TOUS LES SONS DE L’ARC-EN-CIEL
(All the Sounds of the Rainbow, 1973)
Écrite à l’intention du défunt magazine américain Vertex, magazine relativement luxueux qui s’efforça de trouver un nouveau public à la science-fiction, cette nouvelle, comme Nulle part où aller, aborde de front la notion de réalité multiple.
Dans ce portrait sans complaisance, mais non sans chaleur, d’un artiste raté, Norman Spinrad nous invite à un véritable feu d’artifice sensoriel.
Harry Krell était affalé dans un fauteuil-sac en vinyl noir à côté de la balustrade rustique et mal équarrie de la véranda. Cinq mètres plus bas, la mer se fracassait inlassablement contre des rochers noirs aux formes étranges, pluie de météorites maintenant à demi enfouis dans le sable chaud du Pacifique. Il était torse nu, portait un sarong blanc qui lui arrivait à mi-mollet et des sandales en poulain faites sur mesure. Le prototype même du quadragénaire bien musclé, très bronzé, aux cheveux raides et couleur de paille, et dont la principale occupation consiste à traîner sur la plage. Même ses yeux bleus correspondaient presque à cette image type : des yeux délavés, inexpressifs, aux prunelles éclatées comme des billes que l’on aurait soigneusement cassées avec un maillet.
« Aussi bidon que n’importe quel gourou de Californie du Sud », pensa Bill Marvin en posant le pied sur la véranda noyée de soleil. « Ce qu’il est, d’ailleurs. » Et pourtant Marvin frissonna tandis que ces yeux étranges le balayaient des pieds à la tête, tels des antennes de radar, des instruments froids et impassibles recueillant un type précis d’informations.
— Asseyez-vous, fit Krell. Là où vous êtes vous avez une sonorité épouvantable.
Précautionneusement, comme s’il avait peur de salir son pantalon de daim marron, Marvin posa une fesse sur le bord d’une chaise de plage en aluminium et plastique. De ses yeux gris acier plantés au milieu d’un visage légèrement anguleux et parfaitement encadré de cheveux bruns mi-longs, coupe rasoir, du travail d’artiste, il observa Krell. Il n’avait pas l’intention de perdre plus de temps qu’il n’était absolument indispensable à discuter avec cet escroc.
— J’irai droit au but, Krell, dit-il. Ou vous vous séparez de Karen à votre façon, ou c’est moi qui m’en occupe à ma façon.
— Karen fait ce qu’elle veut, rétorqua Krell. D’ailleurs, elle n’est plus votre femme.
Un avion à réaction qui décollait de Vandenburg passa soudain en rugissant juste au-dessus d’eux. Krell grimaça et se frotta les yeux.
— Mais je lui verse encore mille billets de pension alimentaire par mois, et avant que je reste tranquillement à vous regarder vous en mettre la moitié dans la poche, j’aime mieux vous dire que ça va barder…
Krell sourit. Et il sembla à Marvin que, quelque part dans sa tête, un morceau de craie grinçait sur un tableau noir.
— Vous n’y pouvez rien, dit Krell.
— Je peux arrêter de payer.
— Et vous faire traîner devant les tribunaux.
— Et dire au juge que je mets l’argent en dépôt en attendant le résultat d’une expertise psychiatrique, parce que je tiens Karen pour actuellement irresponsable.
— Ça ne marchera pas. Karen est tout aussi équilibrée que vous. Si ce n’est plus.
— Mais, par la même occasion, je vous traînerai vous devant le tribunal. Et je vous ferai voir sous votre vrai visage, celui d’un escroc.
Harry Krell éclata d’un rire amer, bizarre, et des diamants multicolores parurent s’illuminer, éclats de vitraux miroitant au soleil.
— Vous tenez à ce que je vous montre quel genre d’escroc je suis ? Vous y tenez vraiment, Marvin ?
Des vagues d’épais velours envahirent le corps de Bill Marvin. Dans la direction de Krell, il eut la sensation d’un feu rayonnant dans une nuit froide et mordante. Il entendit un accord qui semblait se composer du carillon d’un million de clochettes microscopiques. Très loin, il vit un trait de métal bleu sur fond de brun terreux.
Cela ne dura qu’un instant, et ce fut terminé. Il vit la lumière du soleil, entendit les vagues déferler, puis le bruit d’un moteur à hautes performances qui accélérait en montant dans les collines au-dessus du bungalow. Krell souriait et contemplait le vide.
Un tremblement parcourut le corps de Marvin. J’ai été un peu tendu ces derniers temps, pensa-t-il. Est-ce que ce pourrait être un commencement de dépression ?
— Bon Dieu, qu’est-ce que c’était que ça ? marmonna-t-il.
— Qu’est-ce que c’était que ça ? dit Krell. Je suis un escroc, donc il ne peut rien s’être passé, n’est-ce pas, voyons, Marvin ? (Sa voix semblait à la fois amère et satisfaite.)
Marvin chassa l’incident de son esprit et se contraint à reporter toute son attention sur l’affaire en cours.
— Vous pouvez faire tous les tours de passe-passe que vous voulez : je m’en fiche. Mais je ne vais pas vous laisser utiliser Karen pour me pomper tout mon argent.
— C’est une idée fixe, M. Marvin. Vous avez un mode de pensée unidirectionnel, ce qu’ici à Golden Groves nous appelons un « sensorium bloqué ». Vous êtes super-tendu. Vous savez, je pourrais vous aider. Je pourrais vous ouvrir le crâne et y laisser entrer tous les sons de l’arc-en-ciel.
— Krell ! N’essayez pas de me vendre votre salade : vous n’y arriverez pas.
— Dans ce cas, peut-être que Karen, elle, pourrait y arriver…
Marvin suivit le regard de Krell, et elle était là qui franchissait les portes vitrées dans une robe hawaïenne bariolée que la brise marine plaquait et faisait palpiter contre son corps doux et ferme.
Dans les tripes de Marvin se forma instantanément une boule de nausée, faite de nuits solitaires, d’engueulades devant le tribunal, d’amour sûri, d’espérances mortes, et de la traîtrise de son propre corps qui réagissait par un fantôme de désir à la vue de cette chevelure teinte et cuivrée descendant jusqu’au milieu du dos, à la vue de ce visage de dryade qui cachait une armature d’acier trempé, à la vue de ce corps parfait qu’elle soignait et affilait comme une arme. C’en était une.
— Hello, Bill, dit-elle d’une voix neutre. Comment va le marché du cul ?
— Il y a quatre mois que je n’ai pas eu à faire de porno, mentit Marvin. Je suis dans les pubs.
Et il se hait d’avoir encore une fois, même à présent, essayé de justifier aux yeux de sa femme la façon dont il vivait, alors qu’il n’y avait plus rien ni à gagner ni à perdre.
Karen s’avança lentement jusqu’à la balustrade de la véranda, se retourna, y appuya le dos, sembla frémir d’une sorte d’extase. Ses yeux verts, toujours si luisants de ruse, paraissaient vagues et inhabituellement doux, comme si elle était complètement camée.
— Ta voix donne une sensation si hideuse quand tu essaies de ne pas geindre, dit-elle.
— Bill menace de te couper ta pension si tu ne quittes pas Golden Groves, dit Krell. Il veut obtenir une expertise psychiatrique, prouver que tu es une cinglée et que je suis un escroc.
— Vas-y, fais tes petits tours juridiques pourris, Bill, dit Karen. Je suis saine d’esprit et Harry est exactement ce qu’il prétend être, et nous serions tous deux ravis de le prouver devant un tribunal, n’est-ce pas, Harry ?
— Je ne veux être mêlé à aucune tracasserie juridique, dit Krell d’une voix froide. Ça n’en vaut pas la peine, d’autant plus qu’avec ta pension alimentaire bloquée, tu n’auras plus un sou pour payer ton loyer de résident.
— Harry !
D’un coup ses yeux refirent nettement le point, tel un obturateur métallique, et le désespoir transforma son visage en ce genre de masque hideux qu’on voit autour des piscines de Las Vegas. Marvin sourit, ravalant aisément sa pitié.
— Et maintenant, qu’est-ce que tu en penses, de ton gourou en carton-pâte ?
— Harry, tu ne peux pas me faire ça, tu ne peux pas me vider comme ça, comme on éteint une lampe pour une question de quelques centaines de dollars !
Harry Krell s’extirpa de son fauteuil-sac. Il n’y avait plus aucune expression sur son visage ; mis à part ses yeux étranges à l’aspect éclaté, il aurait pu être n’importe quel dragueur sur le retour expliquant les dures réalités de la vie à une vieille divorcée dont le compte est à sec.
— Je ne suis pas un saint, dit-il. J’ai eu un accident qui m’a brouillé la cervelle et qui m’a donné le pouvoir d’apporter aux gens une chose qui les intéresse, et j’ai la tête dans un tel état que c’est le seul moyen pour moi de gagner ma vie, et de vivre bien…
Il sourit, et du verre brisé sembla s’entrechoquer dans le crâne de Bill Marvin.
— Je fais ça pour l’argent, dit Harry Krell. Alors tu ferais mieux de te débrouiller toute seule avec tes salades, Karen.
— Tu es vraiment un salaud de pourri ! aboya Karen, le visage soudain vieilli de dix ans, chaque petite ride subtile prophétisant le désastre à venir.
— Mais je suis le seul et l’unique, dit Harry Krell. J’en donne aux gens pour leur argent.
