l’étaient pas moins. Je l’enlevais, le remettais, l’enlevais, le remettais. Il ne me convenait pas, mais il convenait à la situation. Je l’ai finalement laissé pour restituer un soupir, une suspension par-dessus ceux que j’avais quittés six jours plus tôt, et que je quittais une nouvelle fois en achevant ce texte. « Mon Dieu » était aussi un adieu.
Ce soir-là, vers 18 heures, j’ai tendu l’ordinateur à Gabriela et à mon frère, et je leur ai demandé sur l’ardoise ce qu’ils pensaient du texte : était-ce trop intime ? Était-ce un article ? Devais-je l’envoyer à Libé, à Charlie ? Le garder pour moi ? Je n’en avais aucune idée. Ce que j’avais écrit était essentiel pour moi, mais était-ce intéressant pour les autres ? L’un et l’autre m’ont répondu qu’ils n’en savaient rien et que je devais me sentir libre, mais qu’il leur semblait qu’aucun de mes journaux ne serait embarrassé de le publier. Je n’en étais pas si certain. Du fond de ma chambre, dans ce vase clos où la vie extérieure me parvenait assourdie et déformée par le silence qui s’était fait en moi et autour de moi, toute parole publique était frappée d’indifférence et de vanité, toute, à commencer par la mienne. Les mots ne vivaient plus que dans le champ le plus intime, le plus concret, c’était là qu’ils pouvaient vivre, et cette sensation, si elle s’est amenuisée, ne m’a toujours pas quitté au moment où j’écris ces lignes, quoi qu’elles vaillent, deux ans et demi plus tard. J’ai toujours l’impression d’écrire à côté de moi-même, quand j’écris pour ceux qui n’ont pas connu la chambre et le silence qui l’enveloppait. La chambre est l’endroit où les mots crèvent, s’éteignent. Je n’en suis pas sorti. J’ai toujours l’impression que ce que j’écris est de trop.
Le 13 janvier, un peu avant 19 heures, j’ai envoyé par mail le texte à Libération, avec ces mots :
Chers amis, j’ai écrit ce petit texte depuis l’hosto, c’est ma manière de penser à vous, et surtout à mes compagnons morts, du côté de chez Charlie.
Vous en ferez ce que vous pensez juste.
Je suis trop long comme d’habitude ; même les tueurs ne changent pas les mauvais plis.
J’envoie bien sûr le texte à Charlie.
Voyez entre vous.
Moi, repos : une troisième intervention, longue, est possible (mais pas sûre) jeudi.
Dites à tous que je vais mieux, et aussi bien que possible.
Je vous embrasse.
Par retour de mail, Stéphanie, une vieille amie qui dirige l’édition de Libération, m’a répondu :
Cher Philippe,
Après discussion, il semble que le mieux est de le publier. Dès ce soir pour le journal de demain. Michel m’ayant vue partir pour l’hôpital, il s’est méfié et avait gardé toute une page, au cas où, bien que je n’aie parlé de rien.
Donc, non, pour une fois, tu n’es pas trop long.
Si jamais ça ne te convient pas, fais-moi prévenir tout de suite par Gabriela. On remettra la pleine page d’autopromo.
Je t’embrasse aussi
et vais boire un coup (comme tous les soirs depuis qu’ils sont là) à ta santé chez les Charlie.
Stéphanie
J’ai lu le mail de Stéphanie, souri et pensé : « C’est la deuxième fois qu’elle m’aide à un moment important. » Elle se remettait d’un cancer, fumait toujours autant et buvait, je crois, à peine moins. En matière hospitalière, elle avait quelques longueurs d’avance. Si je descendais au bloc avec un livre planqué sous le drap, elle devait y aller avec un paquet de cigarettes dissimulé au même endroit. Je l’imaginais même buvant un whisky ou une bière dans sa chambre, à peine revenue du monde d’en bas, et, si je l’imaginais si bien, c’est que ça devait être vrai. J’étais soulagé de lire que pour une fois je n’étais pas trop long. C’était l’un de mes péchés de journaliste, et souvent, lorsque j’écrivais un article, je croyais voir se bomber d’ironie les pommettes de Stéphanie et l’entendre me dire : « Alors, Lançon, trop long comme d’hab ? T’es chiant. »
On ne se fréquentait plus depuis longtemps. Mais il y a plusieurs vies en nous et dans l’une des nôtres, nous nous étions beaucoup aimés. Vingt-trois ans plus tôt, en plein été, à la suite d’une histoire d’amour qui avait mal tourné, je m’étais à moitié évanoui dans une rue de Lyon. À moitié seulement, l’autre étant vouée à la comédie qu’un médecin qui passait avait, sur le trottoir, vite résorbée : il y a toujours un médecin qui passe par là quand vous préféreriez qu’il n’y en ait pas. Remis de mon malaise plus vite que de ma honte et de mon chagrin, j’avais appelé Stéphanie en catastrophe, suffoquant, depuis une cabine téléphonique, il n’y avait pas de portable en ce temps-là. Je savais qu’elle se trouvait dans cette ville, sa ville d’enfance, en visite chez ses parents. On était en août. Lyon était brûlante et déserte. Stéphanie avait vingt ans, elle était étudiante, nous étions amis. Elle vint me chercher et me ramena dans sa famille où elle s’occupa de moi avec une douceur, une délicatesse, que je n’ai jamais oubliées. Elle commanda des pizzas. Nous les avons mangées en regardant une saga télévisée de l’été qu’elle adorait et qui avait du succès : Les Cœurs brûlés. C’était de circonstance. Mireille Darc était parfaite dans le rôle d’une vieille garce pleine de duplicité, patronne d’un hôtel de luxe sur la Côte d’Azur. Les Cœurs brûlés, c’était mieux qu’un bain chaud pour vaporiser tout le tragique que je donnais à ma propre vie. Plus tard, nous sommes partis marcher dans l’Ain. Le traitement avait réussi.
