Chapitre 1 : Saint Louis
Ben merde alors !
J’voyais pas ça comme ça…
Saloperie de vie !
Après la grande lessive que fut l’inondation de 2010, Saint Louis n’en finit pas de sécher son linge.
Surtout dans les quartiers qui traînent la poisse de leurs rues défoncées jusque sur les murs écaillés et moisis des maisons encore debout. Avec les balancelles des vérandas qui couinent, les bagnoles qui rouillent sur des pelouses sans herbe et les fantômes pendus aux fils tirés d’une fenêtre à l’autre.
La plupart des survivants sont restés. Où aller, de toute façon ? Si t’es né ici, tu restes ici, parce qu’un de ces putains de fils t’a attaché à quelque chose de plus fort que toi, la glue puante de la misère transmise de génération en génération comme une pénitence éternelle dont on a oublié la cause.
Et puis tu as le Mississippi qui vient faire le ménage de temps en temps, le Père des Eaux, qui susurre : « Laissez venir à moi les petits enfants ».
Moi, je m’en fous, je ne fais que passer. Je ne suis pas d’ici.
On est jeudi. Je tire ma charrette avec mon barda. Je récupère gratos des livres que je revends au porte-à-porte.
Je m’approche de la véranda d’une minuscule maison à deux étages au bleu passé. Les volets du premier sont fermés.
Une vieille femme noire dans un châle d’un vert pâle mité et miteux balance ses vieux os sur un rocking-chair. Une brise légère fait tinter un carillon accroché à une poutre et qui tente d’éloigner les mauvais esprits.
C’est ma première cliente de la journée.
La pauvre a cru que j’étais la Mort qui venait la chercher.
Il faut dire que je porte mon éternel manteau noir, mes bottes noires, ma tignasse noire, tout noir… et l’humeur qui va avec. Alors quand je lui dis « Bonjour madame », elle me répond, paniquée :
— Ben merde alors ! J’voyais pas ça comme ça… Saloperie de vie !
Je me s que je ne vais rien vendre ici non plus. Et puis le déclic…
— J’ai une bible d’occasion à trois dollars. C’est une affaire !
Elle s’essouffle à parler :
— Une affaire ? J’sais pas… faut voir… faut que je me prépare… c’est pourtant pas faute d’y avoir pensé… fallait bien que ça arrive un jour… mais là… ben… je suis pas prête… j’ai toujours rien compris ! Le sens de la vie, toutes ces conneries…
— Deux dollars cinquante alors mais je ne peux pas faire mieux.
Elle me jette un drôle de regard derrière ses lunettes à hublot, comme une vieille chouette perdue avec des yeux immenses et recouverts du voile bleuté de la cataracte. Bon, elle peut plus lire, c’est évident… tant pis pour mes deux dollars cinquante. À moins que :
— Vous connaissez des personnes qui peuvent vous faire la lecture ? Vos petits-enfants ? Ils viennent vous voir de temps en temps ?
C’est là qu’elle me lâche :
— Dis donc toi, t’es l’Ange de la Mort ou une casse-couilles ?
Il faut dire que ça doit faire un assez bon résumé de mon curriculum.
On cause. Elle s’appelle Marthe et ça l’intéresse que je vienne d’ailleurs et que je trace la route vers le sud. Elle m’offre une grenadine. Je lui demande si elle a des livres dont elle veut se débarrasser, elle me dit « peut-être ». Elle me demande si mes parents sont pas inquiets de me voir partir si jeune, je lui réponds « peut-être ».
— Si tu viens me le lire, je veux bien t’acheter un de tes bouquins, lâche Marthe après un silence réfléchi.
— C’est pas rentable, je lui rétorque.
— Et pourquoi que tu t’es arrêtée à Saint Louis ? crachote-t-elle en suçotant sa grenadine. Il y a rien ici…
— Y a vous Marthe, c’est pas rien… Dites, il y a des gens qui aiment lire dans votre quartier ?
