Chapitre 5 : La ferme des Johnson
Lorsque le blé eut poussé et donné du fruit,
la mauvaise herbe apparut aussi.
Mathieu 13, verset 26
Après plusieurs heures de train, de bus, et de champs de céréales, le chauffeur du bus a la courtoisie de me déposer à l’intersection d’une petite route dont le panneau indique « Ferme des Johnson ».
Je le remercie comme il se doit d’un sourire bien frais de la campagne et respire à fond l’empire des pesticides.
J’ai allégé mon paquetage au maximum et me lance sur la route rocailleuse entre le soja et le blé.
Après trois heures de marche, j’aperçois une rivière qui ondule entre les arbres. Le niveau d’eau est plutôt bas mais suffisant pour une bonne baignade. Je savoure l’aspect bucolique de cet instant à poil et savonnée au chèvrefeuille avec un œil sur chaton qui déambule très étonné dans ces herbes hautes et pose, soudain énamouré, son museau sur un pissenlit.— Tu devrais partir, murmure une petite voix à ma gauche.
Je me demandais quand la fillette, qui me suit avec des ruses d’Indien depuis une demi-heure, allait se manifester. C’est fait. Regard profond et apeuré, longues tresses brunes, toute maigrichonne, dans les six ans.
Je m’habille en demandant :
— Pourquoi ?
Elle détourne vivement son regard de mon corps et observe chaton avec envie :
— C’est ton chat ? dit-elle
— On peut dire ça.
— Tu devrais partir !
Je finis de m’habiller.
— Pourquoi ?
— Parce que papa n’aime pas les étrangers.
Il y aurait à discuter mais le temps passe et je me remets en route :
— Tu connais la ferme des Johnson ?
— Après la route qui tourne là-bas. Mais tu devrais partir !
— Pourquoi ? Monsieur Johnson n’aime pas les étrangers non plus ?
Elle regarde toujours le chat en crevant d’envie de le prendre dans les bras mais n’ose pas me le demander. Elle me suit craintivement.
— Monsieur Johnson, c’est mon papa !
Là, il me faut une minute de réflexion.
La manière dont Lucy parle de ses parents dans sonjournal m’a toujours donné l’impression qu’ils venaient du dix-neuvième siècle. Je les avais donc laissés au fin fond de leurs champs, tout rabougris, sur une vieille photo en noir et blanc.
Mais en comptant bien, la mère de Lucy doit avoir la cinquantaine, la petite dans les six ans, c’est tout à fait possible. J’avais pas envisagé ça.
— Tu devrais partir, répète-t-elle sur un ton toujours plus suppliant, sinon papa va s’énerver.
— Il s’énerve souvent ton papa ?
Elle hausse les épaules.
— Comment tu t’appelles ?
— Lily !
J’hésite. Putain, j’hésite.
— Et puis, maman, elle va devoir tuer ton chaton… lâche-t-elle, les larmes au yeux, en tirant sur mon manteau.
— Ça m’étonnerait, ma chérie, lui dis-je avec un gentil sourire.
— Mais si ! Parce que papa, il dit qu’il y a déjà assez de chats pour chasser les souris. Alors les nouveaux chatons, maman, elle les met dans un sac à pommes de terre, pour pas salir. Elle les assomme contre le mur et après elle les met à la benne.
— Viens, Lily, on va voir papa et maman. Tu veux prendre le chaton dans tes bras ? Il a un peu peur, ça le rassurerait.
Elle dit oui de la tête.
— Mais…
— T’inquiète pas. Ta maman peut pas tuer ce chaton puisque c’est le mien, tu comprends ?
Elle acquiesce en serrant le chat contre elle. Pas entièrement convaincue, je le sens bien. Elle demande :
— Comment il s’appelle ?
— Heu, chaton…
Elle lève les yeux au ciel, confirmant par là certaines pensées sur les adultes qu’il me ravirait de connaître.
s’approche de la maison. Lily traîne les pieds. Sa mère nous observe sur le pas de la porte.
