Chapitre 3 : Vicksburg
« Vicksburg est la clé.
La guerre ne finira jamais à moins d’avoir
cette clé dans notre poche »
Président Abraham Lincoln
— Les gens du sud, tu peux pas les comparer aux nordistes, rien à voir ! Les merdeux du nord avec leurs grands airs s’imaginent que parce qu’ils ont gagné cette putain de guerre, ils sont supérieurs. Ça me fait marrer… Eux, ils ont peut-être des principes et des belles maisons mais nous on a des emmerdes et des grosses paires de couilles !
Difficile de pas entendre un gros « Ta gueule Barry, tu nous emmerdes », qui beugle dans tout le Lincoln Diner, alors que, comme tout le monde, j’essaie de manger tranquillement dans mon coin sans faire chier personne.
Mais il y a des jours comme ça, qui sont pas tes jours et Barry décide de poser son gros cul en face de moi en rotant allègrement ses relents de bière sur ma tarte aux myrtilles.
— Qu’est-ce que t’en penses, toi, le cachet d’aspirine ? T’es nordiste pas vrai ?
Il faut dire que je suis la seule blanche du Diner.
— Ben, j’sais pas Barry ! Pour les emmerdes, je peux pas dire et pour les couilles, je demande pas à voir… Mais si tu regrettes le temps de l’esclavage, tu peux toujours essayer de trouver du boulot dans un champ de coton.
Je m’apprête à courir vite en tentant d’estimer la distance de mon siège à la porte et le poids de mon sac à dos versus l’obésité largement répandue des convives quand un vieux se lève, les bras au ciel, et lance d’une voix aigrelette mais néanmoins vaillante un « Paix sur terre aux hommes de bonne volonté ! » qui semble mettre tout le monde d’accord.
Au col blanc de son costume noir, j’en déduis qu’il s’agit d’un prêtre. À la déférence des regards posés sur lui, qu’il est respecté. Je lâche un vague « Meri mon père » avec pas mal d’arrière-pensées et je me prépare à sortir tranquillement.
Mais il s’assied en face de moi, à la place de Barry qui sort en titubant.
— Alors, ma fille, n’auriez-vous pas quelque chose à confier à un homme de Dieu ?
J’hésite, j’hésite, j’hésite. Qui voudrait faire de la peine à un vieux papy tout maigre avec une belle auréole de cheveux blancs et un regard fondant comme une glace au soleil ? Qui ? Alors, je simplifie :
— J’aime pas les intermédiaires.
— Hou ! Une ambitieuse, c’est bien ! Et ensuite ?
— Ensuite, rien.
Il y a un truc dans ses yeux marrons qui me met mal à l’aise. Ce truc qu’on voit pas souvent dans ce putain de monde… Ah oui, la bonté ! Ça te donne envie de chialer parce que franchement le nombre d’enculés qui faut se farcir avant de rencontrer un regard comme celui-là. Mais bon, on n’est pas là pour chialer.
Il jette un coup d’œil à mon sac à dos.
— Ça m’a l’air trop lourd à porter pour une petite comme toi. Tu veux pas te décharger un peu ? Tu m’en laisses une partie et je te donne le pardon de Dieu : c’est léger comme une plume ! Qu’est-ce que t’en penses ?
— J’en pense que les contes pour enfants, ça finit toujours en manège à cons !
Je me lève lentement et m’arrache en traînant mon sac. J’ai donné ma charrette à un sans-domicile-du-tout qui n’avait rien pour poser son chapeau, son chien et son désespoir.
Elle me manque un peu mais il est temps de passer à la vitesse supérieure.
Barry a vomi devant le restaurant et je nettoie mes bottes dans la fontaine de la place Lincoln, qui délimite les quartiers pauvres des quartiers riches. Il y a un manège au milieu, c’est dire.
Je me dirige ensuite vers le sud de la ville, où je devrais être attendue au 12 Magnolia Street.
Tout est beau et propre avec de jolies maisons coloniales. Je fais tache. Mais je sonne bravement au numéro 12.
Un môme rouquin d’une dizaine d’années, le cheveu hirsute et une crotte au bout du nez, ouvre la porte.
Devant mon silence, il hésite, puis se lance :
— Je m’appelle Émile. T’es ma nouvelle nounou ? T’es encore plus moche que les autres…
Une belle femme élégante, blonde, la fausse trentaine, l’air absent, s’approche de la porte et passe une main distraite sur les cheveux du garçon.
— Mon chéri, qui est la jeune fille ? demande-t-elle d’une voix éthérée pendant qu’Émile se débarrasse de la main maternelle comme d’une tique.
Devant l’absence de réponse du chéri et sa moue butée, je m’avance :
— Vous êtes bien Madame Bloom ? Madame Clarissa Clark de Memphis m’a dit que vous cherchiez une nounou ? Nous avions rendez-vous ?
— Oui, bien sûr… Mais je ne m’attendais pas…
Et elle me dévisage d’un air vaguement dégoûté et étonnement étonné. Je ne sais pas quelles sont les attentes de Madame Bloom de manière générale mais le rétrécissement de ses pupilles me suggère qu’elles ne sont pas forcément de ce monde. Je lui donne le temps d’intégrer l’inadéquation de mon apparence avec le poste de nounou. Je patiente. Puis ne voyant rien venir, je poursuis :
— J’ai d’excellentes références.
— Oui, bien sûr. Clarissa m’a parlé de vous. Elle a beaucoup, beaucoup insisté. C’est une excellente amie…
Je constate que Clarissa Clark a effectivement très peur que son mari, chirurgien esthétique très en vue de Memphis, ne découvre l’existence d’Angelo entre les cuisses liposucées de sa femme. Fiche et cassette vidéo numéro trente-deux, cadeau posthume dudit Angelo.
