XVII

 

Par une grâce particulière de Dieu, j’ai pu tout supporter avec fermeté et calme.

 

COMTE DE SAINT-GERMAIN

 

Le comte de Saint-Germain était comme à son habitude vêtu de façon recherchée. Il portait à bout de bras une fiole bouchée à la cire comme pour vérifier la blancheur immaculée de son contenu. Le moine toussa discrètement pour annoncer leur arrivée.

— Approchez, chevalier de Volnay, fit le comte de Saint-Germain en se retournant, et merci à vous, mon ami le mystérieux moine, de me l’avoir amené. Vous savez ce qui vous reste à faire ?

Le moine hocha silencieusement la tête, étreignit avec force le policier et sortit rapidement. Volnay en était désormais à un stade où plus rien ne l’étonnait. Le comte désigna un plateau sur une table recouverte d’une nappe de velours rouge.

— Cette carafe contient un marasquin aux griottes, vous êtes tout pâle, prenez-en un verre. Vous verrez qu’il est en même temps plus doux et plus fort qu’un baiser.

Le policier resta immobile.

— Voici l’esprit universel de la nature, murmura alors le comte de Saint-Germain en agitant doucement la fiole, Atoétér.

Et comme s’il se parlait à lui-même, il ajouta :

— Agitez tout et faites surnager la vérité, rien que la vérité…

— La vérité ! lança Volnay d’un ton amer. Mais où va-t-elle bien se nicher ? Tout n’est qu’apparence et, derrière vos beaux panneaux peints, l’apparence n’est qu’une illusion. La vérité n’est nulle part !

— Disons qu’elle est ailleurs ! conclut le comte.

— Vous m’avez utilisé !

— Et que vouliez-vous que je fisse ? s’exclama Saint-Germain d’un ton où pour la première fois perçait l’irritation. Vous étiez chargé par le roi d’une enquête criminelle et tout le monde vous surveillait ! Lorsque la marquise de Pompadour m’apprit le vol, nous avons tout de suite songé à Mlle Hervé car celui-ci ne pouvait s’être produit que dans le carrosse. Et puis, nous la soupçonnions déjà d’espionner pour M. de Sartine. C’est pourquoi la mort de cette jeune femme nous a plongés dans les plus grands tourments. Nous avons alors pensé que vous gardiez la lettre. La marquise envoya Chiara vers vous puis nous avons fait fouiller votre demeure sans même que vous vous en rendiez compte, contrairement à Wallace qui a tout mis sens dessus dessous. Après cela, nous avons pensé à la demeure du moine…

— Vous n’avez pas osé !

Le comte eut un geste apaisant.

— Encore une fois, nous avons été devancés par le parti dévot qui semblait toujours posséder une longueur d’avance sur nous. Nous n’aurions jamais attenté à la vie de notre illustre moine dont nous respectons la science et l’humanité. Pour les dévots en revanche, le moine n’est qu’un hérétique dont la vie n’a aucune valeur et dont l’existence même est une aberration. Ceci explique la tentative d’assassinat dont il a été victime. Cela dit, ils n’auraient pas plus trouvé la lettre chez lui que chez vous, n’est-ce pas ? Le mystère devenait de plus en plus épais et le meurtre de Mlle Hervé et ses terribles conséquences nous tourmentaient toujours. Qui avait commis une telle horreur et pourquoi ? Heureusement, vous nous avez donné la clé de cette énigme en démasquant les trafics de mon assistant. On n’avait pas tué Mlle Hervé pour cette lettre et seule une potion mal appropriée était cause de sa mort. Malheureusement, les circonstances en avaient fait la propriétaire de la lettre disparue.

— Et la seconde victime ? demanda le policier.

— Inutile de vous dire qu’avec un double meurtre, le mystère s’épaississait ! Nous craignions une action inconsidérée de la Confrérie du Serpent pour jeter le discrédit sur la maison royale. Cette Confrérie pressée, impatiente, qui était à son tour entrée dans le jeu, soucieuse de prendre le pas sur la franc-maçonnerie d’Occident et d’Orient. Mais n’oubliez pas que, pendant ce temps, s’il se faisait oublier, Sartine épiait tout et vous suivait à la trace par l’intermédiaire de ses mouches.

Le comte s’interrompit.

— Vous avez rapporté la lettre et nous avons tous respiré mais seulement un court instant car ce n’était pas celle que nous attendions ! Qui aurait pu penser que notre roi munirait Mlle Hervé d’un tel message pour moi !

