CHAPITRE IX

Corbett, encore impressionné par le sinistre avertissement du frère, retourna au château. Ranulf et Maltote disputaient sans conviction une partie de dés et Ranulf montrait à son compagnon les meilleures façons de tricher. Le magistrat s’installa sur le coussiège. Il se prit à songer à Leighton et pria tout bas pour que Maeve aille bien. Se sentant agité, il décida de se rendre à la chapelle du château, une pièce simple et étroite pourvue, au fond, d’un autel en bois. Dans une niche, à gauche, se dressait une statue de la Vierge à l’Enfant ; Marie, souriante, montrait l’Enfant Jésus à un monde oublieux. Corbett prit une chandelle et alluma l’un des cierges. Il s’agenouilla et récita un Pater Noster, un Ave Maria et le Gloria. Entendant Ranulf l’appeler, il se précipita. Bullock était là et, à ses côtés, Boletus sautait comme une grenouille. Le shérif fît signe au magistrat de revenir au solar.

— Du calme ! cria Sir Walter au verdier. Du calme et arrête de sautiller !

Ranulf et Maltote s’approchèrent.

— Vos informations étaient bonnes, Sir Hugh.

Le visage de Bullock se fendit d’un grand sourire.

— Cela commence à m’amuser. Messire David Ap Thomas et ses amis ont quitté la ville en cachette. Ils ont violé le couvre-feu, ont escaladé la muraille et sont partis dans la forêt vers le sud-ouest.

— Racontez-lui la suite ! Racontez-lui la suite ! cria Boletus d’une voix stridente.

— Ils avaient de la compagnie, reprit le shérif en jetant un coup d’oeil furieux à son verdier. Un mécréant, un maquereau du nom de Vardel, et une demi-douzaine de ribaudes d’un bordel de la ville.

— Et je sais où ils sont ! hurla Boletus, triomphant.

— Prenez vos chapes ! ordonna le shérif. Boletus, je veux quatre de tes compagnons, six éclaireurs armés et environ dix archers. Nous irons à pied.

Quelques instants plus tard, un groupe d’hommes en armes, Boletus les précédant comme un chien de chasse, quitta le château. À leur passage dans les étroites rues, mendiants et coquins, apercevant le scintillement des cottes de mailles et entendant le cliquetis des épées, allaient se tapir dans les venelles. Les portes des tavernes se fermaient brutalement. Les ribaudes, leurs perruques d’un roux ardent brillant comme des fanaux dans les ténèbres, les voyant venir détalaient en un clin d’oeil. De temps à autre un volet s’ouvrait en grand et une voix lançait des injures auxquelles Bullock, qui s’amusait sans retenue, répliquait du tac au tac.

Ils quittèrent la ville par une poterne et suivirent un sentier sec et poussiéreux qui passait devant une longue rangée de chaumines et de potagers. Les ténèbres se firent plus denses. Bientôt les bruits et les clameurs de la cité s’évanouirent. La soirée était fraîche, le ciel clair et on n’entendait que le tintement des armes ou l’agitation furtive d’un animal dans une haie ou un fossé. Quelques soldats commencèrent à se plaindre, mais quand Bullock se retourna, poing levé, ils se turent. Finalement, ils abandonnèrent le sentier et empruntèrent une piste. Les arbres, autour d’eux, poussaient plus dru. Les bruits de la forêt s’intensifièrent : hululement d’une chouette, cri d’un engoulevent, prestes bruissements sous la futaie. Corbett et Ranulf, Maltote boitillant sur leurs talons, essayaient de se maintenir à la hauteur de la large foulée de Bullock. La forêt s’épaissit ; les branches se déployaient comme des doigts rigides pour saisir le clair de lune fantomatique. Boletus revint en arrière en sautillant sans bruit. Il leva la main et chuchota quelques mots au shérif, qui ordonna à ses hommes de se déployer. La file de soldats progressa doucement. Corbett huma l’air. Il sentit une odeur de fumée de bois ainsi qu’un relent désagréable de viande calcinée, puis aperçut, à travers les arbres, l’éclat d’un feu. Un tambour battit faiblement dans la nuit. Quand ils s’approchèrent, la végétation s’éclaircit, le sol s’inclina et la vue s’ouvrit sur une clairière. Corbett, fasciné, ne quittait pas des yeux le spectacle qui se déroulait devant lui pendant que Bullock chuchotait des réprimandes à ses hommes qui s’étaient mis à rire et à proférer des remarques obscènes. Dans la clairière, des silhouettes nues, des hommes et des femmes, dansaient et cabriolaient autour de quatre feux. On ne pouvait voir les musiciens, mais le magistrat aperçut un groupe qui faisait rôtir de la viande sur un autre feu, à l’autre bout de la clairière.

