Dans la diversité presque infinie de l’œuvre d’Anderson, le lecteur rencontre aussi l’exercice difficile que constitue l’histoire à chute. À partir de la simple idée du voyage dans le temps, il en donne ici un exemple achevé, qui est aussi un petit chef-d’œuvre de sadisme. Cela commence doucement, tranquillement, les personnages sont mis en place, la scène bien posée, et brutalement, en quelques lignes, tout bascule.
Nous nous sommes rencontrés pour des raisons d’affaires. La société Michaels envisageait d’ouvrir une filiale dans la périphérie d’Evanston et j’étais propriétaire de terrains parmi les plus intéressants. Elle me fit une offre avantageuse que je déclinai. Elle augmenta encore ses prix : je ne cédai pas. Finalement, le grand patron vint me voir en personne. Il n’était pas tout à fait comme je me l’imaginais. Agressif, certes, mais sous des dehors si courtois que l’on ne se sentait pas vexé et son urbanité faisait presque oublier son manque de culture auquel il remédiait d’ailleurs en suivant des cours du soir et de perfectionnement autant que par ses lectures omnivores.
Nous sortîmes afin de discuter devant un verre. Il me conduisit dans un bar comme on en trouve rarement à Chicago : calme, défraîchi, sans juke-box ni télévision ; il y avait des livres sur des rayons et plusieurs échiquiers mais aucun des phénomènes et des cinglés qui infestent généralement ce genre d’endroits. En dehors de nous, il n’y avait pas plus d’une demi-douzaine de clients — un homme style professeur en retraite qui feuilletait les bouquins, des gens qui parlaient politique de façon assez pertinente, un jeune homme qui avait une controverse avec le propriétaire de l’établissement : il s’agissait de savoir si Bartok avait plus d’originalité que Schoenberg — ou vice versa. Michaels et moi nous installâmes dans un coin et commandâmes de la bière danoise.
J’expliquai à mon interlocuteur que l’argent ne me faisait ni chaud ni froid mais que j’étais opposé à ce qu’on éventre au bulldozer un paysage somme toute assez joli pour construire encore une de ces casernes chromées. Michaels bourra sa pipe avant de répondre. C’était un homme à la silhouette mince et droite ; il avait le menton allongé, un nez de Romain ; ses cheveux grisonnaient et ses yeux noirs étaient lumineux.
« Mes représentants ne vous ont donc pas dit ? fit-il. Nous n’avons pas l’intention d’édifier un alignement de baraques identiques et faites au moule. Nos plans comportent six types architecturaux de base avec des variantes qui s’intégreront dans un ensemble… tenez ! »
Il prit un crayon et un morceau de papier et se mit à dessiner. À mesure qu’il parlait, son accent se faisait plus guttural bien que son élocution conservât sa fluidité. Son plaidoyer fut plus convaincant que ceux des hommes qui avaient défendu la même cause avant lui. Que cela vous plaise ou non, m’assena-t-il, nous sommes au milieu du XXe siècle et la production de masse est un fait définitivement acquis. Un centre collectif n’est pas forcément laid parce qu’il est fabriqué en série. Au contraire, cela peut en réalité lui conférer une unité esthétique. Et il entreprit de me montrer comment.
Il ne poussa pas trop loin son avantage et la conversation dévia sur d’autres sujets.
« C’est charmant, cette boîte, lui dis-je. Comment l’avez-vous découverte ? »
Il haussa les épaules. « J’aime déambuler dans les rues. La nuit surtout. J’explore.
— N’est-ce pas un peu dangereux ?
— Non si l’on compare… » Il y avait un soupçon de rudesse dans sa voix.
« Hum… Je suppose que vous n’êtes pas né ici ?
— Non. Je ne suis arrivé aux États-Unis qu’en 1946. En tant que “personne déplacée”, comme on les appelle. J’ai adopté le nom de Thad Michaels parce que j’en avais assez d’épeler Tadeusz Michalowski. Et puis, je me refusais énergiquement à donner dans le romantisme de l’émigration nostalgique. Je suis un assimilationniste zélé. »
Cependant, d’une façon générale, il parlait peu de lui-même. Plus tard, j’obtins quelques détails sur ses débuts dans les affaires que me fournirent des concurrents admiratifs et envieux dont certains ne comprenaient toujours pas comment il était possible de vendre moins de 20 000 dollars une maison à rayonnement thermique et de réaliser quand même un bénéfice. Michaels avait trouvé le moyen d’y parvenir. Ce n’était pas mal pour un émigré sans le sou.
