Chapitre 10 : Au milieu de sa part de tarte aux myrtilles
Mais j’ai plus de Luger. J’ai plus de batte.
Le vieil Indien a cataplasmé le petit. Il a eu droit à des tisanes dégueulasses. Et puis il s’est remis de son rhume.
Pareil pour moi.
« Un rhume de promenade, ça secoue les bronches mais ça réveille les méninges », a dit le vieux.
Pas de commentaire.
Ils avaient tout amené. La déco de Noël, les cadeaux, les chats et puis de quoi faire des gâteaux, parce qu’il faut pas déconner, c’est Noël, quand même !
Lily shoote la première :
— Je t’ai trouvée un peu méchante d’être partie et je t’ai un peu détestée mais Joseph m’a expliqué pour la balle. T’avais pas le choix, il a dit. C’est cool, une BALLE DANS LA TÊTE ! Et le bébé, je peux jouer avec ? C’est cool, un BÉBÉ ! Je peux rester avec toi ? T’as vu, Bayou et Neige, ils ont fait des petits ! Ils sont trop mignons, hein ? Et Fred, il est sorti de la taule parce il conduit correctement ! C’est cool, parce que ses gâteaux, ils sont meilleurs que les tiens. T’es contente de nous voir ? Je peux rester avec toi ?
Fred chialote toute la soirée en aidant à faire les cataplasmes, les tisanes, les gâteaux, tout ça… Quand il prend enfin son fils dans les bras, j’ai l’impression qu’il va partir à la renverse mais il tient le choc. Et puis, il me regarde. On tient le choc.
On dort les uns sur les autres avec le vieux qui alimente le poêle à bois toute la nuit. Je le dirais à personne mais je chialote aussi sous ma couverture, mon fils contre mon ventre, Lily contre mon fils pour faire cataplasme supplémentaire, c’est plus sûr. Fred par terre sur des coussins, les yeux grands ouverts. Les chats en boule de cinq dans mon panier à linge.
Plume d’Aigle et moi sommes assignés à résidence pendant deux semaines.
J’ai droit à l’intégralité de la vie de Lily depuis mon départ : le pensionnat, les copines – on est d’accord, Audrey est une conne — mambo Mira, Pierre et Pierrette, Judith, qui a disparu comme son mari, ce qui a lancé la rumeur d’une vague d’enlèvements par des extraterrestres. Lily est désormais la fille la plus cool du pensionnat car ses DEUX parents sont expérimentés par les hommes verts ! Génial !
Grand-père Joseph emmène Lily en promenade de temps en temps pour nous laisser du temps avec Fred. Histoire de pas se dire grand-chose. Il est devenu taiseux en prison et moi, ben, comme avant. On s’occupe du petit. Fred a des gestes tellement doux et maladroits que ça me fait sourire. Il me dit quand même qu’il a écrit un livre de recettes de pâtisserie cajun en prison, pour ne pas devenir fou. Qu’un cousin de la cousine du beau-frère de la belle-sœur de Pierre est un éditeur important à La Nouvelle Orléans et qu’il va l’éditer.
Qu’il veut élever son fils.
Avec moi.
Le problème avec les Curteaux, c’est qu’on s’attache. Et quand je vois l’effet que ça me fait, là, j’ai pas envie de sourire.
— Fred, quand tu fais pas tes pâtisseries, tu fumes tes pétards à la con et franchement tu sers plus à grand-chose. Alors moi, avec une personne à gérer c’est déjà compliqué mais deux c’est pas possible, tu comprends ?
— J’ai arrêté de fumer en taule et j’ai pas l’intention de recommencer ! J’ai compris pas mal de trucs là-bas. J’ai plus envie de perdre mon temps, tu comprends ?
— Quand on m’explique, en général, je comprends. Et comment tu veux qu’on vive ? Les allocations de ton grand-père suffisent à peine pour nous trois ?
— Grand-père m’a dit que Travis Bernard, du magasin de ravitaillement, voulait prendre sa retraite depuis un moment. Il serait d’accord pour que je lui rembourse son fond de commerce un peu tous les mois selon les recettes. Il nous restera pas grand-chose mais ça suffira… Et puis, je nous ferai un potager devant la maison… Et puis, mon bouquin marchera peut-être…
Devant mon silence abyssal, il conclut :
— De toute façon, j’obtiendrai un droit de visite. Et je m’installerai chez grand-père, si tu préfères…
— Je préfère…
Quand le vieil Indien revient de sa promenade avec Lily, je suis montée à quarante de fièvre et j’ai droit à de nouvelles tisanes dégueulasses et à un cataplasme qui pue.
Fred ne m’adresse plus la parole jusqu’à la fin des vacances de Lily. Grand-père Joseph emmène Fred en promenade de temps en temps pour nous laisser du temps avec Lily.
