Chapitre 9 : Au milieu de nulle part
Une camionnette contre un
arrière-petit-fils,
après tout, c’est pas trop cher payé.
Quand je me réveille, il est déjà tard. Le vieux n’est pas là. Judith non plus. Il y a des paquets de thé vert sur une étagère pleine de conserves. Je regarde autour de moi. Tout est pauvre, propre et bien rangé. De la sauge sèche sur des fils et embaume la cabane.
Je me lève, prépare un thé, trouve des biscottes et de la confiture de myrtilles.
Joseph revient, seul. Il se prépare un café. Il s’assied en face de moi.
— Elle repose sous les pierres près d’une colline bonne pour les âmes.
J’acquiesce. Elle en aura besoin. Bonne chance les pierres, la vieille est coriace.
On reste là, sans causer. Je me dis que j’irai bientôt reposer sous les pierres. J’espère que j’aurai aussi droit à une colline bonne pour les âmes. J’aimerais bien qu’on me foute la paix dans l’au-delà.
Parce que j’ai pas dit au vieux qu’il y avait peu de probabilité que je puisse accoucher normalement sans que la balle dans mon crâne n’explose ma cervelle. La césarienne était déjà planifiée à l’hôpital d’Houma.
Mais une colline bonne pour les âmes, ça me va.
À travers l’unique fenêtre, je vois le soleil à mi-chemin vers midi.
Je sors prendre l’air.
Il fait un peu frais. Tout est calme. Personne. Un aigle glisse au-dessus de ma tête. Il fait un cercle, crie et puis s’en va.
Et si Judith avait tiré… Et si c’était mon au-delà, ici…
— Faudra d’abord me doner mon arrière-petit-fils !
J’ai pas entendu le vieux sortir derrière moi. Si c’est un fantôme, c’est que j’ai pas eu droit à la bonne colline, sinon, l’histoire continue.
— Qui vous dit que c’est l’enfant de Fred ?
Il hausse les épaules.
— Qui vous dit que c’est pas une fille ?
Il hausse les épaules. Ça m’énerve. Faut pas que je m’énerve.
— C’est bien aussi, les filles, vous savez ! Bon, du côté des Johnson, elles sont pas trop chanceuses mais…
— Les esprits m’ont dit que c’est un garçon, c’est tout. Moi, ça m’est égal. Ce qui compte, c’est que ça sera un chaman.
— Et pour Fred, les esprits vous avaient prévenu qu’il serait pâtissier ?
Il prend son temps pour répondre, le vieux. On s’assied sur le banc devant la cabane.
— Ils m’avaient dit qu’il ne serait jamais chaman. Son père, pareil. Mais celui-là, je pourrai lui apprendre.
Il montre mon ventre.
Je prends mon temps pour répondre. Le soleil nous réchauffe les os.
— À votre âge, vous n’aurez peut-être pas beaucoup d’avenir pour lui apprendre le métier, au petit chaman. Qu’est-ce qu’il va devenir ici si vous clamsez avant qu’il puisse se débrouiller tout seul ?
Il hausse les épaules.
— Les esprits savent ce qu’ils font.
— Sans vouloir critiquer, vos esprits ont laissé les Français bouffer vos terres, puis les Anglais, puis les Américains. Non seulement vous n’avez plus de terres mais officiellement vous n’existez pas. Les Houmas ne sont même pas répertoriés dans le catalogue des Amérindiens ! Alors, franchement, vos esprits, ils n’ont pas l’air très doués ! Sans offense.
Et bien, le vieux, il se marre. Il rit à s’en taper la main sur la cuisse. Et puis, il attend. C’est vrai, pourquoi se presser, on a l’éternité. Il doit être midi. J’ai une petie faim.
— Mademoiselle Johnson, vous avez un certain talent pour la mort, je ne le nie pas. Mais pour les esprits, vous n’y comprenez rien ! Sans offense. Les humains sont fous, ça vous l’avez déjà compris mais vous fonctionnez comme eux et ça, c’est regrettable. Les esprits ne s’intéressent ni aux terres, ni aux traités, ni aux catalogues, ni aux guirlandes, ni aux journaux, ni aux enfants tristes… Les esprits s’intéressent à la vie et aux âmes… C’est tout.
Il reprend son souffle.
— Sur ce, je peux vous proposer un bon plat de lentilles.