Madame Bloom finit par me laisser entrer. Émile me tire la langue.
Nous attendons le retour tardif de Monsieur Bloom qui travaille et voyage énormément et parlons de mes éventuelles futures conditions de travail : un salaire de misère, un vrai costume de nounou et finalement une prise en charge totale d’Émile, car madame Bloom est très occupée, avec la possibilité d’utiliser le 4x4 Mercedes gris uniquement pour les déplacements nécessaires à ma tâche.
Madame Bloom n’aime que sa Porche bleu pervenche et monsieur Bloom sa Ferrari rouge.
J’apprends que faire partie de la haute société de Vicksburg est tout à fait épuisant mais qu’on ne peut pas vraiment s’en rendre compte avant d’être admis au Country Club, ce qui est très, très difficile. J’acquiesce pendant qu’Émile me fait un doigt d’honneur.
— Excusez-moi, madame Bloom, mais madame Clark m’a parlé de quelques difficultés avec les anciennes nounous de votre fils ?
Madame Bloom tire sur sa jupe du même bleu pervenche que ses yeux en riant d’une manière étrange qui me rappelle le couinement des souris prises dans les pièges de l’orphelinat. J’essaie de déterminer à quelle altitude son trip à l’héroïne l’a amenée…
— Émile est en fait mon beau-fils. Sa mère est tragiquement décédée dans un accident de voiture quand il était petit. Émile a été sauvé par miracle, n’est-ce pas Émile ? C’est une très belle histoire, n’est-ce pas ? J’aime beaucoup les miracles…
J’insiste :
— Et concernant les problèmes d’Émile ?
— Oui. Émile, peux-tu nous laisser un instant ?
Mais Émile ne bouge pas et Madame Bloom ne semble même pas s’en apercevoir.
— Émile est adorable et très intelligent comme heu… son père. Les médecins ont peut-être parlé de… heu… je ne sais plus quels symptômes mais rien de grave, non rien de grave. Tout va bien. Je pense que ce sont les nounous qui ne vont pas bien, vous savez ! On a tout essayé, des Allemandes, des Norvégiennes, des illégales… Un jour elles sont là, un jour elles ne sont plus là, c’est à n’y rien comprendre !
Elle stagne alors de longues minutes, suspendue dans le monde sans miracle des nounous. Émile, qui semble habitué, la pousse sans ménagement. Elle reprend comme si rien ne s’était passé :
— Pour le reste, la cuisine et les tâches ménagères, c’est Josephina qui s’en charge. Elle ne parle que sa langue maternelle que j’ignore complètement. Cela est un avantage tout à fait estimable car, de ce fait, elle ne parle pas du tout et c’est très appréciable quand on a besoin de beaucoup de calme. Au fait, cette chère Clarissa a dû le mentionner mais je ne m’en souviens plus, de quel pays venez-vous déjà ?
— De Hollande, madame. Et pour tout dire, le léger accent que je m’impose depuis le début de la conversation ne m’amuse déjà plus. Mais j’aime beaucoup les moulins à vent, d’où mon choix. Le pays des tulipes ! j’ajoute en tentant un soue patriotique.
Après avoir installé mes affaires dans une chambre minuscule donnant sur celle d’Émile — car il se réveille beaucoup la nuit — et enfilé mon ravissant costume de nounou avec les gants, nous attendons Monsieur Bloom qui est décidément très en retard. On m’envoie donc manger à la cuisine, en silence, avec Josephina. Puis je suis convoquée dans le salon pour rencontrer le maître de maison, enfin de retour.
Monsieur et madame Bloom se relaxent avec un bon verre de whisky.
Un sexagénaire roux au regard froid me détaille de haut en bas et inversement.
— Vous me rappelez quelqu’un ? conclut l’homme d’une voix étrangement atone.
Madame Bloom tapote nerveusement sa jupe et enchaîne d’une surprenante voix de petite fille :
— Vous avez travaillé pour la famille Von Fürsten à New York, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, madame.
— C’est bien, mon chéri, n’est-ce pas ?
Mais chéri ne répond pas et détaille mes jambes. En effet, cette robe de nounou est particulièrement courte.
La voix de Madame Bloom monte de deux octaves et elle reprend du whisky :
— Vous êtes restée trois ans comme nounou des enfants Von Fürsten n’est-ce pas ? Pourquoi êtes-vous partie ?
— Monsieur et Madame Von Fürsten se sont séparés. Madame est partie s’installer en Italie avec les enfants.
— Oui, bien sûr. Mon chéri, je pense que mademoiselle fera l’affaire, n’est-ce pas ?
Toujours sans réponse de son mari, madame Bloom poursuit en se tournant vers moi :
— Comme madame Clark vous l’a expliqué, pour les papiers, tout cela reste entre nous…
Puis se tournant vers son mari, elle précise :
— Mademoiselle est heu…
Elle reviet vers moi, désespérée. Je reprends, désespérée :
— Hollandaise, madame. Je vous remercie infiniment. Je n’ai toujours pas reçu ma carte verte… Je ne comprends pas… heu… je….
Mais madame Bloom s’en fout, elle a l’habitude :
— D’autres questions, mon chéri ?
Après un dernier regard sur mon décolleté, Mr Bloom conclut en finissant son verre :
— C’est vous qui voyez ma chère, comme d’habitude. Et bien, bonne soirée mademoiselle.