J’ai relu le mail de Stéphanie et pensé que, somme toute, elle avait été une excellente infirmière. J’aurais aimé revoir Les Cœurs brûlés et manger des pizzas avec elle, dans cette chambre, comme si nous n’avions pas vingt-trois ans et quelques vies de plus, elle un cancer en supplément et moi treize dents de moins. Comme toute réminiscence, celle-ci m’a ému dans la mesure où elle prenait la forme d’une soustraction. Le hasard des situations continuait de faire l’inventaire anarchique de ce que j’avais aimé, perdu.
Le lendemain matin, l’article était publié. Il eut un drôle d’impact. Ceux qui me connaissaient étaient satisfaits de me savoir aussi vivant. Ceux qui ne me connaissaient pas semblaient l’être également. Après tout, plus qu’un homme, j’étais désormais, pour un temps indéterminé, sans doute assez bref, un symbole. Je reçus énormément de courrier. Je ne l’ai lu que peu à peu, au hasard, parfois un ou deux mois plus tard. Le temps ne comptait plus et je répondais peu : je n’avais pas d’énergie pour ça. Les mails et les lettres étaient pour la plupart sympathiques, encourageants, pleins de bons sentiments… et merveilleusement irréalistes. Tout le monde paraissait croire que dans quelques jours je serais sorti, bon pied bon œil, et que j’allais reprendre le boulot la plume au fusil : tout le monde rêvait. Sauf les autres victimes, les habitués de la chambre et les soignants. Écrire provoque et entretient ce genre de malentendus, certes, mais c’était tout de même curieux, cette bienveillante cécité. On m’écrivait moins pour me rassurer que pour être rassuré : comment un cul-de-jatte pourrait-il l’être, rassuré, par une troupe d’aveugles lui expliquant avec maints soupirs dolents et cris de joie que bientôt il sera sur ses deux jambes ? Lève-toi, imbécile, et tu marcheras ! J’ai commencé à sentir que pour la victime, c’était double peine : elle était responsable non seulement d’elle-même, mais aussi de ceux qu’elle ne devait pas décevoir. Elle devait accueillir et supporter la faiblesse des autres, ceux dont ma rude kiné me dit bien plus tard en me torturant le cou avec les serres qui lui servaient de mains, avant de m’offrir un chocolat ou un café : « Ne les écoutez pas, ils ne vivent pas dans la réalité. » Ils vivaient pourtant dans un monde qui célébrait par tous ses orifices politiques et culturels le culte de cette réalité. Dans la vraie vie, comme toujours, c’était bidon. La réalité difficile des autres était l’une de ces planètes invivables qu’on aime voir en images, entendre à la radio, lire peut-être, mais où l’on ne pourrait pas respirer une minute. Je n’étais pas au bout de mes surprises en la matière, mais je ne pourrais le découvrir qu’en explorant le labyrinthe chirurgical et mental dans lequel je venais d’entrer. Pour beaucoup, c’était bien comme au cinéma. Dans la scène 1, je m’étais pris une balle dans la gueule. Comme ma mâchoire était en carton-pâte, je revenais presque intact dans la scène 2. Dans la scène 3, je croquais la pomme du scout avec une discrète grimace d’homme blessé mais pudique, n’est-ce pas, quelle pudeur, quelle dignité. Muni de ces certificats de résilience et de bienséance, le film pouvait continuer, puisque leurs vies continuaient. Naturellement, c’était un navet.
L’anémone a survécu à l’article, mais pas trop. Pendant dix mois, elle m’a rendu des visites de moins en moins fréquentes, de moins en moins intenses, jusqu’à l’attentat suivant, celui du 13 novembre, qui a agi comme un remède de cheval en me transformant, d’une minute à l’autre, en ancien combattant. Jusqu’à cet événement, cette réplique accentuée, l’anémone installait une sorte d’effroi intermittent. Elle me tirait par la manche en me rappelant d’où je venais, qui je n’étais plus. Cependant, c’est en elle et par elle que j’ai recommencé à écrire, d’abord ce texte, puis d’autres. C’est le premier pas qui compte, n’est-ce pas ? Ou le premier mot. Peut-être a-t-elle été le dernier cadeau de Bernard : une poche d’encre.