Lentement et par à-coups, il se dirigea vers les portes qui donnaient sur son salon, comme un homme qui se déplace sous l’eau.
— Bill…
Tout y était : la manière qu’elle avait de prononcer son nom, deux octaves plus bas que son ton de voix habituel, de ramener légèrement les épaules en avant, le regard perdu, effrayé. C’était un truc, et en même temps elle était sincère ; les deux à la fois. Et lui, il avait envie de lui flanquer un coup de poing dans le ventre et de la serrer dans ses bras.
— Si tu es assez cinglée pour t’imaginer que tu peux me baratiner pour…
— Laisse-moi juste t’accompagner à ta voiture. S’il te plaît.
Marvin se leva, brossa son pantalon, soupira et, brusquement vidé de tout ce qui pouvait ressembler à une émotion, dit :
— Ma vieille, si tu penses que tu as besoin d’un peu d’exercice…
Ils traversèrent silencieusement un salon rustique californien bien rangé, où Krell était assis sur un divan recouvert de fourrure synthétique verte et caressait un chat siamois comme s’il s’agissait d’un instrument de musique. À ses côtés se tenaient un jeune hippie aux cheveux soigneusement taillés à hauteur d’épaules portant un ensemble en jean brodé bien coupé, et un acteur de télévision entre deux âges dont Marvin ne pouvait se rappeler le nom.
Marvin franchit le tapis noir sans échanger un regard ni un mot avec Krell, mais il remarqua qu’il y eut un bref regard entre Krell et Karen, et à cet instant il sentit dans sa bouche le goût fugace de la cannelle.
La demeure privée de Krell faisait face à un plateau vallonné et verdoyant, sur le versant pacifique du massif de Santa Monica, de l’autre côté de l’autoroute. Des bungalows rustiques étaient éparpillés au hasard sur le domaine, ainsi que des bouquets d’arbres, des sentiers, des bancs, un court de tennis, une grande piscine, un sauna, une écurie, les accessoires habituels aux communautés de « prise de conscience ». Le parking était élégamment niché à l’écart derrière un écran d’arbres à la limite de l’autoroute, de manière à ne pas gâcher ce paysage bucolique. Mais toute l’affaire était entourée d’un grillage de trois mètres surmonté de trois barbelés, et la seule entrée était un portail électrique télécommandé. Pour Marvin, voilà qui résumait très bien Golden Groves. Le secteur au nord de Los Angeles était plein de ce genre de camp de gourous ; la seule chose qui variait était la fable qui servait de prétexte.
— Bon ; Karen, c’est quoi, le numéro de Krell ? dit-il comme ils se dirigeaient vers le parking. Laisse-moi deviner… mescaline organique combinée à l’acupuncture… yoga tantrique et massage au beurre de yack… Bon sang, que peut-il bien encore y avoir que tu n’as pas déjà essayé ?
— La synesthésie, dit-elle avec un sérieux mortel, et ça marche. Tu l’as senti toi-même ; ça se voit.
Avec gêne, Marvin se rappela les étranges instants d’hallucination sensorielle qu’il avait subis depuis sa rencontre avec Krell, comme de brefs flashes de LSD. Krell en était-il vraiment la cause ? se demanda-t-il. Cela vaudrait mieux que si c’était le résultat de trop d’acide, ou le début d’une dépression nerveuse…
— Harry a été gravement blessé à la tête il y a trois ans…
— Il a dû tomber de sa planche de surf.
— Il est resté dans le coma trois semaines, et quand il en est sorti, les liaisons entre ses sens et son cerveau étaient toutes mélangées. Il voyait les sons, entendait les couleurs, goûtait les températures… la synesthésie, ils appellent ça.
— Ouais… à présent je me rappelle. J’ai lu quelque chose sur ce genre de truc dans Times ou quelque part…
— Pas comme chez Harry, sûrement pas. Parce que avec Harry, les liaisons changent sans cesse, d’un instant à l’autre. Son univers est toujours tout nouveau… c’est comme de planer tout le temps… comme… c’est comme rien d’autre au monde.
Elle l’arrêta net en le touchant légèrement de sa main, et un éclair dans ses yeux, peut-être délibéré, lui rappela ce qu’elle avait été, ce qu’ils avaient été, quand ils avaient pour la première fois traversé la vallée de San Fernando dans la vieille Dodge, les collines d’Hollywood s’étalant devant eux, monde doré qu’ils étaient sûrs de conquérir.
— Je me sens revivre, Bill, dit-elle. Ne me retire pas ça, s’il te plaît.
— Je ne vois pas…
Une chaleur incontrôlable lui enveloppa le corps. Il goûta sur son bras le vin des lèvres de la femme. Il entendit la symphonie des sphères, ton sur ton, sans fin. Il vit le noir d’encre de la nuit ponctué de fontaines de vert, de rouge, de violet, de jaune, de fantastiques fleurs de lumière, de feux d’artifice célestes. Il sentit ses genoux faiblir, sa tête tournoyer ; il tombait. Les fontaines de lumière explosèrent plus vite, devinrent plus grandes. Il tendit les mains pour arrêter sa chute, sentit une odeur de résine brûlée, entendit le murmure d’un vent qu’il ne sentait pas.
Il était accroupi sur l’herbe, ses mains soutenant le poids de son corps, contemplant sous lui les brins verts.
— Est-ce que ça va ? Est-ce que tu vas bien ? cria Karen.
Il leva les yeux vers elle, battit des paupières, hocha la tête.
— Ce qu’Harry n’a jamais laissé les docteurs découvrir, c’est qu’il pouvait le projeter hors de lui, dit-elle.
Marvin se remit sur ses pieds en flageolant.
— C’est bon, dit-il. D’accord, je crois que ce tordu de Krell peut vous rentrer dans le cerveau et vous le chambouler ! Mais ça sert à quoi, bon Dieu ! Quelle espèce de baratin à la noix est-ce qu’il vous balance pour que vous ayez envie de ça, que vous fusionnez avec l’essence du rectum de Bouddha ou quoi ?
— Harry n’est pas un titan, intellectuellement parlant, dit-elle. Il ne sait pas pourquoi ça nous ouvre… oh, bien sûr, il a un topo idiot pour les vrais imbéciles… mais la seule chose qu’il sait vraiment, c’est comment le faire, et comment en tirer du fric. Tout ce que je peux te dire, c’est que ça a l’air de m’ouvrir enfin. C’est la réponse que je cherche depuis cinq ans.
— Et quelle est la question, nom de Dieu ? dit Marvin, une vieille réplique qui fit resurgir tout un cortège de mauvais souvenirs, comme un renvoi nauséeux qui vous rappelle un mauvais repas mal digéré. Des défonces à l’acide qui ne menaient nulle part, le jeu de Synanon où l’on apprenait à mieux remuer le fer dans la plaie, les virées, les deux combinaisons de ménage à trois, les séparations à l’essai et les essais de réconciliation, le sexe forcené, le sexe agressif, le sexe morne, l’absence de sexe. Toujours à chercher quelque chose qui avait été perdu quelque part entre la traversée du continent dans cette vieille Dodge, et le ciné-porno qui signifiait la survie à Los Angeles une fois qu’il était devenu évident qu’il n’était pas le nouvel Orson Welles, ni elle la nouvelle Marilyn Monroe.
— Ce que je pense, c’est que cette synesthésie doit être la façon naturelle dont les gens sont censés faire l’expérience de l’univers. Quelque part en chemin, nos sens se sont séparés les uns des autres, et c’est pourquoi la race humaine est dans un tel merdier. Nous ne pouvons pas faire fusionner nos esprits parce que nous éprouvons la réalité à travers tout un tas de fenêtres étroites, comme des prisonniers dans une cellule. C’est pour ça que nous sommes tout tordus intérieurement.
— Tandis que Harry Krell est l’image de la santé mentale et de la perfection karmatique !
À présent ils approchaient du parking ; Marvin apercevait sa Targa, et il avait hâte d’être dedans, de filer en rugissant sur l’autoroute, de s’éloigner de Golden Groves et de Karen, de s’éloigner de ce dernier espoir qui risquait de lui coûter encore plus cher que les autres.
Encore une fois, elle lui offrit sa chair, le touchant des deux mains aux épaules, le contemplant de tout son visage, jusqu’à ce que quelque chose au-dedans de lui brûle de désir inaccessible. Elle avait le visage aussi doux que lorsqu’ils étaient amants et non sparring-partners, mais ses yeux étaient pleins d’une terreur de femme vieillissante.
— Tout ce que je sais, c’est ce que je ressens, dit-elle. Lorsque je vis au sein d’un flash synesthésique, je me sens vraiment vivante. Tout le reste n’est qu’une attente de ces moments-là.
— Pourquoi tu n’essaies pas toi-même, directos ? dit Marvin. Ça pourrait ne pas revenir meilleur marché que Krell, mais au moins c’est portatif.
— Harry affirme qu’en fin de compte nous pourrons apprendre à le faire par nous-mêmes, qu’il peut réentraîner nos esprits, à condition d’avoir assez de temps…
— Et assez d’argent.
— Oh, Bill, ne me retire pas ça ! Ne me laisse pas me noyer !
