Je suis toujours heureux par mes souvenirs, je serais fou de me créer d’inutiles regrets.
CASANOVA
Ils se tenaient dans le laboratoire du comte, une pièce splendide qui faisait la fierté de son propriétaire et que semblaient fort apprécier le moine et Chiara qui commentaient avec force détail les diverses expériences que l’on pouvait mener aussi bien équipé. Dans chaque coin rougeoyait un fourneau. Le moine courait comme un enfant émerveillé d’un creuset de cuivre à l’autre, inspectant le fond des coupelles et des spatules, admirant les eaux-fortes et les fioles bouchées à la cire, trouvant ici de la poussière d’or ou d’argent, là du mercure ou du vitriol de cuivre.
Le comte menait notamment une expérience sur des couleurs et leur expliquait comment il comptait parvenir à trouver un nouveau bleu qui ferait la fortune du commerce français.
— Mais le grand œuvre, le pressa soudain Chiara haletante, le grand œuvre ?
Le comte eut un sourire indulgent.
— Mes expériences m’ont amené à obtenir trois types de produits : un fluide volatil, une substance huileuse et enfin un résidu solide. Les alchimistes ont trop souvent utilisé les quatre éléments : eau, terre, air, feu. Moi, je les ai mêlés à trois substances : le soufre, le mercure et le sel car ces trois choses réunies forment un corps solide. Quand l’alchimie décompose une chose en ses constituants, le principe sulfureux se sépare comme une huile combustible ou une résine, le principe mercuriel vole comme une fumée ou se manifeste comme un liquide volatil, enfin le principe salé demeure comme une matière cristalline ou amorphe indestructible. Prenez du bois et mettez-y le feu ! C’est le soufre qui brûlera, le mercure qui s’exhalera en fumée et le sel qui restera dans les cendres.
Contrairement à ses deux compagnons, Volnay s’ennuyait ferme en écoutant les explications du comte de Saint-Germain. Aussi ne fut-il pas fâché de voir celles-ci interrompues par l’arrivée d’un domestique.
— Pardonnez-moi, monseigneur, annonça cérémonieusement celui-ci, Mme la marquise est arrivée.
— Faites-la vite entrer, s’empressa de répondre le comte.
Ils sortirent tous du laboratoire pour se rendre à un salon attenant dont le sol était recouvert d’un immense tapis de soie de Perse.
— Votre Seigneurie… fit le domestique.
Le comte s’inclina et la marquise entra. Elle fit relever le comte, lui pressant la main.
— Ne vous inclinez pas mon ami, fit-elle, car vous êtes mon égal sinon mon maître.
Elle se tourna vers Volnay stupéfait.
— Il en va ainsi, chevalier. Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être et bien fou qui se fie aux apparences.
Volnay remarqua alors que l’ombre de la marquise projetée sur le sol effaçait les merveilleuses arabesques du tapis de soie.
— Avez-vous la seconde lettre ? lui demanda le comte.
La marquise eut un sourire grave.
— Grâce au moine, à vous et à votre ami que voilà.
Et Casanova entra à son tour, arrachant à Volnay et à Chiara un hoquet de surprise. Il était habillé magnifiquement et arborait un air à la fois contrit et audacieux. Il tendit solennellement la lettre à la marquise de Pompadour.
— Madame, si j’ai mal agi en dissimulant cette lettre, voici maintenant venue l’heure de me racheter. Pour vous, madame…
Il s’inclina pour ajouter à l’intention de Chiara :
— Et pour les beaux yeux de mademoiselle !
Semblant découvrir d’un coup toute la duplicité du personnage en même temps que son incroyable audace, la jeune Italienne rougit d’indignation. Quant à Volnay, il aurait volontiers étripé le Vénitien. Tous ces jours et tous ces efforts à la recherche d’une lettre qui se trouvait entre les mains de celui qui les accompagnait ! Le moine se contenta de lever les yeux vers ce ciel auquel il croyait si peu. Que Casanova ait été touché par la grâce le dépassait. Le fait est que le Vénitien, tel un amoureux transi, souriait niaisement à Chiara comme s’il venait de prouver à jamais et son amour et sa bonne foi naturelle.
