XI

 

Suis Dieu, le destin trouvera sa route.

 

Dix heures du matin sonnaient au clocher de l’église voisine lorsque l’on frappa à la porte à gros clous noirs de la demeure du moine. Il tira le judas et la jeune femme sourit en entendant une exclamation étouffée. Les verrous furent retirés et la porte s’entrouvrit prudemment, le moine clignant des paupières comme un hibou sous la lueur blanche du jour. Chiara le contempla un instant. Sa taille était plus haute que celle d’un homme normal, ses yeux rieurs mais son expression réfléchie. Un nez effilé, légèrement aquilin, pointait au-dessus d’une bouche bien dessinée et d’un menton volontaire. Il aurait fait très belle impression sur une médaille, songea-t-elle.

— Vous voici en tenue de moine, constata Chiara, tout dépend donc de l’heure à laquelle on vous rencontre !

Le moine ne répondit rien mais son regard s’assombrit considérablement.

— Comme vous le savez maintenant, reprit-elle avec assurance, je suis une fidèle de la marquise de Pompadour et j’ai honte que le chevalier de Volnay ne soit pas de même, lui un esprit si scientifique ! Je sais aussi qui vous êtes, monsieur le moine. Eh oui, le fidèle collaborateur du commissaire aux morts étranges ne peut espérer longtemps passer inaperçu !

Le moine était resté immobile jusqu’à présent. Il s’effaça, un sourire aux lèvres pour la laisser rentrer.

— Il vaut mieux, mademoiselle, poursuivre cette intéressante conversation à l’intérieur.

Il l’introduisit dans un petit cabinet de travail aux murs recouverts d’une quantité impressionnante de livres. Les reliures de certains étaient en veau brun ou basane, d’autres en maroquin rouge, vert ou citrin dont les plats s’ornaient de délicates dentelles aux petits fers et à la roulette. Les derniers, plus rares et plus anciens, offraient sur leurs plats de gracieuses courbes et volutes construites de fleurons et palettes ou incrustées de mosaïques. Un livre reposait ouvert sur la table de travail.

Chiara eut un mouvement de tête intrigué.

— Que lisez-vous, monsieur ?

— Le Palais des curieux ou les Songes et visions nocturnes expliqués selon la doctrine des Anciens. Voici un ouvrage qui a plus d’un siècle mais je suis toujours curieux de pouvoir percer ce mystère du sommeil et des rêves.

Elle esquissa une moue dubitative.

— Cela ne sert à rien !

— Erreur ! Un jour, vous verrez une nouvelle profession : interprète de songes ! Pour ma part, je consigne soigneusement mes rêves au réveil et en déjeunant je réfléchis à leurs significations !

Elle eut un petit rire cristallin que les murs semblèrent amplifier.

— Vous êtes étonnant !

— Vous me connaissez donc, mademoiselle ? demanda nonchalamment le moine après lui avoir proposé de s’asseoir.

Elle refusa le siège et s’amusa à promener son doigt sur une carte qui représentait le monde, ses terres et ses océans.

— Soldat, duelliste, moine, philosophe, médecin, anatomiste… Croyez-vous donc que l’on vous ait oublié monsieur de…

Vivement, le moine porta un index à ses lèvres.

— Ne prononcez pas mon nom, même ici les murs peuvent avoir des oreilles !

— Et que craignez-vous donc ?

— Qu’ils entendent !

Elle l’examina avec curiosité.

— Ce que l’on dit de vous est-il vrai ?

— Tout dépend de qui le dit, fit observer malicieusement le moine.

Un sourire éclaira le visage de la jeune fille.

— Ceux qui vous aiment racontent que vous étiez un grand savant, en avance sur son temps, les autres…

— Oui ?

Elle frissonna.

— Que vous étiez le diable.

— Le diable en bure ?

— Vous la mettez si peu !

Il rit.

— A quoi bon ? Ne dit-on pas : “Le diable dans une main et le capuchon dans l’autre” ? Et puis, j’ai rompu mes vœux il y a bien longtemps…

— Pourquoi donc ?

— On dit que si la grâce détermine le chrétien à agir, la raison détermine le philosophe.

— Vous n’avez plus la foi ?

— Mais… plus trop, non.

— Vous ne croyez donc pas en Dieu ? insista-t-elle.

— Plus beaucoup.

Et il ajouta en clignant de l’œil :

— Sequere deum, fata viam inveniunt : “Suis Dieu, le destin trouvera sa route.”

Chiara le regarda avec une certaine curiosité.

— Parlez-moi du chevalier de Volnay.

 Et pourquoi vous en parlerais-je ?

Elle planta ses yeux dans les siens avec ce brin d’arrogance naturelle qui était la caractéristique de tous les grands de ce monde.

— Vous m’en parlerez pour la bonne raison que je le souhaite ! Voulez-vous donc que j’aille révéler votre existence dans les soupers ou les salons ?

Un sourire froid illumina faiblement le visage du moine.

— Vos menaces ne m’effraient pas, Sartine sait qui je suis.

— Certes mais votre condamnation, si elle n’a jamais été appliquée, n’a pas pour autant été annulée. Elle est, comment diriez-vous ?

Elle fit semblant de chercher ses mots.

— Suspendue, acheva le moine.

Chiara hocha la tête.

— C’est cela : suspendue. Une rumeur à votre sujet pourrait contraindre même des personnes haut placées à agir à votre encontre. Sartine peut-il se vanter en public d’employer un excommunié ?

Pas un muscle du visage du moine ne bougea mais ses yeux prirent une nuance d’un noir profond. Elle songea soudain qu’il pouvait être un adversaire redoutable.

— Allons, allons, fit-elle inquiète, je ne suis pas votre ennemie. Et ne me regardez pas ainsi, certes j’ai agi pour le compte de la marquise de Pompadour mais c’était dans l’intérêt général.

— On retrouve souvent bien des intérêts particuliers dans l’intérêt général, fit remarquer le moine.

Les mouvements nerveux des mains de la jeune femme exprimaient autant de signes d’impatience.

— Je veux juste que vous me réconciliiez avec le chevalier de Volnay ! s’écria-t-elle.

— Pourquoi ?

— Mais…

Elle s’empourpra légèrement.

— C’est que je ne veux pas qu’il ait mauvaise idée de moi.

Un sourire se dessina aux commissures des lèvres du moine. Ses yeux prirent une lueur plus affable.

— Pourquoi portez-vous une bure ? demanda soudain Chiara.

— C’est que j’y suis obligé jeune demoiselle. Lorsqu’il y a bien longtemps, j’ai été excommunié par l’Eglise après avoir publié mes travaux, je me suis retiré à la campagne.

