J’ai de nouveau la foudre mais sans la puissance de la faire éclater.
CASANOVA
Le père Ofag plissa les yeux. Ses doigts tambourinaient distraitement sur la table pendant qu’il attendait la personne qui allait enfin lui remettre la lettre. Cette lettre avait causé la mort de son cher Wallace, un cœur pur sous un abord rugueux. Elle avait mis en émoi la marquise de Pompadour ainsi que la sinistre et orgueilleuse Confrérie du Serpent. Peut-être même que le lieutenant de Sartine se doutait de son existence. Tout Paris la cherchait et voilà que, enfin, on allait lui apporter celle-ci sur un plateau d’argent. Evidemment le vendeur demandait beaucoup mais l’or n’était rien lorsqu’il pouvait permettre la destruction de la marquise de Pompadour et de ses sbires.
Quelques minutes encore… Ofag avait le triomphe modeste. C’était un homme de l’ombre, un combattant de Dieu. Peu lui importait qu’on lui érigeât une statue à partir du moment où la mission de sa vie allait être remplie.
Un bruit de bottes résonna dans l’escalier. Enfin, on annonça celui qui apportait cette lettre que même le policier le plus habile de Paris n’avait pu retrouver. L’homme entra et le père Ofag s’exclama :
— Chevalier de Seingalt, quel bonheur !
Si le nouveau venu lui déplaisait, il faisait en sorte de cacher son aversion sous un sourire appuyé. Le Vénitien se dirigea vers lui sans hésitation. Il était vêtu pour une fois sobrement et une cape noire l’enveloppait. Une grande épée pendait à ses côtés. Dans sa ceinture était aussi passée une dague.
— Eh bien, mon voleur préféré a-t-il apporté la lettre ? demanda le père Ofag dans un accès de bonne humeur.
Casanova prit un air ennuyé.
— Voler n’est pas dans mes habitudes et je suis déçu que vous ayez cette mauvaise opinion de moi. Songez plutôt comment les choses se sont déroulées : je veux secourir une femme à terre, je m’agenouille pour constater qu’elle est morte et que son visage a été arraché. Ma compagne s’évanouit. Alors que je m’apprête à lui porter secours à elle aussi, mes mains découvrent sur le cadavre une lettre. Par malheur, celle-ci atterrit dans ma poche !
— Et vous avez alors l’idée de la marchander !
— Diable ! C’est que j’ai vu qu’elle intéressait beaucoup de monde ! Reconnaissez toutefois que j’ai quand même préféré la monnayer à de bons chrétiens !
— Dieu vous pardonnera car vous avez beaucoup péché, s’exclama le père Ofag sur un ton indulgent.
— Honnêtement, je ne sais pas si j’ai beaucoup à me faire pardonner, fit Casanova impassible. Voyez-vous, la ruse honnête n’est autre chose que la prudence de l’esprit. Celui qui ne sait pas l’exercer est un sot.
— Avez-vous cette lettre ? s’impatienta le père Ofag.
Casanova eut un sourire froid qui n’atteignit pas ses yeux.
— Les enchères ont monté, résuma-t-il sobrement. Il faut doubler la somme si vous voulez rester en course !
Il y eut un silence pesant que rompit le premier l’ecclésiastique.
— Impie ! Pour ton salut et pour le devoir de la prédication du Christ, tu devrais plutôt attendre les richesses éternelles que les biens terrestres et temporels !
— Comment ? rétorqua le chevalier de Seingalt. Je vous apporte sur un plateau la tête de vos ennemis et vous marchandez en me conseillant d’attendre mon paiement dans l’au-delà !
— Tum podex carmen extulit horridulum ! grommela le père Ofag vert de rage.
Casanova se raidit. Il avait parfaitement compris que son interlocuteur venait de dire qu’il lâchait des pets par la bouche !
— Faisons affaire tout de suite ou ne la faisons pas ! s’écria alors le religieux. D’accord pour cette somme mais je veux la lettre !