— Maman… commence Lily, en serrant très fort le petit chat contre son coeur.
Mais maman Judith ne regarde pas la petite ni le chaton. Judith regarde le fantôme qui s’approche d’elle.
Elle essaie d’appeler mais aucun son ne sort de sa bouche. C’est une femme ridée aux cheveux déjà gris, en tablier de travail.
Je lui plaque deux bises sur les joues avec un sonore « Salut grand-mère ! »
Elle émerge vaguement du cauchemar qui prend forme au fond de ses yeux pour articuler :
— Lily, va chercher ton père !
Il est vrai que Judith ne respire que l’air de son mari, Alan, et celui du Christ mort pour nos péchés.
Elle marmonne à toute vitesse des mots difficilement compréhensibles entre ses lèvres minces comme un fil à couper le beurre. Il y serait question de Dieu et de ses saints. De l’enfer, aussi. Puis son regard parvient enfin et au prix d’un lourd effort à me traverser comme si je n’existais pas et cela calme le rythme de ses lamentations.
Lily me regarde, terrifiée, pressentant du malheur à venir. Elle me rend le chaton et court vers la ferme.
Lorsque le père arrive, son fusil est prêt à tirer au cas où. Il n’a rien compris au charabia de sa fille.
*
Au dîner, on mange du poulet frit et du riz brun. Judith évite de me regarder et n’arrête pas de répéter « Mais, à l’orphelinat, ils nous ont affirmé que l’anonymat était garanti. Comment est-ce possible ? » Alan lui dit de la fermer et mange en silence. Ça cogite dans cette tête rougie par le soleil et la peur de l’enfer. Lily et moi, on discute d’un prénom pour chaton.
— Tu crois quand même pas qu’une bâtarde comme toi aura des droits sur nos terres ?
Le grand-père siffle comme une cocotte minute.
Je termine de mâcher avant de répondre, comme les sœurs m’ont appris.
— Ne vous inquiétez pas, je n’ai pas le tempérament agricole !
— Elle se fout de ma gueule ou quoi ? aboie-t-il en regardant cette pauvre Judith qui n’a pas été foutue de lui faire des garçons.
— C’est quoi une bâtarde ? murmure Lily
— Lily va te coucher ! claque Judith. Et n’oublie pas tes prières !
Judith poursuit, toujours sans me regarder :
— Elle lui ressemble tellement, c’est… diabolique !
Il a été décrété, dix-huit ans plus tôt, que le prénom de Lucy ne serait plus jamais prononcé par les Johnson.
Je complète donc, en me servant une cuisse de poulet :
— Vous parlez de Lucy, je suppose !
Le poing qui s’abat sur la table fait sursauter Judith, les assiettes et renverse les verres.
Le père se lève et quitte la pièce en claquant la porte. La mère se remet à égrener ses prières en rangeant machinalement la table. Bonne fille, je l’aide à faire la vaisselle.
Elle articule, les dents serrées :
— Nous ne méritons pas ça. Nous travaillons dur. Nous honorons le Seigneur. Alan est un homme dévoué. Il laboure la terre, comme il est dit dans l’Ancien Testament, pour servir le Très Haut à la sueur de son front.
Nous n’avons pas fini de faire le tour des qualités d’Alan Johnson, qu’il revient, calmé. L’air de la campagne, sans doute. Il me regarde à peine :
— Toi, tu vas dormir dans la grange. Je t’ai mis un matelas. Et puis, on discutera demain.
Il m’accompagne dans la grange sans dire un mot. Je lâche mon barda à côté du matelas posé dans un coin sombre du bâtiment.
— Je peux garder la lampe de poche ? je demande.
— Pas besoin, la lune est presque pleine.
Sur ces considérations astrologiques, il me laisse à l’odeur du foin que j’affectione particulièrement et j’étale mon sac de couchage sur une meule accueillante, en face de la porte.
Vers une heure du matin, la porte de la grange s’ouvre doucement et Alan Johnson pointe son fusil et sa lampe de poche dans la mauvaise direction.