Il la contempla un instant. Elle était attentive, presque amicale.

— Cela n’a pas suffi, reprit-il, le pouvoir royal m’a déclaré de prise de corps pour oser soutenir que l’homme possédait le droit d’aller et venir librement tant physiquement qu’en pensée.

Il leva un doigt docte en l’air avec un petit sourire fin, comme à son habitude lorsqu’il voulait souligner une vérité ou un grand principe.

— Car mademoiselle, si la pensée n’a pas le droit de circuler librement, il n’y a aucune liberté. Or, nos puissants ne veulent pas de cela car plus les gens pensent et plus ils sont intelligents, ce qui contrevient à leurs desseins d’assujettissement sur eux.

— Vous êtes comme je l’imaginais, sourit-elle.

— Pardon ?

Elle se pencha sur lui, les yeux brillants. Dans un geste très naturel, elle lui prit les mains.

— Je vous ai lu, passionnément. Vous avez dit avant tant de monde tant de choses vraies ! Vous êtes un homme de cœur et d’esprit.

— Je ne suis que pour l’intérêt commun dans un siècle où trop de gens ne pensent qu’à leur intérêt individuel. Le drame de l’homme est qu’il rapporte tout à lui et se fait centre de toute chose.

Chiara le contempla songeusement, notant au passage l’œil plein d’ardeur, la bouche aux coins ironiques, moqueuse mais tempérée par une bienveillance certaine.

— Dites-m’en plus sur Volnay.

— Hélas, soupira le moine, il a vu son père, l’homme qu’il admirait plus que tout se rétracter au pied du bûcher et dénoncer ce à quoi il avait cru toute sa vie. Après cela, ce malheureux père s’enfuit de honte et mourut de chagrin alors que son fils n’avait pas douze ans. En ce temps-là, je m’étais réfugié à Genève. Il faut vous dire que j’ai passé mon temps à fuir la France puis à y retourner…

Il se tut et sembla méditer quelques instants.

— Bref, j’y recueillis ce jeune garçon car il était le fils de mon meilleur ami et je l’aimais. Arrivé à l’âge adulte, il choisit bizarrement d’entrer dans la police. Etait-ce pour réparer quelque injustice ? La chance lui permit de sauver le roi et de devenir ce commissaire aux morts étranges qui fait tant jaser. Il y a deux ans, le roi l’autorisa à me faire revenir en France mais à deux conditions : la première était que je serve le roi dans sa police, c’est ce que je fais auprès de Volnay. La seconde fut que je porte cette bure en pénitence et que je sorte le moins possible. C’est pourquoi je vis généralement comme une vieille chouette au milieu de mes éprouvettes, de mes livres et des quelques cadavres dignes d’intérêt que Volnay me fait apporter ici.

Chiara était demeurée remarquablement silencieuse. Lorsqu’il eut terminé de parler, elle poussa un long soupir.

— Tout s’explique maintenant, fit-elle.

Le moine hocha la tête. Il la voyait satisfaite de ses explications. Lui aussi l’était. En fait, il avait été tellement convaincant qu’il y croyait presque lui-même !

Chiara se leva avec grâce.

— Votre laboratoire doit être de premier ordre, puis-je le visiter ?

Le moine esquissa un fin sourire et la conduisit au laboratoire. L’étrange suintait de ses murs. Chiara se promena un instant parmi les fourneaux circulaires coiffés de couvercles bombés, des creusets, des alambics et des éprouvettes, admirant au passage les instruments soigneusement rangés le long des tables.

— Qu’est-ce que ceci ? demanda-t-elle soudain en s’arrêtant devant un four qui rougeoyait dans un coin de la pièce.

— Une de mes expériences, je tiens cette matière au feu depuis deux ans.

Dans un froissement de soie, la jeune fille s’agenouilla.

— Poudre de projection pour opérer la transmutation des métaux en or ! s’exclama-t-elle tout excitée.

— Oh, fit le moine, vous en êtes aussi !

Il battit brièvement des paupières et énonça d’une voix solennelle :

— “Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas pour faire miracle d’une seule chose !”

— “Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l’épais ; doucement et avec industrie”, répondit aussitôt la jeune fille.

Le moine sembla méditer un instant cette révélation. Chiara lui apparaissait maintenant sous un jour nouveau, non plus comme une intrigante au service de la marquise de Pompadour mais plutôt comme un esprit ouvert et éclairé, baigné d’une curiosité sans limites.

— Nous avons beau posséder l’esprit scientifique, nous en revenons toujours là, n’est-ce pas ? fit le moine un brin fataliste. Grand œuvre et pierre philosophale ! Comment devenir riche et rester éternellement jeune… C’est là le rêve de tous mais vous, qui vous a menée dans cette voie ?

Elle hésita puis haussa les épaules.

— A douze ans, j’ai découvert un coffre contenant des vieux livres dans une des maisons de campagne de mes parents en Italie. Un manuscrit poussiéreux racontait l’histoire de Nicolas Flamel et de sa femme Pernelle, leur découverte de l’eau de jouvence et de la poudre de sympathie. J’étais émerveillée. J’ai ensuite lu Paracelse…

— Oh, Paracelse ! Un de nos plus grands penseurs. Beaucoup d’alchimistes ne voulaient que trouver le secret de la transmutation de l’acier en or, lui recherchait le secret pour guérir. Savez-vous comment ?

— Oui, répondit-elle simplement, à partir de substances naturelles comestibles comme le fenouil, la noix de muscade et les clous de girofle. Pour la préparation des médicaments, il cherchait le principe actif, la quintessence car la quintessence d’une plante est si efficace qu’une demi-once opère plus que cent de la plante en son état naturel.

— Modus praeparandi rerum medicinalium, fit doctement le moine. Paracelse a utilisé l’alchimie comme art médical pour préparer des remèdes et non comme technique de transmutation du métal en or. Il a remplacé la cuisson du métal par la fermentation qu’est la digestion.

Il s’arrêta subitement et plongea un regard intense dans celui de Chiara.

— Pourquoi vous intéressez-vous tant à Volnay ?

Surprise par la question, la jeune fille cilla brièvement puis dans ses yeux s’allumèrent des flammes.

— Qui vous dit que je m’intéresse à lui ?

— Vous m’avez demandé de vous en parler et j’ai bien senti un tendre intérêt de votre part.

Le ton du moine était cordial et ses yeux intelligents en ce moment précis emplis de bonté et de compréhension. Les joues de Chiara s’empourprèrent néanmoins délicatement.

— Vous vous trompez et réciproquement je ne suscite pas d’intérêt chez le chevalier de Volnay.

— C’est à voir, je le trouve bien pensif ces temps-ci. Quant au chevalier de Seingalt, c’est encore autre chose, n’est-il pas ? remarqua malicieusement le moine.