— Vous êtes à blâmer, fit sévèrement la marquise à Casanova.
Puis ses traits se radoucirent.
— Néanmoins le dernier geste est le bon et il vaut mieux finir que commencer par cela !
Le chevalier de Seingalt s’inclina une nouvelle fois.
— D’ailleurs, ajouta la Pompadour, je ne suis pas si surprise de cette bonne action. N’avez-vous pas écrit dans une de vos correspondances : Pauvre peuple qui meurt de faim et de misère, ou qui va se faire massacrer par toute l’Europe pour enrichir ceux qui l’ont trompé. Car c’est bien ce que vous avez écrit à un de vos amis, n’est-ce pas chevalier de Seingalt ?
Casanova pâlit imperceptiblement puis acquiesça.
— Eh oui, monsieur, ajouta la marquise, en France comme ailleurs, on intercepte les correspondances et on ouvre les lettres. Prenez garde à l’inquisition postale et soyez plus prudent à l’avenir, frère…
Tout le monde sursauta dans la pièce, excepté le comte.
— Oui, fit la marquise de Pompadour, le chevalier de Seingalt est, comme chacun ici, un franc-maçon même si les routes qu’il emprunte diffèrent souvent des nôtres !
— Quant à vous…
Elle s’était tournée vers le moine.
— Monsieur ou cher frère, puisque ce terme a bien un second sens vous concernant, c’est vous qui avez le premier résolu cette énigme. Vous avez rappelé au chevalier de Seingalt ses devoirs. Je ne saurais trop vous exprimer ma gratitude. Vous portez un beau nom, un grand nom et j’espère pouvoir vous le faire recouvrer un jour. Nul ne le mérite plus que vous.
Le moine eut un geste d’exquise humilité mais son regard brillait de cette fierté intellectuelle qui lui était propre.
La marquise de Pompadour ouvrit avec précaution la lettre et la parcourut lentement, l’air concentré. Finalement, elle eut un hochement de tête qui pouvait tout signifier et la tendit au comte.
— Voulez-vous bien la brûler ?
Le comte s’en saisit avec précaution comme s’il répugnait à la toucher et la parcourut avant de redresser la tête.
— L’avez-vous lue ? demanda-t-il à Casanova.
L’autre eut un geste narquois.
— Certes ! Il me fallait bien en connaître la valeur !
Le comte sourit brièvement.
— Merci de votre franchise.
Il se tourna vers les autres.
— Vous avez tous participé à cette aventure et vous êtes depuis cette nuit initiés à certaines vérités. Autant donc que vous puissiez la lire tout comme le chevalier de Seingalt. Vous y apprendrez que cette lettre me désignait comme le premier de tous les maçons de France comme d’Europe. Je l’ai remise à Mme la marquise de Pompadour pour me faire reconnaître de certains de ses amis mais j’en avais gardé un double par précaution.
La marquise lui toucha légèrement le bras.
— Et je n’aurais jamais dû prendre cette lettre, trop dangereux…
Son regard clair balaya l’assemblée.
— Vous comprenez maintenant pourquoi tant de monde la recherchait si activement. Compromettre le comte, c’est déjà beaucoup mais me compromettre moi, c’est pousser la France entre les mains du parti dévot ou de la première aventurière venue qui se glisserait avec un peu de cervelle dans le lit du roi.
Le comte de Saint-Germain tendit la lettre à Volnay qui la refusa poliment.
— Monseigneur, je n’ai nul besoin de lire, ce que vous avez dit me suffit.