Des fois, il n’y a rien à répondre, alors tu réponds rien… C’est tout.
Les journées passent tranquillement. On se raconte pas nos vies, le vieux et moi. Il me fait des tisanes dégueulasses, pour mon bien. Je me dis que c’est mon destin. Mais il faut avouer que, contrairement aux tisanes de mambo Mira, celles-là calment mes migraines et mes tremblements. Je pense au pauvre petit qui doit les déguster aussi. Ça ne fait que commencer, mon petit gars. Ton arrière-grand-père va pas te rater. Enfin, en même temps, question branche, t’as plutôt choisi la meilleure…
On fait des promenades tous les jours, pour mon bien. Le vieux m’indique le nom et l’utilité de plantes que je ne distingue même pas les unes des autres. Il me montre comment trouver de l’eau sous la terre en reniflant l’air. Je moufte pas. Il me laisse m’asseoir ici, m’interdit de m’asseoir là, pour mon bien. Je laisse faire. Il me raconte les esprits qui habitent les collines, les buissons, les lézards… Je plains mon fils et j’attends la mort sereinement.
Tous les soirs, on fait un feu devant la cabane. Le vieux m’enroule dans une belle couverture pittoresque pour que le futur chaman et moi n’ayons pas froid, et puis il chante, ânonne, hulule, feule, grogne, bruisse, que sais-je, avec un hochet, un tambourin ou une branche… bref, il fait des trucs d’Indiens qui finissent toujours par m’endormir.
Le lendemain, je me réveille dans mon lit. Il a beau être vieux et maigrichon, il est drôlement fort, le papy, parce que le gros tas que je suis devenue doit au moins peser un bon cinquante kilos à cette heure.
*
On arrive à huit mois de chaman Junior. Les ballades sont plus courtes et les siestes plus longues.
Cet après-midi, j’ai rêvé qu’il jouait du tambourin dans mon ventre avec une plume rouge dans les cheveux, le petit Courteaux ; et la plume me chatouillait tellement que j’ai fini par me réveiller en riant. J’ai raconté l’histoire au vieux pour le faire marrer mais il est parti en courant jusqu’à la camite, a démarré en trombe et n’est revenu que deux jours plus tard avec une Houmas d’une cinquantaine d’années, l’air pas commode.
La nuit, on fait un feu, comme d’habitude. Je me demande où madame Tremblay (faut vraiment faire quelque chose pour les noms !) va dormir, vu que je dors sur le lit du vieux qui dort sur une couverture par terre. Mais personne ne semble très intéressé par ces questions. Les Houmas discutent entre eux trop vite pour que je comprenne.
De toute façon, je ne me sens pas bien. J’ai envie de me barrer, de prendre mon Luger chéri et de tirer dans le tas de rien du désert, de donner des coups de batte aux lézards… Tout m’énerve.
Le vieux me dit que tout va bien se passer. J’ai mal au bide. J’ai envie de chialer. J’ai encore droit à des tisanes dégueulasses qui me donnent envie de vomir. Et puis voilà que je pisse de la flotte, là, sur la couverture pittoresque. Si j’avais pas si mal au ventre, je me serais excusée, entre deux coups de batte. Au lieu de ça, je me mets à chialer ! Faut aussi vraiment faire quelque chose pour les hormones ! On est franchement désavantagées au niveau de la survie… Gazelle, nom féminin. Lion, nom masculin. Commentaires ?
Là, je crie… Première fois de ma vie qu’un cri de douleur sort de ma bouche ! Putain, la honte !
Madame Tremblay m’installe des coussins dans le dos, amène des serviettes chaudes, me tâte le ventre, le sexe… Je cherche à m’échapper pour aller chercher mon Luger et lui régler son compte mais tout d’un coup, je comprends… en regardant le vieux.
Putain, ça y est, je lui donne son chaman et je m’explose la tronche ! La vie de Lucy et la mienne se mélangent devant mes yeux. Je sens la balle qui bouge. Putain, j’ai mal ! Mais le vieux m’attrape les mains, plonge ses yeux dans les miens et m’engueule. Il me gueule dessus, l’enfoiré ! Je vais le buter ! Je vais tous les buter ! De toute façon, si j’explose trop tôt, l’autre dans mon ventre n’aura aucune chance de sortir avec sa plume sur la tête. C’était écrit d’avance dans les journaux, les étoiles, les post-it, c’est la tradition des Johnson : les mères, ça crève leurs mômes !