— On dirait une diablerie, souffla Ranulf.

— Pour l’amour du ciel, qu’est-ce que c’est ?

Une silhouette encapuchonnée et masquée s’avança, vêtue d’une robe grise sur laquelle était peint un grand oeil humain.

— Maître, je ne crois pas que ce soit ce que nous pensions, dit Ranulf en réprimant son rire.

Près de Corbett, Bullock se redressa et tira son épée.

— Diantre ! s’exclama-t-il. J’ai l’estomac dans les talons : il y a du vin là-bas et quelques-unes de ces donzelles sont très engageantes.

Il se précipita, suivi par les soldats. Ils avaient envahi la clairière avant même que la danse ait cessé.

Corbett, qui avait fait signe à Ranulf et Maltote de rester en arrière, comprit que Bullock avait sous-estimé ses adversaires. Les danseurs étaient peut-être ivres et pris par surprise, mais ils étaient bien armés. On tira épées et poignards, on sortit des épieux et la clairière se transforma en champ de bataille. Même les femmes se jetèrent dans la mêlée : Corbett vit une solide gaillarde, munie d’un gourdin, envoyer au sol deux des hommes de Bullock.

— Je suppose que nous ferions mieux de leur prêter main-forte, chuchota Ranulf.

Corbett acquiesça à contrecoeur. Mais, avant qu’ils aient atteint la clairière, la silhouette encapuchonnée avait été jetée au sol et son grossier masque de satyre lui avait été arraché. David Ap Thomas fixa le magistrat avec rage.

— Maudit corbeau fureteur !

Il donna, en vain, des coups de pied aux deux archers qui lui attachaient les pouces dans le dos.

Autour d’eux, le bruit de la bataille allait en diminuant. Il y avait environ quatorze étudiants et deux ribaudes ; les autres, y compris le vaurien de Vardel, ayant décidé que discrétion valait mieux que courage, s’étaient enfuis au plus profond de la forêt. Quelques soldats geignaient en comptant leurs plaies et bosses. Ce qui ne les empêcha nullement de faire honneur aux morceaux de viande rôtie et de boire goulûment aux pichets de vin. Une fois leurs agapes achevées, ils emmenèrent leurs prisonniers en une seule file sur le sentier forestier.

Bullock était un vainqueur cruel. Il avait autorisé la plupart des captifs à se vêtir tant bien que mal, mais avait fourré bottes et souliers dans un sac et l’air nocturne retentissait de jurons, d’imprécations et d’un flot d’injures ignobles de la part des dames de la ville. Les soldats les bousculaient en leur rendant la pareille. Ap Thomas protestait à voix haute.

— Ce n’est pas interdit par la loi ! criait-il.

— Que faisiez-vous exactement ? demanda Corbett.

— Oh, nous embrassions le cul du diable ! gronda Ap Thomas.