— Ouais, c’est ça, fous-toi de ma gueule… Elle rit et renverse sa grenadine. Les gens, ils lisent plus, ils regardent cette connerie de télévision… De toute façon, je connais plus personne. Combien il te faut pour continuer ton chemin ?
— Trois cents dollars.
— Ah ben merde alors, ça en fait des saloperies de bouquins ! J’espère que t’es pas pressée, qu’elle se marre.
— Je suis pas pressée, que je me marre.
— Et où que tu vas crécher pendant que tu récoltes tes trois cents dollars ? Au Hilton ?
Le carillon ponctue le rire de Marthe en léger contretemps.
— Ben, je me disais que votre maison était plutôt grande pour une seule personne, Marthe. Vous auriez peut-être un canapé à me prêter ?
— Voyez-vous ça, gigote-t-elle, toute nerveuse d’un coup. Mais j’héberge pas les inconnues, moi. Si ça se trouve, t’es du genre à étrangler les vieilles dans leur sommeil ?
— Non, c’est pas mon genre. Mais je pourrais peut-être vous faire la lecture ou du ménage, en échange. Ça serait plutôt nécessaire, si vous voyez ce que je veux dire…
— Quel sans-gêne ! Ça s’invite chez les autres et ça critique les lieux. Figure-toi qu’une bénévole de l’Association de la Bonne Parole vient une fois par semaine pour nettoyer.
— Faut pas vous énerver, Marthe, ça fait vieillir prématurément. Si elle vous fait aussi du gâteau au chocolat, j’insiste pas. Sinon, réfléchissez, je vais faire mon business et je repasserai vous voir en fin de journée…
J’ai marché et démarché la rue crasseuse, les maisons délabrées, les gens en vrac. Me suis fait jetée la plupart du temps. Trop blanche, trop noire, trop bizarre. J’ai l’habitude. Ça me fait même plaisir de participer à ce reste de liberté humaine qui consiste à claquer sa porte aux nez des emmerdeurs.
Il est vrai que je n’ai plus qu’un Schopenhauer à proposer. J’en ai lu quelques extraits à une fillette qui jouait à la poupée sur le trottoir :
« Il faut donc enseigner aux jeunes gens que dans cette mascarade, les pommes sont en cire, les fleurs en soie, les poissons en carton et que tout n’est que farce et plaisanterie… »
La mère est venue récupérer sa môme en m’insultant. La petite semblait pourtant intéressée.
Puis, un certain Vieux Jo m’a donné dix Barbara Cartland. Viex Jo n’a plus le cœur à lire des romans d’amour. Sa dernière maîtresse l’a quitté pour un hospice à l’autre bout de la ville. « Zinzin, qu’elle était devenue, la Dorothy », explique Jo en se frappant le crâne, « si c’est pas malheureux, une si bonne cuisinière… ».
Il va souvent au parc Saint James. « Il y a toujours le même glacier avec la voiturette et la cloche. Depuis quelque temps, à l’autre bout du parc, une dame fait aussi des crêpes et des hot-dogs ! ». Vieux Jo aime bien les hot-dogs mais il les digère mal. C’est pas drôle de vieillir. On digère plus grand-chose. Heureusement qu’il y a des bancs. Ça lui passe le temps de regarder la vie des autres. « Les gens courent beaucoup de nos jours. Ils appellent ça, le jogging. Paraît que c’est bon pour la santé mais faut voir leur tête quand ils courent ! ».
Pour mes bouquins, il me conseille d’aller au coin de la rue chez Madame Gladys, une dame qui a de l’instruction mais qui a pas eu de bol.
J’y vais.
Derrière le grillage à moustiques, j’explique à Madame Gladys que je viens de la part du Vieux Jo. Elle connaît pas. « Schopenhauer ? ». Elle connaît pas. « Cartland ? ». Ça l’intéresse pas. « Vous auriez des livres à me donner pour vous débarrasser ? ». Elle débarrasse pas.