Les deux semaines suivantes, Monsieur Bloom est en voyage d’affaires. Madame Bloom en voyage d’héroïne avec des allers première classe et des retours soute à bagages. En effet, elle a des descentes de dope difficiles gérées par Josephina qui l’éloigne consciencieusement de tout objet tranchant, avant de lui refaire un shoot.
Quant à Émile, il savoure le début des vacances de mars. C’est quasiment le printemps, les oiseaux gazouillent, on est samedi matin. Le gamin me tend la liste des activités qu’il a choisies pour les deux semaines à venir : enfermé dans sa chambre avec pancarte Ne pas déranger sur la porte, jeux vidéo + de dix-huit ans nuits et jours, pizza, coca et bière à volonté et pas voir ma sale tronche.
Je lui propose gentiment d’aller faire le plein de jeux vidéo les plus destroy dans un endroit que je connais dans les quartiers chauds. Il est si enthousiaste que ça fait plaisir à voir. J’enfile ma tenue normale en toute discrétion et emporte l’autre dans mon sac. Madame est au Country Club et Josephina dans la cuisine. Émile est totalement euphorique.
Une heure plus tard, nous débarquons à Victory Street avec le 4x4 Mercedes. C’est une zone de dépôts et de boutiques mal famés. Émile commence à avoir les chocottes mais tient bon. On entre dans un entrepôt baptisé « Chez JO » en lettres de feu.
À l’intérieur, il fait sombre. Ça pue la sueur rance et on entend des cris étouffés, des ahanements, des râles. Émile met sa main tremblante dans la mienne.
À mesure que nos pupilles se dilatent, on aperçoit trois rings, des instruments de musculation, et surtout des types tellement balèses que pour les statistiques t’es obligé d’en compter deux pour un, pour être juste. C’est pas qu’ils ont l’air vraiment méchant mais le pied qu’ils prennent à souffrir, ça met quand même mal à l’aise. Émile me broie la main.
Un grand, gros, chauve, avec un bandeau sur un œil s’approche de nous. Il a le sourire gnéreux et les dents brunâtres des fumeurs sans filtre.
— Toi, t’es la gamine à Jeremy où je m’arrache l’autre œil.
— Ben ouais.
— Moi, c’est Jo. Jeremy m’a dit « viendra, viendra pas ».
— Ben, viendra.
— Demande ce que tu veux.
— Le merdeux là, dis-je en poussant Émile qui a déjà fait dans son froc, je te l’amène pendant deux semaines à huit heures tous les matins. Je viens le rechercher à dix-huit heures tous les soirs. Tu lui apprends à prendre les coups et à les donner comme un homme et pas comme une fiotte. Comme à ton fils, tu lui apprends, ok ?
Jo acquiesce, en regardant Émile, l’air dubitatif.
Émile essaie de s’enfuir en hurlant que j’ai plus d’accent et qu’il dira tout à la police. Deux mecs se mettent devant la porte. Je le rejoins :
— Toi, tu fais ce qu’on te dit et tu fermes ta gueule ! Si t’essaies encore de t’enfuir ou que tu racontes cette histoire à quelqu’un, le Grand Jo se fera un plaisir de te suspendre par les couilles au sommet du drapeau américain du jardin de tes parents. Les oreilles et la langue en moins. C’est pigé ?
Il pleure.
— Bonnes vacances, mon chou !
Leçon 1 : l’éducation, c’est important !
Je me change ensuite dans la voiture et je vais proposer de bénévoles services de lectrice à la luxueuse maison de retraite du Country Club de Vicksburg.
Mes habits de nounou font très bonne impression et la gratuité de mes prestations enlève les dernières hésitations.
On me précise que de toute façon la plupart des vieux sont sourds ou séniles mais que mes lectures seront cependant choisies par le directeur de l’établissement.
Je peux commencer dès demain si je le souhaite. Je le souhaite.
Le lendemain, je rencontre quelques locataires rassemblés dans un grand salon très confortable. La décration est tout à fait confédérée et agrémentée de déambulateurs, respirateurs, défibrillateurs, jolies infirmières et infirmiers plutôt costaux.
Il me semble tout d’abord utile de situer le contexte, le mien, en commençant par un rappel fort instructif. Je racle ma gorge et déclame :
« Texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme
Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme… »
Pas de réaction, hormis quelques tremblements, raclements et essoufflements tout à fait acceptables.
Je poursuis ensuite par La petite maison dans la Prairie de Laura Ingalls Wilder, choix de la direction. C’est tellement exemplaire, charmant, apaisant…
Je grimace et je saute à pieds joints dans le champ de mines de la bonté universelle :
« Il était une fois une petite fille nommée Laura qui traversa une gigantesque prairie dans un chariot couvert. Elle voyageait avec son père, sa mère, sa grande sœur Marie, sa petite sœur Carrie et le bon vieux chien Jack… »
Je suis ensuite gentiment invitée à goûter par Lady Labeyrie, à qui le personnel ne peut rien refuser, semble-t-il. Lady Labeyrie a quatre-vingt-deux ans, adore les potins et déteste les vieux. Nous avons rapidement passé un contrat : je lui raconte ce qu’il se passe dans le beau monde de Vicksburg, elle me raconte les histoires de la maison de retraite. Fortes de cet accord, nous nous empiffrons de délicieux fondants au chocolat et de thés Darjeeling.
*
Lorsque je récupère Émile, il est gonflé, bleu, rouge et incapable de parler. Avec un sachet de glace sur le visage.
Quand il tente quelques larmes dans la voiture, je lui prends son sachet de glace et le balance par la fenêtre.
— Chialer, c’est poageiottes. T’es un homme maintenant. Répète !