Ils pénétrèrent dans Oxford par une poterne et se dirigèrent vers le château. Bullock, à présent bouffi d’orgueil et pressé de raconter aux autorités universitaires ce qu’il avait découvert, déclara qu’ils étaient tous ses prisonniers et devraient passer quelque temps dans les cachots du château. Les étudiants, menés par Ap Thomas, élevèrent un choeur de protestations ; les ribaudes, plus pragmatiques, commencèrent à sourire et à jeter des oeillades à leurs vainqueurs. Bullock emmena sa file de captifs. Corbett et ses compagnons les regardèrent partir en écoutant les cris se perdre dans l’air nocturne avant de regagner Sparrow Hall.

Le portier les fit entrer à l’hostellerie, en grommelant à voix haute à cause de l’heure tardive. Corbett l’ignora. Il savait qu’Ap Thomas avait sans doute graissé la patte du bonhomme pour qu’il attende le retour des écoliers, aussi le laissa-t-il dans l’ignorance de ce qui s’était passé.

Une fois dans la chambre du magistrat, Ranulf nettoya et baigna la plaie de sa main droite. Maltote s’assit sur le plancher en se tenant le tibia, grommelant que la marche de nuit avait aggravé sa blessure.

— C’était une perte de temps, déclara Corbett en quittant sa chape et desserrant son ceinturon. Notre bel ami Ap Thomas n’est sans doute coupable que de participer à d’insignifiants rites païens qui sont, je le suppose, une excuse aussi bonne que d’autres pour se livrer à la débauche.

— Il n’y avait rien d’extraordinaire dans la clairière, renchérit Ranulf. Du pain, du vin, de la viande, un crâne jaunissant qui appartenait probablement à quelqu’un depuis longtemps mort et enterré quand mon aïeul est né.

Il hocha la tête.

— Je croyais Ap Thomas coupable de crimes bien plus graves.

— Je me demande, dit le magistrat en s’asseyant sur le lit, je me demande si le Gardien est au courant de ce qui est arrivé ce soir, parce que, s’il l’est, je pense qu’il frappera. Il sait que nous sommes fatigués et las après notre vaine chasse. Notre bon shérif, par ailleurs, passera toute la nuit à s’amuser à interroger Ap Thomas et les autres étudiants qu’il déteste.

— Ne devrions-nous pas surveiller le collège ? s’inquiéta Ranulf. Ou, du moins, les allées de derrière ? Voir qui entre et sort ? Nous pourrions tirer au sort.

— J’y vais.

Maltote se redressa en grimaçant.

— Mais ta cheville ? objecta son maître.

— Je me suis bien reposé la nuit dernière, répondit Maltote. Et je ne crois pas que je puisse m’endormir maintenant, pas avec cette douleur. Quelle heure croyez-vous qu’il puisse être ?

— Minuit, à peu près, peut-être un peu plus tôt.

— Je prendrai la première veille.

Maltote boitilla hors de la pièce, son ceinturon jeté sur l’épaule.

— L’un d’entre nous ne devrait-il pas l’accompagner ? suggéra Ranulf.

— Il sera en sécurité, rétorqua Corbett. Rattrape-le, Ranulf, et dis-lui d’ouvrir les yeux, de rester bien caché dans l’ombre, et, s’il est fatigué, de revenir. Notre portier croira qu’il est l’un des amis d’Ap Thomas.

Ranulf partit et le magistrat s’étendit sur le lit. Il aurait voulu rester éveillé, mais ses paupières se firent lourdes et il sombra dans un sommeil sans rêves.

Ranulf, quand il revint, ôta les bottes de son maître, le recouvrit de sa chape, souffla la chandelle et regagna sa chambre. Il frotta de l’amadou, la piètre lampe à huile donna une lueur vacillante et il ouvrit les Confessions de saint Augustin.

« Tu es notre créateur, ô Seigneur, et nos coeurs ne trouvent pas de paix avant de reposer avec Toi. »

Ranulf ferma les yeux. Il se souviendrait de ces mots. Il les citerait la prochaine fois que son « Maître Longue Figure » recevrait quelque vaniteux prélat ou prêtre érudit. Oh oui, tout le monde hocherait la tête, émerveillé devant le changement de Ranulf-atte-Newgate.