Elle attaque en tripotant ses tresses :
— Les chats veulent rester avec toi ! Ils peuvent ?
— Heu, oui, pourquoi pas, mais ils vont te manquer, non ?
— Je veux rester avec toi ! Je peux ?
Plume d’Aigle gazouille dans son berceau. Il est quasiment guéri. J’étouffe et je sens la fièvre qui monte à nouveau.
— Mais Lily, t’as vu où on vit ? C’est au milieu de nulle part ici et il faut six jours et six nuits pour aller jusqu’à Houma ? Tu pourras venir passer tnces bien sûr…
— Grand-père Joseph m’a dit qu’à un jour d’ici, il y a un village avec une petite école, qu’une de ses nièces y habite et pourrait m’héberger en semaine, qu’à cause des gens bizarres qui vivent isolés par ici, l’école a l’habitude de faire des aménagements et que je pourrais aller à l’école que deux ou trois jours par semaine si j’apprends le reste des cours à la maison. D’ailleurs, je pourrais aussi tout apprendre à la maison et ne pas aller à l’école mais il paraît qu’avec le bébé ça serait peut-être un peu trop compliqué pour toi et ta balle, tout ça. Bon, pour cela, il faut prouver que tu peux m’enseigner les cours… Mais c’est pas un problème parce que, comme j’ai dit à grand-père Joseph, t’es super intelligente. Et comme m’a dit le grand-père Joseph, il connaît des gens qui peuvent prouver n’importe quoi. Qu’est-ce que t’en penses ?
À ce moment précis, les Courteaux sont de retour, l’air content.
— Fred, tu peux emmener Lily en promenade pour me laisser du temps avec Joseph ?
Le ton de ma voix sans doute, Fred obtempère instantanément.
Avec le vieux, on se regarde longuement. Je vois bien qu’au fond de ses yeux, il se marre tellement qu’à une autre époque je lui aurais torché une baffe à la sœur Marie de la Contrition mais je garde mon calme.
J’avance d’une voix douce à trente-neuf degrés au moins :
— Vous en avez encore beaucoup à m’amener comme ça ? Ça vous gênerait de me mettre au courant de vos plans foireux ?
Je hurle :
— Vous voulez me tuer ou quoi ?
— Ces choses-là ne sont pas de mon ressort, ma petite, et contrairement à toi, je ne m’en suis jamais mêlé. Mais les esprits et moi, nous avons considéré que tu avais besoin de compagnie et que cette compagnie avait besoin de toi.
— Les esprits et vous ? Et moi, j’ai rien à dire, peut-être ? Je ne pourrai pas, vous comprenez ? Je ne supporterai pas… ma balle, ma tête, tout ça… trop de monde…
Pour le coup, je chiale. C’est vrai, quoi ! À peine sortie du trou avec le petit que la peur est revenue, version On ne joue plus ! Elle sait bien qu’elle me tient parce que je pourrai jamais lâcher MON FILS. Elle jouit comme une vraie pute : en faisant semblant et en te faisant payer le prix maximum. Et les putes, je les connais… elles n’ont pas toutes l’instinct maternel ! Et l’autre con qui me ramène de la chair à canon
Il se lève. Putain, s’il me fait une tisane pour me calmer, je jure que je sors mon Luger.
Mais j’ai plus de Luger. J’ai plus de batte.
Je jure que je lui file un coup de bottes à sa gueule de connard. Avec la jambe droite. Si la jambe gauche lâche pas, évidemment. Ou alors de la jambe gauche, parce la droite, elle tient bon. Oui, c’est ça, de la jambe gauche. Non, le vieux est trop grand et au jour d’aujourd’hui, j’y arriverai pas. Manque d’entraînement. Bon, le classique, dans les couilles. Voilà.
Sauf que je suis dans mon pieu en pyjama et en chaussettes. Voilà.
Il revient avec une tisane.
Si je pouvais arrêter de pleurer aussi, j’aurais l’air moins con. Ça pourrait peut-être l’impressionner. Mais là, évidemment. Je bois ma tisane. C’est vrai que ça calme.
Quand j’ai fini mon bol, le vieux me dit :
— Si j’avais eu une fille ou une petite-fille, j’aurais aimé que ça soit toi.
Et il sort.
*
À la fin des vacances, Lily a commencé les cours dans sa nouvelle école.
J’ai même pas demandé au vieux comment, depuis quand et avec qui il avait tricoté son affaire. Grand-père Courteaux et mambo Mira, même combat. Tu leur demandes pas ce qu’ils mettent dans leurs tisanes. Tu les bois et tu fermes ta gueule. Parce que quoi que tu fasses, tu finis par les boire. Alors quand t’as compris ça, tu fermes ta gueule. C’est l’expérience qui te dicte que l’économie d’énergie est vitale pour la survie de ton espèce. De plus, personnellement, j’ai toujours préféré le silence.