— Il est très… serviable, lui accorda la jeune femme.

— Serviable, Casanova ? Je dirais plutôt que c’est un être d’instinct et de sensation. Volnay est sans doute trop maître de lui…

Et il termina en marmonnant entre ses dents :

— Il aspire à l’être en tout cas.

Chiara laissa son regard errer sur les tubes remplis de liquides de couleurs variées. Il régnait dans la pièce une atmosphère si studieuse qu’elle en semblait presque déplacée par rapport à la nature assez fantasque du moine.

— Vous ne parlez jamais de vous, lui reprocha-t-elle du ton qu’une jeune fille aimante emploierait avec son père.

— C’est que mes souvenirs sont aussi chiffonnés que moi ! Mes parents avaient prédestiné leur fils aîné au métier des armes et le second, moi, au clergé comme cela se fait habituellement. Seulement nous aurions bien voulu échanger nos places car nos goûts se trouvaient à l’inverse ! J’étais jeune et bouillant et j’adorais manier l’épée. Mon frère aîné était doux et réservé. L’éducation que je reçus eut toutefois le mérite de me rendre savant mais, lorsque mon frère fut tué au combat, j’abandonnai la robe pour l’uniforme afin de le venger. C’est ainsi que je participai à la guerre de succession de Pologne et à l’invasion de la Lombardie et du duché de Parme avec les troupes françaises et piémontaises. Je me battis contre les Autrichiens à San Pietro et à Guastalla. A l’armée j’appris à me battre mais aussi, grâce à un médecin, à soigner. En revenant en France, je me débarrassai à son tour de l’uniforme pour rejoindre le camp des savants encyclopédistes. Vous connaissez la suite… jugé, emprisonné, en fuite, de retour…

— Vous êtes devenu bien sage et bien savant aujourd’hui, remarqua Chiara avec impertinence.

— C’est que j’ai commis tant de sottises dans ma jeunesse que ma cervelle s’en est affligée. Je me suis alors efforcé de vivre loin des passions même si un vague besoin d’amour me tiraille encore… Mais Volnay… Il est encore à l’âge des chimères et des folies, tout comme vous !

Un silence muet les rapprocha un instant mais comme il dura trop longtemps cette longueur finit par les séparer.

— Volnay m’a dit pour la lettre, fit enfin le moine.

Chiara s’attendait à cette remarque.

— Oui, même chargée par la marquise de Pompadour de cette mission, j’ignorais tout de son contenu. J’ai seulement compris hier qu’il ne s’agissait pas de la lettre à laquelle elle s’attendait.

— C’est pourtant bien celle que Volnay a trouvée sur le cadavre de Mlle Hervé. Il n’y en avait pas d’autre, je vous le jure.

Sa main recouvrit la sienne et la serra affectueusement.

— Je vous crois ! Cela signifie juste qu’elle l’a donnée auparavant à quelqu’un ou bien qu’on la lui a à son tour dérobée.

— Wallace est mort, rappela le moine, ce n’est pas lui qui va venir nous révéler la vérité mais le seul fait que le parti dévot ait engagé tant d’efforts pour récupérer cette lettre démontre à l’évidence qu’elle n’est pas en sa possession. Essayez d’en savoir plus de la marquise au sujet de son contenu, ceci nous aiderait.

La jeune Italienne eut une moue dépitée.

— Elle ne me fait pas assez confiance pour cela. Seul peut-être le comte de Saint-Germain…

Le moine tressaillit. Le comte, encore !

— Oui, continuait Chiara les yeux dans le vague, seul le comte paraît avoir toute sa confiance, c’est à se demander si…

Elle ne termina pas sa phrase mais le moine en avait déjà trop entendu et, quelque part dans son cerveau, un coin de ciel s’éclaircissait. Ils se séparèrent très aimablement. Pour sceller leur nouvelle amitié, le moine fit cadeau à Chiara d’un flacon d’eau ardente, fabriquée à partir d’un vin vieux, d’infusion de cailloux de chaux vive, de soufre et de tartre de Montpellier.

— Je l’ai moi-même pilé et distillé dans un alambic bien luté, dit-il. Cette eau ardente sert, comme vous le savez, à une infinité de choses. Elle vous sera bien utile dans vos expériences !

 

Le comte reçut la marquise en silence et lui fit signe qu’elle pouvait parler. Ils se trouvaient dans une pièce close aux volets tirés et aux murs recouverts de boiseries dorées à l’or rosé. Filtrés par les persiennes, les rayons du soleil baignaient l’endroit d’une douce lueur et apportaient une touche de couleur inattendue en illuminant un vase de cuivre peint en porcelaine.

— Cette pièce est à l’abri du monde, la fenêtre est doublée, j’ai fait poser des tentures partout et une double porte en clôt l’entrée. Enfin, dans le couloir, un homme sûr monte la garde.

La marquise de Pompadour hocha la tête.

— Avez-vous encore de cette potion ? Je suis si fatiguée…

— Madame, fit le comte de Saint-Germain, je crains pour votre santé. Ma potion vous aidera à vous sentir mieux mais si vous ne changez pas votre mode de vie, vous ne vivrez pas plus de quatre ou cinq années.

La marquise soupira.

— Quatre ou cinq ans, c’est déjà beaucoup et on peut en profiter pour accomplir bien des choses. Et puis la mort ne m’effraie pas, je rejoindrai enfin ma chère petite fille défunte…

Une larme perla au coin de ses paupières, elle l’essuya délicatement.

— Courage, madame, fit le comte, l’espoir demeure.

— J’ai toujours plaisir à vous l’entendre dire, mon cher guide et consolateur…

Elle ne termina pas sa phrase. La main du comte couvrit la sienne. C’était la main d’un ami, aussi ne s’en offusqua-t-elle pas, elle qui ne souffrait pas de contact physique.

— Faites-moi confiance !

— Ah mais j’ai confiance en vous, vous êtes mon ami ! s’écria-t-elle.

— Un ami qui se fait du souci pour vous, madame !

Il se pencha vers elle.

— La lettre, madame la marquise, cette lettre que vous a volée Mlle Hervé est toujours entre des mains inconnues. Les frasques du roi ont détourné notre attention d’elle : me demander de tuer le germe de la vie chez une maîtresse enceinte ! Faut-il qu’il ait l’esprit dérangé !

Les lèvres de la Pompadour esquissèrent une légère grimace de contrariété mais elle ne dit rien.