Casanova se raidit devant le ton menaçant. Dans le corridor l’attendait une escorte hétéroclite de spadassins dont il avait loué les services. Le père Ofag le savait mais on n’était jamais à l’abri d’un mauvais coup. Sa main se crispa sur la poignée de son épée.
— Doucement mon ami, doucement…
Le père Ofag avait surpris le geste et s’en inquiétait.
— Il ne sera rien tenté contre vous, je vous en ai donné ma parole au début de nos tractations. Vous savez que j’œuvre pour le bien général de la chrétienté.
— Elle vous en sera reconnaissante, fit Casanova sans rire.
— Avez-vous la lettre sur vous ?
Le Vénitien soupira. Qu’on le crût encore aussi naïf était une chose qui le dépassait.
— Bien sûr que non ! Que quelqu’un m’apporte la somme demandée chez moi ce soir et la lettre lui sera remise…
Il marqua un temps avant d’ajouter :
— S’il vous plaît !
On introduisit avec égard le moine dans le cabinet de travail du comte de Saint-Germain. Restés seuls, le comte et son visiteur se dévisagèrent longuement.
— Heureux de vous retrouver, monsieur de…
— S’il vous plaît ! le coupa le moine. Pas de nom !
Et il atténua la rudesse de ces mots par une inclination gracieuse de la tête.
— Soit, fit le comte de Saint-Germain, mais je sais qui vous êtes.
Le moine esquissa une légère moue.
— Qui nous sommes importe peu au bout du compte.
— Vous dites vrai, chuchota le comte en faisant rapidement un signe auquel l’autre répondit.
— J’honore et je respecte l’acqua Tofana, fit tranquillement le moine. Je suis le glaive de feu qui chasse l’impur de la terre. Je suis le couteau invisible et inévitable qui peut vous atteindre en quelque lieu que vous soyez.
Le comte hocha la tête, il ne paraissait pas surpris.
— Je suis les balances de diamant, dit-il à son tour. Je viens peser les destins de l’humanité.
Un long silence s’ensuivit.
— Venez-vous d’où je pense ? demanda finalement le moine en retenant son souffle. Etes-vous ce que je crois ?
— Vous n’aurez pas de réponse précise, mon ami, car je ne suis d’aucune époque ni d’aucun lieu, répondit le comte dont la voix n’était plus qu’un ruisseau murmurant. En dehors du temps et de l’espace, mon être spirituel vit son éternelle existence et, si je plonge dans ma pensée, en remontant le cours des âges je deviens celui que je désire.
— S’il en est ainsi, nous pourrons faire affaire, conclut le moine avec le zeste d’insolence qui le caractérisait.
On frappa à la porte de la demeure où Volnay gardait la chambre. Sylvia alla ouvrir. Il n’y avait ni chevalier de Seingalt, ni aristocrate bien habillée mais un vieil homme avec un panier d’œufs qui ne lui laissa pas placer un mot et dit précipitamment :
— Je viens livrer les œufs que vous avez commandés pour votre patient. Donnez-moi un sou au cas où l’on m’observe, il y a une lettre pour lui sous la paille.
— Une lettre pour qui ? demanda l’autre en pâlissant.
— Pour votre patient. Faites vite maintenant, on peut m’observer !
Surprise, elle s’exécuta. Aussitôt sa commission effectuée, l’étrange marchand s’empressa de tourner les talons et disparut au coin de la rue en boitillant. Songeuse, Sylvia referma la porte et glissa la main sous les œufs. Il s’y trouvait bien une lettre mais cachetée. Elle la porta à hauteur de ses yeux pour essayer de lire quelque chose, en vain. Alors, elle remonta lentement l’escalier, songeant que, lorsque le beau jeune homme aurait lu la lettre et serait endormi, elle pourrait en prendre connaissance.
Volnay était assis dans l’unique fauteuil de la pièce, à se morfondre. Il reçut le courrier avec surprise mais le lut attentivement. La jeune femme s’affairait dans la chambre, époussetant une poussière imaginaire, tirant les draps, virevoltant autour de lui pour tenter de lire les lignes tracées d’une écriture fluide.
Je suis là, avait simplement écrit le moine, ne sors pas. Informe la maîtresse de maison que je passerai te visiter à la nuit tombée.