Je tire la charrette jusqu’à la prochaine rue. Au numéro 22, une vitrine étonnamment clinquante annonce : Beauté Fatale (coiffure pour femmes et hommes, soins du corps, massages, pédicure, onglerie, etc.).
On m’interpelle : « T’es pas d’ici, toi ? »
Je passe deux heures avec Serena déjà bien tapée au rhum, l’air d’un camionneur sur le retour. J’apprends que la vie n’est pas toujours facile à Saint Louis même si sa boutique marche plutôt bien dans l’ensemble, que les femmes sont jalouses d’elle dans l’ensemble et que les hommes sont des salauds dans l’ensemble. Elle ouvre une deuxième bouteille de rhum et pleure sur ma charrette. Je tente de lui remonter le moral dans l’ensemble mais elle s’accroche à son chagrin autant qu’à son verre.
Je découvre tous les potins du coin et on se quitte très copines parce que, franchement, elle me trouve super sympa même si j’ai l’air malade et qu’une teinture rousse me donnerait meilleure mine. Elle insiste pour acheter mon Schopenhauer et mes Cartland, parce qu’il faut s’entraider, dans l’ensemble.
*
À mon retour, Marthe est posée là, au même endroit, à la lumière rasante du début de soirée. Elle semble dormir mais un doigt tapote sur l’accoudoir du fauteuil.
— Alors t’as vendu tes machins ? Pour combien ? elle harangue.
— Trente dollars !
— T’as pas l’air d’avoir le sens des affaires, ma pauvre fille.
— Faut voir… Alors ce gâteau au chocolat ?
Marthe attend au moins dix minutes avant de répondre en décrochant les syllabes de son dentier. Je m’assieds sur les marches. Je suis pas pressée.
— La Bénévole m’en a fait un, une fois. Dégueulasse.
— Faut avoir le tour de main.
— Ouais, c’est ça. Si tu m’étrangles d’un tour de main dans mon sommeil, je reviendrai te hanter, tu sais…
— Ça marche.
Je débarrasse mes affaires de la charrette. Marthe attrape une béquille et clopine à l’intérieur. Il fait sombre d’un coup. Ça sent le vieux. Elle m’indique le fond du corridor, d’abord avec la béquille mais elle est trop lourde, alors elle s’énerve du menton :
— Là-bas, au fond, il y a une chambre. T’as qu’à t’installer avec ton bazar. Tu laisseras tout pareil en partant. Tout pareil. T’as acheté ce qu’il faut pour le gâteau ?
*
Je fais mon business la journée. Je rentre chez Marthe le soir. Je lui prépare à manger. On discute.
Elle ne comprend pas pourquoi je m’accroche à ce quartier pourri et sans intérêt de Saint Louis depuis deux semaines.
Bobby non plus ne pige pas. C’est le serveur de Chez Bobby, qui me sert inlassablement un café aussi allongé que le Mississippi et plus ou moins de la même couleur. Sa tarte aux myrtilles suinte la myrtille pas fraîche et la farine bon marché. Son bar vous colle aux coudes. Ce sont les aléas du voyage.
Ils ne peuvent pas savoir, les pauvres bougres, que dérouler les souvenirs des autres, c’est un sacré Trafalgar, un sacré coup de pute et que ça demande certains sacrifices.
Je sors le petit paquet enrobé de soie rouge de ma poche. J’extrais précautionneusement le carnet en cuir nommé Journal de Lucy et je relis les mots qui m’ont amenée ici, précisément.
J’ai déjà arraché quelques centaines de bornes à ce putain de Journal et la machine à remonter le temps est à l’œuvre.
Allez maman, pleure pas, t’es bien sous tes marguerites… t’as jamais été aussi bien.
*
J’ai fait des bonnes affaires aujourd’hui.
J’ai récupéré douze dollars du livre de recettes de Julia Child donné par Mme Le Bourné et vendu à Mme Dickinson, qui sont voisines mais ne se sont jamais parlé en dix ans parce que Mme Dickinson a l’air vulgaire et que les aboiements de ses chiens ont aggravé dramatiquement les insomnies de Mme Le Bourné, qui sont sans doute la cause des multiples autres maux dont elle souffre, sans se plaindre. Et Mme Le Bourné ne cuisine plus depuis que son mari l’a quittée pour une pouffiasse peroxydée.