— Essayez de vous rappeler, madame, la pressa le comte. Je vous ai confié chez moi cette lettre pour la montrer à certaines personnes. Vous la portiez sur vous en montant en voiture. Mais voilà que dans votre carrosse ces papiers peuvent tomber de votre poche. Mlle Hervé les ramasse alors subrepticement et les dissimule sur elle. A moins qu’elle ne vous les vole si vous vous êtes assoupie. Elle vous demande ensuite d’arrêter le carrosse près de chez elle à Paris et non à Versailles. Puis il advient ce que l’on sait. N’avez-vous rien vu alors ? Rien remarqué ?

Affligée, la marquise secoua la tête.

— Madame, fit alors le comte, il vous faut continuer à jouer sur votre informateur, Casanova, et sur votre jeune disciple Chiara.

— Elle répugne à cela…

La Pompadour s’interrompit. Le comte avait levé une main aux doigts écartés jusqu’à son visage qu’il frôla. Tout à coup, elle vit ses yeux se révulser dans ses orbites et le sentit se raidir. Elle cessa de respirer. Le comte s’était figé, une aura lumineuse semblait tout à coup l’entourer et la marquise ignorait si cette lueur provenait de quelque source mystérieuse ou simplement des rayons du soleil.

— Madame…

La voix semblait sortir d’outre-tombe. La main du comte retomba sur son genou.

— Vous avez encore eu une vision ! s’exclama la marquise.

Le comte la contempla un instant fixement puis ses traits s’adoucirent.

— J’ai vu cette lettre entre ses mains…

— Entre les mains de Volnay ?

— Non, entre celles du moine !

 

Le moine regardait le four rougeoyer dans l’obscurité. Il régnait dans la pièce une forte chaleur et une légère sueur suintait de son front.

— Tu ne veux donc pas la voir ?

Volnay hésita. Il pensait à quelques vers qu’il avait lus et qui, en résumé, donnaient ceci :

 

 Arrachons-nous à son regard et à ses yeux

 On ne sait point aimer quand on sait dire adieu.

 

 Jamais, non.

Le moine soupira intérieurement. Il savait comment Volnay pouvait être têtu et capable de perdre irrémédiablement ce à quoi il aspirait par pure obstination. Le policier attendait trop des autres pour ne pas être déçu en retour.

— Il te faut te réconcilier, insista-t-il. Nous avons appris aujourd’hui que la lettre que tu avais récupérée sur le corps de Mlle Hervé et que tu as remise à la marquise n’était pas celle qu’elle recherchait. Il existe donc une seconde lettre dont nous ignorons tout mais suffisamment importante pour entraîner notre agression. Je frémis en imaginant l’importance des révélations qu’elle recèle. Imagine Sartine, la Pompadour, le parti dévot et la Confrérie à sa recherche !

— Tout comme la marquise, Chiara ignorait l’existence de deux lettres, renchérit Volnay. Sa surprise n’était pas feinte, elle croyait bien avoir en main celle que la marquise désirait.

— Et elle était bien sincère, approuva le moine, je l’ai vérifié de mes propres yeux. Seulement voilà, le contenu de cette seconde lettre doit être si terrible que la marquise ne le révélera jamais ni à Chiara, ni à quiconque…

Il étira ses mains devant lui dans un geste de supplique.

— Voilà où je voulais en venir. Nous avons deux meurtres non élucidés et toujours une lettre à récupérer. Nous n’avons rien appris cette nuit au Parc-aux-Cerfs. Seuls, nous n’y arriverons jamais. Il faut te réconcilier avec Chiara !

— Non.

— J’ai une raison supplémentaire ! lança triomphalement le moine.

— Laquelle ?

— Tu en es amoureux !

 

Dans le parc se dressaient de grands arbres à l’écorce rugueuse et parcheminée. Chiara les touchait l’un après l’autre quand elle les dépassait, comme pour se rassurer à leur contact.

— Merci chevalier d’avoir accepté de me revoir. Je sais qu’à vos yeux je ne suis qu’une espionne…

Enveloppé d’un désespoir fatigué, Volnay s’efforçait de garder les yeux droit devant lui en évitant de la regarder pendant qu’il lui répondait.

— Tout le système est perverti, mademoiselle. Espions, mouches et mouchards sont partout. Tout le monde se surveille, s’espionne et se dénonce. De cet épouvantable cloaque naît l’ordre royal.

Chiara frissonna malgré elle.

— Je… je ne souhaitais pas y participer de cette manière.

— Mais vous l’avez fait.

Volnay leva la tête vers le ciel. Il avait senti comme un changement dans l’air. Un feu lent semblait consumer les nuages bourrés d’étoupe au-dessus de leur tête.

— Pour ma part, reprit-il, je suis bouleversé que ma conduite ait pu vous mettre en danger et que sans…

Il sembla buter sur les mots comme si quelques caillots de sang se bousculaient en travers de sa gorge. Charitable, Chiara termina pour lui.

— Sans l’épée du chevalier de Seingalt, nous aurions été dans une bien fâcheuse situation…

Volnay approuva brièvement de la tête. Il lui en coûtait de tresser des lauriers à son rival.

— Mais vous êtes venu à notre secours à votre tour…

Elle posa sa main sur son bras comme s’il le lui avait offert. A nouveau, des sentiments contradictoires s’agitèrent chez le policier.

— Me pardonnerez-vous jamais ? murmura Chiara.

Les secondes passèrent. Ils s’étaient arrêtés de marcher et se contemplaient en silence soudain étonnés comme par une subite révélation.

— Vous me pardonnerez, il le faut ! fit-elle soudain en se penchant sur lui. Je ne veux pas de votre mépris, je désire votre amitié. Vous et moi sommes du même bois. La morale de l’égoïsme naturel n’admet ni droits ni devoirs, nous la condamnons ensemble. Nous ne croyons pas en Dieu et l’humanité est toute notre religion.

Il la contempla, émerveillé.

— Ai-je laissé échapper tant de choses pour que vous pensiez cela de moi ?

Chiara partit d’un rire joyeux.

— Quelques-unes, oui. Tenez, que me répondrez-vous si je vous dis : “Nos prêtres ne sont pas ce que l’on pense…”

— “Notre crédulité fait toute leur science !”

— Vous lisez Voltaire, je le savais ! Vous voyez que nous sommes faits pour nous entendre !

— Pour nous entendre ou pour nous attendre ? demanda incongrûment Volnay en regrettant sa question une fois posée.

Il y eut un silence embarrassant que le policier rompit le premier.

— Vous avez l’occasion de m’aider, reprit-il lentement, nous allons piéger l’assistant du comte avec votre aide, mademoiselle.

Elle ouvrit de grands yeux et, pour la rassurer, il se hâta de lui expliquer quel serait son rôle.