Dans l’allée, derrière Sparrow Hall, Maltote s’accroupit et se demanda combien de temps Sir Hugh les garderait à Oxford. Contrairement à Ranulf, Maltote aurait pu vivre et mourir à Leighton. Debout dès potron-minet, il serait avec joie resté dans les écuries jusqu’à ce que la nuit tombe et qu’il s’écroule de fatigue. Il leva les yeux sur la sombre masse de Sparrow Hall et aperçut la minuscule lueur d’une chandelle. Autour du jardin du collège, le mur était élevé et Maltote ne quittait pas du regard la poterne. Si quelqu’un sortait, il était certain que ce serait par cette porte. Un chat en maraude se glissa dans les ténèbres. Maltote le regarda grimper sur un tas de fumier près du mur : un animal à fourrure en jaillit et lui et le matou disparurent.

Maltote contempla les étoiles en souriant. Il avait apprécié l’incursion nocturne dans la forêt. Il avait cru avoir la berlue en voyant certaines de ces dames ! Il s’humecta les lèvres. Il n’avait avoué à personne, pas même à Ranulf, qu’il était encore puceau. Il s’était, une fois, épris d’une damoiselle, la fille d’un meunier, qui demeurait près du manoir de Leighton, et il lui avait apporté des fleurs, mais elle s’était moquée de lui quand, visage cramoisi, il n’avait pu articuler une parole. Quand il reviendrait à Leighton, peut-être lui rendrait-il à nouveau visite. Il entendit un bruit et rouvrit les yeux. La porte de la poterne était toujours solidement close. Il se releva et plissa les paupières pour mieux distinguer la forme sombre qui se traînait vers lui : sa main chercha le poignard suspendu à son ceinturon.

— Qui va là ? Qui êtes-vous ? cria-t-il.

Une sébile cliqueta et Maltote se détendit. Le mendiant s’approcha en tendant la main. Maltote fouilla dans son escarcelle – il avait une piécette quelque part. L’homme serait peut-être une compagnie pour passer les heures de veille. Il leva les yeux et la sébile le frappa en plein visage. Maltote recula en vacillant et se cogna la tête contre le mur. Il rebondit en faisant un écart, mais son assaillant était trop rapide et le poignard, perçant et cruel, lui déchira le ventre. Le palefrenier cria de douleur, une main crispée sur l’estomac, l’autre griffant l’air. Il tomba, et sa tête heurta les pavés pendant que le mendiant disparaissait dans les ténèbres.

Le lendemain matin, un coup sourd à la porte réveilla Corbett. Il ouvrit et se trouva devant Norreys. Ranulf sortit lui aussi de sa chambre en enfilant ses bottes.

— Sir Hugh, venez au collège, c’est Maltote ! dit Norreys, la gorge serrée.

Le magistrat jura.

— Il n’est pas revenu, se lamenta Ranulf. J’étais censé le remplacer.

— Il se meurt, déclara Norreys. Sir Hugh, votre serviteur est mourant. Messire Churchley l’a emmené à l’infirmerie, mais il n’y a rien à faire.

Corbett le regarda bouche bée. Il serra les bras contre sa poitrine pour lutter contre le froid qui l’envahissait. Ranulf, cependant, avait déjà écarté les deux hommes et dégringolé l’escalier. Corbett mit ses bottes, saisit sa chape et traversa l’allée avec Norreys en direction de Sparrow Hall.