Lassée d’attendre, Sylvia enroula ses bras autour de son cou comme une écharpe de soie et lut sans vergogne.
— Ainsi, vous recevrez de la visite, me voici prévenue ! fit-elle. Est-ce encore une femme ?
— Pas le moins du monde, répondit Volnay qui ne savait s’il devait dénouer ces bras autour de son cou ou rester agréablement prisonnier de cette étreinte.
Le moine avait donc échappé à Sartine et retrouvé sa trace ! Il était peut-être là sous ses fenêtres, sans doute grimé. Il savait être prudent lorsqu’il le fallait, la vie le lui avait douloureusement appris.
— Ah, très bien, fit la jeune femme d’un ton satisfait. Je dois sortir maintenant. Me promettez-vous d’être sage en mon absence ? Je ne serai pas longue.
Elle s’assit sur ses genoux et, comme il ne réagissait pas, déposa un baiser sur ses lèvres avant de se lever et de sortir en riant. Volnay resta seul à réfléchir dans la demi-pénombre de la chambre, il ne semblait même pas avoir remarqué le départ de la jeune femme.
Les oracles avaient été formels. La marquise d’Urfé devait être inoculée aujourd’hui par Casanova afin de pouvoir renaître ensuite dans un corps jeune et mâle. C’était le résultat de plusieurs mois de préparation auprès de la crédule et superstitieuse aristocrate, opération dénoncée par Volnay à Chiara au cours de leur première rencontre. Afin de le soutenir dans son action sur une marquise dont les charmes fanés ne le touchaient pas, le Vénitien était accompagné d’une jeune complice, chargée de lui redonner vigueur si le besoin s’en faisait sentir. Pour la faire accepter par la marquise d’Urfé, il l’avait présentée comme une ondine tout droit sortie de la Seine ! L’ondine en question avait donné à Mme d’Urfé un billet où il était écrit : Je suis muette mais je ne suis pas sourde. Je sors de la Seine pour vous baigner. L’heure a commencé. Nous devons exécuter les ordres d’Oromasis, roi des Salamandres.
Aidés de deux domestiques, ils étaient d’abord allés offrir de l’or aux sept planètes. La marquise d’Urfé assurait la participation financière de l’opération sans se douter que les caisses jetées dans l’eau ne contenaient que du plomb ! Depuis, ils étaient revenus chez le chevalier de Seingalt, à La Petite Pologne, pour se purifier par un bain avant de s’installer dans une chambre spacieuse. La fenêtre en était ouverte car il faisait chaud et, pour que l’opération d’inoculation fût crédible, Casanova devait répéter l’acte trois fois. Ce fut pour cette raison qu’en remontant l’allée le moine entendit les cris et gémissements mêlés de deux femmes.
— Le moine ! grommela Casanova surpris lorsqu’il fut sorti de la chambre pour écouter son domestique. Qu’il revienne une autre fois ou bien qu’il attende !
Il était de méchante humeur. Le second assaut avait duré longtemps et la sueur collait ses cheveux mêlés à la pommade et à la poudre. La vieille marquise l’avait encouragé en lui essuyant le front tandis qu’il la travaillait et que la jeune ondine lui pratiquait les caresses les plus appropriées afin qu’il conserve toute sa vigueur. Bien entendu, il aurait pu tricher et faire semblant de jouir mais il répugnait à ce genre de stratagème car il voulait en donner à la marquise pour son argent.