— Prenez garde au comte de Saint-Germain, dit-elle, nous ne savons qui il est vraiment et Casanova m’a appris qu’il l’avait surpris l’autre soir entrant dans une certaine maison au Parc-aux-Cerfs.

— Le comte ! Dans ce lieu de débauche ?

Volnay n’en revenait pas et ne cherchait même pas à dissimuler sa surprise.

— Je veux bien le faire, chevalier, reprit Chiara, pour vous…

— Pour moi ?

Chiara hocha la tête tristement.

— Oui car je n’ai plus aucun rôle dans cette affaire comme vous le savez.

Son regard se perdit dans le vague.

— Je vous ai déçu, je le sais bien. Croyez que je le regrette mais vous ne m’avez pas répondu. Pourrons-nous être amis ?

Un instant, Volnay craignit qu’elle ne lui prît la main et qu’il ne perdît toutes ses facultés. Elle ne le fit pas mais lui finalement le regretta. Tout contact avec elle le remplissait de bonheur et il se rendait maintenant compte à quel point il avait besoin de ces moments-là.

— Vous avez dit, remarqua-t-elle, des choses bien sévères sur les femmes. On parle généralement d’expérience. Vous ont-elles à ce point déçu, elles aussi ?

Volnay serra les dents.

— Une seule.

— Une seule parfois cela suffit, murmura-t-elle songeuse.

Il y eut un long silence où chacun pensa à ce qu’il allait dire.

— Moi, reprit Chiara la première, je n’ai pas été désappointée par les hommes parce que je n’attends pas d’eux plus qu’ils ne peuvent donner. Peut-être espériez-vous trop de choses des femmes ?

— Est-ce tant demander que d’en attendre un peu de constance ? Un jour vous êtes tout pour elles, le lendemain plus rien. Vous les croisez dans la rue et elles passent leur chemin comme si vous n’aviez jamais existé.

Cette fois, la main de la jeune femme chercha la sienne et s’en saisit fermement. Volnay se laissa faire. Le sang battait à ses tempes et il pria pour que son trouble passe inaperçu.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

Il hésita jusqu’à ce que la main de Chiara se fasse plus pressante.

— Nous nous disions mutuellement qu’il était impossible que nous soyons un jour autre chose que ce que nous étions à l’instant l’un pour l’autre. Deux semaines après, elle avait tout oublié de nous pour un jeune godelureau à la langue bien pendue.

— Et elle s’est mariée avec lui ?

Il y eut un long silence. Les oiseaux même semblaient s’être tus.

— Non, mademoiselle, répondit Volnay d’une voix sans timbre. Elle ne s’est pas mariée avec lui parce que je l’ai tué.

Il y eut un silence destructeur. La main de Chiara avait déserté la sienne.

— Comment cela ?

— Un duel…

— Je vois…

Ils arrivaient à une terrasse couverte de buis lorsque le soleil s’effaça derrière les nuages.

— Il va pleuvoir, fit laconiquement Volnay.

— Je ne crains pas d’être mouillée, fit-elle, j’adore la pluie comme tout ce qui provient de la nature. Aimez-vous la pluie, chevalier ?

— Non.

— Aimez-vous la science, au moins ?

— Mes goûts me portent plutôt vers les lettres et la poésie.

— Excepté les livres d’anatomie pour résoudre les cas de morts suspectes, fit-elle remarquer d’un ton légèrement moqueur.

Une allée sinueuse les avait conduits près de bosquets au milieu desquels se cachaient des amours en marbre, des angelots qui décochaient des flèches dans le cœur des imprudents qui s’y risquaient.

— Moi, je m’intéresse à tout ce qui est nouveau, reprit-elle avec un soudain entrain. Nous avons tellement de progrès à accomplir et seule la marquise de Pompadour peut nous y aider.

Il y eut un silence. Visiblement, le policier n’était pas satisfait de la nouvelle tournure de la conversation.

— Vous ne semblez guère apprécier la marquise, remarqua Chiara d’un ton dépité. En fait, reprit-elle, vous n’aimez pas plus le roi ni les nobles de la cour.

— Vos semblables n’ont qu’indifférence aux malheurs des autres.

Le ton était définitif, Chiara cacha son trouble derrière une question.

— Avez-vous été toujours aussi rigide dans vos convictions, chevalier ? Quelle sorte d’enfant étiez-vous ?

Volnay ne répondit pas tout de suite. Il se souvenait de jeux de gamins dans les jardins, de balançoires, de parties de cachecache ou de colin-maillard… mille choses qui ne réveillaient en lui que nostalgie et regret.

— C’est enfant qu’on meurt au monde des hommes, lâcha-t-il entre ses dents. J’ai eu une belle enfance mais on l’a brisée d’un coup et moi avec. J’aimerais tant retrouver l’innocence de cet âge…

Un nuage masqua le soleil. Autour d’eux, les jardins frissonnaient de fleurs.

— Il va pleuvoir, dit Volnay pour la seconde fois.

Chiara avait mis ses mains dans son dos et incliné sa tête de côté, découvrant un cou lisse et blanc.

— Les hommes sur terre ne sont pas aussi mauvais que vous le pensez et en chacun d’eux il y a du bon. Prenez Casanova…

— Mauvais exemple, lâcha Volnay entre ses dents. C’est un grand dissimulateur, un être froid et manipulateur.

Chiara secoua la tête.

— Il n’est pas froid, je vous le jure.

Volnay releva vivement les yeux vers elle.

— Vous voyez, se plaignit-il, vous le défendez et l’appréciez malgré sa réputation.

— Si sa réputation le précède, fit-elle remarquer non sans pertinence, c’est parce qu’il ne songe pas à dissimuler sa nature. Dans ce siècle d’hypocrisie, c’est un être sincère.

Un silence.

— Comme vous, ajouta-t-elle précipitamment.

Volnay ne répondit pas mais lui lança un regard plein d’espoir. Elle eut une moue charmante.

— Et vous, monsieur, vous dissimulez votre nature. Elle n’est pas aussi froide que vous voulez bien le laisser paraître, n’est-ce pas ?

Il n’eut pas le temps de répondre. Les premières gouttes s’écrasèrent au sol. La jeune femme s’écria comme si elle venait d’être blessée puis se saisit de sa main et l’entraîna.

— Suivez-moi, vous qui n’aimez pas la pluie !

Ils se réfugièrent sous une grotte de feuillage qui les abrita de l’averse. La jeune femme frissonnait et, dans un geste instinctif plus que calculé, Volnay passa ses bras autour de ses épaules. Surprise, elle leva un visage interrogateur vers lui. Le policier ferma un instant les yeux, la bouche de Chiara n’était plus qu’une blessure écarlate qu’il s’agissait de panser. Ses lèvres effleurèrent les siennes, prêtes à se retirer si la jeune femme esquissait un mouvement de recul. Il n’en fut rien, comme si elle avait décidé d’affronter la vérité de ce moment.

