Corbett posa la main sur celle du mendiant.
— Des diables ? demanda-t-il. Quels diables ?
— Dans les bois, répondit Godric. Ils dansaient autour des feux de Baal. Même qu’ils portaient des peaux de chèvre !
— Et y avait-il du sang ?
— Sur leurs mains et leurs visages. Oh, oui ! reprit Godric. Vous comprenez, Messire, quand j’étais plus jeune, je braconnais. Je sais chasser le lapin et saisir un faisan bien dodu sans broncher. Cette année, dès le début du printemps, j’ai retenté ma chance et, deux fois, j’ai vu la danse des diables.
— Combien étaient-ils ? questionna le magistrat.
— Au moins treize. Le nombre maudit, répondit Godric, provocant.
— Et en avez-vous parlé à quelqu’un d’autre ?
— Je l’ai raconté à frère Angelo, mais il n’a fait qu’en rire.
Godric reposa sa tête contre les oreillers.
— C’est tout ce que je sais et à présent le vieux Godric va dormir.
Il détourna le visage.
Corbett et Ranulf quittèrent l’infirmerie. Ils suivirent frère Angelo et, descendant l’escalier, se retrouvèrent dans la cour encore animée.
— Aviez-vous entendu ce genre d’histoires auparavant ? s’enquit le magistrat.
— Non, uniquement les divagations de Godric, répondit le religieux. Mais, Sir Hugh...
Le visage empâté et morose de frère Angelo se fit solennel.
— ... Dieu seul sait s’il a ou non tous ses esprits.
Il leva sa grosse patte et les bénit.
— Je vous salue !
Corbett et Ranulf quittèrent l’hôpital et pénétrèrent dans Broad Street. La foule avait diminué parce que les facultés étaient ouvertes et que les étudiants s’y étaient rendus pour assister aux premiers cours du matin. Corbett guida son écuyer dans la rue qu’ils traversèrent, marchant avec précaution sur les planches de bois enjambant le grand caniveau puant qui coupait le milieu de la rue.
Devant la taverne des Joyeuses Damoiselles, un boucher, dont l’étal jouxtait celui d’un chirurgien-barbier, lançait boyaux et entrailles dans la rue. Près de l’éventaire, un preneur de rats encapuchonné, son chien à l’air féroce assis à ses pieds, offrait ses services. Dominant le vacarme, il chantait :
Rats ou souris ?
Avez-vous des rats, des souris, des belettes ou des hermines ?
Avez-vous de vieilles truies malades de ladrerie ?
Je les tue, et j’extermine
Taupes et autre vermine qui se faufile dans les trous !
Il se racla la gorge et cracha. Il était sur le point de reprendre sa chanson quand Corbett et Ranulf se frayèrent un chemin à coups de botte à travers les ordures.
— Avez-vous des rats, Messire ? insista le bonhomme.
— Oui, répondit Ranulf. Mais nous ignorons où ils se cachent et ils marchent sur deux pattes !
Avant que l’homme, médusé, ait pu répondre, Ranulf entra avec son maître dans le cabaret. Le propriétaire, affublé d’un tablier graisseux, sautillant comme une branche dans la brise, les amena au galetas que Ranulf avait loué. C’était une petite pièce à l’odeur de renfermé, meublée d’une paillasse, d’une table, d’un banc et de deux tabourets. Ranulf s’étendit sur le lit, mais se releva d’un bond en maudissant les puces qui grouillaient sur ses chausses. Il s’installa sur un tabouret, près de la fenêtre ouverte, et regarda Corbett ouvrir la sacoche de la Chancellerie et en sortir son matériel d’écriture : plume d’oie, pierre ponce et corne à encre.
— Qu’allons-nous faire, à présent, Messire ? demanda-t-il brusquement.
Corbett eut un large sourire.
— Nous sommes à Oxford, Messire Ranulf, suivons donc la méthode socratique. Partons d’une hypothèse et examinons-la à fond.
Il fut interrompu par un coup frappé à la porte. Une souillon leur demanda s’ils désiraient boire ou manger. Corbett la remercia et refusa.