Ses yeux trahirent un instant sa colère mais il reprit sur le même ton calme et posé.

— Tout se compliquait mais j’avais déjà fort à faire car le nouveau chef de la Confrérie du Serpent, le baron Streicher, craignait le retour du Grand Maître. Je suis allé dans la nuit prévenir ce dernier de rentrer avec moi à Paris mais il n’a rien voulu savoir. Je ne vous savais pas chez lui sinon j’aurais deviné la suite et vous aurais tous ramenés de force ! Votre visite au Grand Maître a dû précipiter l’action. Ils ont compris que vous étiez venu l’avertir et dès lors vous aviez signé la perte de tous. “Qui trahit la Confrérie meurt par la Confrérie.”

— Mais ensuite…

— J’ai tenté de vous protéger autant que je le pouvais lorsque j’ai retrouvé votre trace à Paris. J’ai fait surveiller la demeure ainsi que vos adversaires. Je craignais pour votre sécurité, aussi j’ai choisi de vous faire enlever afin de vous conduire ici. Bien m’en a pris : vous avez échappé à mes hommes et sauté par la fenêtre ! Heureusement, vous voilà !

— Mais comment le moine a-t-il su qu’il pouvait vous faire confiance ? s’interrogea tout haut Volnay.

— Parce que je lui ai adressé un signe…

— Un signe ?

Comme le comte ne répondait pas, se contentant de le regarder avec un sourire énigmatique au coin des lèvres, Volnay s’emporta.

— Où est le moine ? J’exige qu’il revienne !

Le comte lui prit doucement le bras.

— Nous allons rejoindre votre ami, il est allé en avant et suit mes instructions. On ne peut rêver meilleur lieutenant que lui !

— Comment pouvez-vous lui commander ? s’emporta le commissaire aux morts étranges.

— Vous le saurez bien assez tôt !

Abasourdi, Volnay suivit le comte. Ils quittèrent l’hôtel de celui-ci par une porte dérobée puis rejoignirent un carrosse à quelques rues de là. Près de la voiture, un homme au teint brun se roulait la moustache entre les doigts en le regardant pensivement avancer vers lui.

— Voici un homme sûr, fit le comte de Saint-Germain en le désignant. C’est lui que j’avais chargé de vous récupérer.

— Monsieur, fit Volnay qui commençait à comprendre, je suis désolé de ne pas vous avoir suivi tout à l’heure.

— Ce n’est rien, monsieur, répondit poliment l’autre.

Il toucha légèrement la poignée de son épée et ajouta d’un ton tranquille :

— C’est moi qui ai manqué de persuasion !

Les sièges du carrosse étaient doublés de velours gris à ramages, avec des coussins de soie, et un rideau de cuir masquait les fenêtres. La voiture roula longuement et peu à peu le brouhaha de la ville s’estompa. La route se fit plus mauvaise et de nombreux cahots les secouèrent. Aux premiers arbres clairsemés succédèrent des bois où se mêlaient le chêne, le mélèze aux pousses jaune pâle et les merisiers. Une forêt de sapin touffue et épaisse les absorba et les recracha. En soulevant le rideau de la portière, Volnay aperçut dans le lointain les ruines orgueilleuses d’un château sur un roc escarpé.

— Une chose m’intrigue, fit le policier. Dans votre position, pourquoi avoir fait courir tant de bruits sur vous ?

— Ce n’est pas moi qui les ai fait courir, s’exclama le comte de Saint-Germain, mais je m’en suis accommodé car assurément quelle police irait soupçonner en moi, dont le nom est sur toutes les lèvres, un homme de l’ombre et du secret ?

Lorsqu’ils s’arrêtèrent, la nuit tombait. Ils se trouvaient dans ce qui semblait être les ruines entraperçues par Volnay un moment plus tôt. Une tour ronde à moitié écroulée jouxtait un fossé nivelé dans lequel croupissaient encore quelques flaques noires d’eau de pluie. Une échauguette en poivrière, morcelée de trous, se dressait encore. Pour le reste, tout n’était que pans de murs écroulés, pierres de fondation et colonnes à terre enveloppées de lierre ou envahies par les mauvaises herbes. Ils empruntèrent un sentier à peine esquissé dévoré par la mousse et la fougère.

De derrière une colonne, une silhouette vêtue d’un voile blanc se matérialisa. Volnay sentit une sueur froide suinter dans son dos. La spectrale apparition sembla flotter vers eux. Le cœur du policier cognait comme un sourd dans sa poitrine et puis sa raison reprit le dessus car il voyait que le comte à côté de lui n’était ni surpris, ni effrayé.