Churchley, entouré des autres maîtres, les attendait dans le parloir. Il ouvrit la bouche pour donner des explications, y renonça, leur fît signe de le suivre et les conduisit, en haut de l’escalier, dans une pièce chaulée. Maltote gisait sur un lit derrière la porte. Son visage était aussi blanc que le drap qui l’enveloppait jusqu’au menton, ses yeux étaient entrouverts et un petit filet de sang coulait de la commissure de sa bouche. Ranulf repoussa les couvertures et gémit en voyant le tas de bandages trempés de sang dont Churchley avait entouré le ventre de Maltote.

— J’ai fait de mon mieux, plaida le mire.

Maltote cligna des yeux. Il toussota et agita faiblement les bras. Corbett se pencha pour saisir les mots qu’il haletait.

— J’ai soif. Messire, la douleur...

— Qui t’a attaqué ? demanda Corbett.

— Le mendiant. Pas de visage. Silencieux comme une ombre.

Corbett ravala ses larmes de rage.

— Je vais mourir, n’est-ce pas ?

Le magistrat prit la main de Maltote, froide comme la glace.

— Ne mentez pas, murmura le palefrenier. Je n’ai pas peur, ou, du moins, pas encore.

Son visage se crispa quand un spasme de douleur le traversa.

— Je lui ai donné de l’opium, déclara Churchley.

Il fit signe à Corbett de le rejoindre à quelques pas du lit.

— Sir Hugh, vous avez sûrement vu ce genre de blessures au ventre sur les champs de bataille. L’opium ne fera plus d’effet bientôt ; la douleur sera alors terrible et il aura une soif atroce.

— Pouvez-vous faire quelque chose ?

Churchley secoua la tête.

— Sir Hugh, je suis un mire, pas un faiseur de miracles. Il se videra de son sang et ce dans de grandes souffrances.

Corbett ferma les yeux en respirant lentement. Il revint près de son serviteur.

— Veux-tu voir un prêtre ? demanda-t-il.

Maltote fit un effort pour répondre.

— Le père Luke m’a entendu en confession avant que je quitte Leighton, mais pourrais-je recevoir l’extrême-onction ?

Tripham entra dans la pièce.

— Sir Hugh, désolé de vous déranger, mais un messager vous attend à l’hostellerie avec des missives du roi à Woodstock. J’ai déjà envoyé chercher le père Vincent, ajouta-t-il. Il arrive.

Corbett revint près du lit, serra la main de Maltote et l’embrassa doucement sur le front. Puis il essuya les larmes qui coulaient sur ses joues et sortit en hâte en ordonnant à voix basse à Ranulf de rester.

Quelques instants plus tard, le père Vincent arriva, précédé par un gamin qui portait un cierge allumé et une clochette. Les épaules du prêtre étaient recouvertes d’une chape d’argent frangée d’or avec un Agnus Dei au centre. Churchley quitta la pièce, mais Ranulf resta. Le service fut court : le père Vincent administra l’extrême-onction à Maltote et lui tendit la petite hostie extraite d’un ciboire d’argent. Puis, sortant une fiole dorée de son aumônière, il oignit d’huiles saintes les yeux, la bouche, les mains, la poitrine et les pieds de Maltote. L’enfant de choeur se tenait immobile comme une statue de cire. Le prêtre ne leva pas une seule fois les yeux sur Ranulf, mais, absorbé par la sombre liturgie du sacrement des mourants, termina les onctions. Ensuite il s’agenouilla près du lit et récita le De Profundis : « Des profondeurs des ténèbres, ô Seigneur, je crie vers Toi. »

Ranulf se surprit à lui faire écho. Ce ne fut que lorsque ce fut fini que le père Vincent se retourna et prit conscience de sa présence.

— Je suis désolé, dit-il en prenant la main de Ranulf et en jetant un coup d’oeil vers le lit où Maltote, l’opium perdant de sa puissance, commençait à se tordre de douleur. Puis-je faire autre chose ?

Ranulf ravala ses larmes. Retirant une de ses bottes, il prit une pièce d’or dans un rabat caché.

— Dites des messes pour lui, chuchota-t-il. Dites des messes jusqu’à la Saint-Michel.