On fit donc patienter le moine dans un cabinet destiné à prendre le café et Casanova, encouragé par l’ondine, put se préparer pour le dernier coït dédié à Mercure. Le Vénitien ne prenait d’habitude que des corps jeunes et frais. Les profondes rides colmatées de blanc, les sourcils peints en noir, les seins fanés et la peau fripée de la marquise d’Urfé lui ôtaient ses moyens. Consciente de cela, l’ondine prodiguait des prouesses d’imagination à Casanova mais l’instrument du plaisir de celui-ci demeurait désespérément en berne. Devant un chevalier de Seingalt impuissant, la jeune ondine sauva alors la situation en étalant toute sa science de l’école vénitienne pour devenir lesbienne. Cela eut un heureux effet sur Casanova qui, grognant et suant, put se remettre en action. L’ondine l’encourageait et le félicitait du regard de pouvoir ainsi satisfaire à Mercure mais il lui murmura à l’oreille :
— J’ai de nouveau la foudre mais sans la puissance de la faire éclater…
Tout en aidant la marquise d’Urfé à passer la petite âme, l’ondine adressa à Casanova un signe qui ne laissait pas d’équivoque. Il fallait simuler même si le Vénitien n’aimait pas tricher. Soupirant, Casanova se raidit et simula une série impressionnante de convulsions qui laissa la marquise d’Urfé sans voix.
Il laissa passer quelques minutes puis se releva et lui dit :
— Désormais, le verbe du soleil est dans votre âme et vous accoucherez de vous-même changée de sexe au commencement de février !
Puis il renvoya la marquise d’Urfé chez elle, lui ordonnant de garder le lit pendant cent sept heures.
Une fenêtre donnait sur le jardin et la pièce était agréablement pourvue de meubles de moire brodée en chaînettes. Casanova rejoignit le moine au bout d’une petite heure, le visage encore congestionné par l’effort.
— Veuillez m’excuser de l’attente, cher ami, fit-il, mais le cas qui m’était soumis n’était pas simple à résoudre !
— C’est un plaisir que de vous attendre dans un si charmant endroit, répondit poliment le moine.
Il était vêtu de noir, à la manière d’un clerc, afin de se fondre dans la foule. Une fois de plus dans sa vie, il se retrouvait fugitif. Il n’en était pas plus ému pour autant. Du regard, il fit le tour de la pièce. Au mur, un tableau retint son attention. Celui-ci représentait une jeune fille assise dans l’herbe, son amoureux près d’elle essayant de lui glisser la main à la taille. Surprise, la jeune fille s’était à demi retournée et avait perdu une de ses chaussures, découvrant ainsi un pied à la cambrure émouvante.
— Une belle œuvre, n’est-ce pas ? fit Casanova en s’approchant du tableau.
Soudain, il se figea. Le moine tenait un poignard effilé sur sa gorge.
— Chevalier de Seingalt, il va falloir me dire un peu la vérité maintenant, fit une voix calme et déterminée.
Six pouces d’acier sur la gorge, Casanova garda néanmoins son calme.
— Doucement, le moine, que vous arrive-t-il ?
L’autre ricana.
— J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps avant de m’apercevoir que j’étais un crabe qui marchait à côté de la vérité tout en la regardant de face ! La marquise de Pompadour, le parti dévot et j’en passe recherchent une lettre. Volnay n’en a récupéré qu’une sur la morte et je crois en lui comme en moi-même. Alors que s’est-il passé entre le moment où la jeune fille est descendue du carrosse de la marquise, porteuse de cette lettre, et le moment où Volnay est arrivé sur les lieux du crime ?
Il relâcha un instant sa pression.
— Wallace a suivi la jeune femme dès sa descente de voiture. Il l’a quittée des yeux lorsqu’elle s’est aventurée dans cette petite cour. Quand, plus tard, elle s’est écroulée dans la rue, Wallace s’est approché mais a dû ensuite se cacher car on venait. Et qui était ce promeneur ? Vous ! Je me suis renseigné auprès des archers du guet qui sont arrivés les premiers sur les lieux. Ils ont retrouvé votre compagne évanouie et vous leur avez précisé qu’à la vue du cadavre elle était tombée de saisissement. Vous aviez donc toute latitude pour vous emparer de la lettre. La vérité brille de sa propre évidence : c’est vous, parce que cela ne peut être personne d’autre ! Mon esprit logique m’éblouit chaque fois !
— Vous vous trompez, c’est ce dénommé Wallace qui l’a sans doute volée, dit tranquillement Casanova.
— Erreur ! Il a affirmé n’avoir rien pris sur la morte.
— Un mensonge !