Elle ferma les yeux et se laissa embrasser, timidement d’abord puis de plus en plus passionnément. Sa langue semblait dotée d’une vie propre et se donnait impudiquement à celle du chevalier. Un instant, l’étau de ses bras autour de lui se fit si fort qu’il se raidit. Peu à peu, comme un reflux, l’ardeur de la jeune femme tomba et elle déserta enfin sa bouche, reculant légèrement et réajustant sa coiffure.

— Vous voyez, fit-elle en reprenant sa respiration, votre vraie nature est plus brûlante qu’il n’y paraît. Pourquoi m’avoir fuie ?

Il la tenait encore entre ses bras, se disant que s’il relâchait son étreinte il la perdrait pour toujours. Un grand bonheur et une douleur sourde se mélangeaient dans son cœur.

— Je vous ai fuie, fit-il, parce que votre présence éveille en moi de telles douleurs que je crois plus sage d’éviter de les raviver en vous rencontrant.

— Alors pourquoi ne me fuyez-vous pas en ce moment ? haleta Chiara.

— Parce que si rien n’est plus terrible que ce que j’éprouve pour vous, rien n’est plus doux. Ne me reprochez pas cet aveu.

Chiara contempla en silence la cicatrice qui courait du coin de son œil à sa tempe puis tendit vers elle un doigt hésitant, en épousant les contours.

— Je vous reprocherais plus de garder le silence sur vos sentiments, chuchota-t-elle à deux doigts de ses lèvres.

Et il l’embrassa encore et encore.

— Ce jardin recèle bien des merveilles, fit enfin Chiara essoufflée, mais aussi bien des pièges…

Une lumière douce tâtonnait à travers un léger voile de brume lumineux lorsque Volnay quitta l’hôtel particulier de la jeune femme. Même la rue souillée de boue après l’averse n’eut pas raison de sa gaieté retrouvée après tant d’années.

 

La visite suivante était destinée au comte de Saint-Germain. Le comte était dans son atelier de peinture et le reçut sans affectation, lui marquant comme à son habitude la plus extrême politesse. Toujours aussi urbain, il se fit un plaisir d’expliquer au policier son activité de la journée.

— Ce que vous voyez est de l’argile broyée mêlée à des poudres de couleurs de ma composition, un peu de gomme arabique comme liant et une terre pour donner de la consistance à la préparation. Remarquez comme l’argile assure la cohésion des pigments, je la stabilise par du miel car celui-ci capte bien l’humidité de l’air.

Il fit un pas en arrière, contemplant son œuvre d’un air satisfait.

— J’aime cet aspect poudreux et velouté du pastel. C’est sa nature granuleuse qui lui donne cet éclat incomparable en provoquant la réfraction de la lumière.

Il prit un chiffon, améliorant la coloration en frottant et en estompant habilement les surfaces colorées.

— Où en êtes-vous de votre enquête ? demanda-t-il d’un ton badin.

Volnay lui raconta tout ce qui concernait son assistant et lui livra le fond de sa pensée car il savait que ce familier des tout-puissants ne se déplacerait pas s’il pensait que le policier conservait ses secrets. Le comte de Saint-Germain resta impassible mais son regard ne quittait plus Volnay, comme s’il essayait de lire en lui.

— Bien, fit-il enfin, qu’il en soit ainsi ! Je ferai ce que vous attendez de moi.

Le policier resta sur place, hésitant. Le comte de Saint-Germain lui fit signe de le suivre jusqu’à un chevalet près de la fenêtre masquée par des rideaux. Il tira ceux-ci et une teinte mordorée se répandit dans la pièce. Pendant que Volnay clignait des yeux, ébloui, le comte s’empressa, avec la dextérité d’un prestidigitateur, de retourner le tableau.

— J’ai commis cette œuvrette après votre visite en compagnie de cette charmante personne dont la beauté m’a frappé.

Il s’agissait d’un pastel qui représentait Chiara. En se penchant, le policier découvrit que sa composition s’organisait autour d’un grand motif pyramidal, formé par la jeune femme, Casanova et lui, Volnay. Les yeux de Chiara étincelaient comme des joyaux bruts dans l’obscurité. La traîne de sa robe glissait jusqu’à un carton à dessin que la main pendante de la jeune femme semblait indiquer. En se penchant, le policier découvrit sur celui-ci une série de symboles ésotériques : un triangle équilatéral dans un pentagone dans un heptagone dans un ennéagone. Il les nota soigneusement dans sa mémoire avant que son attention ne se reporte sur le portrait de Chiara.

Le peintre avait travaillé de telle façon que le cheminement du regard était progressif. Au premier plan, le tapis jouait le trompe-l’œil, apportant profondeur et base au motif pyramidal. Glissant sur la robe, le regard s’élevait jusqu’au visage à l’expression songeuse de Chiara, tournée vers Volnay alors que tout son corps semblait basculer du côté de Casanova. Etait-ce une simple observation ?

— Je l’ai peinte de mémoire, fit le comte.

Volnay comprit qu’il parlait de la jeune fille. Elle était resplendissante et soudain le policier se sentit prêt à tout pour posséder ce tableau.

— Cette toile est pour vous, fit le comte comme s’il lisait dans ses pensées, mais je ne l’ai pas encore terminée. En fait, quoi qu’on en pense, l’histoire est loin d’être finie…

Il se tourna complètement vers le policier.

— N’oubliez pas deux choses, mon jeune ami. D’abord qu’il existe rarement une vérité mais des vérités. Tout le reste n’est qu’opinion…

Et jetant un coup d’œil au portrait de Chiara, il continua :

— Ensuite, si l’on doit donner une définition du bonheur, c’est de pouvoir serrer dans ses bras une personne qu’on aime et qui vous aime…

Dans l’éclat doré de la tombée du jour, Volnay regagna son domicile. Ses pensées rejoignirent aussitôt la jeune femme qu’il avait tenue dans ses bras. Il lui semblait que ses lèvres étaient encore tout humides de ses baisers.

Pourrai-je seulement continuer de vivre sans elle ? pensa-t-il soudain avec désespoir.

 

Dans la nuit, il avait encore plu. Au matin, les pavés sur lesquels la pluie était tombée semblaient fumer. Dans son appartement, l’assistant du comte brandissait la fiole d’un air inspiré lorsque Chiara porta la main à son front.

— Mon Dieu, ma tête me brûle.

L’autre s’empressa auprès d’elle et lui offrit un siège.

— Voulez-vous un verre d’eau ou bien un alcool ?