Maman, j’explose ! T’es contente ?
*
Ça crie dans l’autre monde… J’ai mal au crâne… Chier, j’ai pas eu la bonne colline ! On peut pas dire que je l’avais méritée, non plus. Je ne vois rien ni personne pour m’accueillir. Pas même Lucy, même pas Marthe…
Putain, ça beugle. Silence ! On essaie de mourir, ici ! Mais tout le monde s’en fout ! Et puis, on me fait boire un truc dégueulasse. Même morte. Ben oui, le manège à ns, évidemment. Plus t’essaies de l’oublier, plus il te revient dans la gueule.
Franchement, tout bien réfléchi, quand j’ai trouvé mon Luger pour mes onze ans dans la cave du bon père Peter, j’ai fait une sacrée erreur de débutante. Je me serais tiré tout de suite une balle dans la tronche, on évitait une sacrée série d’emmerdements qui, il faut bien le dire et j’en suis pleinement consciente aujourd’hui malgré la douleur et « vos gueules là-dedans », n’ont servi à rien !
J’ai réparé Lucy ? Non.
J’ai dégagé quelques nuisances ? Oui. Mais si on voit un peu plus loin que le bout de son nez, ça a pas dû changer grand-chose au niveau de la planète.
Je me suis bien fait chier ? Oui.
Conclusion : rien ne sert de courir, il faut partir à temps !
À onze ans, j’aurais buté que moi. Les instances supérieures m’auraient plainte et j’aurais eu une sacrée bonne colline. SILENCIEUSE !
Évidemment, j’aurais pas connu mes bottes. J’ai beaucoup aimé mes bottes.
*
— Elle revient à elle !
Phrase intrigante. J’ouvre un œil, le gauche, c’est flou.
— Un petit effort, mademoiselle Johnson !
Phrase énervante. J’ouvre l’autre œil, le droit, c’est moche. Madame Tremblay sourit, sans dents.
Elle pose une main étonnement fraîche sur mon front. Mes deux yeux s’ajustent. Le vieil Indien est là. Si j’étais pas morte, je dirais qu’il pleure doucement, sans bruit, ce qui est gentil. Dans ses bras, il tient un paquet qu’il approche de mon visage. J’aperçois des mèches noires, un front tout blanc, un minuscule visage endormi, comme un ange.
Merde, un ange ! Il était temps…
Le vieux lâche d’une voix éraillée :
— Il s’appelle…
J’interromps :
— Plume d’Aigle. C’est définitif.
Et je me rendors.
*
Je retrouve mes bottes avec plaisir, le vieil Indien avec gratitude et la chose qui s’accroche à mes seins avec circonspection.
Il est convenu que je vais rester un peu, le temps de l’allaitement, et puis que je reprendrai la route. Le vieux a quelques contacts de-ci, de-là, pour m’aider si nécessaire. J’ai dit oui pour lui faire plaisir mais, si nécessaire, je suis plutôt du genre à me débrouiller toute seule.
Madame Tremblay, Dorothée de son prénom, est restée quelques jours pour me montrer comment fonctionne la maternité. Le vieux l’a ensuite raccompagnée un jour plus loin, dans son désert à elle. Je pensais que l’isolement contemplatif était une spécialité des Indiens Navarro mais le grand-père Courteaux m’a expliqué que, numéro un, il n’avait jamais rencontré de Navarro et que, numéro deux, il considérait — et cela n’engageait que lui — que les autres étaient une source générale d’emmerdements. Madame Tremblay était du même avis ainsi que quelques autres Houmas dispersés dans les collines.
On sait ce que j’en pense. Mais je me suis permis de lui rétorquer que le but d’un chaman étant d’aider les autres, cela me semblait contradictoire.
Il a levé les yeux au ciel comme l’aurait fait Lily, en répliquant que, décidément, je n’avais rien compris à ce qu’il m’avait dit au sujet des esprits et de l’infini.
— Et donc, ce sont les esprits qui ont empêché la balle de m’exploser le crâne ?
— Voilà.
— Et qui ont aidé Madame Tremblay à extraire votre arrière-petit-fils de mon ventre ?
— Voilà.
— Et pourquoi, ils n’ont pas empêché la balle d’arriver dans ma tête dès le départ, ça aurait été plus simple, non ?