Dorothy Smith m’a acheté un Charles Dickens à cinq dollars pour me faire plaisir parce que je ressemble à sa petite-fille, Patsy, qui est morte à quinze ans dans un accident de bicyclette. Elle m’a aussi donné des bonbons à la fraise. Je ne trouve pas que je ressemble à sa petite-fille d’après les photos de l’album plastifié.
Ensuite, on a parlé du bon vieux temps quand le quartier était propre et les gens polis… du marchand de glaces d’autrefois qui aimait tellement les enfants et qu’on a retrouvé mort dans le parc deux jours plus tôt, enterré vivant près d’un églantier. Et puis, ceux qui sont partis, ceux qui sont restés, les jeunes, les vieux… tout ça se mélange un peu dans la tête de Dorothy Smith. Mais elle n’a jamais fréquenté le bar Chez Bobby, trop mal famé.
Le petit Ryan de la famille O’Brian au bout de la rue a cassé son cochon et a ramassé un dollars vingt-cinq pour me prendre un Flash Gordon chiffonné. Je lui ai donné les bonbons à la fraise.
Un ado nommé Dalton, habillé en fille, m’a demandé de lui tailler une pipe en échange d’un exemplaire rare de l’Attrape-cœurs, soi-disant dédicacé par l’auteur. À la place, je lui ai refilé La Servante Servile et La Joueuse de Pipeau de Dick Sanders pour sept dollars.
Bobby le serveur m’a pris trois Agatha Christie à quatre dollars chacun. Je soupçonne qu’il ait un peu le béguin pour ma pomme. Il m’achète des livres tous les jours mais il sait à peine lire la carte des menus.
Cerise sur le gâteau, j’ai récupéré Comment entretenir son Jardin anglais de Beth Travis, Das Kapital de Karl Marx, quatre Ludlum en assez bon état, une histoire de la guerre de Sécession annotée par un beau-père nommé Charly, un vieux Seigneur des Anneaux de Tolkien avec illustrations, Pierre-Auguste Renoir, mon père par Jean Renoir, Sois gentille, ma poupée de Peter Sliders et un manuel des bonnes manières de la baronne de Rothschild, que je ne manquerai pas de lire à Marthe, pour la faire marrer. Quand on aura fini Esaïe, chapitre 42.
*
— Esaïe, chapitre 42, verset 1 : « Voici mon serviteur, que je soutiendrai, Mon élu, en qui mon âme prend plaisir. J’ai mis mon esprit sur lui ; Il annoncera la justice aux nations. »
— T’y crois, toi, à toutes ces conneries ? s’enquiert Marthe en s’empiffrant de gâteau au chocolat.
— Je ne sais pas Marthe, c’est toi qui veux être prête pour passer de l’autre côté. Esaïe, chapitre 42, verset 2 : « Il ne criera point, il n’élèvera point la voix, Et ne la fera point entendre dans les rues. »
— Et si y a rien de l’autre côté ?
— Rien, c’est bien aussi.
— T’as pas tort mais on doit s’emmerder !
— Esaïe chapitre 42, verset 4 : « Il ne se découragera point et ne se relâchera point, Jusqu’à ce qu’il ait établi la justice sur la terre. »
— Figure-toi que le vieux Bobby a cassé sa pipe. C’est la gonzesse de l’Association de la Bonne Parole qui me l’a dit ! lance Marthe en interrompant à nouveau ma lecture d’Esaïe. Dommage que t’étais pas là, j’aurais bien voulu te la présenter.
— Ah.
— Ouais, c’était un sacré salopard, le vieux Bobby. Il ira pas au Paradis. Son fils qui tient le bar, c’est pas une lumière mais il est gentil. Mais tout petit déjà, il était con…
— Ça guérit rarement avec l’âge.