Le pauvre Émile fait de son mieux et crachote une bouillie de sons.
— J’ai pas compris, répète !
— Aé ou io. E m en.
— Plus ou moins. Répète !
— Chi pou iot. Sssui hhom nen.
— Ben voilà, c’est pas compliqué.
Après l’avoir amené dans sa chambre, désinfecté et pansé, je lui donne une bonne soupe à la paille et dodo. Lorsqu’il fait mine d’aller dans la salle de bain prendre des antidouleurs, je lui montre le sac en plastique dans lequel j’ai rassemblé tout ce qui pourrait soulager de près ou de loin une douleur.
— Émile, dans la vie, y a pas d’antidouleurs. Plus vite t’apprends à encaisser, mieux c’est. Tu me remercieras un jour. Si, si, tu verras. Allez, dors mon chou. Aïe, plutôt de l’autre côté.
Mme Bloom n’est pas encore rentrée du Country Club.
Il est temps d’avoir un entretien avec Josephina. Silencieuse dans la cuisine, elle prépare le dîner.
— Émile ne mangera pas. Il ne se sent pas très bien. Je l’ai couché.
Elle continue d’éplucher les légumes.
Elle a la quarantaine fatiguée, une forme de tonneau, de longs cheveux noirs striés de blanc, le teint foncé, le regard baissé, l’air aussi impassible que possible mais la colère gronde derrière la montagne Choktaw.
J’attends. Je ne suis pas pressée et j’aime le silence.
Deux heures plus tard, elle soupire et vient s’asseoir en face de moi. Elle me regarde longtemps, soupire encore et lâche d’une voix rauque :
— Tu lui ressembles. Comment va-t-elle ?
— Elle se repose, je suppose.
— Fallait pas venir, c’est dangereux.
— J’ai besoin de toi, Josephina. Tes copines doivent bien te raconter ce qui se passe chez leurs patrons ? J’ai besoin de potins.
— C’est dangereux, les potins !
— Je te le fais pas dire mais quand c’est l’heure du grand ménage, faut pas lésiner sur les moyens et toi et moi, on est des filles consciencieuses.
Josephina se met à pleurer dans son tablier :
— Elle était si gentille. Si jeune. Si fragile… Tu sais, j’aurais voulu l’aider mais je pouvais rien faire… Pour les autres non plus, j’ai rien pu faire…
— Je sais. Mais aujourd’hui, j’ai besoin de toi.
Elle retourne à ses casseroles en marmonnant un chant tribal.
Je ne sais pas si la prière Choktaw de Josephina nous aidera d’une quelconque manière, compte tenu du sort général réservé aux nations amérindiennes, mais bon, je vais emprunter La Métamorphose de Kafka dans la bibliothèque, histoire de me remettre les idées en place.
Dans le hall d’entrée, je croise madame Bloom qui rentre sans me voir et atterrit dans la vitrine de porcelaine de Chine.
Une nouvelle perte pour la dynastie Ming.
*
Madame Bloom passe le reste des deux semaines à la clinique du Docteur Clark à Memphis pour réparer les dégâts faits à son beau visage par « les vieilleries chinetoques du vieux con » et choisir un nouveau nez.
Émile découvre la différence fondamentale entre la boxe thaï en jeu vidéo avec Ting et Tong, qui font un combat à mort sous les yeux énamourés de Fleur de Lys et de Langue de Feu, et la boxe thaï en vrai avec le Grand Jo, Carlos jusqu’à l’Os et Moé le Damné. Sans la touche ESCAPE.
À la fin de la première semaine, il a droit à un petit tatouage sur l’épaule gauche, une épée représentant Excalibur. S’il avait pu ouvrir un peu mieux les yeux, je pense que j’aurais pu y voir de la fierté.
À la fin de la deuxième semaine, il peut parler normalement et me regarder avec de grands yeux haineux. Son corps a changé : il a appris la douleur à laquelle on ne peut pas échapper, celle qu’on peut rendre, et surtout à faire la différence entre les deux.
Leçon 2 : Quand tu peux pas être comme les autres, faut pas vouloir être comme les autres !
De mon côté, je me suis tartinée sans faiblir tous les tomes de La petite Maison dans la prairie, reçus diversement par les pensionnaires : un arrêt cardiaque de monsieur Klingsberg lorsque Marie Ingalls devient aveugle, une panne de respirateur pour madame Leroy lorsque Caroline Ingalls achète un paquet de farine à madame Olson et une crise de démence de mademoiselle Burlington au moment même où Charles Ingalls se met à jouer du violon à Noël sous le regard émerveillé de toute sa famille réunie.
Rien à dire, je déteste aussi Noël.
Fort heureusement, tout le monde eut la bienséance de survivre au monde merveilleux des tartes aux pommes de cette chère Caroline.
Josephina a œuvré dans l’ombre et récolté de beaux potins tout neufs et je régale Lady Labeyrie des dernières news de Vicksburg. En échange, j’ai droit à l’historique complet des habitants de Vicksburg et aux aventures piquantes de la maison de retraite : qui triche aux tartes (Lady Labeyrie n’a plus toujours les mots qui suivent sa pensée, ce qui n’est pas sans charme dans le monde si bien organisé du Country Club), qui a des mouches urinaires, qui est soi-disant somnambule pour retrouver madame Delamarre, chambre vingt-trois, qui a, par ailleurs, toujours été une mairie-couche-toi-là, etc… etc… etc…
L’ancien chef de la police, monsieur Trevor, s’est un jour avancé à notre table pour m’être présenté mais il a été renvoyé d’un revers de la main que Lady Labeyrie devait utiliser avec ses servantes et il s’est éloigné en précisant, me semble-t-il, « Crève, vieille salope ».