Ses mains s’enfoncèrent dans les épaules de l’homme, son corps s’affala contre lui, des rides se formèrent aux coins de sa bouche, la puanteur d’un désespoir pathétique…
Il vit d’énormes mains de femme, nouées par la peur, s’élever vers lui en signe de supplication implorante, hors d’une forêt d’arêtes métalliques tranchantes. Il sentit la chair de la femme se mouvoir sur chaque centimètre de son corps selon des rythmes personnels oubliés depuis longtemps, et comment c’était naguère de se pelotonner chaudement à côté d’elle au lit. Il eut le goût de l’humiliation amère et la nausée de la panique, inhala un parfum musqué.
Il entendit ses propres larmes carillonner comme des cloches d’église tandis qu’elles roulaient sur ses joues ; il attira à lui les mains gigantesques et elles se fondirent en une brassée de lumière jaune. Des chants sans paroles emplirent ses oreilles, et il connut l’odeur d’une longue nuit près du feu, éprouva la lueur fraîchement chaleureuse du triste contentement de la nostalgie.
Il tenait Karen dans ses bras ; la joue de la femme était blottie contre son cou. Elle fredonnait son nom et il se sentait plus jeune de cinq ans et même plus. Puis soudain, terriblement effrayé et fou de rage.
Il la rejeta loin de lui.
— Ça ne marchera pas, aboya-t-il. Tu ne m’entuberas pas cette fois-ci, et Krell non plus !
— Tu as senti…
— Ce que toi et Harry Krell vouliez que je sente ! Laisse tomber, ça ne marchera pas deux fois ! On se reverra au tribunal.
Il prit le pas de course pour faire le reste du chemin jusqu’à sa voiture, arrachant de petites mottes du gazon humide de Golden Groves.
Quand Bill avait eu à son actif quatre films underground totalisant moins de quatre-vingt-dix minutes, avec Karen pour « vedette » des deux derniers, les Marvin avaient quitté New York pour chercher la fortune et la gloire dans l’Ouest doré. Ce qu’ils découvrirent à Hollywood, c’est que les jolies femmes avec un petit talent d’actrice étaient à cent sous la douzaine (ou au mieux à cinquante dollars la passe) et que la « filmographie » de Bill ne valait pas mieux que s’il avait tourné des histoires de Superman cubain.
Ce qu’ils découvrirent aussi après quatre mois passés à crever de faim et à grenouiller, c’est que Los Angeles était la capitale mondiale de la pornographie. Pour chaque mètre de film commercial tourné à Hollywood, on débitait des kilomètres de nymphomanie, de sadomasochisme, et de films cochons d’une manière générale. La ville grouillait de « cinéastes » vivant du porno en attendant leur Grande Occasion, et d’actrices dont le métrage pouvait être le plus favorablement vu dans les fumoirs du Rotary ou dans l’écheveau de cinés cochons, sur Santa Monica Boulevard, plus connu sous le nom de la Vallée des Castors. Le porno était une industrie qui connaissait un tel boom que la plupart des réalisateurs en savaient encore moins long que Bill sur la façon de se servir d’une caméra. Et quand l’inévitable arriva, il eut beaucoup de travail et les Marvin eurent une abondance d’argent.
Sept ans plus tard, Bill Marvin se retrouvait avec d’excellentes relations dans l’industrie du porno, une Porsche Targa vieille de trois ans, une maison de six pièces à Laurel Canyon dont il serait propriétaire d’ici quinze ans, suffisamment de caméras et de matériel pour gagner bien sa vie dans la pornographie jusqu’à la fin des temps, et plus la moindre illusion sur le fameux gros coup qu’il aurait pu décrocher.
Sa vie était tracée. Le sexe, momentané ou à long terme, n’était certes pas un problème dans sa partie ; la tendance naturelle de Bill semblait le porter à des intervalles de quatre mois de baisage à droite et à gauche, alternant avec des relations plus sérieuses d’une durée moyenne de six mois. Dans le porno, si on sait où se trouve son intérêt, on se met rapidement en cheville avec un bon avocat et un comptable à la coule, si bien qu’il s’était très bien sorti du divorce : quinze briques en échange de sa part sur la maison, et mille dollars par mois, qu’il pouvait payer sans que cela soit trop douloureux.
Il avait eu le sentiment qu’il pourrait continuer comme ça indéfiniment, heureux comme un poisson dans l’eau, jusqu’à cette histoire Golden Groves. À présent il se traînait dans la maison comme dans la coquille morte de quelque énorme créature et dans laquelle il vivait, bernard-l’hermite trop ambitieux. Il n’arrivait pas à fixer son esprit sur un nouveau projet, le sexe ne le branchait pas, les drogues l’ennuyaient. Il ne pouvait penser qu’à une chose : la tête de Harry Krell sur un plateau d’argent. Et le fait que son avocat lui ait dit que l’expertise psychiatrique ne marcherait sans doute pas n’avait pas été fait pour améliorer son état d’esprit.
« Quelle différence est-ce que ça peut faire pour moi que Karen dilapide mon argent avec Krell », se demandait-il en faisant les cent pas sur l’allée dallée de son jardin ombragé et exagérément luxuriant. « Si ce n’est pas Krell, ce sera n’importe quel autre arnaqueur transcendantal. Les collines en sont pleines. »
« Si c’était un téléfilm de l’Universal, j’en pincerais encore subconsciemment pour Karen, et c’est pour cela que Krell me porterait sur le système – jalousie à l’égard du gourou, pourrait dire un psy. Mais ça ne m’intéresse pas que Karen revienne et se traîne à mes pieds. Non, c’est sûrement quelque chose qui a à voir avec cette espèce de cinglé de Krell…
Ce fou de Krell ! »
Bill Marvin eut une réaction à retardement typiquement cinématographique. Il prit ses jambes à son cou à travers les fougères et les cactus de son jardin, tourna au trot le coin de sa piscine, traversa son salon, et monta quatre à quatre jusqu’à son bureau du deuxième étage, d’où il appela Wally Bruner, son avocat de choc.
— Écoute, Wally, à propos de cet artiste de l’arnaque que ma femme a…
— Je te l’ai dit, loupe un versement de pension et c’est toi qu’elle traînera en justice, et, à moins que tu arrives à la faire interner…
— Ouais, ouais, je sais que je ne peux sans doute pas la faire déclarer irresponsable. Mais Krell ?
— Krell ?
La voix de Wally avait ralenti aux alentours de vingt kilomètres/heure. Marvin l’imaginait qui se renversait dans son fauteuil, haussait les sourcils, faisait rouler le mot dans sa bouche, en étudiait le goût. « Krell ? »
— Oui. Ce type a eu une blessure à la tête tellement grave qu’il est resté des semaines dans le coma, et quand il en est sorti, il affirmait qu’il pouvait voir les sons, entendre la lumière, toucher le goût, et puis il se lance dans les affaires en prétendant qu’il peut machiner le cerveau des autres gens de la même façon. Comment ça sonnerait devant un tribunal ?
— Qui porte plainte sous serment ? dit lentement Bruner.
— Hein ?
— Le seul moyen de traîner Krell devant un tribunal, c’est sous inculpation d’escroquerie, dire qu’il ne peut pas véritablement projeter cet effet de synesthésie, et qu’il a arnaqué les gogos. Cela le met dans une situation où il doit se défendre d’avoir commis le délit d’escroquerie en prouvant qu’il détient cet étrange pouvoir psychique, ce qui, permets-moi de te le dire, n’est pas une position que j’aurais envie, moi, de soutenir. Si j’étais son avocat je pense que je me déciderais à plaider la folie pour essayer d’échapper à l’accusation d’escroquerie. S’il réussit, il passe quelques mois chez les dingues et le truc de Golden Groves est fichu en l’air, et c’est ce que tu veux. S’il perd, il va en prison, ce qui te plairait encore plus. S’il essaie de persuader un juge de Los Angeles qu’il a des pouvoirs psychiques, il ne fera pas trois mètres, et s’il essaie devant un jury, c’est lui et son avocat que je fais flanquer chez les cinglés.
— Eh bien, dis donc, c’est splendide ! cria Marvin. D’une façon comme de l’autre, il est coincé !
— Comme je le disais, Bill, fit Bruner d’un ton las, qui est le plaignant ?
— En langage clair, s’il te plaît, Wally.
— Si on veut traîner Krell devant le tribunal sur une accusation d’escroquerie, il faut que quelqu’un porte plainte. Quelqu’un qui peut affirmer que Krell l’a grugé. Donc, ce doit être quelqu’un qui a versé de l’argent à Krell en échange de ses supposés services. Et qui est-ce, Bill ? Sûrement pas Karen…
— Et si c’était moi ? lança Marvin.
— Toi ?
— Sûr. Je monte là-haut, je paie un mois à Krell, je reste quelques jours, et puis je ressors en hurlant à l’escroquerie.
— Mais selon toi, il apporte vraiment ce qu’il prétend…
— Dorénavant, je ne t’ai jamais dit ça, exact ?
— Il te faudra témoigner sous serment…
— Je garderai les doigts croisés.
— Tu crois vraiment que Krell prendra le risque de te laisser entrer dans son truc ?
Bill Marvin sourit.
— C’est un égomaniaque et un sordide individu. Il a essayé d’obtenir de Karen qu’elle me persuade qu’il était la réplique de Bouddha à Malibu, et il est plus taré qu’il ne faut pour se persuader lui-même qu’il a réussi. Est-ce que ça marchera, Wally ?
— Est-ce que quoi marchera ? dit Bruner d’un ton ingénu. Dorénavant, cette conversation téléphonique n’a jamais eu lieu. Message compris ?