— Tu peux le dire ! Le père, tout petit déjà, il était tordu, une vraie saleté ! Une balle dans le buffet, qu’il a reçu. Son fils l’a trouvé vidé de son sang dans son fauteuil, saigné comme un porc. Il y a deux jours, je crois.
— Ah.
— Elle en savait pas plus, la Bonne Parole. S’il s’est flingué tout seul, si n de l a aidé, ce qui m’étonnerait pas. De toute façon, il a pas dû souffrir, il était toujours bourré comme un coing. C’est dommage…
— Esaïe chapitre 42, verset 10 : « Chantez à l’Éternel un cantique nouveau, Chantez ses louanges aux extrémités de la terre, Vous qui voguez sur la mer et vous qui la peuplez, Iles et habitants des îles ! »
— Dis donc, t’irais pas aux nouvelles chez le Bobby pour y tirer un peu les vers du nez ? Ça m’intéresse, cette affaire !
*
J’ai traîné mes bottes chez Bobby m’attendant à trouver le restaurant fermé. Mais non, il était ouvert, avec ses habitués qui regardaient Bobby Junior à la dérobée en redemandant du café.
— Salut Bobby.
— Salut.
— T’as de la tarte aux myrtilles ?
— Ben, ouais. T’en veux ?
— Ben, ouais. Ça va ?
— Ça va.
— J’ai appris pour ton père. Toutes mes condoléances.
— Ouais.
J’avais aucune envie de tirer les vers du nez de Bobby mais il avait fallu promettre à Marthe qui aime les histoires croustillantes. Cette histoire-là m’avait l’air plutôt sordide.
J’ai mangé la tarte en buvant mon café et en prenant l’air jolie et compatissante, enfin l’idée que je m’en faisais.
Après quarante-cinq minutes d’allées et venues entre les clients, le bar, le balai et une dizaine de tentatives de tuer des mouches, il s’appuie enfin sur le comptoir en face de moi.
— On peut pas dire que je l’aimais, le vieux, mais ça fait bizarre…
— L’amour, ça se commande pas, dis-je, consciente de ma contribution inestimable à l’analyse des sentiments humains et des phrases à la con.
— Surtout à coups de poing dans la gueule. C’était pas un tendre, le vieux.
Je ramène machinalement une mèche de cheveux sur la cicatrice qui fend mon sourcil droit en deux.
— Dire que les flics m’ont soupçonné ! poursuit Bobby. Heureusement qui y avait des clients au bar pour l’alibi, sinon ils m’embarquaient ! Pourquoi je l’aurais tué, le vieux ? Une balle dans le ventre, tirée à trois mètres… personne a rien entendu. Faut dire que c’est un quartier bruyant… Il a mis des heures à se vider de son sang, paraît-il, des heures… Si j’étais passé le voir, on l’aurait peut-être sauvé ? Mais c’était mercredi, et moi je passe le voir le vendredi après la fermeture, pour faire les comptes…
Il avait la larme à l’œil, le Bobby, et on pouvait plus l’arrêter de causer. Les quelques clients affalés sur leur verre tendaient l’oreille à la racole.
— Pour l’héritage, qu’ils ont dit… « Le bar, y vaut plus rien », j’ai répondu. Le vieux, il arrêtait pas de me le répéter : « T’es qu’un merdeux, tu sais rien faire, même pas foutu d’faire boire les cons ! ». Faut dire que de son temps, c’était une mine d’or, ce bar. Un club avec des gens des beaux quartiers et tout qui venaient passer du bon temps… une mine d’or… qu’il disait.
Et voilà que Bobby Junior se met à pleurer, à inonder le comptoir, à renifler la gloire perdue de Bobby Sénior.
— Papa, papa… mon papa…
*
— Une mine d’or ! rigole Marthe. Un nid de trafiquants de cochonneries, oui. Un sacré salopard ! C’est pas un suicide, alors ?
— À trois mètres, ça semble difficile.