— Pourquoi aurait-il menti ? Tout son comportement démontre qu’il a dit la vérité. S’il l’avait prise, il se serait hâté de déguerpir avec. Or il ne l’a pas fait. Au contraire, il est resté puis s’est mis en chasse de la lettre.
— Il cherchait peut-être la seconde lettre.
— Une lettre sans importance, alors qu’il aurait l’autre ? Et s’il s’était emparé de l’une, pourquoi pas des deux ? Non, Wallace n’a rien pris sur la morte, c’est vous !
— Votre esprit logique vous joue encore des tours, rétorqua le Vénitien dont la respiration se faisait plus saccadée. Il vous a mené en prison plus d’une fois, ne l’oubliez pas !
— Ma logique est irréfutable et nous sommes tous bien bêtes de ne pas l’avoir compris dès la première minute. Si vous ne me donnez pas cette lettre, je vais commencer par vous balafrer le visage de manière si abominable que plus une femme ne voudra de vous. Je suis capable de tout, vous le savez ! Je vais faire de vous l’homme le plus repoussant de cette terre !
— Vous ne feriez pas cela ! A moi, votre sauveur de la prison des Plombs !
Le moine ricana.
— Mon pauvre ami ! J’ai bien souvenir de notre évasion de la prison des Plombs. Tu m’as tellement fait creuser que j’en ai encore le bras tout endolori !
— Sans moi, vous n’auriez pas réussi. C’est moi qui vous ai procuré l’instrument pour creuser.
— Et une fois sorti, c’est moi qui t’ai entraîné de force lorsque, à la vue du Grand Canal sous le soleil, tu t’es mis à sangloter et pleurer comme un enfant qu’on mène de force à l’école !
— Je louais de toute mon âme le Dieu miséricordieux, protesta Casanova, et mes larmes ne faisaient que lui exprimer la gratitude de mon cœur !
— Dieu est mort, siffla le moine, et toi bientôt tu ne vas pas aller très fort !
Rapide, sa lame se posa le long de sa joue.
— Plus aucune femme ne t’aimera, je te le jure !
Une goutte de sang perla.
— Non ! Non ! s’écria Casanova. Un monde sans femmes est un monde mort ! Je te donnerais la lettre si je l’avais encore.
— Petit malin ! Te connaissant, tu l’as conservée pour faire monter les enchères jusqu’au bout ! Assez discuté, dis adieu à ton visage de chérubin ! Chiara n’aimera pas un homme aussi laid que toi !
Le moine sentit le corps de Casanova se raidir contre lui.
— Derrière le tableau ! Elle est derrière le tableau !
Le regard du moine parcourut rapidement la pièce, s’arrêtant sur la jeune fille au pied chaussé de soie. Il poussa Casanova devant lui et lui porta rapidement un coup sur la nuque avec le manche de sa dague, retenant le corps avant de le laisser glisser jusqu’à terre. S’approchant du tableau, il le contempla une dernière fois, songeant qu’effectivement il n’y avait rien de plus ravissant que ce tendre abandon d’une jeune fille en proie aux premiers troubles de l’amour, ni de plus sensuel qu’un pied déchaussé lorsqu’il est mignon. Dommage que tout ceci ne fût plus de son âge ! Avec précaution, il décrocha le tableau. Derrière, une lettre était accrochée par deux clous. Il ôta soigneusement ceux-ci avant de se saisir de la lettre et de la lire.
Si quelqu’un l’avait observé, il aurait vu alors la stupéfaction se peindre sur les traits du moine.
— Voulez-vous bien maintenant me remettre cette lettre ? fit une voix calme et froide derrière lui.
Le chevalier de Seingalt s’était relevé sans bruit et, la main se massant le crâne, pointait un pistolet sur lui. Le moine se figea.
— Je suis trop gentil ! J’aurais dû cogner plus fort, maintenant Volnay est perdu !