— Faut croire que non.
— Ah.
Je pense à l’impénétrabilité des voies et des esprits, en silence.
Je ne sais pas si le petit Indien fera un bon chaman mais ca un best un vrai tire-lait. Il faut dire qu’il est né minuscule. Il pèse rien. Une plume. D’aigle.
Il n’est pas moche.
Dès qu’il pleure, j’ai les seins qui gonflent.
Dès qu’il bouffe, j’ai faim.
Dès qu’il dort, je dors.
C’est la maternité.
*
Avec le vieux et le petit contre mon ventre, enroulé dans un tissu pittoresque, on a repris nos ballades. Pour la santé. Et pour renifler l’eau dans l’air et ainsi de suite…
Plume d’Aigle a trois mois lorsqu’on dépasse la colline, dite de la Tortue, pour la première fois. Je prends d’abord la lumière en pleine tronche et je crois un instant que ma balle a encore explosé et que je suis passée de l’autre côté sans m’en rendre compte. Et puis mes yeux s’habituent et je distingue une petite prairie verdoyante, posée là comme une fleur dans le Sahara avec un vieux cabanon, posé dessus comme une verrue sur une jeune vierge.
Je demande au vieux :
— C’est bizarre que ce soit si vert par ici, non ?
— Non.
— Ah.
Ok, ok, on fait sa bonne élève, on récapitule. Le vent d’Est est arrêté par la colline et en reniflant bien, il doit y avoir une belle petite source par là-dessous. Voilà.
— C’est joli.
Le vieux ne répond rien. On se repose une heure ou deux en silence. On rentre.
Le soir, auprès du feu, je lance :
— Vous pourriez peut-être réparer la cabane sur la prairie, là-bas ? Je pense que ça serait mieux qu’ici pour la santé du petit. Parce que franchement, le vent, à force, ça tape un peu sur les nerfs.
J’ai failli tomber de ma couverture quand il a répondu :
— Je veux bien. Mais il va falloir du temps parce que j’ai plus vingt ans.
Et bien, on y est allés tous les jours à la prairie. Moi, je porte le petit. Le vieux porte le matos. Finalement, l’été, on est restés sur place pour gagner du temps. J’ai appris à bricoler entre deux tétées et je dois dire que je suis plutôt douée. C’est un peu comme tout : tu fais un plan, tu vises, tu cloues.
À la fin de l’automne, la cabane est terminée. Elle est petite mais pimpante. On a tiré un petit puits à partir de la source, pour se faciliter la vie.
Plume d’Aigle a bien grandi. C’est celui qui cause le plus de nous trois. Il gazouille tout le temps, rampe partout, attrape tout. Il nous fait bien marrer, avec le vieux. On a commencé à lui donner du lait en poudre et des bouillies. Il a dit « Maman » une fois.
— Il marchera vite, dit l’arrière-grand-père en le berçant dans le hamac.
— Il est temps que je m’en aille, je réponds.
— J’irai chez l’autre voleur demain. Dis-moi ce qu’il te faut, il répond.
Une fois par mois, le vieux prend la camionnette et va faire les courses chez une espèce de vendeur de tout au bord d’une route qui va plus loin que nulle part. Il s’en va aux aurores et revient au milieu de la nuit.
— J’ai besoin de rien. Vous me laisserez sur la route. Ça ira.
— Ok, je te réveillerai demain matin.
Il poursuit, l’air de celui qui croit qu’il a l’air de rien :
— Au fait, je pensais quand même lui donner un deuxième prénom, au petit. Quelque chose de plus…
— Français ?
— J’avais pensé à Tom ?
Je soupire. Ils ne sont pas près d’être répertoriés comme Amérindiens, les Houmas. Mais, je ne me sens pas d’humeur contrariante.
— Ok. Tom, c’est bien. Mais en deuxième prénom seulement, on est d’accord ?
— D’accord.
— À une condition.
— Laquelle ?
— J’aimerais bien avoir un nom indien. Normalement ça fait ça, un chaman, non ?
— Ça se peut.
— Alors ?
Il prend son temps, invoque les esprits, je suppose, redescend sur terre, je suppose, et prononce plusieurs mots incompréhensibles.
— Ça veut dire quoi ce charabia ?
— Ça veut dire à peu près : « La fille en noir du Mississippi ».
— C’est sympa. Mais c’est imprononçable en indien.