L’autre inclina légèrement la tête avant de tendre le courrier à Chiara puis au moine. Chacun d’eux refusa de lire avec la même courtoisie. Le comte de Saint-Germain alla donc à un chandelier et enflamma la lettre qu’il tint ensuite dans sa main au-dessus de la cheminée tandis qu’elle se consumait. Il ne la lâcha que lorsque les flammes commencèrent à lui lécher les doigts.
A cet instant, un domestique en livrée frappa et entra.
— Monseigneur, ils sont là, dit-il simplement.
Le comte soupira et se retourna vers Volnay.
— Monsieur le commissaire aux morts étranges, j’espère que vous savez ce que vous faites ! Désormais, il est trop tard pour reculer.
A cet instant, Sartine entra et la température sembla chuter de dix degrés dans la pièce. Il y eut un silence lourd qui parut engourdir tout le monde. Seuls les yeux du moine brillaient comme chaque fois qu’il se trouvait confronté à une belle expérience ou un problème ardu. Le comte fit un pas en avant, les sourcils délicatement froncés.
— Monsieur le lieutenant de police, je vous remercie de vous être déplacé.
Sartine s’inclina galamment devant la marquise de Pompadour puis salua le comte.
— Il est de mon devoir, dit-il avec affectation, de me rendre là où madame la marquise me l’ordonne…
Son regard fit le tour de l’assemblée et s’arrêta sur Volnay.
— Même si je m’y retrouve en étrange compagnie, acheva-t-il d’un ton peu amène.
— Monsieur de Sartine, fit rapidement la marquise de Pompadour, écoutez-moi, je vous prie. Avez-vous suivi toutes mes instructions ?
Sartine s’inclina une nouvelle fois avec déférence mais son regard resta froid.
— Madame, comme vous m’y invitiez dans votre courrier, je me suis rendu dans les ruines du château mentionné pour y trouver les corps de nombreux fanatiques identifiés comme appartenant à la dangereuse Confrérie du Serpent. L’un d’eux correspond bien au signalement qu’en ont fait des paysans qui les ont vus quitter précipitamment la demeure de l’ancien Maître de la ci-devant Confrérie. J’ai ensuite convoqué la personne que vous m’avez désignée. J’obéis, vous le voyez, avec aveuglement mais j’espère que cela ne provoquera pas d’incident…
— N’ayez crainte, monsieur le lieutenant de police, fit la marquise. Le roi vous sera reconnaissant.
A nouveau, on frappa. Le même domestique qu’auparavant entrebâilla la porte et glissa quelques mots au comte qui approuva.
— Voilà notre homme, fit-il sobrement.
— Alors, il est temps que je me retire, dit la Pompadour.
Et comme le comte faisait mine de sortir avec elle, la marquise l’arrêta d’un geste doux et las.
— Laissez mon ami, Chiara et le chevalier de Seingalt m’accompagneront.
Elle sortit, accompagnée de Casanova et de la jeune Italienne qui refusa le bras que lui offrait le Vénitien. Volnay les regarda sombrement s’éloigner mais, au moment de franchir la porte, Chiara se retourna et lança à l’intention du policier :
— Chevalier, passez à mon hôtel dès que vous le pouvez, je vous prie.
Un instant, le cœur de Volnay cessa de battre. Il devint blanc comme un linge puis tout rouge. Le moine étouffa un sourire et le comte fit mine de ne rien remarquer. Il alla jusqu’à un fauteuil et s’assit lourdement. Le poids des soucis venait de le rattraper et Volnay crut apercevoir en l’ombre d’une seconde le poids des années sur ces épaules, beaucoup plus d’années que l’on ne pouvait croire…
La porte s’ouvrit de nouveau. Le père Ofag entra et s’immobilisa en apercevant le commissaire aux morts étranges et le moine.
— Que signifie ceci, Sartine ? fit-il rapidement. Vous me convoquez sans explication chez M. le comte…
Il s’interrompit pour saluer celui-ci d’une brève inclination de la tête. En baissant les yeux, il fut ébloui par le scintillement des boucles des souliers et des jarretières de diamants de son hôte.
