VII
Les gens malheureux ne connaissent pas leur bonheur
Le bonheur. Qu’est-ce que le bonheur ?
C’est une excellente question, mais je ne me remercie pas de me l’être posée, car la réponse ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval, bien que les sabots des chevaux portent bonheur pourvu qu’ils soient ferrés, si l’on en croit la rumeur folklorique. À l’instar de la zizette quand il fait grand froid, le bonheur est un sujet difficile à appréhender. C’est une source de réflexions compliquées et abstraites, qu’on ne peut aborder qu’entre personnes distinguées et nanties de sérieuses références philosophiques.
Pour bien parler du bonheur, le mieux est de se tenir la tête à deux mains, près d’un feu de bois, en écoutant la Tristesse de Chopin. On pratiquera de même pour parler de Dieu, de la peine de mort, de la magie noire et des chapeaux trop petits. (En ce qui concerne la réflexion sur les chapeaux trop petits, le feu de bois et la Tristesse de Chopin sont facultatifs, mais il ne faut surtout pas oublier de vous tenir la tête à deux mains pendant que votre beau-frère tire sur le chapeau.)
Les plus grands penseurs de notre histoire ont dit des choses passionnantes à propos du bonheur : « Le bonheur est fait des malheurs qu’on n’a pas. » (Je ne sais plus très bien si c’est Montaigne ou Malherbe qui a dit cela.) Ou encore : « Les gens malheureux ne connaissent pas leur bonheur. » (Là, je ne sais plus très bien si c’est Descartes ou moi.) Il est toujours malaisé de retrouver les auteurs de pensées aussi profondes, la plupart ayant été galvaudées au fil des siècles. Par exemple, on attribue à Jésus-Christ, un autonomiste palestinien mort en 33 après lui-même, ce mot charmant : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Or, dans Mein Kampf, Adolf Hitler, un autonomiste allemand mort en 1945 avant moi, dit la même chose, à un mot près : « Laissez venir à moi les petits enfants blonds. »
Pour en revenir au bonheur, nous voyons donc qu’il est difficile de le cerner autrement que par paraboles, et de le décrire autrement que par des exemples. Ainsi, voici quelques cas typiques empruntés à la vie courante qui nous permettront de bien reconnaître le bonheur le jour où il nous tombera dessus à couilles rabattues. Vous allez me dire : quel rapport entre le bonheur et les couilles rabattues ? Je me demande si c’est une bonne question ?
Cas n° 1. Aspect footballistique du bonheur.
À la fin du match Saint-Etienne-Nantes, Saint-Etienne gagne. Si vous êtes de Saint-Etienne, c’est le bonheur. Si vous êtes de Nantes, c’est le malheur. Si vous êtes de Brive, vous vous en foutez : c’est pas du rugby. Comment l’habitant de Saint-Etienne (je pense qu’on dit un Stéphanois, si c’est un homme, et une Bellifontaine, si c’est une Fontainebloise), comment, dis-je, le Stéphanois, au moment où son équipe gagne, ressent-il le bonheur ? Tout d’abord, il est parcouru d’un long frémissement de là à là, voir figure 1 ; il est pris d’un besoin irrésistible de trépigner en agitant les bras spasmodiquement vers le ciel. Ses yeux s’embuent de larmes. Il crie : « Allez les verts. » Il arrive quelquefois qu’une légère érection s’ajoute à ces différents symptômes, mais c’est une manifestation de virilité extrêmement peu répandue dans les milieux sportifs : c’est la femme de l’A.S. Saint-Etienne qui me l’a dit.
On voit bien, à travers cet exemple, combien le bonheur est une sensation étrange et fugace, hélas, car elle ne dure qu’une fraction de seconde. Après quoi, tout retombe.
Cas n° 2. Aspect sentimentalistique du bonheur.
Comme l’argent, l’amour ne fait pas le bonheur, mais il y contribue. Qui ne s’est jamais senti délicieusement transpercé par l’aiguillon du bonheur, auprès de l’être aimé ? Instant fragile et sublime où les amants front contre front, bouche contre bouche, les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, la zigounette dans le pilou-pilou, ne pensent plus qu’à ce bonheur ardent qui les transporte jusques aux cieux inconnus de la félicité, alors que leurs regards s’embuent de larmes et que leurs corps frémissent de là à là, voir figure 2.