Le prêtre voulut lui rendre sa pièce, mais Ranulf insista pour qu’il la garde.

Le père Vincent, accompagné de l’enfant de choeur qui agitait sa clochette, s’en fut dans le couloir et sortit du collège. D’autres vinrent Appleston et Lady Mathilda –, que Ranulf renvoya, puis il verrouilla la porte derrière eux. Accroupi près du lit, il saisit la main de Maltote qui tourna la tête. Le coeur de Ranulf lui manqua quand il vit l’agonie envahir les yeux couleur de bleuet.

— Y aura-t-il des chevaux au paradis ? s’inquiéta Maltote.

— Ne sois pas stupide ! répliqua Ranulf d’une voix rauque. Bien sûr, qu’il y en aura !

Maltote ouvrit la bouche pour rire, mais la douleur était trop vive et son corps se cambra.

— J’ai peur, Ranulf. En Écosse... tu te souviens ? haleta-t-il. Cet archer qui avait un javelot dans le ventre ? Il a mis des jours à mourir !

— Je suis là ! le rassura Ranulf.

Il repoussa les couvertures. Le ventre de Maltote était à présent une grande flaque rouge, trempant de sang les draps et le matelas. Ranulf ferma les yeux. Il se souvint d’une des maximes d’Augustin quand le philosophe citait les Évangiles : « Jugez les autres, traitez les autres comme vous aimeriez être jugé et traité. » Il se leva, alla à la porte et fit signe à Churchley de le rejoindre.

— Vous êtes mire, Messire Aylric, chuchota-t-il. Je serai direct. J’ai entendu parler d’apothicaires qui savent distiller une poudre qui donne le repos éternel.

Churchley jeta un coup d’oeil à Maltote qui se débattait dans le lit en gémissant doucement.

— Je ne peux pas faire ça ! déclara-t-il.

— Moi je le peux, rétorqua Ranulf. Il n’y a aucune dignité à saigner à mort !

La main de Ranulf effleura son poignard.

— Ne me menacez pas ! dit sèchement Churchley.

— Je ne fais jamais de menaces, seulement des promesses ! grogna Ranulf.

Ôtant sa botte, il fouilla à la recherche d’une pièce d’or qu’il serra dans la main du maître.

— Je veux que vous me l’apportiez maintenant ! ordonna-t-il. J’ai besoin d’un petit gobelet de vin et de la poudre. Je sais que vous devez en avoir.

Churchley était sur le point de refuser, mais il sortit en hâte. Ranulf revint s’agenouiller près du lit, prit la main de Maltote et lui murmura des paroles rassurantes comme il l’aurait fait à un enfant. Churchley revint, tenant une timbale d’étain dans une main et un petit sac dans l’autre.

— Pas plus d’une pincée, chuchota-t-il en fourrant timbale et sac dans la main de Ranulf avant de s’enfuir.

Ranulf barra la porte, ouvrit le sac et versa la moitié de son contenu dans le vin qu’il remua. Puis il s’approcha du lit et souleva Maltote par les épaules.

— Ne dis rien, lui glissa-t-il. Bois simplement.

Il porta la timbale aux lèvres de Maltote. Ce dernier aspira une gorgée, toussa et eut un haut-le-coeur. Ranulf lui redonna le gobelet et son ami but avec avidité. Ranulf le recoucha. Maltote sourit faiblement.

— Je sais ce que tu as fait. Et j’aurais fait de même. Ranulf... ?

Il s’interrompit et pinça les lèvres.

— Ranulf, hier quand je suis allé au château..., haleta-t-il, je suis passé près d’un groupe d’étudiants... Ils discutaient... et l’un d’entre eux a demandé s’il y avait une intelligence divine...

— Les sots posent toujours cette question, répondit doucement Ranulf.