— Vous m’excuserez de mon humble tenue, murmura le père Ofag sarcastique, le Christ n’avait pas d’autres habits que ceux qu’il portait !
Le comte ignora l’attaque et s’inclina avec grâce. Le regard de l’autre parcourut la pièce et s’arrêta sur le moine.
— Que vois-je ? siffla-t-il comme un serpent. Un hérétique dans la demeure d’un immortel !
Le moine haussa négligemment les épaules.
— Je me définirais plutôt comme un philosophe puisqu’il faut bien faire partie de quelque chose de répréhensible !
— Pécheur !
— C’est vrai, reconnut le moine, dans ma jeunesse j’ai été pécheur et j’aspire à le redevenir très vite !
Sartine fit un pas en avant. Son expression restait neutre, il ne savait pas trop où il mettait les pieds.
— Le commissaire aux morts étranges de Paris, dit-il d’un ton peu avenant, a jugé bon de nous réunir pour nous faire part de ses découvertes…
— Il serait d’abord juste de rendre grâce à Dieu pour ce qu’il a permis de résoudre toute cette affaire, l’interrompit Volnay d’un ton pénétré.
Les yeux du moine s’étrécirent mais il ne dit rien et s’exécuta en silence, suivi des autres. Le père Ofag sortit machinalement son chapelet. Le commissaire aux morts étranges releva brusquement la tête.
— Père Ofag, vous avez là un bien beau chapelet en buis.
Tout le monde le regarda comme s’il était devenu fou.
— Puis-je le voir ?
Le policier tendait résolument la main. Un instant, le père Ofag hésita puis lui remit le chapelet. Volnay se dirigea vers la fenêtre pour l’examiner à la lumière. Dans la pièce, tout le monde retenait son souffle.
— Il y manque un grain, père Ofag, fit Volnay d’une voix froide.
— Certes, commissaire, j’en ai perdu un et je n’ai pas eu le temps de le faire porter à réparer. C’est un souvenir de famille.
Le policier porta lentement sa main à la poche. Il en tira un mouchoir qu’il déplia avec une extrême lenteur avant d’en extraire un grain de buis.
— Ne serait-ce pas celui-ci ?
L’assurance du père Ofag sembla soudain l’abandonner.
— Cela se peut.
Volnay marcha posément à lui. Ses yeux étaient deux lames d’acier.
— Savez-vous où je l’ai trouvé ?
L’autre respirait faiblement, évitant de le regarder. Il secoua lentement la tête mais ne proféra pas un mot. Le policier continua d’un ton glacial :
— J’ai trouvé ce grain de chapelet à côté du cadavre d’une jeune prostituée qui officiait de temps à autre au Parc-aux-Cerfs. Cette pauvre fille était assez vénale pour ce que nous en avons appris et elle venait de trouver un gibier à plumer. Un homme qu’elle faisait chanter…
— Vous faites un procès sur la pointe d’une aiguille, s’écria vivement le père Ofag.
Le policier s’approcha plus près de lui et s’empara de son bras, remontant de force la manche, découvrant un avant-bras sur lequel s’inscrivaient trois traînées rouges. Le policier le toisa et l’autre se recroquevilla de honte à la pensée de ce qui allait suivre.
— Trois traînées ensanglantées, comme sous les ongles de votre victime ! Vous nous parlez à longueur de journée de vertu mais la bête est là en vous comme chez tout le monde. Il vous fallait une femme. Vous êtes tombé sur une dénommée Marcoline. Vous vous en êtes entiché. Seulement, des femmes comme Marcoline n’ont rien d’autre en tête que leur intérêt vénal. Elle a décidé de vous faire chanter ou de vendre ce secret au plus offrant, ce qu’elle aurait d’ailleurs peut-être fait à un moment ou à un autre.