— Il fut un temps où il avait le bras long !
— Ouais.
— Je boirais bien un petit coup pour fêter ça, moi !
— Je vais préparer une verveine.
— T’es vraiment une casse-couilles.
— Ouais.
*
Chez Marthe, il y a des photos dans des cadres, de beaux cadres bien épais, en bois sculpté, doré, en métal argenté… Des photos en noir et blanc exclusivement.
J’aime bien les photos en noir et blanc. Je trouve normal que les couleurs s’échappent pour te faire comprendre que tes souvenirs sont des fantômes.
Les photos de Marthe, c’était des sacrés fantômes. Les plumes, les paillettes, la fumée des cigares…
Il faut lui tirer les vers du nez pour la faire parler de ses fantômes. Les vieux d’habitude, tu peux pas les empêcher d’étaler leurs souvenirs. Mais Marthe, elle aime pas ça.
— Mais pourquoi tu gardes des photos, si tu veux pas en parler ?
— C’est pas pour moi, c’est pour eux ! Faut bien qu’ils se distraient là-bas, qu’ils aient une vue sur le monde… Remarque, c’est pas avec ce qui se passe dans mon salon, les pauvres… mais tu remarqueras qu’ils ont tous accès à la fenêtre !
En effet, elle les a tournés de trois quarts vers les fenêtres.
— Et lui là-bas, c’était ton mac ?
— Cause pas de ce que tu connais pas. C’était pas un mac, c’était un prince !
— Il te prenait quand même ton fric !
— Oui, mais avec classe…
— C’est sûr. Et là, c’était avant, quand tu étais danseuse à Memphis ?
— Ouais, la belle époque…
— Tu aimais danser, Marthe, ça se voit sur les photos. T’étais magnifique !
— On peut dire qu’elle savait lever la guibole, la Marthe… jusqu’à ce qu’elle se la pète en tombant de la scène, comme une grosse merde.
— La fatigue ?
— Le whisky.
— C’est con.
— Quand on est jeune, on est con… Mais on s’est quand même bien marrés ! Faut pas regretter. J’ai fait une bonne pute après, aussi.
— J’imagine. La conscience professionnelle.
— T’imagines rien du tout. La picole, ça fait faire des sacrées conneries. Mais au début, on se marre bien. C’est sûr, toi tu risques rien avec tes tisanes dégueulasses. Ça évite peut-être les conneries mais on se marre pas des masses. Bon, j’en ai marre de causer, va me faire un gâteau au chocolat.
*
Il y a une pancarte « À vendre » sur la devanture sale de chez Bobby. Quelques habitués hantent encore les lieux en buvant leurs dernières bières tièdes et en parlant de tout et de rien, surtout de rien.
— Salut Bobby.
— Salut.
— T’as de la tarte aux myrtilles ?
— Ben, ouais. T’en veux ?
— Ben, ouais. Ça va ?
— Pas mal et toi ?
— Pas mal. Tu vends ?
— C’est fait.
— Ah. Félicitations.
— Ouais. Ils vont tout raser et faire un immeuble de bureaux. Ça fait un moment qu’ils me tannaient mais avec le vieux, je pouvais pas. Pourquoi tu souris ?
— Comme ça, pour rien… Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Ben… j’sais pas trop… Je pensais peut-être retaper le cabanon de pêche du grand-père Bobby… et puis pêcher. Après, on verra…
— Ça a l’air bien comme ça.
— Ouais. Dis donc, je m’disais…
Il nettoie le comptoir en large et en travers sans me regarder. Jamais été aussi propre.
— Ben je m’disais… peut-être que t’aimerais ça, la pêche ?
Il astique le percolateur avec une énergie qu’on ne lui aurait pas soupçonnée. Il parle bas mais les habitués retiennent leur souffle.
— T’es gentil Bobby. T’as toujours été gentil. Mais j’ai des trucs à faire…
— Ben, tu peux peut-être les faire plus tard, tes trucs ?