— Je te reçois cinq sur cinq, dit Marvin.
Il raccrocha et forma le numéro de Golden Groves.
Affalé en travers du divan, le corps d’Harry Krell semblait contredire la tension mêlée de ruse qu’exprimait son visage. Pour une fois, ses yeux fixaient attentivement Marvin.
— Peut-être bien que je fais une erreur en vous faisant confiance, dit-il. Vous avez très clairement exprimé ce que vous pensez de moi.
Marvin se renversa dans son fauteuil, rivalisant de décontraction avec Krell.
— Vous n’avez pas besoin de me faire confiance et je n’ai pas besoin de vous faire confiance. Vous me montrez que vous pouvez m’en donner à moi pour mon argent ; ça devrait me convaincre que Karen aussi en a pour mon argent. Si vous me virez, vous avez toutes chances de perdre mille dollars par mois.
Harry Krell rit, et une chair de poule microscopique sembla chatouiller Marvin sur chaque centimètre de son corps. Sur le sofa auprès de Krell, le corps de Karen frémit.
— Nous ne nous aimons pas, dit Krell, mais nous nous comprenons.
Il y avait quelque chose de condescendant dans sa voix, quelque chose qui irrita Marvin, une confiance excessive et arrogante, quelque peu insultante. Eh bien, ce sordide cochon allait bientôt y avoir droit !
— Alors marché conclu ?
— Certes, dit Krell. Revenez demain avec vos vêtements et un chèque de cinq cents dollars, mais pas un chèque en bois. Vous aurez un bungalow, trois repas par jour ici dans la maison, le libre usage du sauna, du court de tennis et de la piscine, au moins deux groupes de synesthésie par jour, et tous les trucs spéciaux qu’il pourra y avoir. Les chevaux sont en supplément, cinq dollars de l’heure.
— Je paie pour deux, dit Marvin. Je devrais avoir une sorte de réduction.
Krell eut un sourire.
— Si vous voulez partager un bungalow avec Karen, je ferai sauter deux cent cinquante dollars de la note mensuelle, dit-il.
Il y avait quelque chose de moqueur dans sa voix.
Involontairement, les yeux de Marvin se portèrent vers ceux de Karen. Il y eut entre eux un éclair émotionnel qui leur ramena des souvenirs, morts depuis longtemps, de ce que ce genre de contact par les yeux avait jadis signifié, de ce qu’ils avaient été l’un pour l’autre avant que tout ne tombe en morceaux. Il s’aperçut qu’il souhaitait presque être ce qu’il faisait semblant d’être : un pèlerin qui cherche à débarrasser son âme de ses toiles d’araignée moisies. Il eut le sentiment qu’elle était très capable d’accepter purement et simplement de faire chambre commune avec lui. Mais la lueur qu’elle avait dans les yeux avait quelque chose de forcé, c’était le produit d’un besoin désespéré. Los Angeles était plein de tels visages, et les Harry Krell les suçaient jusqu’à la moelle et les laissaient se friper comme de vieilles prunes une fois leur argent éclusé. Il devait avouer que son corps éprouvait encore quelque chose à l’égard de Karen, mais il avait depuis longtemps dépassé le point où il laissait le sexe le remorquer là où sa tête refusait d’aller. Le pour ne valait pas le contre, et cela réglait la question.
— J’abandonne, dit-il.
L’expression de Karen ne changea pas d’un poil.
Krell haussa les épaules, se leva et sortit sur la véranda de son étrange démarche chancelante, respirant sèchement quand il traversa la ligne d’ombre et accéda au soleil.
— Je sais que tu prépares un misérable coup tordu, dit Karen.
— Alors pourquoi as-tu été d’accord pour me soutenir vis-à-vis de Krell ?
— Tu ne me croirais pas.
— Dis voir.
Elle poussa un soupir.
— Parce que je t’aime encore un peu, Bill, dit-elle. Tu es tellement gelé, tellement noué intérieurement. Qui peut savoir mieux que moi comment c’est ? Harry a ce dont tu as besoin. Quand tu seras ici depuis un petit moment, tu t’en rendras compte, et la raison pour laquelle tu es venu n’aura plus d’importance.
— Naturellement, le fait d’essayer de sauver ta pension alimentaire n’a rien à voir avec tout cela…
— Non, pas vraiment…
Et comme les mots émergeaient de sa bouche, ils devinrent des papillons tropicaux vivement colorés, et elle devint la végétation luxuriante d’où ils s’envolaient. Il y avait de doux trilles musicaux, et l’odeur des lilas et des orchidées emplissait l’air. À cet instant, il sentit un pincement de regret pour ce qu’il avait dit, il vit le sentiment qu’elle éprouvait toujours à son égard, il entendit la claire simplicité de l’amour animal de son corps.
L’instant d’après, ils se regardaient fixement, et entre eux la tension commença à s’installer. Karen la rompit d’un petit sourire de madone. Marvin s’aperçut qu’il transpirait des paumes, et qu’il commençait à se demander dans quelle galère il avait bien pu s’embarquer.
Pour cinq cents dollars par mois, le bungalow était vraiment un sale trou : un lit, une commode, une couchette, une salle de bains, deux radiateurs électriques, et un vieux conditionneur d’air bruyant, genre hôtel. Au petit-déjeuner, il y avait eu du granola (soixante-neuf cents la livre), du lait et du café, et Marvin se disait que Krell allait se servir du même prétexte diététique pour servir des déjeuners et des dîners à bon marché. La seule chose qui réclamait un entretien coûteux, c’était l’écurie, et elle faisait des bénéfices en tant qu’opération séparée. Krell devait empocher quelque chose comme la moitié du loyer des résidents de profit net. Quinze bungalows, certains à deux places… ça devait faire au moins sept mille tickets par mois !
« Soyez gourou, vous aurez un métier en main », songea Marvin en suivant Krell et trois des résidents sur la véranda au-dessus de la mer qui grondait.
Quatre grands coussins de peluche avaient été placés en cercle à même le bois autour d’un oreiller zébré encore plus grand. Krell, dans son sarong blanc, s’installa au point central dans une imitation de la position du lotus ; il avait l’air d’un Maharishi interprété par un Tab Hunter décrépit. Marvin et les trois autres résidents se laissèrent tomber sur les coussins en singeant Krell. À la gauche de Marvin se trouvait Tish Connally, une ex-« show-girl » de Las Vegas, trente-cinq ans mais ne les paraissant pas, qui avait réussi à mettre la main sur une sérieuse partie de l’argent des ivrognes qui avaient tourbillonné autour d’elle pendant dix ans ; elle avait jaugé une ou deux fois Marvin par-dessus la granola. À droite, Mike Warren, le chevelu qu’il avait vu le premier jour, et qui se révéla être un ex-guitariste freak et un ex-amateur d’amphètes. Sur le coussin en face de Marvin, enfin, un producteur de télévision à la calvitie naissante nommé Marty Klein, et dont les deux derniers feuilletons avaient été abandonnés après le treizième épisode.
— C’est bon, dit Krell, vous connaissez tous Bill Marvin, alors je pense que nous sommes prêts à nous charger pour la matinée. Bill, ce dont il est question, c’est que je dégèle un peu les sens de tout le monde ensemble, et puis, tout seuls, vous aurez des flashes synesthésiques, pendant quelques heures. Plus vous suivrez de séances, plus votre période de flashes personnels durera, et finalement vos sens seront assez rééduqués et vous n’aurez plus besoin de moi.
— Combien de personnes sont-elles… euh, sorties jusqu’ici ? demanda suavement Marvin.
Il faut admettre que Krell réussit à ne pas le regarder de travers.
— Personne n’a encore le sentiment d’avoir acquis tout ce que je peux donner, dit-il. Mais certains ont beaucoup progressé. C’est bon, on est prêts ?
Le soleil du matin avait à peu près fini de brûler et de disperser la brume côtière de l’aube, mais des traces de brouillard traînaient encore aux alentours de la véranda, rafraîchies par les embruns provenant de l’océan qui se brisait contre les rochers en contrebas.
— On y va, dit Harry Krell.
Et la lumière fut : un doux rayonnement, enveloppant tout, et qui palpita du jaune soleil au vert d’eau au rythme des vagues déferlantes s’écrasant contre un rivage rocheux. Marvin goûta une saveur salée, tantôt fraîche comme une menthe, tantôt épicée comme une soupe de poisson. À sa droite, il entendait un accord ténu, pulsant, bluesy, comme une âpre guitare électrique s’étirant et agrippant le vide à la recherche de quelque stratosphère spirituelle, plus haut, plus haut, toujours plus haut, mais sans jamais y atteindre, sans jamais résoudre la discordance dynamique en une harmonie supportable. À sa gauche, un son pareil au tacatac d’un vieux piano de derrière les fagots, désaccordé depuis dix ans, et dont le son est devenu cette chose vieille, étrange et moelleuse. En face de Marvin, un cliquetis frénétique et syncopé, comme celui d’une bombe à retardement qui se désamorce progressivement en même temps que la minuterie égrène les secondes. Course contre la montre entre l’explosion et l’entropie…
Et, dominant tout, le thème central : une puissante fanfare, tonitruante, cuivrée, gémissante, semblable à une coque de plastique autour d’un motif central de tristesse – un violoniste gitan jouant du jazz hot au tuba – et Marvin savait que c’était Harry Krell.