Volnay se recula avec un léger battement de paupières tant la haine qu’il lisait dans les yeux du père Ofag était implacable.
— Péché de chair avec une prostituée du roi, reprit impitoyablement le commissaire aux morts étranges. Pour un prélat comme le cardinal de Bernis, on ferme les yeux mais pour la conscience morale du parti dévot, il en va autrement.
— C’était une prostituée de Babylone, cracha tout à coup le père Ofag.
Son expression était telle que tout le monde tressaillit. Il se reprit et ajouta avec onctuosité.
— La dignité de mes fonctions m’avait jusqu’à présent préservé de la tentation mais il est vrai que la chair est faible et que le démon sait effacer de notre âme toute trace de grâce. Saisi de l’horreur de mon péché, je m’en dégoûtai…
— Omne animal triste post coïtum, soupira le moine.
L’autre ne releva pas et continua sa confession d’un ton pénétré.
— Je voulais y mettre un terme mais elle s’y refusait, trop heureuse d’avoir barre sur moi !
Un rictus déplaisant creusa ses lèvres.
— Je ne pouvais permettre à cette femme de mauvaise vie de ruiner le crédit du parti de Dieu ! Saint Michel archange me protège, j’accepte la fustigation de ma faute. Et que Dieu et la Vierge bienheureuse me soutiennent et me viennent en aide ! C’est à eux que j’ai à répondre de mon péché et non à vous.
Volnay hocha la tête, écœuré.
— Et pas l’once d’un remords !
— Voilà bien du bruit pour une catin, murmura le père Ofag.
Le policier cilla brièvement.
— Vous nous montrez là tout l’honneur en lequel vous tenez l’humanité.
Puis il reprit rapidement la parole comme s’il avait hâte d’en finir.
— Vous avez tué Marcoline de vos propres mains afin d’être certain qu’aucun sbire ne vous fasse à son tour chanter. Vous ignoriez toutefois si elle n’avait pas parlé de vous à quelqu’un et si l’on ne pouvait remonter jusqu’à vous pour ce crime. Une idée alors vous est venue. La mort d’une jeune femme à laquelle on avait arraché le visage émouvait tout Paris. En répétant cet acte, vous détourniez les soupçons dans une autre direction. Ceci vous répugnait toutefois tellement que vous avez massacré ce visage, apportant ainsi une signature distincte au meurtre mais cela, vous ne pouviez pas le savoir.
Le père Ofag n’eut pas la plus petite réaction mais continuait à le fixer de ses prunelles glaciales. Volnay alla vers la fenêtre. Un carrosse s’ébranlait dans la cour, amenant avec lui un être aimé.
Le premier, le moine fut près de lui, sa main sur son épaule.
— Quand as-tu découvert cela ?
— En rentrant à Paris, je voyais des croix à chaque carrefour et tout à coup ce fut la révélation. Mon indice, cette boule de buis, était un grain de chapelet ! Je me souvins alors de celui du père Ofag et de son regard sur Marie Madeleine. Un soupçon fou naquit en moi, conforté lorsque nous nous sommes retrouvés tout à l’heure. Tu m’as raconté que Léonilde t’avait confié que l’amant de Marcoline se signait souvent et qu’il aimait à garder ses mains hors de vue dans ses manches ! Il ne me restait plus qu’à trouver sur le père Ofag trois marques sanglantes, celles découvertes sous les ongles de Marcoline. C’est fait.
— C’est fait mais vous auriez pu aussi ne rien trouver, remarqua Sartine.
— L’intuition, monsieur, l’intuition…
Pour la première fois, le visage du lieutenant de police refléta l’ombre d’un sourire.
— Bien joué, Volnay ! Ce coup manqué vous aurait envoyé pour de bon à la Bastille mais cette réussite vous lave de tout !
Avec une extrême lenteur, il se tourna vers le père Ofag.