Volnay alla à la fenêtre et l’ouvrit toute grande. L’air était doux et il s’en emplit les poumons. S’enhardissant, il souleva les persiennes et jeta un bref coup d’œil dans la rue envahie par les promeneurs et les maraîchers. L’un d’eux avait laissé son chariot rempli de choux, de carottes et de poireaux sous sa fenêtre. Il entendit la porte s’ouvrir et se refermer en bas, soupira à la pensée des agaceries de la jeune femme qui montait les marches. Et puis soudain, il se figea. Des bruits de bottes résonnaient dans l’escalier. Il ouvrit toutes grandes les persiennes puis se retourna. Trois hommes entrèrent, habillés comme des gentilshommes et portant l’épée au côté. Le policier sentit son sang se glacer dans ses veines : Sartine l’avait retrouvé !
Un des hommes s’avança. Il avait le teint brun et portait une moustache douce aux longues pointes effilées qui lui aiguisait le visage. Il la roula soigneusement entre ses doigts avant de parler.
— Monsieur, vous avez ma parole qu’il n’a été fait aucun mal aux deux femmes qui vous abritent. Nous avons attendu qu’elles sortent pour entrer ici. Veuillez nous suivre, nous sommes là pour vous aider. Il faut faire vite, je crains que cette demeure ne soit plus pour très longtemps un refuge sûr.
Volnay acquiesça.
— Messieurs, je vous suis.
Et comme il leur faisait signe de passer les premiers devant lui, il se retourna soudain et bondit par la fenêtre, espérant que le chariot se trouvât encore au-dessous. Effectivement, il atterrit sur une couche de cresson et de poireaux. D’un bond, il sauta à terre dans un tourbillon de légumes verts et se mit à courir. Il bouscula un porteur d’eau, s’attirant ses imprécations, renversa l’étalage d’un marchand de paniers.
— Par ici, vite !
Un vieil homme à l’expression vaguement familière lui adressait de grands gestes de la main pour qu’il le suivît. Des cris retentissaient derrière Volnay. Après une ultime hésitation, le policier se rua derrière l’inconnu, pénétrant à sa suite dans une petite cour où débouchait l’entrée d’un immeuble à deux passages. Il se retrouva alors avec lui dans une autre rue, plus étroite. Le vieil homme se rua vers une porte à bossages noirs qu’il poussa d’un coup et, se saisissant de son poignet, l’entraîna et referma brutalement derrière lui. Ensuite, il appuya ses mains sur sa bouche dans une supplique muette. Volnay entendit le bruit d’une cavalcade dans la rue puis le silence revint. Un chandelier posé sur une table basse éclairait faiblement une pièce au sol en terre battue, pauvrement meublée. Un fin sourire étira les lèvres de l’inconnu qui gagna lentement le milieu de la pièce. D’une main, il arracha son bonnet et la perruque qu’il portait ainsi que ses postiches. Comme par magie, il sembla ensuite se redresser. Lorsqu’il se retourna, le reflet de la bougie jetait une lueur discrète sur un haut front parsemé de fines rides de réflexion.
— Toi ! s’écria Volnay. Dieu du ciel ! Que fais-tu donc ici ?
— J’ai loué cette maison pour la semaine quand j’ai découvert où tu te trouvais, répondit le moine. L’endroit était trop surveillé.
— Surveillé ? Par qui ?
— Qui sait pour qui travaillent les mouches ? C’est la raison pour laquelle je t’ai fait passer un message. Je projetais de te faire sortir la nuit venue, grimé en femme. On t’aurait pris pour une de tes charmantes hôtesses ! Au lieu de cela, te voilà de jour, et poursuivi !
— Je n’ai guère eu le choix, grommela Volnay, des hommes sont venus me chercher.
— A quoi ressemblaient-ils ?
Le policier les lui décrivit sommairement. Le moine hocha la tête d’un air entendu.
— Je vois ! Ah, les maladroits !
— Que veux-tu dire ?
— Je t’expliquerai plus tard, maintenant tu vas revêtir une défroque de maraîcher et me suivre en espérant qu’aucune mouche ne nous colle aux basques. Courage, à force de mal aller, tout ira bien !
— Où va-t-on ? fit Volnay en se résignant à ne pas comprendre.
— Chez la seule personne qui pourra te protéger : le comte de Saint-Germain !