Il transpire à grosses gouttes et fait peine à voir. Tout jeune déjà, il transpirait comme ça quand il avait peur, vraiment peur…
— Ces trucs-là, ils ont déjà trop attendu, tu vois…
— Bon, si tu le dis… Mais si tu changes d’avis, je t’écris l’adresse.
Il me gribouille une feuille graisseuse de son calepin de prise de commande et me la tend, en ajoutant :
— Si je peux faire quelque chose…
— Ben, tu vois la batte de baseball dans le coin là-bas ? Si t’en as pas l’utilité, je te la prendrais bien.
Il stoppe net ses coups de torchon, regarde la vieille batte au bois laminé, me regarde, essaie de comprendre. Il transpire encore plus fort.
— Ben, c’était celle du vieux. C’est-à-dire, tu comprends, il l’a beaucoup utilisée, tu comprends… J’veux dire, tu comprends ?
— C’est pas toujours facile pour une fille de voyager seule, ça pourrait me rendre service.
— Ah oui, je comprends. Oui, c’est sûr, oui, bien sûr, oui, si c’est comme ça, je comprends…
Il va la chercher d’une démarche incertaine, la prend d’une main craintive, me la tend en tremblant.
— Merci, Bobby.
Je la fous dans ma besace noire. Elle dépasse à peine. Et je trace vers la porte.
— Prends soin de toi, me lance Bobby Junior, fais gaffe…
Je me marre.
*
— J’a vu que t’avais mis tes affaires dans ton machin.
— Une charrette, Marthe, une charrette.
— Ouais, ton machin. Tu vas partir, c’est ça ? T’as tes trois cents dollars ?
Elle fait la brave, Marthe, mais elle a drôlement les chocottes et sa voix tremble comme un chaton qui a perdu sa mère.
Sans la regarder, je dis :
— Il est temps de partir.
Sans me regarder, elle répond :
— Ouais, ouais, c’est ça…
On reste là, en silence, à regarder le soleil qui se couche derrière le toit de la maison d’en face. Marthe dans son fauteuil, moi sur les marches.
Le soleil a disparu depuis un moment déjà et il fait un peu frais quand elle ajoute d’une voix de petite fille.
— Je veux pas crever toute seule.
— Je sais. Tu veux que je te lise Esaïe ?
— Non, fait chier. Tu sais quoi ? Je crois que t’es jamais prêt, de toute façon.
— Prêt à quoi ?
— Fais pas semblant de pas comprendre : à crever !
— On est peut-être jamais prêt à rien, de toute façon.
— Par contre le sens de la vie, je crois que j’ai compris.
— Ah.
— Y en a pas. Ça tourne en rond. Un manège à cons, quoi !
— Ah.
— Pense quand même à faire des mômes, tu te sentiras moins seule quand tu seras vieille comme moi. Putain, quand je pense à tous ceux que j’ai avortés ! Ils me tiendraient compagnie aujourd’hui et je raconterais des histoires à leurs petits, aux petits de leurs petits, à…
— Ça t’emmerde de raconter des histoires, Marthe. Et puis ils te feraient chier… et tu les ferais chier !
— Sois pas vulgaire, t’es trop jeune pour ça. Mais t’as pas tort, j’ai jamais eu la fibre maternelle. Et puis avec les clients ça aurait pas été pratique… Bon, c’est pas tout ces conneries mais qu’est-ce qu’on va bouffer, ce soir ?
— Du chili con carne et un gâteau au chocolat !
— C’est pas léger, léger, et ça va m’empêcher de dormir mais je vais pas chier dessus, c’est tout ce que je préfère…
— Je sais.
Elle s’est quand même endormie, Marthe, du sommeil du juste, dans son lit, comme une fleur fanée. Après une bonne tisane de ma composition pour la digestion. Je lui ai mis sa chemise de nuit préférée et je lui ai fait la lecture jusqu’à ce qu’elle prenne le large avec le sourire.
Et puis j’ai récupéré ma charrette et j’ai tracé la route. Putain de route.