— Ben voilà !
*
Après une dernière soirée au coin du feu, en silence, on se lève aux aurores. On mange. Le vieux donne le biberon à son arrière-petit-fils. Je prépare un pique-nique en pensant à rien.
Je fous mon sac de ma vie d’avant à l’arrière de la camionnette. J’installe Plume d’Aigle dans son couffin. Je m’assieds sur le siège passager, le couffin sur les genoux. On se met en route.
Le paysage défile lentement. Le petit dort. Le vieux conduit prudemment en chantonnant.
Après une demi-journée de route, on arrive sur le parking d’un magasin aussi vieux que le grand-père. Il y a une vieille camionnette noire. Le vieil Indien me lance :
— Je t’avais trouvé ça, pour le jour où tu voudrais partir. C’est à toi.
Ayant pu constater le peu de fréquentation des routes dans les parages, je me dis qu’une camionnette contre un arrière-petit-fils, après tout, c’est pas trop cher payé.
— Merci.
— De rien.
— Au revoir, monsieur Courteaux" color="t>
— Au revoir, la fille en noir du Mississippi.
Je prends mon sac et me dirige vers la camionnette. Le vieux m’interpelle :
— La cabane dans la prairie, ça sera pour le petit quand il sera grand, parce que moi, le vent, ça me change les idées. Je peux pas vivre sans.
Je m’arrête sans me retourner :
— C’est un peu con, quand même ! Quand il sera en âge de l’habiter, elle sera dans le même état qu’on l’a trouvée !
Je monte dans la camionnette, jette mon barda sur le siège passager.
Il dit :
— C’est vous qui voyez…
Le petit se met à pleurer comme dans les films tristes à la fin.
J’ai les yeux qui gonflent.
Je sens monter une migraine que je traite de connasse.
Je démarre. Ça crachote et puis ça crache sa putain de route.
Y a pas à dire, on est vraiment désolé pour le paysage. Des kilomètres de buissons, de plantes à faire des tisanes dégueulasses, de personne à l’horizon, de nuages dans un drôle de ciel bleu, de nulle part.
Pour mieux entendre les esprits, soi-disant. Personnellement, je ne les ai jamais entendus. Soit ils ne sont pas très causants, soit je suis sourde comme un pot. Enfin, je vais pas me plaindre, entre les fantômes et la balle, j’ai eu ma dose de squatteurs de crâne. Ce qui me fait penser à un poème de Miss Adélaïde Pinkcat :
Une balle dans mon jardin,
Que je relance au voisin.
Le rire d’un enfant enchanté
Qui a renversé ma tasse de thé.
Je ne sais même pas où je vais. Il n’y a aucun panneau indicateur sur cette route. Je roule, je déroule, j’enroule. Je pense à Lily qui doit être retournée au pensionnat. À mambo Mira qui doit payer des bouteilles de rhum au Baron Samedi. Aux dimanches d’Houma. Aux Cajuns. À Fred. À tous ceux qu’il faut laisser partir pour ne pas risquer de les détruire. Putain, je cogite trop. C’est pas bon pour ce que j’ai.
Du dedans, je retourne le dehors.
Du dehors, je retourne le dedans.
Dans tous les cas, je pense sans panser
Et laisse mes blessures s’envenimer.
Sacrée Adélaïde !
Et là, je cale. La camionnette se met à fumasser sous le capot. La nuit va pas tarder à tomber et à cette période de l’année, elle s’écrase sur ta gueule d’un coup comme une guillotine et te gèle les couilles en moins d’une heure. Je prends mes affaires et vais me faire un feu dans les arbustes.
J’en pleurerais d’énervement si j’avais le droit de m’énerver. Je cuis des saucisses à la con sur le feu au bout d’une branche comme un bon petit scout. Et puis je les jette. Parce que j’ai pas faim. Je m’enroule dans la couverture indienne pittoresque que le vieux m’a donnée en souvenir du bon vieux temps et j’insulte les esprits qui me le rendent bien, j’en suis persuadée.