La présence de ce monsieur Trevor dans la maison de retraite est une vraie sandale, selon Lady Labeyrie, car il est impossible qu’il puisse avoir les moyens de se payer de telles prestations. Un flic ! Il y a donc anguille sous cloche. Sa femme s’est, en plus, suicidée, sui-ci-dée ! Une honte pour toute la communauté de Vicksburg. Elle s’est jetée du toit de l’hôpital psychotique où son mari l’avait fait internationalisée et a atterri sur le chien de madame De Labier, un caniche de compétition, qui était tout ce qui lui restait depuis la mort de son mardi. Une tragédie !
Madame Van Derby, par contre, eut l’honneur de partager notre goûter, un jour où Lady Labeyrie se souvint qu’elles avaient été de grandes amies.
— L’amitié est sacrée mon enfant, il faut en prendre coin.
Jane Van Derby, quant à elle, Alzheimer jusqu’au bout des onger notne se souvient de rien ni de personne. Sa fille, qui vient la voir tous les dimanches, repart en pleurant après s’être généralement fait traiter de chienne en chaleur et autres dénominatifs du même genre.
Moi, cela ne me déplaît pas que madame Van Derby m’ait oubliée à chaque fois qu’elle me voit et que chaque rencontre soit nouvelle. Parfois elle m’appelle « Nanny Mary », parfois « Ma poupée Dolly », parfois « Sale petite pute ».
C’est une sacrée malédiction de se souvenir de tout, tout le temps, dans les moindres détails.
Bon, en tout cas pour Vicksburg, les dés sont jetés.
*
Madame Bloom étant rentrée de l’hôpital dans l’après-midi, elle se repose dans sa chambre après une douce invitation au voyage de Josephina.
Émile, ayant traité son père « d’enculé » au lieu de réciter le pater noster avant le dîner, se repose également dans sa chambre.
Josephina range la cuisine.
Monsieur Bloom m’a invitée à boire un petit verre de whisky dans son bureau, histoire de faire le point sur les deux semaines écoulées. Ne supportant pas l’alcool, je propose une camomille. Il ferme la porte à clé pour qu’on ne soit pas dérangés et se sert généreusement en whisky.
— T’es une jolie petite salope, toi, ça se voit tout de suite… T’as quel âge ? 16 ? 17 ? T’as fait une fugue, c’est ça ? Pourquoi t’as pas de papier ?
Quelque chose me dit que je n’aurai pas ma camomille. Monsieur Bloom dégrafe son pantalon et me présente fièrement son sexe bien bandé.
— Tu peux crier, tu sais, le bureau est insonorisé… Vas-y crie, petite salope… Ça m’excite…
— Je n’en doute pas, monsieur Bloom, mais vous voyez, moi, le bruit, ça m’énerve.
Il m’envoie un coup de poing bien calibré qui m’éjecte par terre avec le fauteuil.
— Tu vas faire ce qu’on te dit, sale petite pute ! Et il me pilonne de coups de pied dans le bide.
À ce moment-là, la clé tourne dans la serrure et un gros type chauve et déjà bien bourré entre, referme la porte et gueule :
— On avait dit que tu commencerais plus sans moi, nom de Dieu ! Tu fais chier, Edgar !
— Arrête de gueuler, elle m’a énervé !
Le gros s’enfile une bonne dose de whisky et enlève son pantalon.
Edgar s’attendrit :
— Regarde-moi ce petit ange, allez viens ma chérie, viens sucer papa…
Je me lève et m’approche lentement en le regardant droit dans les yeux. Je lui souris tendrement, comme Elle, quand Elle me bordait… en espérant avoir bien programmé le marchand de sable.
— De la part de Lucy Johnson, il y a dix-huit ans, jour pour jour. Tu t’en souviens pas ? La même que moi mais avec des tresses. La virginité et la naïveté en plus. Tu aimes le sang sur ta bite, Edgar ? T’inquiète pas, j’ai tout prévu.
Il est troublé. Il transpire très fort et ses yeux se voilent puis se ferment. « Dodo, l’enfant do, l’enfant dormira bien vite, dodo, l’enfant do, l’enfant dormira bientôt ».
L’autre gros con a l’air si étonné, avant de s’écrouler comme une masse, que ça pourrait me faire marrer mais là j’ai pas trop envie. Ça doit être ce costume de nounou qui me porte sur le moral.
Je récupère la bouteille de whisky que je vide dans la cuvette des toilettes. Je retourne dans ma chambre, où je retrouve Émile qui a enfilé mes vêtements et tient mon révolver — un Luger, auquel je tiens beaucoup pour des raisons personnelles qui ne regardent personne — pointé dans ma direction.
Leçon 3 : faut pas toucher à mes bottes !
Je m’assieds doucement sur le couvre-lit moelleux et délicieusement fleuri du lit.
— Bien joué, Émile, mon chou ! Pourrais-tu juste me rendre mes bottes, s’il te plaît !
— Ça m’étonnerait !
— Ah ! Et pourquoi ?
— Parce que t’es moche ! Et tu saignes de la bouche, c’est bien fait ! Tu veux de la soupe ?
— T’es pas franchement beau non plus, tu sais !
— M’en fous !
— Ah ?
— Parce que moi, j’ai du pognon. Toi, t’es moche et t’es pauvre. Papa dit toujours que quand t’as du pognon, t’as le monde dans tes pieds.
— Oui, justement en parlant de pieds, Émile, mes bottes, s’il te plaît !