D’un coup, Marvin retomba mentalement sur ses pieds grâce au flux d’émotions métamorphosées qui se déversaient sur lui sous des angles sensuels inattendus. Il sentait que d’une certaine façon, Mike Warren était ce non-accord hurlant qui était l’expression astrale de sa personne visuelle, que Tish Connally était le tacatac de derrière les fagots, et Klein le rythme épuisant et épuisé, le déchet qui se demande s’il va s’effondrer en morceaux ou bien flipper. Et Krell, les cuivres tocards à l’intérieur d’une triste confusion, à l’intérieur d’une pseudo-sincérité à bon marché, à l’intérieur d’un regret endeuillé, à l’intérieur d’un vide intérieur, version multidimensionnelle de lui-même : un homme dont l’existence est dans la tension insoluble entre sa crasseuse inauthenticité et l’étrangeté riche, envahissante, de la forme de conscience unique que lui ont donnée le hasard et un coup sur la tête – la grandeur même s’incarnant, par un coup du sort, dans le clinquant le plus faux.
Marvin ne s’était jamais senti, de toute sa vie, forcé à une telle proximité d’autres êtres humains. Cette intimité le fascinait et lui répugnait à la fois. Et il se demandait comment lui-même était perçu.
Puis l’univers de ses sens subit une autre transformation. Sa bouche s’emplit d’un éventail de goûts qui semblaient s’étendre dans toutes les directions de l’espace : à droite, une âcreté épicée pareille à du piment fumé ; à gauche, le velouté touffu d’un whisky à l’eau plate ; en face, quelque chose comme de l’ail et un coup de vent chloré ; et partout la saveur envahissante du pippermint et d’un rouge vin de mélancolie. À présent il entendait le martèlement du ressac, mais ce qu’il voyait, c’était un champ rouge-orangé que traversaient par instants de lentes bouffées de bleu frais.
— Et maintenant, donnez-vous la main pour former un cercle et sentez le monde extérieur de l’intérieur, firent le pippermint plastique et le vin rouge musqué.
Marvin tendit les deux mains. La moitié droite de son corps se noua immédiatement en une tension musculaire aiguë, chaque nerf tendu à se rompre comme un fil enchevêtré et raidi. Mais la moitié gauche devint flasque, douce et légèrement brûlante comme vers les quatre heures du matin, au lit, auprès de quelqu’un que vous avez dragué un peu après minuit à une soirée où il y avait beaucoup d’alcool et de drogues.
— C’est bon, à présent détendez-vous et laissez-vous emporter à la dérive sur le chemin du retour à travers les changements, dirent pippermint et vin rouge.
La vue devint une séquence papillotante : brumes bleues flottant à travers un champ de rouge-orangé, soleil d’or palpitant à travers le vert de la mer sur un rythme régulier de flux, quatre personnes assises en cercle autour de Harry Krell sur une véranda ensoleillée. En avant et en arrière, dehors-dedans, les visions se poursuivirent les unes les autres, la séquence passant par toutes les variations possibles, tandis que Marvin entendait le martèlement du ressac, la symphonie pour quatre âmes ; goûtait la fraîcheur de menthe, la chaleur de soupe épicée, le piment fumé, le whisky à l’eau plate, le pippermint et le vin rouge. Les images sensuelles se croisèrent et s’entrecroisèrent, se mêlant, se heurtant, s’interpénétrant, rebondissant les unes sur les autres, jusqu’au moment où les concepts de goût, vue, ouïe, odorat, toucher, devinrent totalement dépourvus de sens.
Enfin (dans cet état, le temps se dévidait sans le moindre point de repère) le système sensoriel de Marvin se stabilisa. Il vit Tish Connally, Mike Warren, Marty Klein, et lui-même, assis en cercle sur des coussins autour de Harry Krell sur une véranda en bois noyée de soleil. Il entendit se briser le ressac, sur les rochers en contrebas ; éprouva la douceur du coussin sur lequel il était assis ; respira un mélange de brise marine et de l’odeur de sa propre transpiration.
Krell était baigné de sueur, paraissait vidé, mais réussit à lui adresser un sourire satisfait. Les autres ne semblaient pas tout à fait aussi éblouis que Marvin. Dans cet instant, son esprit était complètement vide, blanchi, submergé, réduit à ce centre cérébral où ses canaux sensoriels se réunissaient pour former son sensorium, cette constellation de vue, d’odeur, de goût, de toucher qui est le terrain de base, le terrain essentiel de la conscience humaine.
— J’espère que vous n’avez pas été déçu. M. Marvin, dit Krell. Ou bien voulez-vous qu’on vous rembourse ?
Bill Marvin ne trouva rien à dire ; il sentit qu’il avait à peine assez de conscience de soi pour percevoir les mots comme quelque chose de plus que d’abstraites séquences de sons.
Le brillant soleil de l’après-midi faisait de la surface de la piscine un éblouissement ondulant qui sembla se fondre en un carillon et un fracas de verre, l’espace d’un instant, tandis que Marvin contemplait les eaux incandescentes. Même ses sens normaux paraissaient inhabituellement aiguisés – il sentait clairement l’odeur de la mer et des écuries, même ici près de la piscine ; il éprouvait la texture granitée du tissu plastique du fauteuil de plage contre son dos nu – peut-être parce qu’avec ces flashes synesthésiques continuels, il ne pouvait plus tenir aucune information sensorielle pour acquise. Impossible d’éluder le fait que ce dont il avait fait l’expérience ce matin était un phénomène profond, et qui lui envoyait encore un friselis d’échos à travers le cerveau.
Karen se hissa hors de la piscine, s’ébroua en frémissant, des gouttelettes jaillissant et étincelant au soleil ; elle jeta sur elle une serviette et se laissa tomber dans le fauteuil voisin. Elle portait un bikini bleu microscopique, mais Marvin s’aperçut qu’il remarquait les courbes pleines de son corps seulement en tant que formes abstraites, scintillants arcs de peau chatoyant d’eau.
— Je constate que tu as vraiment eu une séance bouleversante, dit-elle.
— Hon ?
Il vit que les yeux de la femme étaient tournés droit vers lui, mais d’une façon vitreuse, sans accommoder.
— J’ai un flash en ce moment-même, dit-elle. Je t’entends comme un fredonnement bas, sans les bruits habituels de grincement dans ta façon de t’asseoir, et… (Elle fit courir sa main sur la poitrine de Marvin.) Vert et bleu frais, dit-elle, pas de duretés argentées ni de gris… (Elle poussa un soupir, ôta sa main, ses yeux accommodèrent.) C’est parti. Tout ce que j’ai, à moins que Harry projette vraiment, ce sont des petits bouts. Je ne peux pas les maintenir… Mais un jour…
— Un jour tu pourras planer en permanence, ou du moins c’est ce que Krell prétend.
— Tu sais maintenant que Harry ne truque pas, qu’il n’y a pas de tromperie sur la marchandise.
Marvin grimaça intérieurement au mot « tromperie », songeant à ce que ce pourrait être que de témoigner contre Krell. Seigneur, il pourrait me flanquer dans une transe synesthésique en plein milieu du tribunal ! Mais… mais je pourrais m’en tirer et faire comme si de rien n’était à condition d’y être vraiment préparé, d’avoir une expérience suffisante de cet état. Krell paraît capable de fonctionner, et il est comme ça tout le temps…
— Qu’est-ce qui se passe, Bill ?
— Est-ce que mon corps a un drôle de son ou quoi ? jeta-t-il.
— Non, tu avais juste pendant une minute une bonne vieille expression de peur sur le visage.
— Je pensais juste à quoi cela ressemblerait si Krell pouvait vraiment nous conditionner pour qu’on soit comme lui tout le temps, dit Marvin. Se balader dans un brouillard pareil, bien sûr je vois que ça pourrait rendre les choses intéressantes, mais comment pourrait-on fonctionner, ne serait-ce qu’éviter de rentrer dans les arbres en marchant ?…
— Harry est comme ça tout le temps, et il fonctionne. On ne le voit pas exactement crever de faim sur le trottoir.
— Je parie qu’on ne le voit pas sur les trottoirs, point final, dit Marvin. Je parie que Krell ne quitte jamais cet endroit. De la façon dont on le voit se balader comme un zombie, il s’oriente probablement de mémoire la moitié du temps, comme un aveugle dans sa maison.
« Ouais, songea-t-il, les gens, la nourriture, l’argent : il fait en sorte que tout vienne à lui. Il ne pourrait sans doute pas faire un kilomètre sur l’autoroute ni même traverser la rue à pied sans se faire tuer. » Brusquement, Marvin s’aperçut qu’il considérait la réalité intérieure de Harry Krell, les étranges paramètres de sa vie, avec une certaine sympathie. Comment serait-ce réellement d’être Krell ? D’être grand ouvert à toutes ces perceptions fantastiques, mais incapable de fonctionner dans le monde réel à moins de se débrouiller pour que celui-ci vienne à vous ?
« Le faire venir à vous grâce à une arnaque puante », se dit-il avec colère, agacé de la faiblesse à l’égard de Krell qui s’était infiltrée dans sa conscience, de l’émoussement passager, de sa tranchante détermination.
— Je vais me tremper, dit-il en se levant, et laver un peu les toiles d’araignée que j’ai dans la tête.
Il fit quatre pas en courant et plongea du bord de béton dans la piscine.
Quand il heurta l’eau, le monde explosa fugitivement en une éblouissante aurore boréale.