À cet instant privilégié entre tous dans l’idylle d’un couple, les amants sont seuls au monde, ils oublient tout ce qui n’est pas eux : la faim dans le monde, la guerre qui menace, le cancer, la peur des grandes cités, le terrorisme, la défaite de Saint-Etienne, etc., etc. Alors, le poète s’écrie : « Ô temps suspend ton vol », cri sublime et désespéré de l’homme qui voudrait retenir son bonheur alors même que le vent de la vie l’emporte au loin dans la nuit froide de l’oubli ! Et la mer efface sur le sable les pas des amants désunis comme un p’tit coquelicot mon âme, comme un p’tit coquelicot, voir figure 3.
Cas n° 3. Aspect démocratistique du bonheur.
Le bonheur n’est pas réservé à l’élite, encore qu’on puisse le regretter, dans la mesure où, comme le disait si justement saint Vincent de Paul : « Il ne suffit pas d’être heureux. Encore faut-il que les autres soient malheureux. »
L’aile veloutée du bonheur peut même entourer de ses plumes sucrées des êtres frustes et vulgaires qu’on eût crus à première vue plus doués pour les travaux manuels que pour la félicité de l’âme. Certes, chez ces gens-là, le bonheur vole au ras des pâquerettes. Je le dis sans mépris aucun, d’ailleurs la pâquerette n’est-elle point une créature de Dieu, au même titre que l’oiseau, le nuage, la mer, qui couvre les abysses, le mazout, qui couvre la mer ? Même Lecanuet est une créature de Dieu, sauf les dents qui sont de chez Paul Beuscher.
Un être d’élite, armateur ou promoteur immobilier par exemple, est capable de ressentir une forme de bonheur à la vue d’un coucher de soleil flamboyant au-dessus de la baie de Rio ; mais si nous montrons la même féerie à un pauvre, ce dernier ne manifestera au mieux qu’un ennui poli devant la splendeur crépusculaire de l’astre du jour. Au reste, vous en connaissez, vous, des pauvres qui vont à Rio en vacances ? Vous me direz : il y a des pauvres à Rio même. Eh bien, eux non plus ne regardent pas le coucher de soleil. Ils ne lèvent même pas le regard vers le ciel. Forcément : leur bonheur, ils le cherchent tête basse, au fond des poubelles.
Cas n° 4. Aspect évangélistique du bonheur.
Dieu fait le bonheur. N’importe quel chrétien venant de recevoir l’Eucharistie vous le confirmera : « Dieu fond dans la bouche, pas dans la main. » Mais suffit-il de fondre dans la bouche et pas dans la main pour apporter le bonheur autour de soi ? Non. C’est pourquoi le bonheur divin total et définitif ne peut se concevoir qu’après la mort, au Paradis. Qu’est-ce que le Paradis ? Le Paradis est un club privé réservé en priorité aux imbéciles et aux infirmes : « Bienheureux les pauvres d’esprit ! Bienheureux ceux qui souffrent dans leur chair. Le royaume des Cieux leur appartient », dit l’Écriture.
Si l’on n’a pas la chance d’être infirme ou imbécile, on peut tout de même espérer connaître le Paradis à condition d’en baver un maximum sur la Terre avant de mourir cocu et si possible dans la misère, avec le téléphone coupé, et le magnétoscope en panne et tout et tout. Mais, direz-vous, à quoi bon avoir souffert le martyre pendant toute une vie, si c’est pour se retrouver finalement dans un club privé plein d’infirmes et d’imbéciles ? Je vous répondrais qu’il ne faut pas s’étonner de voir la cour des Miracles dans le jardin des délices.
Et puis, au Paradis, on est assis à la droite de Dieu. C’est normal, c’est la place du mort. Et il vaut mieux être assis à la droite de Dieu qu’à la gauche d’Ella Fitzgerald, car Dieu ne prend pas toute la place sur le banc, lui.