— Voici un fantôme bien commode pour éloigner les importuns, commenta le policier.

Le comte émit un rire léger.

— Vous commencez à comprendre.

— Oui, vous m’amenez à une réunion secrète et comme vous avez adressé un signe au moine, ceci signifie donc que vous en êtes ! Voici pourquoi le moine vous a accordé sa confiance car il est maçon lui aussi !

Le comte le considéra avec gravité.

— Oui et vous, Volnay, vous avez eu la folie d’appartenir par le passé à la Confrérie du Serpent.

Le policier baissa la tête et ne répondit rien. Le comte de Saint-Germain le considéra pensivement puis eut un haussement d’épaules indulgent.

— Il est temps, suivez-moi.

Il le conduisit jusqu’aux ruines d’un des bâtiments du château, sans doute celui du corps de garde. Ils franchirent une barbacane et se glissèrent entre les moellons effrités et les briques disjointes. Arrivé là, Volnay aperçut une porte qui tenait encore debout sous une espèce de voûte ovale dont la clé était constituée par une croix grecque sur laquelle était gravée semper dilige, semper ama. Le comte la poussa fortement tant les gonds étaient rouillés. Ils se retrouvèrent dans une pièce à toit ouvert, aux pavés de pierre encadrés de mauvaise herbe. Dans le fond, des broussailles avaient tout envahi. Sans hésitation, le comte de Saint-Germain s’y introduisit, révélant que d’autres que lui avaient déjà foulé cet endroit. Il s’agenouilla et, aidé par Volnay, entreprit de dégager une trappe de fer. Une fois ouverte, celle-ci révéla un escalier aux marches humides et moussues qu’ils descendirent avec précaution.

L’écho d’un bruit métallique au-dessus de leurs têtes fit sursauter le policier. On venait de refermer la trappe ! Ceci ne sembla guère inquiéter son compagnon.

— Restez près de moi, fit le comte, et ne répondez que si l’on vous questionne.

Il sembla réfléchir un instant puis ajouta :

— En fait, il serait plus sage pour vous de ne rien dire du tout !

Ils étaient arrivés à un long corridor aux murs rongés par une lèpre jaunâtre. Ils le suivirent jusqu’à une grotte au puits sec, au centre d’une véritable toile d’araignée. Quatre galeries s’offraient à eux. Sans hésiter, le comte emprunta celle de gauche jusqu’à une salle aux voûtes effondrées. Volnay sentit un nouveau trouble s’emparer de lui. L’endroit était immense et la nuit semblait animée d’une vie propre. Le comte fit un pas en avant et le policier l’imita. L’ombre fut alors comme secouée tout entière par de multiples frémissements. Un flambeau s’éclaira, puis un autre et encore un, jusqu’à ce qu’une kyrielle de flammes absorbent une partie de l’obscurité et projettent sur les murs une violente lumière rouge.

Le commissaire aux morts étranges frémit. Devant lui se dressaient une centaine d’ombres immobiles, toutes vêtues de blanc, le visage dissimulé sous des capuches tels des fantômes. Le comte de Saint-Germain s’avança sans crainte au milieu d’elles et l’on fit cercle autour de lui et de Volnay. Le policier retint son souffle. Ils étaient entourés de spectres blancs sans visage ni yeux. Il pouvait toutefois apercevoir le relief d’épées, de pistolets et de dagues sous les plis des robes immaculées.

— Qui es-tu ? fit une voix.

Le comte de Saint-Germain leva une main en l’air et fit un signe rapide.

— Ego sum qui sum. Je suis celui qui est. Je suis le plus ancien des francs-maçons !

Trois hommes avancèrent et ôtèrent leur capuche. Il s’agissait des trois mystérieux visiteurs qui avaient assisté à l’accomplissement de l’œuvre au rouge chez le comte de Saint-Germain.

— Il est ce qu’il prétend être, firent-ils d’une même voix. Bienvenu à toi, Comes Cabaliscus, compagnon cabaliste. Bienvenu à toi, Sanctus Germanus, le saint frère !

Un murmure courut et s’enfla dans les rangs. Le comte l’arrêta d’un geste.

— Maîtres des loges d’Orient et d’Occident, dit-il, je suis venu car il est temps. Par une grâce particulière de Dieu, j’ai pu tout supporter avec fermeté et calme mais je ne puis tolérer qu’on assassine au nom de la liberté !