— Depuis combien de temps es-tu ici ?
— Six semaines, dit Tish Connally en allumant une cigarette avec une allumette qui fendit un instant l’obscurité du bungalow et fit sonner un gong dans la tête de Bill Marvin – encore un flash synesthésique ! Cela faisait seulement trois jours, à présent, qu’il était à Golden Groves, et la dernière séance avec Krell remontait à au moins cinq heures de temps, et pourtant il avait encore deux ou trois flashes par heure.
Il s’appuya contre la tête du lit, sentit le corps de Tish respirer contre lui, vit la braise de sa cigarette s’éclairer vivement, puis s’atténuer.
— Combien de temps penses-tu rester ? demanda-t-il.
— Jusqu’à ce que je sois obligée de me faire de l’argent, dit-elle. On ne peut pas dire qu’ici ce soit la boîte la moins chère que je connaisse.
— Tu ne comptes pas rester jusqu’à ce que tu fasses le trou, jusqu’à ce que tu deviennes un autre Harry Krell ?
Elle rit ; il sentit sa chair molle onduler, vit presque une gélatine rose frémir dans l’obscurité. Un flash – ou bien simplement une imagination trop active ?
— C’est une entourloupe, dit-elle. Crois-en une spécialiste. D’abord, il y a des gens qui sont venus ici pendant des mois, et ils ont toujours besoin d’être poussés par Harry pour continuer à flasher. Ensuite, Krell ne nous ferait pas planer en permanence même s’il pouvait. On n’aurait plus besoin de lui, et, à ce moment-là, d’où lui viendrait son argent ?
— Sachant cela, tu restes dans le secteur ?
— Coco, j’ai traîné mes guêtres pendant dix ans, on m’a prise par tous les bouts par lesquels on peut prendre quelqu’un, j’ai pris les hommes par tous les bouts par lesquels je pouvais les prendre. Avant de venir ici, j’avais éprouvé cinquante mille fois toutes les sensations qu’on peut éprouver. Ici au moins je me sens vivre de temps en temps. Alors je paie un paquet à Krell pour qu’il me fasse décoller. J’ai fait la plupart de mon argent à l’autre bout du même circuit, alors, qu’est-ce que ça fout, ça fait circuler l’argent, non ?
— T’es une sale vieille gonzesse, dit Marvin avec une certaine affection.
Elle écrasa sa cigarette, l’embrassa avec légèreté sur les lèvres, roula vers lui.
— Le coup de l’étrier, coco ?
Avec défiance, il prit dans ses bras sa chair fatiguée.
— Oh, tu es doré ! soupira-t-elle en se coulant contre lui.
Et il se rendit compte qu’elle avait espéré un flash synesthésique qui lui donnerait un peu du plaisir aigu que lui-même ne pouvait pas lui donner.
Mais il ne pouvait guère en ressentir de la colère ou du dégoût, puisqu’il rechercherait lui aussi quelque chose de plus spectaculaire que la douceur d’un corps humain dans la pénombre.
Alors que, sous la pleine lune, il se dirigeait vers son bungalow près des falaises, Bill Marvin vint Harry Krell émerger du bungalow de Lisa Scott et descendre le sentier vers lui, avec plus de rapidité et d’assurance qu’il ne semblait ordinairement en avoir lorsqu’il se déplaçait au grand jour. Ils se rejoignirent dans un petit bosquet où le clair de lune filtrait à travers les branches en zébrures d’argent et de noir qui pulvérisaient les images visuelles et en faisaient des puzzles.
— Salut, Marvin, dit Krell. On faisait des petites visites ?
— Je marchais, c’est tout, dit Marvin d’un ton neutre, surpris de son propre désir d’avoir avec Krell une conversation courtoise. (Mais après tout, strictement considéré en tant que phénomène, Krell devait certes être un des hommes les plus intéressants de la terre.)
Krell dut percevoir un peu de tout cela, car il s’arrêta, s’appuya contre un arbre, et dit :
— Il y a une semaine que vous êtes ici, à présent, Marvin. Dites-moi la vérité, est-ce que vous me détestez encore à fond ? Est-ce que vous êtes toujours décidé à avoir ma peau ?
Marvin retint sa respiration, heureux que le camouflage d’ombre et de clair de lune masque sa réaction.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que je veux votre peau ?
Krell rit, et pendant un instant Marvin vit une brillante cascade bleue s’écraser sur une feuille de verre sous un soleil étincelant.
— J’ai entendu l’expression de votre visage, dit Krell. D’ailleurs qu’est-ce qui vous fait croire que vous êtes la première personne à venir ici pour essayer de m’épingler ?
— Pourquoi m’avez-vous laissé venir, alors ?
— Parce que la moitié des habitués de Golden Groves sont venus ici la première fois dans l’intention de se farcir cet escroc d’Harry Krell. Si je me souciais de ça, je perdrais la moitié de ma clientèle.
— Je n’arrive pas à savoir ce que vous avez en tête, Krell. Qu’est-ce que vous pensez être en train de faire, ici ?
— Ce que je suis en train de faire ? dit Krell, un peu d’amertume geignarde surgissant dans sa voix. Ce que je pense être en train de faire ? Je survis du mieux que je peux, tout comme vous. Vous croyez que j’ai demandé tout ça ? Bien sûr, un tas de cinglés passent par ici et se persuadent qu’ils tirent de moi des visions religieuses, un grand trip extatique. Grand bien leur fasse ! Mais pour Harry Krell, la synesthésie n’est pas un trip extatique, permettez-moi de vous le dire ! Je ne peux pas conduire, ni traverser une rue, ni aller nulle part ni faire quoi que ce soit. Tout ce que je peux faire, c’est entendre les jolies couleurs, respirer la musique, voir la saveur des saloperies que je mange. Au bout de trois ans, j’ai juste assez d’expérience pour deviner plus ou moins, la plupart du temps, ce qui se passe autour de moi tant que je reste en terrain connu ; mais je ne fais que deviner, mec ! Je suis prisonnier à l’intérieur de ma tête. Tenez, maintenant, je vois quelque chose de bleu-vert vers la gauche – sans doute la mer dont je renifle l’odeur – et des trucs rose-violet autour de nous – des arbres, sans doute des eucalyptus. Et j’entends une espèce de gong. Il y a de la lune, exact ? Si vous vous mettez à dire quelque chose maintenant, je ne pourrai pas le discerner avant que je recommence à entendre les sons. Mon vieux, je suis tellement seul là-dedans, au milieu de ce light-show !
Bill Marvin lutta contre ses propres sentiments, et perdit. Il ne put s’empêcher d’éprouver de la sympathie pour Harry Krell, emprisonné dans sa bizarre réalité personnelle, pauvre type ordinaire coupé de toute existence ordinaire. Et pourtant Krell était tout à fait disposé à mettre d’autres gens dans la même position.
— Vous éprouvez ça, et ça ne vous gêne quand même pas de faire du blé en aspirant les autres dans votre univers ?
— Doux Jésus, Marvin, vous êtes bien pornographe ! Vous donnez aux gens un plaisir qu’ils recherchent, et vous gagnez votre vie comme ça. Mais est-ce que ça vous branche, vous ? Ça vous plairait, que toute votre existence soit un film porno ?
Bill Marvin s’étrangla avec une réplique cinglante qui ne sortit jamais, car le caractère aveuglant de ce que sa vie était devenue le frappa aux tripes. « Quelle est la différence entre Krell et moi ? pensa-t-il. Il donne aux jobards des flashes synesthésiques, et je leur donne du porno. Ce qu’il pond ne le branche pas plus que ce que je ponds ne me branche, moi. Nous sommes tous les deux seuls à l’intérieur de notre tête et nous faisons semblant. Il s’est fait taper sur la tête par une planche de surf et il est coincé dans le trip synesthésique, et je me suis fait taper sur la tête par Hollywood et je suis coincé dans le trip du porno. »
— Désolé de tellement vous angoisser, Marvin, dit Krell. J’en sens l’odeur sur vous. À présent j’entends votre figure. Quoi ?…
— Nous sommes pareils tous les deux, Krell, dit Marvin. Et nous sommes tous les deux des dégueulasses.
— Nous faisons juste ce que nous devons faire. Il faut jouer avec les cartes qu’on vous donne, parce qu’on n’en aura pas d’autres.
— Parfois, ces cartes foireuses, on se les donne à soi-même, dit Marvin.
— Je vais vous montrer ! dit Krell. Je vais vous montrer à quel point ça peut être dégueulasse, simplement de marcher d’ici à votre bungalow – de la façon qui m’est imposée. Vous avez assez d’estomac ?
— C’est pour ça que je sors mon fric, fit tranquillement Marvin.
Il se mit à remonter le sentier à pied. Krell fit demi-tour et marcha auprès de lui.
Abruptement, les ténèbres se fondirent en un pays magique de lumière et de pain d’épices. À la gauche de Marvin, où il savait que la mer s’écrasait contre la base des falaises, il vit un banc de brillance vert-jaune vif qui projetait des pulsations irradiantes, lesquelles frappaient des objets invisibles tout autour de lui, les auréolant de toutes les teintes les plus subtiles du spectre, formant un treillage infiniment complexe d’ondes perpétuellement changeantes, entrecroisées, qui se transformait à chaque pulsation de l’aurore solaire qu’était la mer. À son côté, Harry Krell était une silhouette d’ombre se détachant contre une aube chatoyante. Il entendit un gong lointain carillonnant agréablement dans un calme de velours. Il goûta le salé et inhala une séquence vivement changeante de parfums floraux qui étaient peut-être les paroles de Krell. La beauté de tout cela imbibait son âme par chaque pore.