— Vous allez devoir me suivre…
L’ecclésiastique fit un pas en avant, fixant Sartine dans les yeux.
— Monsieur le lieutenant de police, j’ai à vous parler. Maintenant !
Sartine approuva vaguement.
— Allons dans une autre pièce rejoindre la marquise de Pompadour.
— Quoi ? s’exclamèrent en même temps Volnay et le père Ofag.
— Elle nous attend dans un cabinet ici même.
Le moine et Volnay échangèrent un bref coup d’œil. Le lieutenant de police et l’ecclésiastique sortirent sans un mot.
— Que se passe-t-il ? demanda Volnay au comte.
Celui-ci eut un geste embarrassé.
— Nous en avons parlé avec la marquise, c’est mieux ainsi, fit-il d’un ton neutre.
Bientôt les deux hommes revinrent. Le père Ofag semblait d’humeur morose mais soulagé. Le regard de Sartine était impavide et glacé lorsqu’il parla.
— Nous avons passé un marché qui a été validé par Mme la marquise. Mon esprit et mon cœur s’en affligent mais il est des intérêts qui passent avant tout, celui de la France en est un ! Le meurtrier de la dénommée Marcoline restera inconnu et je me suis engagé à ce que tout le monde oublie ce qui vient de se passer ici.
Il se tourna vivement vers le commissaire aux morts étranges et le moine.
— Et ceci vaut pour vous deux !
La main du moine se posa sur le bras de Volnay pour l’empêcher de répondre inconsidérément.
— Il en sera ainsi, fit-il sobrement.
Le lieutenant de police laissa filtrer une pointe de satisfaction. Il salua son hôte et entraîna le père Ofag à sa suite. Le comte les accompagna pour les reconduire.
— C’est ainsi mon fils, fit le moine avec philosophie lorsqu’ils furent seuls.
Et il accompagna cette déclaration avec le sourire réconfortant qu’un parent réserve à son enfant lorsque celui-ci découvre les misères de ce monde.
— Je ne m’y habituerai jamais, père ! répondit Volnay.
— Que veux-tu ! La marquise muselle son pire ennemi et Sartine sera nommé lieutenant général de police de France.
— Et la justice ?
— Elle attendra, fils, elle attendra encore un peu…
Il y eut un long silence.
— Père ?
C’était un moment charnière de leur histoire à tous deux, pensa Volnay. Il avait perdu tôt son père et l’avait retrouvé tardivement. S’étant la plupart du temps construit seul et aujourd’hui muré dans sa distance avec le monde, le commissaire aux morts étranges conservait pour lui ses doutes et ses interrogations comme ses sentiments.
— Il y a une question qui m’a toujours tourmenté. Peut-être est-il temps aujourd’hui de te la poser.
— Je t’écoute, mon fils.
— Sur le bûcher, quand as-tu décidé de te renier ?
Le moine le regarda avec émotion.
— Lorsque tu as pleuré, mon enfant.
Volnay baissa la tête. Une larme perlait au coin de sa paupière.
Il m’a connu trop tard, pensa fugitivement son père. Comment rattraper le temps perdu et lui dire que je l’aime ?
— Retrouvons-nous à la maison ce soir, fit le moine en le serrant dans ses bras, nous avons beaucoup à nous dire !
— Demain, mon père, car ce soir j’ai une personne à retrouver.
Un sourire illumina le visage du moine.
— Bien sûr, mon garçon, et cette personne est charmante !
Avant de sortir, Volnay effleura des lèvres la barbe de son père dans un geste d’une douceur inattendue.