— Où es-tu, sale bâtarde ?
— Ici, grand-père, juste en face.
Il me repère dans le halo de sa lampe. La lune le découpe nettement dans l’entrée.
— Tu vas prendre tes affaires et t’en aller. On veut pas de toi ici ! T’as rien à faire ici, tu comprends ?
Je parviens à lâcher quelques sanglots plutôt réussis, en toute modestie :
— Vous êtes ma seule famille et je n’ai nulle part où aller, tu comprends ?
— T’es qu’une traînée comme ta mère. Rien à faire chez les Johnson. J’ai toujours arraché la mauvaise herbe pour préserver le bon grain de l’ivraie et c’est pas toi qui vas ramener la pourriture dans notre famille.
— Ta fille a été violée par des porcs et tu l’as jetée dehors au lieu d’aller dénoncer ces salopards ? Tu crois vraiment que c’était elle, la mauvaise herbe ?
— Elle a bien dû le chercher. Ces choses-là n’arrivent pas aux bonnes chrétiennes.
Le ton d’Alan est d’une telle fureur qu’il s’étrangle.
— Et moi, je l’ai bien cherché aussi, c’est ça ? Je pleure aussi honorablement que toute la gent féminine.
Il reprend avec passion :
— Mathieu, chapitre 13, verset 26 : « Lorsque le blé eut poussé et donné du fruit, la mauvaise herbe apparut aussi. » Tu comprends donc rien ? Tu es le fruit du péché. Tu nous dégoûtes. Il est pas question que tu pourrisses le champ des Johnson.
La voix de grand-père Johnson atteint les aigus dans ses efforts de purification horticole et le bras qui tient son fusil braqué sur moi tremble de plus en plus.
Je réponds doucement :
— Marc, chapitre 11, verset 25 : « Lorsque vous êtes debout faisant votre prière, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pardonnez, afin que votre Père qui est dans les cieux vous pardonne aussi vos offenses. »
Mais Alan Johnson n’est pas du genre à pardonner.
On a tiré en même temps, le grand-père et moi. Lui dans la paille, moi dans le cœur.
Puis le silence de la nuit et l’odeur de la poudre.
— Tu ne devrais pas parler à ton père comme ça, Lucy ! Tu vois, tu l’as encore énervé ! s’approche Judith dans l’ombre de la lune.
J’ai récupéré la lampe du vieux et je la braque sur elle. Son visage est sans expression. Elle attendait derrière la grange. Elle attendait quoi ?
Son regard erre dans le vague : « Genèse 2, verset 15 : L’Éternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder… Faut que je trouve quelqu’un pour gérer la ferme… »
Je ramasse mes affaires, efface mes traces.
— Y a que cette putain de ferme qui compte pour vous ?
— Il ne faut pas jurer. C’est interdit par la bible et ton père n’aime pas ça. Tu n’es pas une bonne fille, ma Lucy, il faut te repentir.
— Je ne suis pas ta Lucy, grand-mère. Ta Lucy est crevée comme une merde. Aide-moi à porter le vieux.
Elle prend les jambes, je prends le torse. On le transporte à l’arrière de la vieille camionnette. Je l’enroule dans un plaid qui sent le bétail.
Judith, plongée dans ses pensées, parle à haute voix, le regard dans le vide :
— Je demanderai à Bill Thornstone de remplacer ton père. Sa ferme a brûlé l’année dernière, avec sa femme. Depuis, il vit chez sa sœur. Il vient à la messe tous les dimanches.
Je regarde longuement Judith Johnson dont l’esprit semble avoir rejoint son mari. Tous deux condamnés à creuser le même sillon sur l’horizon des champs de blé et de soja, pour l’éternité.
Je l’accompagne dans la maison, lui prépare un café de ma composition qui la ferarmir au moins deux jours et puis je monte la mettre au lit.
— Bonne nuit, Lucy, murmure-t-elle avant de sombrer dans un sommeil sans rêve. Fais bien tes prières avant de t’endormir, pour éloigner les démons.