— Bon, reprit-il. Le Gardien. Voilà un félon qui rédige des proclamations prenant fait et cause pour Montfort, mort depuis belle lurette. Il les affiche, par toute la ville, aux portes des collèges ou des églises. Cela, apparemment, se passe toujours de nuit. Le Gardien prétend aussi qu’il demeure à Sparrow Hall. Alors, quelles questions te viennent à l’esprit ?
— Je ne comprends pas, s’exclama Ranulf, pourquoi nous ne pouvons découvrir qui est le Gardien d’après l’écriture et le style de ses lettres !
Corbett trempa sa plume dans la corne à encre débouchée et écrivit avec soin quelques mots sur le parchemin. Il le tendit à Ranulf qui fit une grimace et le lui rendit.
— Le Gardien, déclara-t-il. Ce sont les mêmes lettres ; on jurerait que c’est la même main.
— Exactement, dit son maître. L’écriture d’un clerc, Ranulf, comme tu le sais, est impersonnelle. On apprend à tous les clercs de la Chancellerie ou de l’Échiquier quelles plumes et quelle encre employer et comment former les lettres. Et le Gardien se cache derrière. Même si nous trouvions le scribe, cela ne signifierait pas nécessairement que ce serait lui le Gardien.
— Mais pourquoi annonce-t-il qu’il vit à Sparrow Hall ?
Corbett se balança d’avant en arrière sur son tabouret.
— C’est vrai, cela m’intrigue. Pourquoi mentionner Sparrow Hall ? Pourquoi pas l’église St Michael, ou celle de St Mary ou même la prison du Bocardo ?
— À cause de la malédiction ? suggéra Ranulf. Le Gardien la connaît peut-être. Il ne veut pas seulement se moquer du roi, mais aussi de la mémoire de Sir Henry Braose qui a fondé Sparrow Hall.
— Acceptons cette hypothèse. Derrière ces placards il y a de la bravade, mais aussi un esprit subtil. Le Gardien peut parfaitement habiter ailleurs, mais il espère que le roi fustigera et punira Sparrow Hall. Et pourtant...
Il se gratta la tête.
— Partons effectivement du principe que le Gardien se trouve à Sparrow Hall, tant en raison de la mort mystérieuse de Copsale dans son lit que de celle d’Ascham dans sa bibliothèque, de l’empoisonnement de Passerel dans l’église St Michael que de la mort de Langton la nuit dernière.
— Oui, ajouta Ranulf, le meurtre de Langton semble prouver que l’assassin se tapit à Sparrow Hall.
— Continuons, reprit le magistrat. Donc le Gardien affiche ses proclamations. Et ce au coeur de la nuit. Alors qui peut voleter comme une chauve-souris dans les rues ?
— À Sparrow Hall ? Tous les maîtres, y compris Norreys, sont des hommes forts. Lady Mathilda, cependant, n’a nulle raison de haïr le collège fondé par son frère. Je ne l’imagine pas clopinant, de nuit, dans les rues d’Oxford, les bras chargés de placards.
— Il y a Maître Moth ! remarqua Corbett.
— Mais il est simple, objecta Ranulf. C’est un sourd-muet qui ne sait ni lire ni écrire. Je l’ai remarqué hier soir dans la bibliothèque : il a pris un livre qu’il a feuilleté à l’envers.
Ranulf sourit.
— L’imaginez-vous, Messire, déambulant à travers les rues d’Oxford dans les ténèbres et affichant les proclamations sens dessus dessous ?
— Bien entendu, ajouta Corbett, il y a aussi nos étudiants, et le redoutable David Ap Thomas à leur tête. L’as-tu défié, hier soir ?
— Non, Messire, je lui ai fait peur. Mais j’ai remarqué quelque chose : Ap Thomas et ses condisciples portaient des bottes et tous avaient des brins d’herbe humides à leurs pieds et sur leurs vêtements. Qui plus est, au cou d’Ap Thomas et de quelques-uns de ses amis, pendait un charme ou une amulette : une croix au centre de cercles de métal surmontés d’un petit bout de verre en forme d’oeil.