Il y eut un silence de mort. Personne ne bougeait et l’on sentait les muscles tendus à l’extrême.

— La révolution s’est mise en marche ! lança Saint-Germain d’une voix forte.

Un cri de joie fusa dans les rangs des fantômes en blanc mais il l’arrêta d’un signe de la main.

— Toutefois, elle n’est pas encore pour demain…

A nouveau, plus personne ne bougea.

— Certains ont voulu tout précipiter et tout faire manquer. On a fait tuer un Grand Maître et massacrer toute sa maisonnée, on a voulu aussi égorger l’homme qui est à mes côtés. Je soupçonne ces assassins de s’être introduits ce soir parmi nous ! Que tout le monde se découvre afin que l’on sache qui est qui !

Comme personne ne bougeait, le comte de Saint-Germain s’avança sans hésitation vers un des spectres et lui posa la main sur l’épaule.

— Ami savant et érudit, découvre-toi !

Sans hésitation, le moine arracha sa cagoule.

Le comte se tourna vers une silhouette mince qui se tenait aux côtés de celui-ci.

— Et vous, amie d’Italie, découvrez-vous aussi !

La fine silhouette eut un moment d’hésitation puis porta une main délicate à son front. Volnay laissa échapper une exclamation étouffée. La cagoule venait de laisser apparaître le beau visage lumineux de Chiara à qui, spontanément, le moine tendit la main. La muraille humaine qui les entourait sembla d’un coup s’affaisser. Les cagoules tombèrent les unes après les autres et tous se regardaient, étonnés. Rapidement, le comte de Saint-Germain fit le tour de chacun, entraînant Volnay à sa suite. Il n’y avait aucun visage de la Confrérie du Serpent ! Le moine et le comte échangèrent un regard déçu.

— Amis, reprit alors le comte, ayez dans vos maisons des lieux de réunion vastes et cachés auxquels on accédera par des couloirs souterrains pour que les frères puissent se rendre aux réunions sans danger. Vous devez fouler aux pieds l’éloge et le blâme, la crainte et l’espérance car vous n’avez plus d’autre mission que de faire à l’humanité autant de bien qu’il sera en votre pouvoir sans jamais pour cela la déshonorer par des actes vils. L’amour mal compris de la patrie a poussé les hommes à se faire la guerre alors même qu’ils sont tous frères et ne diffèrent que par la langue qu’ils parlent et les vêtements qu’ils portent. Nos loges se sont répandues à travers le monde. Aujourd’hui, nous voulons réunir les lumières de toutes les nations en un unique mouvement de la France aux Amériques ! Le monde entier doit devenir une seule et même république !

 

Ils s’étaient tous retirés avant les premiers rayons du jour. Le comte, Volnay, Chiara et le moine quittèrent en dernier la voûte. Ils remirent soigneusement en place la trappe. Les ruines du château baignaient tout entières dans une clarté lunaire. Lentement, ils firent quelques pas, faisant crisser sous leurs pieds le sable et la pierre. Volnay jetait des regards à la dérobée à la jeune Italienne qui marchait, tête baissée, sans mot dire. Le comte demeurait pensif et silencieux. Seul le moine arborait son air de gaieté naturelle et sifflotait doucement entre ses dents. Soudain, il se raidit. L’ancien soldat refaisait surface.

— Il y a des gens ici !

Tout le monde se figea. Volnay eut le sentiment d’entendre dans le noir la respiration oppressée de poitrines, une attente fiévreuse, puis l’acier brilla sous la lune.

— Messieurs, dit calmement le comte, il est temps de tirer vos épées.

Chacun s’exécuta et Volnay plaça Chiara derrière lui. On entendit alors le froissement des fers tirés des fourreaux et des silhouettes flottant comme des fantômes dans de longues capes apparurent dans les ruines. Il y en avait une vingtaine qui, le visage caché sous des chapeaux à larges rebords, se déployaient sans se presser pour les encercler, l’épée à la main.

— Mademoiselle, messieurs, fit le moine sarcastique, c’est un bon jour pour mourir !

Le comte haussa un sourcil aristocratique. Un instant, son sourire brilla dans la nuit.

— Je crains, mon cher moine, que vous n’ayez parlé trop vite. N’oubliez pas que je suis celui qui sait !