Fred s’est installé chez le vieux. Il a repris le magasin de ravitaillement trois jours par semaine pour pouvoir passer les weekends avec son fils. Le vieux Travis Bertrand travaille gratuitement les trois autres jours parce qu’autrement il devient dingue à rien faire ! Fred a tout rénové. Il propose des nouveaux produits, dont des livres, dont le sien. Il fait aussi des gâteaux et les ermites Houmas surgissent de leur désert, un par un, bousillent leur camionnette sur les chemins pourris et égratignent leurs fins de mois pour s’offrir ce moment de Paradis que sont les pâtisseries de Fred.
Lily est ravie. Elle adore moi, le bébé, Fred, grand-père Joseph, Nelly, la niècece. De ploseph et les chats. Sa nouvelle école est super cool. Il y a même des garçons. Hi, hi ! Ils sont moins intelligents que les filles, c’est sûr, sauf Arthur. Hi, hi ! En plus, Arthur, il est beau ! Elle veut devenir shaman quand elle sera grande. Mambo Mira, à qui elle écrit souvent, lui a donné son accord. Elle suit grand-père Joseph à la trace et renifle goulûment l’eau dans l’air et tout le reste. Il lui a dit qu’elle sera un très bon shaman, ce qui m’inquiète un peu.
Fred et moi, on s’apprivoise à nouveau. Bref, on baise quand on peut. Il me fait un joli potager devant la maison.
Je n’en veux plus au vieil Indien. Après tout, un de plus, un de moins, une de plus, une de moins. Quand la peur s’est installée, elle trouve toujours une raison pour te faire chier.
Mais Roseau dans le Vent, le nom indien que grand-père Joseph a fini par donner à Lily après moultes supplications, m’a fourni la solution à tous mes problèmes.
Un jour, Lily et Plume d’Aigle se sont intoxiqués en bouffant une plante supposée leur faire voir les esprits. Je ne sais pas ce qu’ils ont vu mais ils étaient tout verts et vomissaient leurs tripes. Grand-père et moi leur avons infligé une série de tisanes et de lavements qu’ils ne sont pas près d’oublier. Lorsque tout danger a été écarté, je me suis effondrée d’angoisse en pleurant ma bile et Lily, à moitié endormie, m’a lâché :
— Quand un monstre vient vers toi, tu le regardes pile dans les yeux, tu brandis ton bras droit en avant, la main à l’équerre et tu lui dis « Parle à la main, connard ! » avec un accent allemand. Ça marche à tous les coups quand je fais des cauchemars à la con.
Et elle s’est endormie, le bras en l’air, la main à l’équerre. Pour précision, Nelly, la nièce de grand-père Joseph a la télévision et un lecteur DVD. J’étais allée lui rendre visite après la rentrée de Lily dans sa nouvelle école, pour me faire ma propre idée. Nelly est une vieille fille de cinquante ans, charmante et qui adore Arnold Schwarzenegger. Lily a tout de suite beaucoup aimé Nelly et sa télévision.
Qui ne tentant rien, bla, bla, j’ai appris à dégainer la phrase comme je dégainais mon Luger. La fiabilité allemande sans doute, parce que, bizarrement, c’est plutôt efficace. Ça ne marche pas à tous les coups bien sûr car le monde n’est pas parfait et la peur inventive mais soyons positif : je peux recommencer à dézinguer !
Bon, en ayant l’air ridicule…
J’ai vraiment dû les emmerder, les esprits…
Et puis, il y a eu cet autre jour, où j’ai surpris la même Roseau dans le Vent en train de percer mes pochettes de préservatif avec une épingle.
Je me suis étranglée :
— Mais qu’est-ce que tu fous ?
Elle me regarde, d’un air étonné :
— Ben, je m’amuse. J’adore le bruit. On dirait un petit pet !
Et elle s’écroule de rire.
J’avale de travers :
— Ça fait longtemps que tu joues avec ça ?
— Ben, depuis que je les ai trouvés quand on habitait ensemble à Houma ! Au fait, ça sert à quoi ?
Et là, j’ai compris avec une certaine résignation la raison des nouvelles nausées matinales et du nouveau retard de ces machins de gonzesse dont on se passerait bien.
Faut que je dise à Fred et au vieux d’agrandir la maison, parce que bon, ça va plus être possible. De toute façon, le vieux le sait déjà, c’est sûr. Quand il me regarde, ses yeux se marrent.
Je sais maintenant que les esprits existent et qu’ils ont un humour à la con, car la fille en noir du Mississippi vit désormais dans la petite maison dans la prairie.
Et ça, c’était pas gagné d’avance.