— Une croix celte, expliqua Corbett. J’en ai vu au pays de Galles. Elles sont portées par ceux qui croient à l’ancienne religion et veulent revenir aux jours glorieux des druides.
— De qui ? s’étonna Ranulf.
— Des prêtres païens, précisa Corbett. L’historien romain Tacite les mentionne quand il parle du pays des Angles : ils adoraient des dieux qui vivaient dans des chênes et suspendaient des victimes sacrifiées aux branches.
— Comme les têtes de nos mendiants ?
— Peut-être. Il y a les balivernes de Godric sur des feux et des gens vêtus de façon voyante qui pratiqueraient des rites dans les bois. Mais est-ce notre Gardien ?
Corbett haussa les épaules.
— Revenons à notre réflexion. Qui est le Gardien et comment agit-il ?
Il prit une profonde inspiration.
— Nous savons qu’Ascham était près de la vérité. Il cherchait quelque chose dans la bibliothèque, mais il s’est trahi auprès du Gardien. Ergo...
Corbett effleura sa joue de la plume.
— Ascham était un vieil homme vénérable. Il n’avait pas l’habitude d’aller dans les facultés ni d’errer dans Oxford, et il a donc sans doute fait part de ses soupçons à quelqu’un de Sparrow Hall.
Le magistrat se leva et alla regarder par la fenêtre.
— Je pense que nous pouvons tenir pour certain, dit-il, que le Gardien demeure à Sparrow Hall ou dans l’hostellerie de l’autre côté de l’allée.
— Mais que cherchait Ascham ? demanda Ranulf.
— Cela confirme à nouveau notre conclusion, souligna Corbett. Apparemment Ascham avait sorti un livre et l’avait posé sur la table, mais on l’a, par la suite, remis sur une étagère : tâche facile pour quelqu’un de Sparrow Hall. Bon, continuons. Ascham a été tué par un carreau d’arbalète, tiré par un assassin qui l’a persuadé d’ouvrir la fenêtre de la bibliothèque. Puis le Gardien a jeté une note méprisante. Ascham, sachant qu’il allait mourir, s’en est emparé et a commencé à écrire, avec son sang, ce qui semble être le nom de Passerel. Mais pourquoi ?
— J’ai compris ! s’exclama Ranulf en frappant dans ses mains, surexcité. Messire, comment savons-nous que c’est Ascham qui a tracé ces lettres ? Comment savons-nous que ce n’est pas l’assassin qui, passant par la fenêtre, a pris le doigt d’Ascham, l’a trempé dans son sang et inscrit ces lettres qui incriminent Passerel ?
Corbett revint s’asseoir à la table. Il agita la main pour chasser les mouches qui bourdonnaient autour des taches du bois.
— Je n’avais pas pensé à cela, Ranulf, déclara-t-il. C’est possible ; mais reprenons. On accuse Passerel du meurtre d’Ascham et lui, à son tour, ne s’enfuit du collège que pour être assassiné plus tard à St Michael. Pourquoi l’avoir tué ? Pourquoi ne pas avoir laissé peser l’accusation sur ses épaules et ne pas en avoir fait le possible meurtrier ? À moins, bien sûr, conclut le magistrat, que Passerel n’ait pu se faire l’écho de ce que son ami lui avait confié.
Il s’interrompit et leva les yeux.
— Tu sais, Ranulf, quand nous retournerons à Sparrow Hall, je dois faire deux choses. D’abord, je veux fouiller les biens personnels de Passerel et d’Ascham, et surtout leurs papiers.
Corbett commença à écrire.
— Et ensuite ? demanda Ranulf plein d’espoir.
— Je veux demander à notre bon mire, Messire Aylric Churchley, s’il possède des poisons. Copsale a sans doute été empoisonné et nous savons que ce fut certainement le cas de Passerel et de Langton. Pourtant ces potions sont chères ; de plus, il est probable qu’un apothicaire ou un mire se souviendraient d’un client éventuel...
— Mais Churchley en garde-t-il ?