Je fis mon enquête et appris ainsi qu’il avait bénéficié d’un visa spécial en considération de services rendus à l’armée américaine vers la fin des hostilités sur le front européen. Des services qui avaient exigé du cran aussi bien qu’un esprit agile.
Entre-temps, nos relations s’étaient développées. Je lui avais vendu les terrains qu’il désirait acquérir mais nous continuions de nous voir, parfois dans cette taverne, parfois dans mon appartement de célibataire mais le plus souvent dans le pavillon qu’il possédait au bord du lac. Il était marié avec une blonde étourdissante et avait deux fils, des garçons intelligents et bien élevés. C’était pourtant un homme solitaire et je lui apportais une amitié dont il avait besoin.
Il me fit le récit de sa vie environ un an après notre première rencontre.
Les Michaels m’avaient invité à dîner pour le Thanksgiving. Le repas terminé, nous nous mîmes à bavarder. Longtemps et d’abondance. Quand nous eûmes évoqué l’éventualité d’un chambardement à l’occasion des prochaines élections municipales, puis les possibilités que pouvaient avoir d’autres planètes de suivre en gros une évolution historique semblable à la nôtre, Amalie, la femme de Michaels, s’excusa et alla se coucher. Minuit était passé depuis longtemps. Nous continuâmes de parler, Michaels et moi. Je ne l’avais jamais vu aussi surexcité. On aurait dit que le dernier sujet que nous avions abordé — ou un mot particulier — lui avait ouvert une porte. Finalement, il se leva, remplit à nouveau les verres d’une main qui tremblait légèrement et traversa le salon (silencieusement car l’épais tapis vert amortissait les pas) pour se planter devant la fenêtre panoramique.
La nuit était claire et transparente. À nos pieds se déployaient la ville — un poudroiement lumineux, un enchevêtrement de couleurs, un entrelacement de rubis, d’améthyste, d’émeraude, de topaze — et la nappe sombre du lac Michigan. On avait presque l’impression de distinguer la blancheur des plaines qui, au-delà, se déroulaient à l’infini. Au-dessus de nous, le ciel était un cristal noir ; la Grande Ourse était assise toute droite et Orion parcourait la voie lactée à grands pas. Un spectacle grandiose et glacé que j’avais eu rarement l’occasion d’admirer.
« Après tout, je sais de quoi je parle », murmura Michaels.
Je m’étirai dans mon fauteuil. Dans la cheminée, le feu crachait de minuscules flammèches bleues. La pièce n’était éclairée que par une seule lampe à l’éclat tamisé de sorte que le grouillement des étoiles était visible.
« Personnellement ? » demandai-je, un tantinet narquois.
Il se retourna et me dévisagea, le visage dur.
« Que diriez-vous si je vous répondais : oui ? »
Je bus une gorgée. Le King’s Ransom est un whisky noble qui vous réconforte, tout spécialement lorsque la Terre elle-même semble parcourue d’un frisson glacial.
« Je penserais que vous avez vos raisons et j’attendrais de les connaître. »
Il eut un demi-sourire. « Oh ! j’appartiens moi aussi à cette planète, bien sûr, fit-il. Et pourtant… pourtant, le ciel est si vaste, si étrange… Ne pensez-vous pas que son étrangeté doive affecter ceux qui iront là-haut ? Qu’elle les imprégnera, qu’elle s’insinuera au plus profond de leur chair et que la Terre ne sera plus jamais la même pour eux après leur retour ?
— Continuez. Vous savez que j’aime les contes de fées. »
Il contempla à nouveau le ciel puis se retourna et avala d’un trait le contenu de son verre. Ce geste violent ne lui ressemblait pas. Mais ces hésitations non plus.
Il reprit d’une voix sèche, retrouvant tout son accent : « Eh bien, soit ! Je vais vous raconter un conte de fées. Mais c’est une histoire hivernale, une histoire froide et vous seriez bien avisé de ne pas la prendre aussi sérieusement. »
Je tirai sur l’excellent cigare qu’il m’avait offert et j’attendis sans mot dire car le silence lui était nécessaire.
Il se mit à marcher de long en large devant la fenêtre, les yeux fixés au sol. Enfin, il remplit une fois de plus son verre et vint s’asseoir près de moi. Il ne me regardait pas. Il contemplait une toile accrochée au mur, quelque chose d’obscur et d’incompréhensible qu’il était seul à apprécier. Le spectacle de ce tableau parut lui infuser une force nouvelle et il commença de parler. Vite et d’une voix assourdie.