— Un verre d’eau, je vous prie, murmura-t-elle d’une voix mourante.

Lorsqu’il quitta la pièce, elle gagna rapidement la porte et tira le verrou. Volnay fut le premier à s’engouffrer, l’épée à la main.

— Charlatan ! grogna-t-il alors que l’assistant se figeait face à eux.

— Mais… mais… bredouilla celui-ci, que signifie ?

— Il suffit ! fit une voix au charme certain mais dont l’accent était celui indubitable de l’autorité.

Le comte entra. Il était vêtu comme à son habitude avec une simplicité magnifique et recherchée. L’assistant blêmit.

— Ainsi, fit le comte, voilà comment vous me remerciez de mes bontés, en me volant mes potions et en les revendant !

Il tendit la paume et l’assistant y glissa la fiole qu’il tenait. Le comte la déboucha et la huma brièvement.

— Malheureux, gronda-t-il, vous êtes un enfant au pays des géants, savez-vous seulement ce que vous faites ?

 Peut-être s’est-il contenté de vous imiter… remarqua Volnay sans l’ombre d’un sourire.

Le comte se retourna vivement vers lui.

— Ah ! monsieur, dit-il avec une sorte d’effroi, que je m’avise de donner à quelqu’un une drogue inconnue, il faudrait que je fusse fou !

— Que contient cette fiole ? demanda le policier impassible.

Le comte ne répondit pas directement.

— On me demande beaucoup de choses, dit-il sombrement. Un jour, une dame d’un certain âge est venue me trouver pour que je lui procure une liqueur pour conserver ses cheveux et les préserver de blanchir au fil des années ! On me prête ainsi la faculté de rajeunir, voire de guérir. J’exerce mes talents de chimiste mais pas pour cela.

Il fit disparaître promptement la fiole dans sa poche et se retourna vers son assistant avec sur le visage un masque implacable.

— Le commissaire aux morts étranges m’a confié la fiole que vous avez donnée à Mlle Hervé contre vos horribles attouchements. Elle contenait un produit pour nettoyer les impuretés des diamants. Lorsque cette jeune femme en a répandu le contenu sur son visage, toute la peau de celui-ci a été immédiatement brûlée et elle est morte dans d’atroces souffrances.

Volnay se saisit de l’assistant par le col et le bouscula sans ménagement.

— Vous avez compris votre erreur lorsque vous avez appris la mort de cette jeune femme et vous avez payé ce spadassin pour attaquer le moine alors qu’il étudiait son cadavre. Vous vouliez récupérer la fiole, n’est-ce pas ? Vous aviez peur que la jeune fille ne l’ait conservée sur elle et qu’on ne remonte ensuite jusqu’à vous !

L’assistant ouvrait et refermait stupidement la bouche.

— Répondez ! hurla le policier en le projetant à terre d’un geste brusque.

L’homme émit un bref sanglot et rampa à ses genoux.

— Non, je vous jure que non ! J’ai trahi mon bon maître pour faire fortune et j’ai abusé de jolies femmes, j’en conviens. Mon erreur a causé la mort de Mlle Hervé mais je n’ai jamais fait plus !

Le commissaire aux morts étranges fut surpris de l’accent de sincérité de l’escroc. Celui-ci tremblait de tous ses membres et il doutait qu’un tel homme ait pu faire affaire avec un spadassin de la pire espèce. Après tout, c’était sans doute encore un coup de Wallace.

— Vous finirez au mieux le reste de votre vie à croupir dans une geôle humide et sombre, grommela-t-il.

Le comte de Saint-Germain s’interposa.

— Chevalier, je vous prie de considérer ceci : mon assistant est un fripon qui mérite quelque punition. Il a abusé de ma confiance et s’est servi de ma notoriété pour profiter en argent ou en nature de la crédulité de femmes.

Il lui lança un regard sévère et l’assistant sembla se décomposer sur place.

— Ceci mérite sans doute de connaître la méditation entre les murs de la Bastille, reprit-il d’un ton ferme, mais pas d’y passer le reste de sa vie. Un procès amènerait une condamnation plus sévère et jetterait de nouveau mon nom et mes activités en pâture à l’opinion publique. Si vous en êtes d’accord, j’irai avec vous parler au lieutenant général de police, voire même au roi, pour demander une lettre de cachet. Je crois savoir que lorsque des gens sont arrêtés pour quelque léger délit qui ne mérite par une instruction extraordinaire, et que le commissaire juge cependant à propos de les envoyer en prison par forme de correction, c’est le lieutenant général de police qui décide du temps que doit durer leur détention.

— Vous êtes bien renseigné, murmura le commissaire aux morts étranges en plissant les yeux.

— Toujours !

— Je ne sais pas si…

Il sembla alors à Volnay que le comte de Saint-Germain venait de lui adresser un signe imperceptible mais, comme le policier ne réagissait pas, le comte ajouta :

— Certaines choses ne doivent pas tomber dans le domaine public, ne pensez-vous pas ?

Ce fut Chiara qui réagit la première en approuvant vigoureusement.

— Le comte a raison, nous devons tous rester prudents.

Volnay lui jeta un regard surpris et hésitant. Il lui semblait que la jeune femme venait d’esquisser en réponse un signe discret à l’intention du comte. Le policier réfléchissait rapidement. Il se savait à terme menacé. On le pressait de toute part, on l’espionnait. Il aurait besoin de soutien, pourquoi pas celui du comte de Saint-Germain, intime et familier du roi et de la Pompadour ? Il appela ses exempts restés sur le palier pour qu’ils emmènent dans sa voiture l’assistant. Chiara et lui demeurèrent avec le comte.

— Sommes-nous seuls ? demanda ce dernier.

— Oui, monseigneur.

— Je tenais à vous remercier, chevalier. Je nourrissais sans le savoir une vipère en mon sein. Vous m’avez permis de l’étouffer. Je vous suis également reconnaissant de votre silence. Vous comprenez à quel point toute cette affaire est délicate pour moi, j’ai tellement d’ennemis… Quant à vous, mademoiselle…

Il se tourna vers elle pour lui baiser galamment la main.

— Je ne sais comment vous remercier d’avoir accepté de jouer cette comédie pour confondre cet escroc. Je suis à tous deux votre débiteur.

Le policier fit un pas en avant, prompt à saisir l’opportunité.

— Je me pose encore beaucoup de questions, monseigneur, et je serai direct. Il y a cette lettre que le roi vous a écrite, vous demandant de vous occuper de l’état de Mlle Hervé…

Le comte le regarda longuement.