— Oui, et je pense que le poison dont on s’est servi vient de sa réserve. Quoi qu’il en soit, pour conclure, fit Corbett avec un soupir, nous savons que le Gardien est soit à Sparrow Hall, soit à l’hostellerie. Nous ne sommes pas très sûrs de ses motifs, si ce n’est qu’il éprouve une haine profonde envers le roi et le collège lui-même. Nous savons que le Gardien est un clerc expérimenté, capable de se déplacer dans Oxford au mitan de la nuit. Un meurtrier impitoyable qui a déjà supprimé quatre hommes dans le seul but de cacher son identité...
— Messire ?
Corbett lorgna vers Ranulf.
— Si, comme vous le dites, le Gardien hait le roi et Sparrow Hall, alors je suis, et vous aussi, en grave danger. Pouvez-vous imaginer ce qui arriverait si on retrouvait Sir Hugh Corbett, le clerc principal du roi, son ami et son compagnon, empoisonné ou la gorge tranchée dans une rue d’Oxford, avec une proclamation du Gardien fixée sur son cadavre ?
Corbett ne broncha pas, mais Ranulf le vit pâlir.
— Je suis désolé, Messire, mais si nous faisons des hypothèses, je dois étudier la mienne avec grand soin. Si on blessait ou tuait Sir Hugh Corbett, on déchaînerait la colère sans bornes du roi. Le bâtard renfrogné du château sentirait bientôt la main du souverain le secouer au collet et la justice royale serait à Sparrow Hall aussi expéditive qu’une flèche pour expulser la communauté, poser des scellés sur les lieux et confisquer les biens.
Corbett eut un petit sourire.
— Tu mets ma tête à un prix très élevé, Ranulf.
— Non, Messire. Je suis un coquin, un vaurien des rues, et, quelle que soit son identité, le Gardien me ressemble : il parviendra à la même conclusion que moi, si ce n’est déjà fait.
— Alors nous devons être prudents.
— Oui, Messire, il le faut. Ni vin, ni nourriture à Sparrow Hall. Pas de promenades dans les rues d’Oxford la nuit.
— Cela sera difficile !
Corbett reprit ses écritures et, sa plume glissant sur le vélin lisse qu’il avait sorti de sa sacoche, fit une liste rapide des conclusions auxquelles il était arrivé.
— Et à présent, venons-en à notre dernier problème, déclara-t-il en reposant sa plume. De temps en temps on découvre le cadavre décapité d’un mendiant hors les murs d’Oxford, la tête suspendue par les cheveux aux branches d’un arbre voisin. Nous savons qu’on choisit les vagabonds comme victimes parce qu’ils sont seuls et vulnérables. D’une certaine façon, personne ne s’inquiétera de leur sort. Et pourtant...
Le magistrat énuméra les différents points en comptant sur ses doigts.
— Premièrement, pourquoi les corps ne sont-ils pas dans l’enceinte de la ville ? Deuxièmement, selon Bullock, il y a très peu de signes de violence dans les alentours des endroits où on les a trouvés. Troisièmement, pourquoi les retrouve-t-on toujours à proximité d’un chemin ? Et, enfin, pourquoi ne sont-ils pas tous le long de la même route, mais dispersés dans les faubourgs ?
Corbett laissa retomber sa main.
— Ce qui implique, mon cher Ranulf, qu’on a dû tuer les mendiants dans Oxford, puis les transporter par différentes routes pour s’en débarrasser ensuite. Mais, si les meurtres se sont déroulés dans la ville, quelqu’un doit l’avoir remarqué. La seule conclusion que nous puissions en tirer c’est que, peut-être, ils ont été tués hors de la cité, dans un coin particulier, mais que les dépouilles ont été délibérément dispersées un peu partout. Et quoi d’autre ?
— Je pensais à Maltote. Nous ne devrions pas le laisser seul trop longtemps.
Corbett hocha la tête.
— Non, si tu as raison, le Gardien pourchassera le limier, ou le corbeau, du roi. Maltote ne risque rien – sauf, peut-être, de servir de cible aux railleries d’Ap Thomas et des autres.
Il reprit sa plume.
— Concentre-toi sur le problème. Quelles autres questions pouvons-nous nous poser à propos des meurtres des pauvres mendiants ?