« Il y avait une fois dans un lointain, dans un très lointain avenir, une civilisation. Je ne vous la décrirai pas : ce serait impossible. Si vous vous trouviez transporté dans l’Égypte antique, pourriez-vous décrire aux bâtisseurs des pyramides la ville qui s’étend devant nous ? Je ne veux pas dire qu’ils ne vous croiraient pas. Il est évident qu’ils ne vous croiraient pas, mais ce n’était pas le plus important. Je veux dire qu’ils ne comprendraient pas. Vos propos n’auraient pas de sens pour eux. Et la manière dont les gens pensent, dont ils travaillent, leur foi seraient encore moins intelligibles que ces lumières, ces pylônes, ces machines. N’est-ce pas votre avis ? Si je vous parlais des hommes de l’avenir vivant au milieu du déferlement d’énergies aveuglantes, de modifications génétiques et de guerres imaginaires, de pierres qui parlent, d’un certains chasseur aveugle, quoi que vous puissiez éprouver, vous ne comprendriez pas.
« Aussi je vous demande seulement d’imaginer combien de milliers de révolutions cette planète a faites autour du Soleil, d’imaginer à quel point nous sommes enfouis dans le gouffre du temps — oubliés. Et d’imaginer que cette autre civilisation pense selon des processus mentaux tellement étrangers qu’elle a franchi toutes les limites des lois logiques et naturelles et a ainsi découvert le moyen de voyager dans le temps. Aussi, alors que le résident moyen de cet âge (je ne peux pas lui donner exactement le nom de citoyen ni aucune étiquette existante car ce serait trompeur), alors que le résident moyen doté d’une culture moyenne sait d’une manière vague et détachée que des semi-sauvages ont été les premiers à opérer la fission de l’atome dans un passé vieux de plusieurs millénaires, un ou deux hommes seulement ont visité cette époque, nous ont côtoyés, étudiés, analysés et sont repartis avec des informations destinées à alimenter le cerveau central, si je peux l’appeler ainsi. On ne s’intéresse pas plus à nous que vous ne vous intéressez à l’archéologie de la Mésopotamie primitive. Est-ce que vous me suivez ? »
Son regard tomba sur le verre qu’il tenait à la main et resta fixé sur lui comme si le whisky était une fontaine dispensatrice d’oracles. Le silence s’appesantit.
« Très bien, finis-je par dire. J’accepte ces prémisses pour le besoin de la cause. Je suppose que des voyageurs temporels passeraient inaperçus. Ils disposeraient de techniques de camouflage, etc. Ils ne chercheraient pas à modifier leur propre passé ?
— Oh ! aucun danger ! Tout simplement, parce qu’ils n’apprendraient pas grand-chose s’ils clamaient sur les toits qu’ils viennent du futur. Vous vous rendez compte ? »
J’eus un rire étouffé.
Michaels me décocha un regard sombre. « En dehors de l’intérêt scientifique que présente le voyage dans le temps, pouvez-vous imaginer à quoi il pourrait encore servir ?
— Eh bien, au commerce des objets d’art ou des ressources naturelles. On arrive à l’ère des dinosaures, on extrait du fer avant que l’homme ne soit apparu et n’ait épuisé les mines les plus riches. »
Il secoua la tête. « Réfléchissez encore. Ils ne désirent qu’une quantité limitée de statuettes minoennes, de vases Ming ou de nains de la Troisième Hégémonie Universelle, principalement pour les musées — si tant est que le mot “musée” ne soit pas trop inexact. Je vous répète qu’ils ne sont pas comme nous. Quant aux ressources naturelles, ils ne sont pas près d’en manquer : ils les fabriquent eux-mêmes. »
Il fit une pause comme pour se préparer au dernier plongeon. Enfin, il dit : « Comment s’appelait cette ancienne colonie pénitentiaire que les Français ont abandonnée ?
— L’Île du Diable ?
— Oui… c’est ça. Pouvez-vous imaginer une meilleure vengeance que de reléguer un criminel dans le passé ?
— Il me semblerait que les hommes de l’avenir devraient avoir dépassé la notion de vengeance et même celle de la prévention du crime par des sanctions exemplaires terrifiantes. Aujourd’hui déjà, nous sommes conscients que cela ne sert à rien.