A cet instant, une troupe d’hommes en noir, épée et pistolet au poing, menée par l’homme de confiance du comte de Saint-Germain, celui qui aimait à rouler sa moustache entre ses doigts, déboula derrière leurs agresseurs. Ce fut la panique chez ceux-ci car il n’y a pire situation pour une troupe que d’être prise à revers alors qu’elle croit son triomphe assuré. Des cris et des gémissements se firent entendre mais une voix forte aux accents rauques retentit, les exhortant à rester groupés et à tenir leur position. Le baron Streicher n’envisageait pas de se rendre.

Un des agresseurs qui s’était rapproché du petit groupe du comte de Saint-Germain sembla ne pas avoir entendu et se rua vers eux, les yeux exorbités. Le moine le cueillit tranquillement à la pointe de son épée puis repoussa le corps du pied pour retirer plus facilement sa lame. Le comte n’avait pas bougé d’un pouce. Déjà un autre agresseur se précipitait vers eux.

— Voilà bien la jeunesse, soupira le moine en parant et en attaquant. Ils n’ont de cesse de nous faire travailler après l’âge !

On se battait maintenant dans le plus grand désordre au milieu des ruines. Les lames jetaient des étincelles sous le clair de lune, tout l’endroit résonnait du cliquetis des fers. De temps en temps un coup de feu illuminait brièvement la nuit.

Ce fut alors qu’un homme se jeta en avant et, à coups de moulinet, se fit un chemin à travers les silhouettes noires pourtant deux fois plus nombreuses. Il était suivi d’un autre spadassin. Son regard croisa un instant celui de Volnay. Il eut un hurlement de rage et se rua vers lui, suivi de son complice. Le policier le reconnut lorsque sa face blême de fouine fut à sa hauteur. Avec une singulière lucidité, il para le coup mortel que l’autre enchaînait dans son élan, porta un rapide coup de dague, esquiva une autre attaque, frappa jusqu’à s’en faire mal aux doigts quand son fer s’entrechoqua avec le sien. Du coin de l’œil, il vit que le comte se battait maintenant contre un nouveau venu qui, lui aussi, avait tenté sa chance. Le moine pour sa part croisait le fer avec application, le front ruisselant de sueur.

— Ne vous ayant rien demandé, disait-il à son adversaire, vous permettrez que j’use du droit de vous tuer…

Les dents serrées, Volnay s’efforçait de faire front mais il était dur de parer les attaques d’un homme armé et enragé. En désespoir de cause, il reculait, s’assurant par moments qu’il se trouvait toujours entre son agresseur et Chiara. Tout à coup, l’homme au visage de fouine poussa un hurlement de douleur. La jeune Italienne venait de lui jeter sur le crâne une pierre coupante. D’un coup sec, Volnay écarta sa lame et, sans remords, lui passa le fil de son épée à travers la gorge.

Le combat prenait fin. Le comte et le moine s’étaient chacun débarrassés de leur adversaire et se congratulaient mutuellement. Certains des agresseurs se traînaient et gémissaient par terre. Les hommes en noir les achevaient au fur et à mesure. Leur chef vint rendre compte au comte avec son flegme habituel.

— Ils sont tous morts…

Il s’interrompit. Un cri d’agonie traversa la nuit, suivi d’un gargouillis infâme.

— Ils sont tous morts maintenant, reprit l’autre sans l’ombre d’un sourire. Le baron Streicher était avec eux, il est tombé au milieu de notre assaut mais les autres ont continué à se battre.

— Après ce qu’ils ont fait à leur Grand Maître et à sa maisonnée, ils ne devaient pas s’attendre à beaucoup de clémence, commenta laconiquement le moine. C’est mieux ainsi !

Ils revinrent lentement à la voiture du comte. Le teint pâle, presque diaphane, Chiara se tenait un peu en retrait. Galamment, le moine lui offrit son bras. Volnay s’efforça de ne pas se retourner pour aller la serrer contre lui. Une fois assis devant elle dans la voiture, il chercha son regard, ne le trouva pas et finalement dit au comte :

— Monseigneur, il reste encore deux mystères qui pour moi ne sont pas résolus. Où se trouve la lettre que vous recherchiez et qui l’a prise ? Et qui a tué et défiguré notre seconde victime, la jeune Marcoline ?

Le comte acquiesça gravement.

— Je vais pouvoir résoudre devant vous à mon hôtel le premier mystère mais, à ma grande consternation, je ne puis apporter aucun début de réponse au second !

Volnay sourit et, d’un coup, tout son visage sembla s’illuminer d’une grâce nouvelle.

— Pour celui-ci, monseigneur, il m’est venu une idée mais je vais avoir besoin de vous pour la réaliser !