— Pourquoi ? demanda Ranulf. Pourquoi sont-ils exécutés de façon si barbare ?
Corbett fixa une tache de vin sur le mur qui lui faisait face.
— Godric a peut-être vraiment vu quelque chose dans les bois autour d’Oxford : les rites d’un sabbat ou d’un groupe de sorciers, et cette bande peut-être installée ici, à Oxford. Nous savons qu’il y a un lien quelconque avec Sparrow Hall, à cause du bouton trouvé sur le dernier cadavre. Et pourtant je n’imagine aucun des maîtres trempant dans une histoire de sorcellerie. Mais nos écoliers, sous la conduite de David Ap Thomas, pourraient bien avoir à en dire long là-dessus.
— Pensez-vous qu’Ap Thomas pourrait être le Gardien ? s’enquit Ranulf. Après tout, les étudiants peuvent circuler dans Oxford, la nuit. David Ap Thomas est un rebelle-né : il pourrait prendre plaisir à provoquer le roi.
Il s’interrompit.
— Avez-vous oublié Alice-atte-Bowe et son sabbat{21} ?
Corbett ferma les yeux. C’était si loin ! C’était la première tâche que lui avait confiée le chancelier Burnell, l’anéantissement d’un sabbat de sorcières et de traîtres autour de l’église St Mary-le-Bow, à Londres. Il revit le beau visage mat d’Alice. Il rouvrit les yeux.
— Je n’oublierai jamais, répondit-il. Je croyais l’avoir fait, mais il suffit d’un bruit, d’un parfum et les souvenirs se bousculent.
Il remballa son nécessaire à écrire.
— Il y a toujours la bibliothèque, ajouta-t-il. Il faut que nous cherchions ce qu’Ascham examinait, bien que ce soit peut-être une entreprise vouée à l’échec : il y a tant de livres et de manuscrits ! Nous ignorons même si le volume est toujours là-bas. Nous gaspillerons peut-être des journées entières, voire des semaines, à essayer de mettre la main dessus !
Il se leva.
— Il est temps de nous rendre à Sparrow Hall.
Ils quittèrent la chambre et descendirent. Le tavernier les attendait, un paquet en cuir usé dans les mains.
— Sir Hugh Corbett ?
— Oui ?
Le cabaretier fourra le paquet dans les mains de Corbett.
— Un petit mendiant est venu.
Il montra la porte.
— Un homme, encapuchonné et emmitouflé, était derrière lui. L’enfant m’a donné ceci pour vous.
Corbett fronça le nez devant le ballot de cuir entouré d’une mince corde et le morceau de parchemin graisseux et puant sur lequel était gribouillé son nom. Il sortit dans la rue, s’arrêta à l’entrée d’une ruelle et coupa la corde. Accroupi, il versa avec précaution le contenu dans la rue boueuse. Son estomac se serra, et il eut des haut-le-coeur à la vue des restes déchiquetés et nauséabonds d’un corbeau, le ventre ouvert de la poitrine au croupion, les entrailles éparpillées. Il jura, donna un coup de pied à l’oiseau et regagna la rue.
Ranulf l’avait suivi. Il examina soigneusement le corbeau, puis le sac de cuir en lambeaux.
— Laisse ça, Ranulf ! s’écria son maître.
— Un avertissement ?
— Oui, haleta Corbett, un avertissement.
Il observa la rue d’un regard attentif. La foule avait diminué : midi était largement passé, l’angélus avait sonné et, à présent, débits de nourriture et tavernes étaient bondés, les marchands savourant un petit répit au milieu de l’activité frénétique de la journée. Corbett et Ranulf se dirigèrent vers Sparrow Hall. De temps à autre, Ranulf se retournait, scrutait une ruelle étroite ou jetait un coup d’oeil aux fenêtres de chaque côté de la rue, mais il ne remarqua aucun signe de poursuite. Ils pénétrèrent dans l’allée ; la porte de Sparrow Hall était close, aussi traversèrent-ils la rue pour descendre une ruelle et pénétrer dans la cour de l’hostellerie. Norreys, aidé de quelques portefaix, déchargeait un tombereau de gros tonneaux qu’ils descendaient, par une trappe ouverte, dans le cellier.