— En êtes-vous sûr ? demanda-t-il doucement. À l’actuel développement d’une doctrine pénitentiaire éclairée ne correspond-il pas un accroissement parallèle de la criminalité ? Il y a quelque temps, vous vous étonniez que j’ose me promener seul dans les rues, la nuit. D’ailleurs, qu’est-ce que le châtiment sinon une catharsis pour la société en tant que telle. Les gens de l’avenir vous diraient que l’exécution publique des criminels condamnés au gibet a réduit le taux de la criminalité qui, autrement, aurait encore été plus élevé. Et, ce qui a aussi une certaine importance, que les exécutions spectacles ont rendu possible la naissance du véritable humanitarisme du XVIIIe siècle. » Il haussa les sourcils d’un air sardonique. « C’est tout du moins ce qu’ils prétendent, dans le futur. Ont-ils raison ou ne font-ils que ratiociner pour intégrer un élément de décadence inhérent à leur propre société ? C’est sans importance. La seule chose qui compte pour le moment, est que vous admettiez le fait qu’ils expédient leurs grands criminels dans le passé.
— C’est une agression contre le passé.
— Non. Pas véritablement et pour pas mal de raisons. D’abord parce que tout ce qu’ils ont provoqué est déjà arrivée… Oh ! zut ! L’anglais n’est pas fait pour développer de tels paradoxes. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’ils ne consacrent pas tant d’efforts pour les malfaiteurs ordinaires. Il faut avoir commis un crime tout à fait exceptionnel pour être passible de l’exil dans le temps. Et l’année où nous sommes, cette année particulière de l’histoire du monde, est celle des pires des crimes. Le meurtre, le brigandage, la trahison, l’hérésie, le trafic des stupéfiants, la traite des esclaves, le patriotisme et toute la lyre — tout cela a tantôt été sanctionné par la peine capitale et tantôt été considéré comme des vétilles ou a même encore été parfois ouvertement approuvé. Tout dépend de l’époque. Réfléchissez et dites-moi si j’ai tort. »
Je le dévisageai un moment. Les rides qui lui marquaient le visage étaient profondes et, me rappelant son âge, je songeais qu’il n’aurait pas dû avoir les cheveux aussi gris. « Très bien. Vous avez raison, je vous l’accorde. Mais un homme du futur, possédant tout le savoir de son temps… »
Il reposa brutalement son verre avec un bruit sec et m’interrompit brusquement : « Quel savoir ? Servez-vous de vos méninges ! Supposez que vous soyez abandonné, tout nu, à Babylone. Connaissez-vous la langue babylonienne ? Que savez-vous de l’histoire de Babylone ? Quel est le roi régnant ? Combien de temps occupera-t-il son trône ? Qui lui succédera ? Quelles sont les lois et les coutumes que vous devrez observer ? Vous vous rappelez que, finalement, les Assyriens, les Perses ou quelqu’un d’autre feront la conquête de Babylone et qu’il y aura une énorme rançon à payer. Mais quand ? Comment ! La guerre qui se mène actuellement n’est-elle qu’un incident de frontière ou est-ce une guerre sans merci ? Si c’est le cas, Babylone en sortira-t-elle victorieuse ? Sinon, quelles conditions de paix lui seront-elles imposées ? Allons ! Il n’y aurait pas vingt personnes aujourd’hui qui pourraient répondre sans regarder dans un livre. Et vous ne faites pas partie de cette poignée d’érudits. Et on ne vous a pas donné de livres.
— Je pense que, dès que j’aurais appris suffisamment le babylonien, je me rendrais au temple le plus proche. Je déclarerais aux prêtres que je suis capable de fabriquer… disons des pièces d’artifice. »
Michaels eut un rire dépourvu de gaieté. « Et comment vous y prendriez-vous ? Rappelez-vous que vous êtes à Babylone. Où trouverez-vous du soufre et du salpêtre ? Supposons que vous parveniez à faire comprendre aux prêtres ce que vous voulez et que vous obteniez — je ne sais comment — qu’ils vous procurent les ingrédients nécessaires, comment composeriez-vous une poudre qui détonnera effectivement sans faire long feu ? Sachez que c’est tout un art. Vous ne trouveriez même pas un grabat comme homme de pont. Encore heureux si vous finissiez par être frotteur de parquet. Il est plus probable que l’on vous ferait travailler dans les champs comme esclave. Ce n’est pas vrai ? »
Le feu baissait.