— Je ne nierai pas en avoir eu connaissance puisque la marquise de Pompadour m’a révélé le contenu de cette lettre qu’elle a découverte lorsque vous la lui avez remise en compagnie de vos deux amis. Je vous donne ma parole que je ne l’avais jamais lue auparavant. Je pense que le roi a perdu la tête en l’écrivant. Comment pourrais-je attenter à une vie ? Il faut être fou pour penser de la sorte !

Une sorte de colère froide avait transparu dans son intonation mais aussitôt le comte de Saint-Germain dissipa toute tension d’un sourire doux.

— Un moment d’égarement du roi. Cette jeune femme n’a d’ailleurs pas osé me la remettre et elle s’est adressée à mon assistant, toujours prompt à se rapprocher de la gent féminine si je comprends bien. Elle venait pour ne pas être mère, il lui a vendu la beauté éternelle. Comment résister ?

Tout cela sonnait vrai mais il subsistait un doute dans l’esprit de Volnay et le policier n’avait plus envie de finasser.

— Pardonnez-moi, monseigneur, mais on vous a vu entrer au Parc-aux-Cerfs, dans une certaine maison de la rue Saint-Louis…

L’œil tranquille du comte se posa sur lui.

— Vous êtes un homme sans peur ni reproche, commissaire, un honnête homme dans un monde où l’on n’ose guère dire ce que l’on pense. Votre courage va être récompensé mais je demande votre discrétion.

Le policier inclina brièvement la tête.

— Je suis bien allé où vous dites, dit alors le comte. Une jeune femme nommée Hélène de Pal, amenée contre sa volonté par son père, avait résolu de s’empoisonner. Avec mon appui, elle simula le drame grâce à une pilule procurée par mes soins. Les médecins présents ne purent la ranimer. A point nommé, j’arrivai avec l’antidote pour la ramener à la vie. Son père, repentant, résolut alors de la donner en mariage à son amant comme la jeune fille le souhaitait plutôt que la prostituer au roi. Voilà toute l’histoire de ma venue dans cette maison.

Volnay le considéra un moment en silence, impressionné par ce qu’il venait d’entendre et par l’accent de vérité qui émanait du comte. Sans raison, il le croyait mais cette incroyable histoire ouvrait d’autres horizons et dessinait l’esquisse d’un autre comte de Saint-Germain.

— L’épisode d’aujourd’hui nous a permis de résoudre l’énigme du premier meurtre, fit pensivement le commissaire aux morts étranges, mais pas celle du second… Si la dernière victime n’était pas venue du Parc-aux-Cerfs, je penserais que ce meurtre a incité un fou à le reproduire, maladroitement. Seulement, voilà…

— Elle venait du Parc-aux-Cerfs ! termina Chiara.

 

Dans la rue, Volnay repoussa doucement la jeune Italienne.

— Il me faut accompagner cet homme. Il est complètement désemparé et c’est le meilleur moment pour l’interroger. La peur délie les langues mieux que la question.

Chiara le contempla d’un œil neuf.

— Comme vous êtes impitoyable, parfois.

— J’ai une enquête à mener et nul ne m’en empêchera, fit-il avec cette terrible détermination qui le caractérisait.

— Suis-je un obstacle ou un but pour vous ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

Le policier se troubla.

— Voyons, vous avez servi ma cause…

Elle se recula brusquement comme si ses paroles l’avaient fouettée.

— Est-ce donc pour cela que vous êtes venu me voir et que vous m’avez embrassée, monsieur le commissaire aux morts étranges ?

— Je cherche la vérité, Chiara, simplement la vérité.

Les mains de la jeune femme s’emparèrent de celles de Volnay.

— Ne sacrifiez pas l’essentiel à vouloir connaître la cause secrète des choses !

— Je ne peux pas renoncer à vouloir comprendre, s’entêta le policier.

Un gouffre les séparait.

 

Le bruit des roues cerclées de fer de la voiture du policier retentissait sur les pavés. L’assistant du comte lui jeta un regard épouvanté.

— Allez-vous me faire torturer ? Contrairement à vous, je n’ai aucun courage et je vous ai tout dit de bon cœur.

Volnay lui décocha un sourire glacial. L’homme avait abusé de tout et quelqu’un était mort par sa faute sans qu’il en manifeste beaucoup de regrets.

— Il fallait y penser avant, répondit-il laconiquement.

Il réfléchit un instant, un détail le tourmentait encore.

— En descendant de voiture devant son domicile, Mlle Hervé n’est pas montée tout de suite chez elle mais s’est précipitée dans la cour de son immeuble. Je ne comprends pas pourquoi.

Son prisonnier lui jeta un regard égaré.

— Mais je ne sais pas… Qu’y avait-il dans cette cour ?

— Rien de particulier, à part qu’elle donnait sur le four d’un boulanger.

Un éclair de compréhension traversa le regard de l’autre.

— C’est… euh pour suivre mes conseils, sans doute.

— Expliquez-vous !

— Je lui avais conseillé de faire chauffer la fiole avant d’en répandre le contenu sur le visage. Avec la chaleur d’un four, le résultat est immédiat.

Volnay se rejeta en arrière, les yeux mi-clos.

— C’est donc son impatience qui l’a conduite là, je comprends maintenant…

L’assistant tremblait comme de la gelée de veau.

— Monsieur, fit-il, mon sort est entre vos mains. Aidez-moi et je vous livrerai des informations qui vous donneront prise sur M. le comte de Saint-Germain.

Le commissaire aux morts étranges s’efforça de rester impassible mais une vague de curiosité le submergeait.

— Et pourquoi chercherais-je à avoir prise sur le comte de Saint-Germain ? Je ne suis ni un maître chanteur, ni en guerre contre votre ancien maître.

L’assistant se pencha vers lui pour lui dire sur le ton de la confidence :

— Croyez-moi, commissaire, le comte de Saint-Germain est un adversaire redoutable. Il est vrai cabaliste et magicien hermétiste, c’est lui qui a écrit L’Entrée au palais fermé du roi. Il dispose d’un globe de quartz fumé avec lequel il convoque les esprits. Pour cela, il viole d’anciens interdits remontant à la loi de Moïse ! Vous ne pouvez imaginer ce dont il est capable !

— Eh bien, apprenez-le-moi toujours, répondit le policier d’un ton égal, j’aviserai ensuite.

A sa grande surprise, l’assistant du comte vint s’asseoir à côté de lui. Il sentait la sueur et une odeur particulière que le policier connaissait bien pour l’avoir reniflée chez nombre de suspects interrogés : celle de la peur.

Le commissaire aux morts étranges tendit alors l’oreille et, avec un étonnement croissant, écouta l’assistant.

— Ainsi, résuma le policier après l’avoir écouté, vous me dites que…

— Le comte de Saint-Germain a découvert le secret de la transmutation du plomb en or !