Se penchant, il caressa la joue de son ami. Les yeux de ce dernier se faisaient vitreux et son visage se détendait. Maltote saisit la main de Ranulf et la serra. Il frissonna une fois, ferma les yeux, détourna la tête et sa mâchoire s’ouvrit. Ranulf se pencha et chercha le pouls à son cou, mais il ne battait plus. Il prit la tête de Maltote, l’embrassa sur le front puis recouvrit le corps du drap.

— Que Dieu te garde, Ralph Maltote. Que les anges t’accueillent au paradis. J’espère qu’il y a une intelligence divine, ajouta-t-il amèrement, parce qu’en ce bas monde il n’y en a pas !

Un moment, Ranulf, agenouillé près du lit, tenta de prier, mais il fut incapable de se concentrer. Il ne cessait de se souvenir de Maltote pansant les chevaux et de la totale incapacité de son ami à tenir une arme sans se blesser. Il pleura quelques instants et se rendit compte que c’était la première fois depuis que les baillis de la ville avaient jeté le corps de sa mère dans une fosse commune près de Charterhouse. Il se sécha les yeux, vida le reste de vin dans la jonchée, glissa le petit sac de poudre dans son escarcelle et quitta la pièce.

Ranulf fourra la timbale dans la main de Churchley.

— Il est mort. Bon, écoutez, dit-il en claquant des doigts en direction de Tripham, je parle au nom de Sir Hugh et du roi ! Je ne veux pas que Maltote soit enseveli ici, pas dans ce maudit cloaque ! Je veux que son corps soit embaumé, mis dans un cercueil décent et envoyé au manoir de Leighton. Lady Maeve s’occupera de lui.

— Cela coûtera cher, bêla Tripham.

— Peu me chaut ! rétorqua Ranulf. Envoyez-moi le décompte. Je paierai ce que vous demanderez. Laissez le corps ici quelque temps : Sir Hugh voudra lui rendre hommage.

Il quitta le collège et traversa l’allée. Corbett, dans la cour, parlait à un cavalier portant la livrée royale. L’homme était crotté et couvert de poussière des pieds à la tête. Corbett observa à la dérobée le visage de Ranulf et renvoya le messager en précisant que Norreys veillerait à ce qu’il se restaure et à ce qu’on soigne sa monture.

— Maltote est mort, n’est-ce pas ?

Ranulf acquiesça. Le magistrat s’essuya les yeux.

— Que Dieu le protège.

Il fourra les lettres qu’il tenait dans la main de son serviteur.

— Je te verrai dans ma chambre.

Corbett traversa le collège. Il soupçonnait, et secrètement approuvait, ce que Ranulf avait fait. Pendant quelques minutes il s’agenouilla près du corps et récita son propre requiem, Tripham et Churchley derrière lui, sur le seuil. Puis il se signa et se releva. Il posa une main sur le crucifix au-dessus du lit et l’autre sur le front de Maltote.

— Je jure par le Dieu vivant, déclara-t-il, ici, devant le Christ et celui qui est mort à son poste, que celui qui a commis ce crime sera conduit devant la justice et subira la loi dans toute sa rigueur !

— Votre serviteur nous a déjà donné des instructions pour disposer du corps, intervint Tripham, à présent terrifié par le dur visage blême de ce puissant clerc royal.

— Faites ce qu’il vous a demandé ! dit sèchement Corbett.

Il les écarta et alla retrouver Ranulf dans sa chambre à l’hostellerie. Aucun des deux n’évoqua ce qui venait d’arriver. Au lieu de cela, Corbett décacheta les lettres qu’il venait de recevoir de la part du roi et de Maeve.

— Et il y en a une de Simon pour toi.

Il tendit à Ranulf un large parchemin carré scellé en son centre d’une goutte de cire rouge.