« Oui. C’est vrai.
— Ils choisissent avec soin l’époque où ils vous relèguent. » Il se tourna vers la fenêtre. De notre place, les reflets jouant sur les vitres effaçaient les étoiles de sorte que l’on ne voyait que la nuit. « Quand un homme est condamné à l’exil, une consultation générale des experts a lieu. Chacun souligne ce que la période dont il est spécialiste signifiera pour l’individu en question. La Grèce homérique serait un cauchemar vivant pour un intellectuel délicat alors qu’un truand se tirerait sans doute assez bien d’affaire — il pourrait même finir dans la peau d’un guerrier respecté. Si ce truand n’est pas le plus noir des criminels, ils peuvent le déposer près du palais d’Agamemnon et se contenter de le condamner au danger, à l’inconfort et à la nostalgie. Oh ! mon Dieu, soupira-t-il, la nostalgie ! »
Une telle tristesse s’était emparée de lui à mesure qu’il parlait que je tentai de le calmer par une remarque impersonnelle. « Le-déporté doit être immunisé contre toutes les anciennes maladies. Sinon, ce ne serait qu’une sentence de mort raffinée. »
Son regard se posa à nouveau sur moi. « Oui. Et, bien sûr, le sérum de longévité qui circule dans ses veines est toujours agissant. Mais ce n’est pas tout. L’exilé est abandonné dans un endroit désert, la nuit ; la machine s’évanouit et il est isolé jusqu’à la fin de ses jours. La seule chose qu’il sait, c’est qu’on a sélectionné à son intention une époque dont les caractéristiques constitueront un châtiment à la mesure de son crime. »
À nouveau, le silence se tissa entre nous. Le seul son perceptible était le tic-tac de la pendule sur la cheminée. On aurait dit que tout autre bruit était mort. Je jetai un coup d’œil sur le cadran. La nuit était bien avancée ; bientôt, le ciel pâlirait à l’est.
Je me retournai vers Michaels. Il me contemplait toujours avec une troublante intensité. « Quel crime avez-vous commis ? » lui demandai-je.
Ma question ne parut pas le déconcerter. Il se borna à répondre d’un ton las : « Quelle importance ? Je vous ai dit que ce qui est un crime à une époque est un acte d’héroïsme à une autre. Si j’avais réussi, la postérité eût adoré mon nom. Mais j’ai échoué.
— Beaucoup de gens ont dû être lésés. Un monde tout entier doit vous haïr.
— Eh oui… » Il se tut et reprit au bout d’une minute : « C’est évidemment une histoire imaginaire que je vous raconte. Pour passer le temps. »
Je souris : « Je joue le jeu. »
Sa tension se relâcha quelque peu. Il s’enfonça dans son fauteuil et s’étira. « Bien. Comment avez-vous déduit l’ampleur de mon prétendu crime à partir du roman que je vous ai conté ?
— Il y a votre existence antérieure. Où avez-vous été abandonné ? Et quand ?
— Près de Varsovie, en août 1939 », dit-il. Il y avait dans sa voix une tristesse que je ne lui avais jamais connue.
« Je suppose que vous n’avez pas envie de parler de la guerre.
— Non. »
Mais il n’en poursuivit pas moins, relevant le défi : « Mes ennemis ont fait une erreur. La confusion qui suivit l’invasion allemande m’a permis de fausser compagnie à la police avant que je ne sois jeté dans un camp de concentration. Peu à peu, j’ai compris la situation. Naturellement, je ne pouvais rien prédire. Je ne le peux pas davantage aujourd’hui. Seuls les spécialistes savent ce qui s’est passé au XXe siècle et il n’y a qu’eux qui s’en soucient. Mais quand je me suis trouvé mobilisé de force dans l’armée allemande, j’ai deviné que j’étais dans le camp perdant. Aussi, je me suis évadé, j’ai rejoint les Américains et je leur ai fait part de ce que j’avais observé. Je leur ai servi d’éclaireur. C’était risqué mais je me moquais de recevoir une balle dans le corps. Je n’en ai pas reçu. Et, au bout du compte, j’ai eu de multiples appuis pour passer aux États-Unis. Le reste de l’histoire est classique. »
Mon cigare s’était éteint. Je le rallumai car les cigares de Michaels n’étaient pas quelque chose à prendre à la légère. Il les faisait spécialement venir d’Amsterdam par avion.
« Le blé étranger, murmurai-je.
— Pardon ?