Il continua doucement sa marche, s’orienta en supposant que la brillance vert-jaune était le ressac, que les zones d’obscurité qui se détachaient sur le vivant treillage d’ondes étaient des objets solides à éviter. Ce n’était pas facile, mais il y avait quelque chose d’enchanteur à choisir son itinéraire au milieu d’un paysage familier transformé en univers de merveilles.
Puis le monde changea tout à coup. Il entendit la mer se briser. Sur sa gauche, il vit une épaisse masse spongieuse bleu-vert, énorme et très haute ; sur le sol, le sentier était un ruban de noirceur à travers un champ de gris rosé ; ici et là des fontaines s’élevaient hors de ce gris rosé, avec des tiges grisâtres et des sommets marron vif, hautes comme des arbres. Il sentit l’odeur d’un froid clair. Krell était une masse pâteuse de couleurs où dominait le brun délavé. Marvin devina qu’il était en train de voir les odeurs.
Il était assez facile de suivre le sentier de terre morte à travers l’herbe parfumée. Après un petit moment il y eut une autre transformation, plus subtile. Il pouvait voir que lui et Krell montaient le sentier en direction de son bungalow, à guère plus de vingt mètres de distance sous le clair de lune argenté. Mais sa bouche était pleine d’une saveur tantôt de vin, tantôt de noix, qui affluait et se retirait sur un rythme océanique, brisé ici et là par de rapides bouffées d’épices tandis que des silhouettes d’oiseaux filaient dans un battement d’ailes d’un arbre à un autre. Le seul son audible était un sifflement très doux, presque subliminal.
Ébloui, transporté, Marvin fit les derniers mètres du trajet la bouche ouverte et les yeux écarquillés. Quand ils atteignirent la porte, les étranges saveurs dans sa bouche s’évanouirent, et il put entendre le grognement étouffé du ressac martelant la côte. Il rit, béat, rafraîchi dans tous les atomes de son être, éveillé à chaque subtilité sensorielle de la nuit.
— Qu’est-ce que vous en dites, de vivre là où je vis ? fit acidement Krell.
— C’est magnifique… c’est…
Krell grimaça, ricana, eut un sourire lugubre.
— Alors le gros malin se révèle être un gogo, comme tout le monde, dit-il.
Il avait presque l’air de le regretter.
Marvin rit de nouveau. En fait, il se rendit compte que c’était la première fois qu’il avait ri depuis plus d’une semaine.
— Qui sait ? Krell. Peut-être que ça vous plairait de vivre dans un de mes films pornographiques.
Il rit encore une fois, puis entra dans son bungalow, laissant là Krell au milieu de la nuit.
Plus tard, lorsqu’il se mit au lit, les draps frais et l’oreiller doux furent une nuit claire pleine d’étoiles multicolores brillantes comme autant de trous d’épingles, et les ténèbres avaient l’odeur d’un parfum de femme.
Le monde devint d’un rouge livide, et les traverses de bois sous son corps nu devinrent dans sa bouche une saveur de fumée. Marvin se sentit comme une braise rougeoyante, au cœur même de son être profond, tel un feu qui crépite dans la cheminée par une nuit d’hiver, et entendit la voix de Dave Andrews qui disait :
— Rien de tel que de transpirer pour se libérer de ses tensions.
Le flash passa, et il se retrouva étendu sur le banc de bois du sauna, baignant dans sa propre sueur, se rôtissant dans la chaleur qui émanait des pierres brûlantes dans leur râtelier de fer forgé. Sur le banc en face de lui, l’homme gros et gras, drapé dans une serviette, contemplait le plafond sans le voir, et soupirait.
— Pfou ! fit Andrews comme ses yeux se remettaient à accommoder. J’ai vraiment entendu mes muscles se détendre. Twooong !
Marvin resta étendu à absorber la chaleur, à partir avec elle, négligeant totalement Andrews, qui était une espèce de spéculateur immobilier d’un ennui mortel. Il ferma les yeux et se concentra sur les ondes de chaleur qu’il sentait se briser contre son corps, sur le grain du bois contre sa peau, sur le parfum subtil de la pierre chaude. Il avait appris à se baigner dans l’univers de ses sens et à laisser tout le reste dériver autour de lui.
— Moi j’vous l’dis, ce vieux Krell prend peut-être pas mal de fric, mais sûr que ça vous nettoie les vieux tuyaux et que ça vous recharge les batteries…
Andrews continuait interminablement à bavasser comme une annonce publicitaire, mais Marvin n’eut guère de mal à repousser la voix de l’imbécile au fond du paysage sensoriel ; c’était facile, quand chaque sens pouvait devenir tout un univers, quand le système sensoriel n’était plus conditionné par une dominance vue-son.
Soudain la voix d’Andrews disparut et Marvin entendit le sifflement d’un vent d’ouragan. Ouvrant les yeux, il vit déferler des bouffées blanches de vapeur éthérée ponctuées par ces parasites multicolores qu’étaient les paroles d’Andrews. Il eut dans la bouche la saveur de quelque chose qui ressemblait à du curry et sentit un parfum à base de pin.
Quand le flash passa, il se leva, se glissa dans un slip de bain, fonça hors du sauna, traversa en courant le gazon vert sous le soleil bleu, et plongea droit dans la piscine. L’eau fraîche heurta son corps surchauffé en un choc orgasmique. Il se laissa flotter jusqu’à la surface et laissa les petites vaguelettes le bercer tandis qu’il pagayait sur le dos jusqu’au bord du bassin, où Karen était assise, balançant ses pieds dans l’eau.
— Tu n’es plus le même homme qu’à ton arrivée ici, dit-elle.
Levant les yeux, Marvin vit sa silhouette en bikini, forme vague et duveteuse contre le ciel bleu aveuglant.
— Eh bien, d’accord, Krell a du bon, dit-il. Mais à des tarifs pareils, c’est quand même un escroc, et ce qu’il y a de drôle, c’est qu’il croit être un plus gros escroc qu’il n’est en réalité…
Pendant un long instant, elle ne répondit pas, mais contempla fixement les profondeurs de la piscine au côté de Marvin, perdue dans l’univers de son flash synesthésique personnel.
Quand elle parla enfin, cela fut un jaillissement de pétrole d’un vert-noir scintillant qui émergea de nuages lavande, tandis que Marvin goûtait la saveur de la barbe-à-papa glacée. À en juger par la façon dont la dissonance de son visage ébranla la mélodie apaisante du ciel ensoleillé, c’était probablement aussi bien.
Marvin se livrait avec délices à une averse de pluie aussi chaude que du sang, vit un chatoiement de lumière qui pulsa du jaune soleil au vert océan ; puis le flash passa. Il était assis sur son coussin sur la véranda de Harry Krell, faisant cercle autour de Krell, ainsi que Tish, Andrews… et Karen.
« Étrange, songea-t-il, je suis ici depuis près de trois semaines et je n’avais encore pas eu de séance avec Karen. » Plus étrange encore était de constater que cela ne lui avait paru ni singulier ni même significatif jusqu’à cet instant. Comme le reste du monde extérieur, sa relation de naguère avec Karen semblait remonter à si longtemps, si loin… La femme à sa droite ne lui paraissait pas plus proche de lui, émotionnellement parlant, qu’aucun des autres résidents de Golden Groves, qui dérivaient réciproquement à travers les univers privés des uns et des autres, tels des vaisseaux fantômes passant dans la nuit.
Harry Krell prit une profonde inspiration, et la voûte du ciel devint une plaque de cuivre luisant ; en contrebas, la mer était un mouvant chaudron d’ébène. La véranda elle-même était détourée de bleu mat, et les gens autour de lui étaient des formes palpitantes d’un rose jaunâtre. À sa gauche, le parfum de l’encens dissipé ; en face, la fumée riche d’un Havane, et une pointe d’ozone, mais si puissante qu’elle imprégnait tout. Pourtant, l’odeur qui monopolisait l’attention de Marvin était sur sa droite : un envahissant musc féminin qui semblait composé de (ou partiellement masqué par) : un parfum bon marché, du vernis à ongles en train de sécher, une crème de beauté, du shampooing, des désodorisants – tout l’éventail des accessoires chimiques qui avaient été, il s’en rendait compte maintenant, les odeurs caractéristiques de la vie avec Karen. Des vagues de nostalgie et de dégoût affluèrent au-dedans de lui, écumèrent, déferlèrent, et se mêlèrent en une teinte émotionnelle uniforme qu’il n’y avait pas de mot pour désigner. Simplement, c’était l’espace que Karen occupait dans son esprit, l’image totale de l’expérience qu’il avait d’elle.
Encore un changement, et il vit la lumière pulser de nouveau du jaune au vert, goûta une saveur salée. Sur sa gauche, il entendit le tacatac d’un vieux piano de derrière les fagots ; en face, un bêlement métallique saccadé ; par-dessus tout, le lamento cuivré et creux de Harry Krell. Mais de nouveau, c’est le thème à sa droite qui fit vibrer un nerf de ses sens à son cerveau, et jusqu’au creux de son estomac. C’était comme si un gong était frappé dans une enceinte qui amortissait grossièrement ses vibrations, repoussant les notes en train de résonner les unes contre les autres, amputant abruptement les longs frémissements lents, créant un son qui était un martèlement hystérique contre des murs invisibles, le bruit d’un animal pris dans quelque invisible piège. Ironiquement, l’odeur d’une prairie en terrain boisé, au plus chaud de l’été, imprégnait les narines de Marvin.