Corbett ouvrit ses missives. Le message du roi était sans surprise : arrivé à Woodstock avec son entourage, il y attendrait que son « bon clerc » eût résolu la question à sa satisfaction. Corbett s’assit à la table et lut plus attentivement la seconde lettre, celle de Maeve. Pour l’essentiel, elle évoquait le manoir, l’espoir d’une bonne récolte et les déprédations commises par certains braconniers qui avaient pillé le vivier. Puis elle continuait en disant à quel point il leur manquait, à elle et à Aliénor, et combien oncle Morgan était encore tout imbu de la visite du roi. Elle précisait :

J’aimerais qu’il ne tourmente pas Aliénor avec ses histoires au sujet du pays de Galles et la façon dont nous, Gallois, terrifiions nos ennemis en exhibant les têtes coupées dans les batailles. Je crois, d’ailleurs, qu’Aliénor l’encourage.

Corbett parcourut la lettre puis lorgna Ranulf par-dessus son épaule.

— Lady Maeve te salue. Quelles nouvelles as-tu reçues ?

— Oh, des ragots de la Chancellerie, répondit Ranulf en évitant son regard et en glissant la missive dans sa sacoche.

Corbett reprit le dernier paragraphe de la lettre de Maeve.

Vous me manquez terriblement et chaque jour je vais à la chapelle allumer un cierge pour votre prompt retour. Croyez en mon plus profond amour et salutations à Ranulf et Maltote. Votre épouse dévouée.

Maeve.

Le magistrat prit un morceau de parchemin et commença à rédiger sa réponse. Il décrivit la mort de Maltote, mais s’arrêta quand il se souvint du palefrenier emmenant Aliénor, riant et poussant des cris de joie, se promener sur son poney. Maltote lui faisait un cours sur les chevaux qu’Aliénor ne pouvait comprendre, mais auquel, assise sur la selle spécialement confectionnée à son intention, elle acquiesçait avec gravité. Corbett cligna des yeux pour chasser ses larmes et en phrases brèves décrivit son sentiment de perte. Il s’interrompit.

— Ranulf, le corps de Maltote doit être envoyé à Leighton, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. J’ai dit à Tripham que je me chargerai de tous les frais.

— Je le ferai, répliqua le magistrat.

— Non, Messire, laissez-les-moi. J’avais deux amis ; il ne m’en reste plus qu’un.

Corbett se retourna et regarda Ranulf dans les yeux.

— Suis-je coupable ? Ai-je provoqué la mort de Maltote ?

Ranulf eut un geste de dénégation.

— Nous virevoltons tous dans une danse macabre.

Cela pourrait arriver à chacun d’entre nous, n’importe quand. Nous sommes comme des chasseurs, conclut-il. Nous chassons dans les ténèbres et on peut facilement oublier que ceux que nous chassons nous chassent aussi : un couteau dans le dos, une coupe de vin empoisonné, un malencontreux accident.

— Qui est vraiment responsable à ton avis ?

— Eh bien, ce ne peut être David Ap Thomas. Lui et ses compagnons étaient enfermés au château. Ce doit être le Gardien.

— Ce qui signifie soit que Maltote a été tué pour nous avertir, soit que le Gardien faisait ce qu’il avait à faire et que Maltote s’est trouvé être sur son chemin. On a usé, pour le tuer, de la plus connue des vieilles ruses : un mendiant demandant l’aumône.

Corbett se leva.

— Je l’attraperai, Ranulf, j’attraperai le meurtrier de Maltote et, que Dieu me pardonne, je le verrai pendre !

Ranulf lui jeta un regard de défi.

— Je le ferai, insista le magistrat. Il sera capturé et jugé selon la loi. Il mourra sur l’échafaud !

Ranulf se leva, le visage à quelques pouces de celui de son maître.

— Bon, c’est très bien, mais permettez-moi de vous parler de la loi de Ranulf-atte-Newgate où il n’y a pas d’intervalle de la coupe aux lèvres, ou, dans ce cas, de la prison au gibet. OEil pour oeil ! Dent pour dent ! Vie pour vie !