— Vous savez… Ruth en exil… Elle n’était pas maltraitée mais elle ne cessait de pleurer en songeant à sa patrie.
— Non. Je ne connais pas cette histoire.
— C’est dans la Bible.
— Ah ! oui. Il faut vraiment que je lise la Bible un de ces jours. » Son humeur n’était plus la même, à présent. Il recouvrait cette assurance qui m’avait frappé lors de notre première rencontre. Il acheva son whisky d’un geste presque jovial. Son expression était animée et confiante.
« Oui, c’est ce qui a été le plus dur. Je ne parle pas des conditions matérielles d’existence. Vous avez sans doute déjà campé et vous avez remarqué que l’eau courante, l’électricité, tous les “gadgets” qui nous sont absolument indispensables au dire des fabricants cessent très vite de vous manquer. Je serais content d’avoir un réducteur de gravité ou un stimulateur de cellules, mais je m’en passe très bien. Ce qui vous ronge, c’est le mal du pays. Des petites choses auxquelles on n’a jamais prêté attention — un mets particulier, la démarche des gens, les jeux qu’ils pratiquent, les conversations banales. Même les constellations. Elles ne sont pas pareilles dans l’avenir. Le Soleil a parcouru une telle distance de son orbite galactique… Cela dit, volontaires ou forcés, il y a toujours eu des émigrants. Qui que nous soyons, nous sommes les descendants de ceux qui ont été capables de surmonter le traumatisme. Je me suis adapté. » Ses sourcils se froncèrent, lui donnant un air menaçant. « Je ne rentrerais plus, maintenant, même si ces traîtres m’amnistiaient. À cause de l’orientation qu’ils ont donnée au monde. »
J’achevai mon verre. Ce whisky était une merveille, un velours pour la langue et le palais. Je n’écoutais plus Michaels que d’une oreille.
« Vous vous plaisez ici ?
— Oui, répondit-il. Maintenant, je me plais. J’ai dépassé l’étape où l’on broie du noir. Pendant les cinq premières années ç’a été une lutte de tous les instants, uniquement pour survivre, et j’ai été plus qu’occupé quand je suis arrivé en Amérique et qu’il m’a fallu m’y faire une place. Cela m’a aidé. Je n’ai jamais eu beaucoup de temps pour m’apitoyer sur moi-même. À présent mon travail m’intéresse davantage tous les jours. C’est un jeu passionnant et si l’on commet des erreurs, on n’est pas passible de sanctions draconiennes, ce qui est bien agréable. J’ai découvert des vertus qui se sont perdues dans l’avenir… Je parierais que vous n’avez aucune idée de l’exotisme de cette ville. Tenez, à cette seconde même, dans un rayon de cinq milles, il y a un soldat qui monte la garde devant un laboratoire atomique, il y a un clochard qui claque des dents dans une embrasure, il y a une orgie chez un milliardaire, il y a un prêtre qui se prépare à célébrer la cérémonie du lever du soleil, il y a un marchand venu d’Arabie, un champion venu de Moscovie, un navire venu des Indes… »
Son effervesce se calma. Se détournant de la fenêtre et de la nuit, il regarda dans la direction des chambres. « Et il y a ma femme et mes enfants, ajouta-t-il d’une voix radoucie. Non, je ne repartirai pas, quoi qu’il arrive. »
Je tirai une ultime bouffée de cigare. « Vous vous en êtes assez bien sorti. »
Entièrement rasséréné, il m’adressa un large sourire. « Mais dites donc, vous avez l’air de croire à mon histoire !
— J’y crois. » J’écrasai le cigare dans le cendrier, me levai et m’étirai. « Il est tard, fis-je. Nous ferions bien de partir. »
Sur le moment, il ne remarqua pas le pluriel. Quand il comprit, il bondit comme un chat sauvage. « Nous ?
— Bien sûr ! Je sortis un neuro-pistolet de ma poche. Il s’immobilisa, son élan coupé net. « Dans ce genre d’affaires, nous ne laissons rien au hasard. Nous vérifions. Bon… Venez, maintenant. »
Son visage était exsangue.
« Non… non… non… Vous ne pouvez pas… Ce n’est pas juste. Vous ne pouvez pas faire ça à Amalie, aux enfants…
— Cela fait partie du châtiment. »
Je l’ai déposé à Damas un an avant que Tamerlan la mette à sac.
My Object All Sublime…
Galaxy, juin 1961
Traduit par Michel Deutsch