Et finalement, je prends mon Luger et j’imagine la probabilité de tirer une balle directement dans la balle déjà dans mon crâne et de l’éjecter, par exemple, juste dans la saucisse cuite qui gît à quelques mètres sur la branche d’un buisson. Ou alors, à combien de mètres faut-il que je plante ma batte de baseball dans le sol à ma gauche pour qu’après avoir traversé ma cervelle, les deux balles s’y incrustent pour l’éternité là au milieu de nulle part sous les étoiles ? Et si je pose le journal de ma mère toujours dans son voile de soie rouge en équilibre sur la batte de baseball, quelle est la probabilité pour que ma cervelle s’y dépose joyeusement en un dernier hommage ?
Je regrette de n’avoir pas suivi plus assidûment mes cours de maths. Les enfants manquent cruellement d’imagination. Ils ne peuvent pas se rendre compte, les pauvres petits, à quel point ce qu’ils pensent être inutile pourrait se révéler essentiel plus tard, à l’improviste.
Et un petit renard des plaines se met à appeler sa mère. Il pleure, au loin. Et contre toute attente, mes seins gonflent au milieu du désert, mon Luger vrillé à ma tempe.
Et contre toute attente, je me mets à hurler et à tirer sur ce putain de journal et cette putain de batte et cette putain de nuit. Et puis, quand j’ai plus de balles, je leur fous le feu au cul et quand tout a brûlé, je jette mon Luger à l’autre bout de la terre. Et si je suis attaquée par des coyotes, des connards, des enculés, je leur jetterai des saucisses, en me marrant, parce qu’il faut éviter que je m’énerve.
Et je m’enroule dans ma couverture pittoresque parce qu’il fait un putain de froid.
En attendant rien.
Assise.
Par terre.
*
— Ben, qu’est-ce qu’elle fait là, la demoiselle ?
J’émerge difficilement d’un début de congélation. Une lumière m’éblouit. J’ai plus ni chaud ni froid… je peux plus bouger. C’est l’Enfer ou le Paradis ?
— C’est pas bien raisonnable de dormir dans ce froid sans au moins faire un feu ?
Je ne sais pas s’il faut répondre. Un test, peut-être ?
— Parce que moi, je passais avec ma camionnette et heureusement que je viens de changer mes feux parce que j’ai vu les saucisses dans les buissons ! Je me suis dit « Travis, des saucisses dans les buissons, t’en as encore jamais vues, faut que t’ailles jeter un œil ! », je me suis dit. J’avais pas tort.
J’essaie de parler mais ma mâchoire ne répond pas. De toute façon, je comprends rien à ce que raconte l’autre con, Saint Pierre, sans doute. Selon quelques précédentes expériences auprès de mambo Mira, quand les gens, même les pires, allaient vers la lumière, ils avaient l’air content. Et là, je peux pas dire exactement de quoi j’ai l’air mais content, ça m’étonnerait.
— Bon, ben je crois qu’on va embarquer la petite demoiselle dans la camionnette et puis on verra plus tard. Je récupère les saucisses, hein, parce que ça serait dommage de laisser perdre.
Quelques kilomètres plus tard qui me semblent parmi les plus longs de ma vie, eu égard au monologue ininterrompu de Travis Bernard et, paradoxalement, les plus agréables de ma vie, eu égard au chauffage de la camionnette de Travis Bernard, nous arrivons à ma grande surprise au magasin de ravitaillement du grand-père Courteaux. Avec sur le porche, précisément, le grand-père Courteaux.
Travis plante les freins et sort précipitamment de la camionnette, impatient de raconter ses aventures à son copain Joseph.
— Joseph, tu devineras jamais ce qui m’est arrivé cette nuit ?
— Travis, j’ai préparé du thé vert et un bon petit déjeuner et je pense que tu pourrais inviter la demoiselle que t’as ramenée. Elle a l’air d’en avoir besoin.
— Heu, oui, bien sûr, mais tu devineras jamais ce qui m’est arrivé ? Au fait, qu’est-ce que tu fous chez moi à cette heure ?
— Une panne de camionnette. Je me suis permis de passer la nuit dans ton foutoir d’autant que j’ai un marmot avec moi !
— Ah ? T’as bien fait ! Parce que figure-toi que je devais aller en ville pour changer mes feux ? Sans ça, j’aurais jamais vu les saucisses…
Et c’est comme ça que j’ai fait connaissance de ce voleur de Travis Bernard et que le vieil Indien, Plume d’Aigle et moi, on s’en est retournés dans notre désert et que je me suis installée avec le marmot dans la cabane sur la prairie.