— Des réserves ! leur cria-t-il quand ils s’avancèrent. Il ne faut jamais s’approvisionner au marché d’Oxford : c’est moins cher et plus frais dans les campagnes.
— Venez-vous de rentrer ? lui demanda le magistrat.
— Oh, oui, je suis sorti bien avant l’aube ! répondit Norreys, le visage cramoisi et luisant de sueur. J’ai fait de bonnes affaires.
Corbett allait continuer, quand une bande d’étudiants, conduite par David Ap Thomas, fit irruption dans la cour. Le Gallois, nu jusqu’à la taille, fit jouer ses muscles et virevolter un lourd épieu, à la grande admiration de ses acolytes. Ap Thomas était bien bâti, sa poitrine et ses bras étaient fermes et musclés. Il manipulait l’épieu comme un enfant aurait manié un bâton, le faisant tournoyer, habilement et sans efforts, dans ses mains.
— Un fauteur de troubles s’il en est, remarqua Corbett.
— À votre place, je les ignorerais et entrerais, leur conseilla Norreys.
Corbett, cependant, se contenta de hocher la tête. Le Gallois, à présent, les dévisageait. Le magistrat aperçut l’amulette qui pendait à son cou.
— Je pense que ceci est destiné à nous amuser et à nous distraire, chuchota Ranulf. Mais aussi à nous alerter.
La porte s’ouvrit soudain à la volée et une silhouette dans un accoutrement voyant s’avança en bondissant. C’était l’un des compagnons d’Ap Thomas, vêtu de haillons noirs, un bec jaune collé sur le visage, et chaussé de bottes de la même couleur sur ses jambes nues. Il brandissait, lui aussi, un épieu et, pendant un moment, il sautilla en agitant les bras, croassant comme le corbeau qu’il imitait si bien.
— Je vais trancher la gorge de ce bâtard ! dit Ranulf d’une voix rauque.
— Non, non, intervint son maître. Qu’ils s’amusent !
Le « corbeau » cessa ses bouffonneries, se mit en garde devant Ap Thomas et les deux étudiants commencèrent à se battre. Corbett décida de ne pas relever l’insulte et contempla avec admiration l’habileté consommée des deux hommes, surtout celle d’Ap Thomas. Les épieux étaient d’épais bâtons de frêne maniés avec force et un coup sur la tête aurait pu assommer n’importe qui. Mais Ap Thomas comme son adversaire étaient d’adroits combattants. Les bâtons tourbillonnaient et les deux hommes esquivaient et sautaient. De temps à autre, les armes se heurtaient quand une attaque à la tête ou au ventre était habilement contrée ou que, dans un effort pour renverser l’autre d’un coup vicieux dans les chevilles, les combattants cherchaient à se faucher. Ap Thomas combattait en silence, ne grognant que lorsqu’il faisait un pas en arrière, la poitrine haletante, le visage et les bras couverts de sueur, attendant que son adversaire s’approche à nouveau.
La lutte dura au moins dix minutes jusqu’à ce que Ap Thomas, faisant rapidement passer son épieu d’une main à l’autre, recule et, d’un grand coup sonore sur l’épaule de son compagnon, le fasse s’effondrer à genoux.
Corbett et Ranulf traversèrent la cour sans tenir compte des croassements rauques. Ranulf aurait volontiers fait demi-tour, mais son maître le tira par la manche.
— Comme le dit la Bible, Ranulf, « il y a un temps et un lieu pour chaque chose sous les cieux : un temps pour planter et un temps pour récolter, un temps pour la guerre et un temps pour la paix ». Pour le moment, allons réveiller Maltote, il a assez dormi !
Ranulf haussa les épaules et emboîta le pas à son maître. Lui aussi se souvenait d’une phrase de l’Ancien Testament : « OEil pour oeil, dent pour dent, vie pour vie », mais il décida de se taire.
Maltote venait juste de se réveiller. Il était assis et grattait sa tignasse blonde. Il cligna des yeux comme un hibou en les voyant, puis tressaillit en tendant la jambe.