— T’as jamais vu de films, toi ! J’ai le flingue ! Alors, c’est moi qui commande !
Leçon 4 : faut pas me faire chier trop longtemps !
— Émile, mon chou, faut pas croire tout ce qu’on dit à la télé…
En trois secondes, le pauvre chaton est désarmé, débotté, déculotté, à poil.
Je récupère mes vêtements, mon flingue et je peux enfin redevenir cette chose que je suis pendant qu’Émile se débat, attaché au radiateur. Il a pris du muscle le gamin mais surtout la hargne, brave petit.
— Mon père, il va te tuer !
L’ironie de la phrase ne m’échappe pas. Rien ne m’échappe.
— Bon, je te détache et tu t’habilles en quatrième vitesse où je t’exhibe à poil dans toute la ville.
Il s’habille en quatrième vitesse en visant mon arme d’un regard sournois et vif. Bon réflexe, Émile.
On passe devant la chambre de madame Bloom, endormie. On descend. Émile aperçoit monsieur Bloom, endormi dans son bureau. Il hurle :
— Papa, on m’enlève !
Pas de réaction.
— C’est pas un enlèvement, mon bébé. Ils t’ont vendu pour se payer une nouvelle maison.
On passe devant la cuisine. Josephina attend, assise, l’air d’un rocher, totalement hébétée.
— Josephina ?
Pas de réponse.
— Je suis de retour dans une heure. Tu peux commencer le ménage…
Pas de réaction. Bon, quand faut y aller, faut y aller. Je lui mets une gentille paire de gifles.
Elle reprend ses esprits :
— Excuse-moi, c’est toujours comme ça quand ils…
— C’est bon, Josephina, c’est bientôt fini.
— Josephina, elle PARLE !
La sidération d’Émile fait plaisir à voir. Il demande :
— C’est à cause de la paire de gifles ?
— Peut-être mais fais gaffe, ça marche dans les deux sens.
Ce qui me vaut une heure de marche en silence en direction du nord de la ville.
— Mon père et ma mère, ils donnent des paires de baffes à Josephina mais ça la fait pas parler ? Émile cogite. Tu serais pas un vampire, toi ? Ou un truc du genre ?
— Ouais, un truc du genre.
— Génial, t’as des pouvoirs et tout ? Si tu me mordais, je deviendrais immortel et tout ? Tu veux bien me mordre ?
— Non.
— Pourquoi ?
Je réponds pas. Il insiste :
— Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
— T’avais qu’à pas enfiler mes bottes !
Leçon 5 : tout se paie !
— Tu sais, je pourrais te dénoncer à la police pour le Grand Jo et l’enlèvement et tout…
— T’es sûr que tu veux dénoncer un vampire ?
Ce qui me vaut une heure supplémentaire de marche en silence jusqu’au Lincoln Diner. Émile étudie les lieux avec dégoût.
— T’as faim, Émile ?
— Je peux pas manger ici, c’est trop sale et puis…
Je commande une tarte aux myrtilles et un café. Il finit par craquer pour un hamburger et des frites.
— Tu bouges pas tes fesses d’ici. J’ai des trucs à demander…
Conseil inutile car Émile est pétrifié sur son siège par ce qu’on pourrait appeler le choc des classes.
Le Grand Jo et ses potes lui en avaient donné un aperçu mais avec un certain panache. Là, évidemment, c’est le pauvre sans artifice qui saute à la gorge des beaux quartiers.
Tout ce petit monde qu’on croise sans le voir :
Louis, qui répare les chiottes avec sa casquette de baseball à l’envers, son t-shirt pas net et une odeur de sueur qu’on fait semblant d’ignorer grâce à cette capacité exemplaire qu’a dû développer le riche depuis des siècles pour tolérer le côtoiement malheureusement inévitable du pauvre, indispensable aux basses besognes.
Ella, qui aide toutes les Josephina de Vicksburg et des environs pour les grands dîners, avec ses coups de gueule légendaires et son haleine avinée. Mais c’est la meilleure cuisinière de homards du Mississippi.
Marcus, qui vous pique votre sac à l’arraché sur son vélo rafistolé avec un grand sourire hérité de sa mère, Lucia, qui tapine pour soulager l’humanité et arrondir les fins de mois de son Jack.
Jack, qui dépense aux courses de chevaux tout le fric qu’il n’a pas gagné.
Dolly, la serveuse, qu’a mal aux guiboles parce qu’on l’a mal rafistolée après un accident de balcon. Mais faut tenir le coup pour les cinq mômes à la maison. Chaque fois qu’un nouveau client entre, elle peut pas empêcher son estomac de se retourner, des fois que Jimmy, celui qui avait voulu lui apprendre à voler, soit sorti de taule.
Les pauvres, quoi…
Mais ça ne les empêche pas de rêver, surtout en sens inverse. Louis pense à la carrière de champion de baseball qu’il aurait dû avoir s’il s’était pas pété le genou sur la putain de moto de son frangin. Ella imagine la vie de princesse qu’elle aurait forcément eue si elle avait épousé Maurice, là-bas dans le bayou, au lieu de ce crétin de Tom. Et Dolly, ben, elle pense que Jimmy avait peut-être raison, qu’elle est trop conne pour comprendre, qu’elle baise pas assez bien, qu’elle le mérite pas. Heureusement entre le boulot et les mômes, elle a pas trop le temps de penser non plus.
Faut pas croire qu’il y a que les pauvres qui sont cons avec leurs rêves de bonheur. Les riches aussi. Mais eux, ils ont les moyens d’essayer et de comprendre que ça marche pas.