En chemin, j’ai pourtant bien expliqué au vieil Indien que les femmes Johnson avaient une tendance irraisonnée à flinguer leurs gosses mais il m’a dit qu’on allait arranger ça avec les esprits.
Ça.
Avec les esprits.
Voilà.
Puis il me dit :
— T’inquiète pas. Tu peux pas tuer cet enfant puisque c’est le mien, tu comprends ?
Ça me rappelle vaguement un truc mais je peux pas dire que je sois rassurée.
— Ben, c’est un peu le mien aussi, quand même ?
Il soupire, le vieil Indien. Il aime pas expliquer.
C’est un bel automne. Un de ceux qu’on appelle été indien. Forcément.
On se voit tous les jours. Le vieux sait que j’ai peur.
Tous les jours, ma peur grandit. Avec Plume d’Aigle. Il a les cheveux noirs, les yeux bleus, le regard profond.
Quand il tombe, je me dis que j’ai pas assez fait attention. Quand il pleure, je me dis qu’il a une douleur insupportable quelque part, qu’il n’y a pas de médecin à proximité, qu’il va mourir. À cause de moi. Je range toute la journée les objets qui pourraient le blesser, à pointes, à dents, à « tu vas mourir ». Je scrute chacun de ses mouvements. C’est pas bon pour mes migraines et mes tremblements alors je me bourre de tisanes dégueulasses. Et puis, si la balle bouge et que le vieux n’est pas là…
Alors, le vieux finit par avoir pitié :
— Ce petit, c’est un shaman Courteaux, c’est pas une fille Johnson. Et je connais personne qui ait tué un shaman Courteaux ou qui l’aurait laissé mourir par accident. La vraie mère de Plume d’Aigle, ce sont les esprits, ma fille. Faut que tu comprennes les esprits, sinon tu vas crever d’angoisse et ta balle, elle vivra bien plus vieille que toi.
J’essaie, putain, j’essaie. Je médite, j’incante, je brûle de la sauge, je supplie. Les esprits n’en ont rien à foutre. J’ai pas de sang amérindien, moi, ça marche pas. Je lui dis, au vieux. Il s’énerve.
— Les esprits ne s’intéressent qu’à la vie et aux âmes. Les histoires personnelles, ils s’en foutent. Amérindien ou pas, ils s’en foutent.
Plume d’Aigle dit « Maman ». J’essaie de lui apprendre à dire « Madame » pour tromper la mort mais le mal est fait. Il dit « maman » et puis c’est tout. Il grimpe, il tombe, il se fait mal et puis c’est tout. Il se brûle avec l’eau trop chaude et puis c’est tout. Il s’enrhume avec l’air trop froid et puis c’est tout. Il vit et puis c’est tout. Il mourra un jour et puis c’est tout.
Je dois dire que depuis que je suis devenue une gonzesse, la connasse de peur, elle se venge sacrément bien de toutes les fois où je lui ai cassé sa gueule de putasse. Je croyais avoir gagné… Elle se marre. Quand t’as rien à perdre, forcément, tu gagnes rien non plus. T’as juste rien à perdre. Aussi con que ma mère, au final.
Un jour, je me balade seule dans les collines pendant que le petit joue avec son grand-père et je tombe sur un amas de pierres. Et des os. Et les restes d’un tissu bleuté. La bonne colline, quoi. « Salut mère-grand ! T’es passée de l’autre côté ? Lucy t’a déjà pardonné ? Sacré Lucy ! » Et puis, je pense à Lily. Je pense souvent à Lily. J’espère que mambo Mira lui coupe le cordon ombilical qui la relie aux Johnson. Avec les dents.
Quand je rentre, je prends le grand-père entre quatre yeux :
— Il faut que tu coupes le cordon ombilical qui me relie aux Johnson ! Avec les dents ! T’es un shaman, oui ou merde ?
— Merde.
*
C’est bientôt Noël. Plume d’Aigle a huit mois. Il vit encore.
J’ai appris la prairie et le désert. Je connais chaque plante, chaque animal, chaque pierre, chaque colline. Je renifle le vent et l’eau de l’air. Je fais mon pain, ma soupe, mes tisanes, ma lessive. Je bute personne. Je mentirais si je disais que ça me manque pas.
La peur, c’est plus compliqué à gérer que les autres salopards. C’est elle qui me traque. Ça change la donne. Et puis, j’ai beau lui jeter des saucisses en me marrant c’est moi qui finis recroquevillée dans ce coin de nulle part à hurler la gueule ouverte. En silence pour pas faire peur au petit.