— Je dormais à moitié en rentrant, expliqua-t-il, et je me suis cogné le tibia sur un seau que Norreys avait laissé après avoir nettoyé les celliers.
Il se leva en claudiquant.
— J’ai entendu du bruit en bas, que s’est-il passé ?
— Des imbéciles qui s’amusaient, répondit Corbett. Nés stupides, ils mourront stupides !
— Allons-nous manger ? s’inquiéta Maltote.
— Pas ici, dit son maître. Ranulf, explique à Maltote ce qui s’est passé et à quel point il doit être prudent. Va à Turl Lane, où il y a une taverne, L’Oie Grise. Je vous y rejoindrai peut-être après être allé au collège.
Ils descendirent et s’éloignèrent dans l’allée. Une ribaude, le visage tellement fardé de blanc que la poudre se craquelait, passa près d’eux en se déhanchant et agita, en guise d’invite, ses lambeaux de jupons sales dans leur direction. D’une main elle tenait sa perruque rousse et de l’autre une belette apprivoisée qu’elle retenait par un bout de corde passé autour de son poignet. Elle leur sourit en montrant une rangée de dents jaunes et ébréchées, puis fit demi-tour et couvrit d’un chapelet d’injures abominables un chien qui, sorti d’une venelle en aboyant, montrait les dents à sa belette. Pendant que Ranulf et Maltote l’aidaient à se débarrasser du roquet, Corbett alla frapper à l’huis de Sparrow Hall. Un serviteur le fit entrer. Le magistrat expliqua les raisons de sa visite et l’homme le conduisit à la chambre de Churchley. Messire Aylric, installé à son bureau près d’une fenêtre ouverte, contemplait la flamme d’une chandelle. Il se leva à l’entrée de Corbett et cacha son agacement sous un sourire mielleux.
— Comment brûle le feu ? demanda-t-il en prenant la main du magistrat. Pourquoi la cire brûle-t-elle plus vite ? Pourquoi se prête-t-elle mieux au feu que le bois ou le fer ?
— Cela dépend de ses propriétés, répondit Corbett en citant Aristote.
— Oui, mais pourquoi ? questionna Churchley en lui faisant signe de prendre un tabouret.
— Je suis justement venu au sujet de propriétés originelles, expliqua le magistrat en changeant brusquement de conversation. Messire Aylric, vous êtes mire, n’est-ce pas ?
— Oui, mais j’étudie surtout le monde naturel, le taquina Churchley en lui rendant la pareille, son visage mince se faisant suspicieux.
— Mais vous exercez bien la médecine ici ?
— Oh, oui.
— Et vous avez une officine ? Une réserve d’herbes et de potions ?
— Bien entendu, répondit-il avec circonspection. C’est un peu plus loin dans le couloir, mais elle est gardée sous clé.
— J’en viens au fait, dit promptement Corbett. Si vous désiriez empoisonner quelqu’un, Messire Aylric – c’est une question et non une accusation –, vous n’achèteriez sans doute pas le produit chez un apothicaire de la ville ?
Churchley eut un geste de dénégation.
— On pourrait remonter la piste, déclara-t-il. Quelqu’un pourrait s’en souvenir. J’achète chez un apothicaire de Hog Lane, précisa-t-il, et tous mes achats sont soigneusement notés.
— Vous ne cueillez jamais d’herbes vous-même ?
— À Oxford ? se moqua Churchley. Oh, on peut trouver un peu de camomille dans les prés autour de Christchurch, Sir Hugh, mais je suis un homme occupé. Je ne suis pas une vieille femme qui passe la journée à déambuler dans les bois comme une vache.
— C’est exact, approuva Corbett. Et c’est la même chose pour l’assassin qui a tué Passerel et Langton.
Churchley se rencogna sur son siège.
— Je vois où vous voulez en venir, Sir Hugh. Vous pensez que les poisons ont été soustraits à l’officine, ici, mais on l’aurait remarqué. Ils sont tous enfermés dans des pots mesurés avec minutie. Ce n’est pas que nous nous attendions à être empoisonnés dans nos lits, reprit-il, mais c’est parce qu’une substance comme l’arsenic blanc est onéreuse. Venez, je vais vous montrer.