Car ce machin qu’on appelle le bonheur reste une sacrée entourloupe. Comme disait Bouddha « Hors l’éveil, la vie n’est que souffrance ! » Je ne suis pas loin de penser comme lui, quoiqu’il me manque une définition de l’éveil parce que, personnellement, dès l’éveil, la vie est une souffrance. C’est l’inconvénient du bouche à oreille : il te manque des infos cruciales et la personne concernée vit à trois mille ans d’ici.
Privilégions donc la proximité ! Comme disait Joe l’Étrangleur, que j’ai eu l’honneur de côtoyer lors de ma première et dernière garde à vue, à huit ans, après une fugue de l’orphelinat :
— La capacité au bonheur, c’est comme la bosse des maths, tu l’as ou tu l’as pas !
Après, il s’est pendu dans la cellule avec du fil dentaire qu’il avait planqué dans le talon d’une de ses chaussures, par précaution.
L’inspecteur, qui a rappliqué ses fesses au petit matin, a salement engueulé les deux flics qui nous avaient mis dans la même cellule. Ensuite, il m’a dit que j’avais eu de la chance de pas avoir été la dernière victime de l’étrangleur. Puis, il m’a cuisiné trois jours et deux nuits pour savoir si Joe avait avoué où il avait enterré les petites filles qu’il avait étranglées.
Mais je n’avais eu droit qu’à cette phrase qui m’avait fait éplucher chaque recoin de ma tête pour y trouver la fameuse bosse pendant les six mois suivants.
À mon retour, je m’assieds en face du gosse :
— Émile, faut qu’on cause sérieusement.
— Tu devrais mettre de la glace sur ta mâchoire, ça devient noir. Mais c’est pour les fiottes !
— Ouais, c’est ça. Tu te souviens de ta mère ?
— Non
— Tu aimes ta belle-mère ?
— J’en sais rien, pourquoi tu me poses ces questions à la con ?
— Parce que dans une vie à la con, il y a des questions à la con. C’est pas de ta faute, Émile, t’es pas responsable de tes parents mais t’as une vie à la con, c’est comme ça.
— Et toi, t’as pas une vie à la con, peut-être ?
— C’est un choix, j’aime les manèges. Bon, ton choix à toi, c’est : numéro un : tu retournes vivre avec ta belle-mère, sachant et ouvre bien tes oreilles, que Josephina s’en va et ton père aussi et qu’ils ne reviendront jamais. Ou alors, choix numéro deux : tu peux recommencer une nouvelle vie, avec un nouveau nom, dans une nouvelle ville, comme dans un film.
— Mon père, il va partir avec Josephina parce qu’elle parle maintenant ?
— Je sais pas, Émile, ces trucs-là, c’est mystérieux…
— Ouais, des trucs de vampires…
Il réfléchit longtemps, Émile. Il y a des clodos qui passent dans la rue. Je pense à Miss Pinkcat.
À
la cloche qui sonne,
Ceux qui n’ont personne.
Une soupe un pain,
Ceux qui n’ont plus rien.
— On est obligé d’aimer les gens ?
— Non.
— Alors j’irais bien ailleurs mais à une condition : mon nouveau nom, c’est Harry Potter !
— Si tu veux, mais à l’école tu vas te faire emmerder !
— Grand Jo, il dit : celui qui t’emmerde, tu lui mets le nez dedans !
— Ah ! Si c’est Grand Jo, c’est sacré. On y va ?
— Ok.
On sort du Diner pour le plus grand soulagement d’Émile et après quinze minutes de marche, on parvient au Lincoln Motel.
Je frappe à la chambre 15, où le prêtre au regard fondant comme une glace au soleil, rencontré quelques semaines plus tôt au Lincoln Diner, nous regarde avec un sourire étonné.
— Vous m’aviez demandé si j’avais quelque chose à confier à un homme de Dieu ?
Je lui pousse Émile dans les pattes.
— Voilà.
L’air éberlué du père n’est pas sans rappeler la chouette de Sibérie mais l’heure n’est pas à l’ornithologie.
— Vous repartez bien pour Sacramento demain matin ?
— Oui, je… j’étais là pour l’enterrement de ma sœur mais je…
— Voilà Harry Potter, dix ans, orphelin, je le remets à vos seuls soins. Vous allez l’élever comme votre enfant et en faire un homme bien, pas un curé, juste un homme bien.
— Mais, qui est cet enfant ? C’est un enlèvement ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Entrez pour m’expliquer…
— Les parents de cet enfant sont morts. Pour le reste, il y a rien à expliquer. Père Sam, c’est vous qui m’avez accostée et qui vouliez un peu de mon fardeau. Je vous avais rien demandé…
— Oui, mais un enfant, ça n’est pas du tout ce que je voulais dire !
— Vous allez renier votre parole une fois, deux fois ou trois fois ?
Le pauvre père cherche désespérément de quel côté porter sa croix.
Et dire que j’ai tout misé sur ses yeux.
Émile-Harry met alors sa main dans celle du prêtre, le regarde avec une innocence et une détresse que je ne lui connaissais pas, des larmes coulent de ses yeux encore un peu gonflés.
— Père Sam, emmenez-moi loin d’ici, je vous en supplie. J’ai plus personne. J’suis à la rue. Regardez ce que les grands m’ont fait.
Il soulève son T-shirt et montre son torse encore violacé par les coups.
Ça y est, les yeux du père ont fondu d’un coup, d’un seul. Putain, je suis fière !
Harry a déjà une patte dans la chambre du père quand il me lance :
— Tu sais, c’est pas vrai que t’es moche.