La peur, c’est une sacrée connasse.
Le vieux a espacé un peu ses visites. Il joue avec Plume d’Aigle d’une manière bien à lui et je sens bien que ça ne me regarde pas. On se respecte. Mais chacun dans son désert. Et c’est bien comme ça.
Il m’a annoncé qu’il allait s’absenter quelques jours pour affaires ! J’ai pas demandé de détails. Mais il m’a promis d’être de retour pour Noël. Je lui ai précisé que personnellement, Noël, j’en avais rien à foutre, mais il a haussé les épaules.
Plume d’Aigle et moi, on se débrouillera tout seuls.
Enfin, pour être claire, c’est moi qui me débrouille toute seule.
Parce que putain, les mômes, c’est trop petit. Ça a besoin de toi tout le temps. C’est ça qui fout la merde. Tu loupes un truc, ça peut mourir. C’est trop fragile. Mais tu veux faire quoi ? Aller l’enterrer avec Judith pour être tranquille ? « Tiens, prends la bonne colline dans ta gueule, mon chéri ! Maman a besoin de dormir, tu comprends ? Elle a traîné sa mère pendant des kilomètres comme un boulet mais c’était Disneyland à côté de toi. Plume d’Aigle, je rigole ! T’es pas une plume, t’es le poids de la gravité elle-même. Tu me colles à cette putain de terre comme de la saloperie de plomb. Tu m’enterres, tu comprends ? » .
Mais il comprend pas. Il rit. Il joue. Il pleure. Il bouffe. Il dort.
Et je respire son souffle pour m’assurer qu’il vit toujours comme on aspire des bouffées de fuel.
D’abord, l’idée me traverse l’esprit comme un oiseau le ciel et puis elle s’installe dans son nid : si on se mettait tous les deux sous les pierres de la bonne colline et qu’on se laissait flotter « plus léger qu’un bouchon »…
On se promène. On revient à la prairie. Et puis, on va plus loin. On revient quand même. Et puis, on va encore plus loin. Jusqu’au tissu bleuté. Je soulève une pierre. Je la repose. Je soulève une pierre. J’en soulève une autre. Il pense que c’est un jeu. Il essaie de soulever les pierres. Il rit. Je marmonne des chants indiens, enfin du charabia parce que l’indien, j’y comprends rien. Je nous fais un bon petit creux et on se met sur la couverture. Il s’endort. Je soulève une pierre. J’en soulève une autre. Je recouvre d’abord pieds et je remonte lentement comme le Mississippi.
Dodo, l’enfant do, maman do. Sur le côté, recroquevillée, le petit dans le creux de mon ventre. Allez, on retourne d’où on vient sans faire d’histoire. Parce qu’ici, mon petit, ça vaut pas la peine ! Franchement. Fais confiance à maman. Ici, c’est le manège à cons…
Il dort. Je m’endors. J’ai froid mais je m’en fous parce que la connasse de peur, elle, elle commence à fermer sa gueule. Je suis bien, putain, je suis bien. Mieux que j’ai jamais été. Juré… sur ma mère…
Et le petit se met à pleurer.
On avait dit qu’on dormait !
Mais il pleure.
Putain, il pleure et tu comprends du fin fond de ton début de Paradis que c’est foutu, que tu peux pas, que tu pourras pas, parce que ce petit, qui dépend de toi comme le côté face du côté pile, ne t’appartient pas, que sa vie ne t’appartient pas, que sa mort ne t’appartient pas… Et il t’a fallu passer trois heures sous ces putains de pierres, la veille de Noël, pour piger ça !
Alors quand t’as compris, tu rentres en courant parce qu’il a forcément attrapé froid et qu’il va sûrement mourir d’une pneumonie à cause de tes conneries et tu arrives dans ta maison de ta prairie comme une furie. T’ouvres ta porte d’un coup de botte pour faire chauffer l’eau, les couvertures, le monde…
Et là, t’entends des hurlements :
— Joyeux Noël ! Joyeux Noël ! Joyeux Noël !
Et je vois la petite Lily qui a drôlement grandi et qui chiale de bonheur, le vieil Indien qui me fixe d’un drôle d’air et Fred qui sourit bêtement sans oser me regarder.