Il saisit la chandelle, décrocha un trousseau de clés à un clou planté dans le mur et conduisit le magistrat jusqu’à une porte, un peu plus loin dans la galerie. Il l’ouvrit et ils entrèrent. La pièce était sombre. L’air était chargé de différentes odeurs, certaines agréables, d’autres âcres. Les étagères, sur trois murs, supportaient différents pots, coupes ou jarres au contenu clairement identifié. Sur la gauche se trouvaient les simples : ellébore, violette odorante, thym, coudrier, millet, et même un peu de basilic, mais sur d’autres, à droite, Corbett reconnut des substances plus dangereuses telles que la jusquiame ou la belladone. Churchley prit une jarre de terre munie d’un couvercle. L’étiquette collée sur le côté indiquait qu’il s’agissait d’arsenic blanc. Il enfila une paire de gants en chevreau qui se trouvait sur la table. Il ôta le couvercle et tendit le pot à la lumière de la chandelle. Corbett remarqua que ce dernier était gradué par demi-once.
— Vous voyez, expliqua Churchley, il y a huit onces et demie ici.
Il ouvrit un volume relié en veau qui était sur la table.
— Parfois, continua-t-il, on le dispense en très petites doses pour les douleurs d’estomac et j’en ai donné un peu à Norreys car c’est un très puissant astringent et dépuratif. Mais, comme vous pouvez le constater, il en reste encore huit onces et demie.
Corbett prit le pot et le flaira.
— Faites attention, lui recommanda Churchley. Ceux qui s’y connaissent en herbes disent qu’il faut le manipuler avec précaution.
Le magistrat passa au crible le contenu du pot et remarqua que la poudre, sur le dessus, semblait plus fine que celle du fond. Churchley lui tendit une cuillère de corne dans laquelle Corbett laissa tomber un peu de substance fine comme de la craie. Le mire mit fin à ses recommandations et le regarda faire en silence, l’air plutôt soucieux.
— Vous pensez la même chose que moi, murmura le magistrat.
Il prit un peu de poudre dans la cuillère.
— Messire Churchley, je vous assure que je suis ignorant en matière de remèdes.
Il porta la cuillère à son nez.
— Mais je crois que ceci est de la craie ou de la farine finement broyée et que c’est sans aucun danger.
Churchley lui arracha presque la cuillère des mains et, s’armant de courage, prit un peu de poudre qu’il mit sur le bout de la langue. Puis il s’essuya les lèvres à l’aide d’une toaille.
— C’est de la farine finement moulue ! s’exclama-t-il.
— Qui garde les clés ? demanda Corbett.
— Eh bien, moi, dit Churchley, tout agité. Mais, Sir Hugh, vous ne me suspectez certainement pas, n’est-ce pas ?
Il s’éloigna de la flaque de lumière comme pour se dissimuler dans l’ombre.
— Il pourrait y avoir d’autres clés, se justifia-t-il. Et, à Sparrow Hall, nous ne verrouillons et ne fermons pas toutes nos chambres. Ascham, là-dessus, faisait exception. N’importe qui pourrait pénétrer dans ma chambre et s’emparer des clés. Le collège est souvent désert, expliqua-t-il d’une voix précipitée.
— Quelqu’un est venu ici, remarqua Corbett en reposant la cuillère sur la table, et a prélevé suffisamment d’arsenic blanc pour tuer le pauvre Langton. Quelqu’un qui connaissait votre système, Messire Churchley.
— Mais tout le monde le connaît ! bafouilla ce dernier.
— Il a rempli le pot de farine, ajouta le magistrat.
— Mais qui ?
Corbett s’essuya les doigts sur sa chape.
— Je l’ignore, Messire Churchley.
Il montra la pièce.
— Mais Dieu seul sait ce qui manque encore.
S’approchant, il perçut la peur dans les yeux de son interlocuteur.
— Je me demande ce qu’on a volé d’autre, Messire Churchley.
Il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
— Si j’étais un des maîtres de Sparrow Hall, lança-t-il par-dessus son épaule, je ferais très attention à ce que je mange et à ce que je bois.