— Je sais. Allez, casse-toi !
Leçon 6 : Paix sur terre aux hommes de bonne volonté !
De retour chez les Bloom, Josephina a déjà commencé à faire le ménage.
Madame Bloom, avec son shoot d’héroïne, est partie pour la nuit au pays des nez parfaits.
Dans le bureau, j’enlève le tableau d’une naïade sortant des eaux et dévoile le coffre-fort. En tripatouillant dans mon sac, je sors le Journal. J’essaie le code. Le coffre s’ouvre.
Même code depuis dix-huit ans ! Au moins si j’étais riche, je me paierais des nouvelles habitudes. J’embarque le tout.
J’ai mon sac à dos, Joséphina sa valise.
— Tiens, Josephina, dans le coffre, il y avait tes papiers et pas mal de fric. Prends tout… Pour le reste, je me débrouille. Retourne dans tes montagnes.
— Non, ils sont trop lourds, t’y arriveras pas toute seule. Et puis, moi aussi, j’ai des comptes à régler.
On fout monsieur Bloom et son copain dans le coffre du 4x4. On part en direction de la maison de retraite du Country Club.
On passe par la porte de la lingerie avec la clé que j’ai fait faire. On évite les angles des caméras et le personnel de garde, rassemblé dans le salon devant la télé, comme d’habitude.
Au deuxième étage, on récupère le fauteuil roulant de la chambre dix-huit et on parvient à la chambre vingt-deux. Monsieur Trevor, sous somnifères comme tous les pensionnaires, dort comme un bébé. Je lui en remets une petite dose.
Chemin inverse, coffre 4x4, faut tasser.
Il est temps de s’offrir un retour à la nature. On sort des beaux quartiers puis des moins beaux, puis des moches, puis des zones industrielles, puis des terrains vagues et on trace bien plus loin vers les étangs qui longent le Mississippi, comme au bon vieux temps.
Je me suis renseignée et j’ai fait des repérages. Depuis des centaines d’années, c’est là qu’on jette les coupables et les innocents. Les alligators s’y rassemblent en masse la nuit tombée sous le beau ciel de Louisiane.
On dégage les trois corps qui se réveillent dans le coffre. Putain, qu’ils sont lourds ! On les dépose au bord de l’étang avant de remonter dans la voiture.
La lente fin de l’effet des somnifères et la fraîcheur de l’eau vont leur permettre d’être pleinement conscients et aux premières loges du moment le plus étonnant de leur saloperie de vie, mais pas de s’enfuir.
Si tu couches assez longtemps avec un infirmier, t’apprends plein de trucs qui te serviront toute ta vie. Notamment sur la manière de doser les somnifères en tenant compte de toutes les circonstances passées, présentes et à venir : âge, poids, antécédents médicaux, moyens à utiliser pour l’administration du produit, durée prévue des effets, type de réveil souhaité ou non souhaité, etc. Après tu peaufines, t’affines, t’inventes tes propres recettes, mais de manière générale, faut jamais négliger les bases. Ça, c’est Sœur Marie de la Contrition qui le répétait. Elle était nulle en anglais mais pas mauvaise en paires de baffes. J’ai beaucoup appris.
Lorsque les alligators arrivent et que les hommes commencent à crier, Josephina panique et se tasse au fond du siège.
Les hommes qui beuglent m’ont toujours cassé les couilles alors je mets un peu de musique douce. Les Bloom aiment la musique classique, il y en a plein la bagnole. Un petit Ave Maria de Schubert me semble approprié. C’est le genre qui plaît à tout le monde et qui s’adapte à toutes les circonstances.
Tu te souviens, Maman ? Ton petit cercueil à deux balles, moi et l’assistante sociale. C’était chiant. Encore heureux qu’il n’y ait pas eu de curé et tout le tralala de l’Autre Con. Pour ça, les suicidés, ils ont de la chance.
— Josephina, toi qui connais bien leur visage quand ils ne se font pas bouffer par des alligators, tu dirais que c’est lequel mon père ?
Mais elle profite pas du spectacle, Josephina, elle pleure. Je monte le son de Schubert. Ah putain, si les femmes chialaient moins et que les hommes fermaient plus leur gueule, je suis sûre que le monde irait beaucoup mieux. Mais bon, je ne suis pas philosophe.
— Hein dis, Josephina ?
Elle pleure. Elle sait pas.
Après tout, qu’est-ce que ça peut foutre quel sperme de quelite de ces trois porcs a gagné le gros lot quand ils ont tabassé et violé une petite vierge de quatorze ans. Une parmi tant d’autres, sauf que c’était Lucy Johnson, ma mère.
Bon, en allumant les phares, on voit bien qu’il n’y a plus rien d’attaché à rien. Ça pendouille, ça sanguinole… y a des bouts de bidoche qui sursautent encore un peu de-ci de-là comme des poulets sans tête. Une mère n’y retrouverait pas ses petits. Et puis le silence de la nuit est suffisamment éloquent. Allez, salut papa !
— Je te dépose à la gare Josephina ?
Un hoquet laisse entendre un oui. Je la dépose :
— Josephina, c’est pas moi qui vais te faire la morale, on est bien d’accord, mais pour les petites qui ont pas pu se tirer et qui ont fini aux alligators, tu devrais peut-être écrire une lettre anonyme aux flics, un jour, pour les parents…
Bon, je vais nettoyer la caisse chez le Grand Jo et la remettre dans le garage des Bloom.
Encore quelques pages du Journal passées à la lessiveuse… On remballe le tout dans la soie rouge… et la poussière de la route.
Salut Vicksburg !