Par la fenêtre de son cabinet de musique, Chiara aperçut le policier qui traversait la cour. Elle regarda Volnay et vit en lui un être désespérément droit et sincère, un îlot de loyauté dans un océan de turpitudes. Et la jeune femme sut avec la même certitude qu’il ne serait jamais à elle parce qu’il était trop tard, pour elle comme pour lui. Les yeux de Volnay plongèrent dans les siens avec une soudaineté inattendue. Calmement, elle fit face comme les régiments espagnols lors de la bataille de Rocroi lorsque, abandonnés par tous, ils avaient fait front une dernière fois, formant des carrés pour résister aux charges de la cavalerie française sur un champ de bataille dévasté.
Longuement, ils se dévisagèrent. Aucune colère ne se lisait dans le regard de Volnay. Elle comprit alors qu’il l’avait aimée plus qu’aucun homme jusqu’à présent, plus encore que Casanova dont elle avait pourtant fait battre le cœur.
Ce n’était qu’une aventure, voulut-elle lui dire. D’ailleurs vois, cela n’a pas duré. Toi et moi, c’est différent. Je n’ai pas grand-chose à te donner, je ne pourrai sans doute jamais te faire rire mais je remets mon cœur entre tes mains si tu en veux bien.
Elle le regardait droit dans les yeux, le voyant se troubler.
Veut-il encore de moi ? se demanda-t-elle. Il suffirait qu’il fasse un geste, un pas vers moi. Le voilà qui hésite, il vient vers moi, non il s’arrête. Il ne va tout de même pas faire demi-tour ? Si, il me tourne le dos. Il s’en va. Attends-moi, retourne-toi et tu me verras pleurer. Non, c’est fini, il est parti. Cet homme-là n’a que faire de mon amour.
Casanova l’avait négligemment prise par la taille mais Chiara s’était dégagée avec vivacité.
— Votre audace est sans limites, rugit-elle, vous nous avez trahis de manière épouvantable en dissimulant cette lettre dans l’espoir de la vendre et vous osez encore vous présenter chez moi ! Dire que vous me reprochiez d’espionner pour le compte de la marquise de Pompadour !
Le front de Casanova se plissa.
— Je ne suis pas un méchant homme, Chiara, mais un homme d’instinct. J’ai mal agi en suivant celui-ci, je le reconnais.
— Vous nous avez tous trahis !
— C’était avant de vous connaître, je n’aurais pas vendu cette lettre !
— Après que le moine vous eut démasqué !
— Oh, celui-là… Disons qu’il a été ma bonne conscience, preuve que j’en ai une !
Chiara ouvrit de grands yeux.
— L’air me manque ! Entendre cela de votre bouche !
— Une bouche qui n’aspire qu’à prendre la vôtre !
Casanova s’était fait pressant, la jeune femme le repoussa sans ménagement.
— Vous m’avez séduite, vous m’avez prise et vous alliez m’abandonner comme toutes les autres. Oh, je sais que vous le faites fort bien et que les femmes ne vous en veulent jamais. Vous espacez vos visites, vous vous montrez moins pressant et le jour où vous repartez pour un autre pays, tout est dit.
Des rides de contrariété apparurent sur le front de Casanova.
— Chiara, non, je ne veux pas que cela se passe ainsi avec vous. Il n’est rien que je ne puisse faire pour un regard ou un sourire de votre part.
Il ajouta d’un ton rauque :
— J’irai jusqu’à baiser l’empreinte de vos pas…
Chiara s’était écartée de lui.
— Oui, vous voulez encore de mon corps, beaucoup, de mon cœur aussi car vous avez besoin de vous sentir aimé et peut-être m’aimez-vous un peu.
La jeune femme continua, les yeux dans le vide.
— Mais cet amour est léger, volage, il passe comme dans le ciel les nuages. Vos engagements sont sincères dans le moment mais à terme, qu’en reste-t-il ? Demain vous serez triste de ne plus m’avoir, après-demain vous n’y penserez plus. La semaine suivante, votre regard s’attachera à une silhouette que vous jugerez charmante, la taille bien prise et la peau très blanche. Un amour qui meurt vous rend malheureux mais les prémices d’un amour nouveau comblent bien vite le vide de votre cœur.
— Vous vous trompez, je veux rester avec vous jusqu’à la fin de ma vie et, si ce n’était la différence de nos situations, je vous demanderais de m’épouser.
— Je serais seule avec vous dans tout l’univers que je ne serais pas encore rassurée sur votre inconstance, répliqua Chiara avec amertume.
Le Vénitien pâlit imperceptiblement.
— Pourquoi douter de moi et de ma constance à vous aimer ?
Chiara le regarda gravement.
— Tout simplement parce qu’elle n’est pas dans votre nature, Giacomo.
C’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom. Il tressaillit légèrement, sentant son cœur s’épanouir à l’écoute de celui-ci comme sous une caresse.
— Je vous aime et je vous adore.
Il avait pris sa main qu’il couvrait de baisers, s’attardant sur les veines bleutées de son poignet. Elle la lui retira.
— Vous n’aimez pas une femme mais la femme. Et pour aimer la femme, il vous faut toutes les aimer.
Pour la première fois depuis longtemps, Casanova perdit toute contenance. Il avala avec difficulté sa salive tant sa bouche semblait s’être tarie et remplie de poussière.
— Il y a eu beaucoup de femmes dans ma vie, bredouilla-t-il, et je me souviens de toutes. Elles m’ont aimé comme jamais ma mère ne m’a aimé…
Chiara lui jeta un regard triste et lorsqu’elle lui répondit, ce fut du même ton qu’on emploie pour parler aux enfants.
— Giacomo, ce n’est pas vous que j’aime et vous ne retrouverez jamais votre mère à travers moi…
Casanova se figea. C’était donc ça ! D’un coup il revit le visage de sa mère Zanetta à Venise, si belle, si merveilleusement belle… C’était celui de Chiara !
Le Vénitien se leva pesamment. Tout à coup, Chiara le trouva vieux et fatigué, mortellement triste. Elle le rappela.
— Giacomo ?
— Oui ?
— Vous finirez seul, sans épouse, sans enfants, sans amis et sans maîtresse aussi car âgé vous n’attirerez plus personne. Vous ne vous souviendrez d’aucune bonne action commise sinon d’avoir pris votre plaisir et d’en avoir donné… beaucoup, oui, maintenant je le sais. Mais que de souffrance après…
Elle ravala ses larmes.
— Je ne sais pas si vous retrouverez votre mère, continua-t-elle d’une voix brisée, mais suivez mon conseil, arrêtez-vous en chemin et prenez le temps d’être heureux.
Exsangue, il s’inclina devant elle.
— Chiara, dit-il, je suis toujours heureux par mes souvenirs, je serais fou de me créer d’inutiles regrets.
Le cœur glacé d’une obscurité éternelle, Casanova regagna la cour. Des pensées contraires l’agitaient. D’habitude, lorsque cela lui arrivait, il se précipitait pour les oublier dans une salle de jeu ou un bordel. Seulement, cette fois, il n’avait envie de rien et ne conservait de cette histoire d’amour que la trace toute chaude d’une tristesse sans nom. Une fois arrivé sur le perron, il vit que Volnay l’attendait en bas.
— Vous ici, mon cher, lança le Vénitien avec un entrain forcé.
Le commissaire aux morts étranges releva la tête, l’acier de son œil se ruant vers son rival. Les veines de Volnay charriaient des torrents de feu mais il se sentait aussi froid que s’il était mort. Il fit un pas en avant, la main crispée sur le pommeau de son épée. Un instant, son regard quitta celui de Casanova pour se porter vers les fenêtres des appartements de Chiara. Il songea à la jeune fille, à leur rencontre et aux regards échangés. Une impression de rendez-vous manqué flottait dans l’air, exacerbé par l’insolente présence du Vénitien.
— J’ai deux mots à vous dire, chevalier de Seingalt, fit-il simplement.