Après quelques autres lents changements, Krell les fit revenir en papillotant à travers les séquences : pluie chaude comme du sang, plaque de cuivre luisant au-dessus d’une mer d’ébène, odeur de musc féminin et de produits chimiques corporels, lumière pulsant du jaune au vert, riche fumée d’un Havane, pippermint et vin rouge, l’été dans une prairie en forêt, whisky à l’eau plate, lamento cuivré, tacatac…
Puis Marvin était assis sur son coussin à côté de Karen, tandis que la mer marmonnait pour elle-même en contrebas, et Karry Krell respirait lourdement et essuyait la sueur dans ses yeux.
Marvin et Karen se tournèrent simultanément pour se regarder. Leurs yeux se rencontrèrent, ou du moins leurs plans focaux s’entrecroisèrent. Pour Marvin, ce fut comme contempler en plein deux froides billes vertes enchâssées dans le visage d’albâtre d’une statue, tant ce contact contenait peu d’émotion. À en juger par l’ombre de grimace qui frémit sur les lèvres de la femme, ce qu’elle voyait ne lui était pas moins étranger. Un instant, il fut aveuglé de lumière jaune, écœuré par l’odeur de son musc chimique.
Quand le flash passa, il vit qu’elle était sous l’emprise d’un de ses propres flashes ; les yeux contemplaient la mer sans la voir, les lèvres tressaillaient, les narines se dilataient. Une seconde le submergea la curiosité de savoir comment il était perçu par elle ; puis, avec un effort minime, il chassa de son esprit cette pensée désagréable, sachant que l’instant présent était celui du divorce véritable, que la pension alimentaire était désormais le seul lien qui demeurait entre eux.
Un moment plus tard, sans un mot, ils se levèrent tous deux et allèrent à leurs affaires respectives. Comme Karen gagnait l’intérieur de la maison en franchissant les portes de verre, Marvin vit moutonner une masse verte, spongieuse, et entendit son martèlement hystérique et pris au piège, battant la mesure de sa marche, tandis qu’elle sortait à jamais de sa vie.
Et le temps devint la procession papillotante de feuille après feuille d’images-flashes. Le soleil se couchait sur le Pacifique par-delà les falaises, tantôt globe de feu orange plongeant dans les eaux vitreuses et peignant sur le ciel des taches de mauve et d’écarlate, tantôt saveur fumée de l’automne se fondant dans la morsure de cristal effilé d’une nuit d’hiver, tantôt claquement au ralenti d’un énorme tonnerre mourant lentement dans un silence de velours. La lumière du matin sur la véranda de la maison de plage était une averse de pluie chaude comme du sang, un champ de rayonnement orangé injecté de brumes bleu froid, une symphonie fredonnée d’énergie vibrante.
Pour Bill Marvin, tout cela était devenu les pôles naturels de l’existence, les seules références temporelles d’un monde où la nuit pouvait être l’odeur féminine et douillette de l’obscurité de sa chambre, la brillante nuit étoilée des draps frais contre son corps, ou la lumière dorée d’une chair femelle anonyme contre la sienne ; un monde où le jour était le feu d’artifice éblouissant de la nourriture broyée entre ses dents, le carillon céleste de son corps chaud heurtant l’eau fraîche de la piscine après la saveur de curry du sauna, les nuages verts et vallonnés du ressac se brisant contre le pied des falaises.
Les gens qui flottaient à travers cet univers de merveilles et de vif-argent n’étaient que des constellations changeantes et illusoires d’images sensorielles. Tacatac du piano. Musc féminin chimique. Nuage de fumée de Havane. Gémissement de guitare électrique. Pippermint et vin rouge. Gong hystérique enfermé. Piments fumés. Vent d’ail chloré. Lamento cuivré d’un violoniste gitan jouant du jazz hot au tuba. Les visions et les sons et les saveurs et les odeurs et les contacts qui étaient les images sensorielles des résidents de Golden Groves interpénétraient les images du monde inanimé, se mêlaient à elles, se fondaient en elles, jusqu’à ce que les gens et les choses deviennent des aspects impossibles à distinguer du tout chaotique.
L’esprit du Marvin, sauf en des instants isolés, consistait entièrement en la combinaison des influx sensoriels atteignant son cerveau à tel ou tel moment. Il existait comme confluence de ces images sensorielles ; en un sens, il devenait son expérience sensorielle, il n’était plus lié par le souvenir ni l’attente, il n’était plus un point de vue détaché rebondissant sardoniquement à l’intérieur de son propre crâne. C’est seulement dans des laps de temps isolés, lorsque ses flashes synesthésiques refluaient momentanément, qu’il sortait un peu de sa propre perception immédiate, s’étonnait de l’étrangeté au sein de son propre esprit, se regardait circuler au milieu des arbres et des bungalows et des gens de Golden Groves, comme une espèce d’automate. Dans ces moments, il éprouvait un vague sentiment de nostalgie. Il ne savait pas si c’était de la tristesse devant la chute passagère hors d’un état mental plus sublime, ou bien si sa conscience ordinaire s’affligeait de sa propre liquidation.
Un matin, alors que le granola dans sa bouche avait éparpillé comme des pierreries des images de perles scintillantes quand il l’avait mâché contre un fond de café et de velours brun, Harry Krell le retint comme il allait passer sur la véranda pour sa séance du matin.
— C’est votre trentième jour, Marvin, dit-il.
Marvin lui rendit un regard niais, entendant un lamento cuivré et creux, voyant un rectangle d’orange brillant se détachant contre du bleu profond.
— Je dis, c’est le dernier jour que vous avez payé. Ou bien vous crachez cinq cents dollars de plus, ou bien vous faites chercher quelqu’un pour vous ramener à Los Angeles. Vous ne serez pas en état de conduire avant à peu près une semaine.
Les perceptions de Marvin avaient de nouveau changé. Il se tenait dans la fraîcheur du salon près des portes de verre entrouvertes à travers lesquelles le soleil semblait s’étendre comme un corps à l’état solide.
— Trente jours ? dit-il, complètement ahuri. Est-ce que ça fait trente jours ? J’ai perdu le compte.
« Seigneur, pensa-t-il, j’étais censé passer ici seulement une semaine ou deux ! Je n’ai pas travaillé du tout pendant un mois ! Je dois être presque à sec, et l’échéance de la pension alimentaire est passée. Mon Dieu, trente jours, et c’est à peine si je peux me les rappeler ! »
— Eh bien, je les ai bien comptés, dit Krell. Vous avez dépensé vos cinq cents dollars, et nous ne sommes pas dans une institution charitable…
Marvin sentit son esprit s’élancer follement, comme une machine en fuite essayant futilement de rattraper un monde qui l’a dépassée, essayant désespérément de se synchroniser de nouveau avec le monde réel des relevés de banque, des jugements de divorce, des tournages de quatre jours, des chèques en bois, des engueulades avec la brigade des mœurs, des actrices récalcitrantes, des financiers crapuleux. Si je peux réunir une distribution en trois ou quatre jours, peut-être que je peux utiliser les mêmes comédiens pour filmer trois films vite faits dans la foulée, mais il faudra que je dégotte trois décors différents ou ça ne marchera pas. Ça devrait me faire assez d’argent pour couvrir les dépenses mensuelles et empêcher les avocats de Karen de me sauter sur le poil, si je peux me faire avancer du blé, je les paie en premier, et je fais de la cavalerie avec les chèques jusqu’à ce que…
— Alors, Marvin, vous me faites un autre chèque de cinq cents dollars ou…
— Quoi ? grogna Marvin. Encore cinq cents dollars ? Non, non, merde, je suis fauché, je suis déjà resté ici trop… Je veux dire, il faut que je rentre immédiatement à Los Angeles.
— Eh bien, peut-être que je vous reverrai un de ces quatre, dit Karry Krell.
Il pénétra dans la brillante masse de soleil, laissant Marvin seul dans l’ombre du salon, et, dans le mouvement, Marvin vit une brillante pulsation de jaune soleil, entendit un carillon gigantesque, sentit la saveur terrible du paradis perdu.
Mais il n’avait pas le temps de s’éclaircir la cervelle. Il devait appeler Earl Day, son opérateur habituel, pour que celui-ci vienne et le ramène à Los Angeles dans la Targa. Ils pourraient assembler trois idées sur le chemin du retour, commencer la distribution dès demain, et avoir un peu d’argent d’ici quatre ou cinq jours. Il fallait rattraper le temps perdu, et en vitesse, en vitesse, en vitesse !
Pendant un instant très bref, Bill Marvin fut enveloppé d’un feu arc-en-ciel qui crachait et crépitait comme les parasites de la TV couleur, et il entendit le ululement crissant et syncopé d’oiseaux de métal filant près de ses oreilles, enflammant des fantômes de souvenirs presque oubliés après le boulot dingue et frénétique qui avait consisté à débiter trois pornos en moins d’un mois. Un bref sursaut psychique.
Puis il se retrouva le dos raide sur le siège avant gauche de sa Porsche, les mains cramponnées au volant comme des serres, le moteur grondant derrière lui, en train de dévaler la voie de gauche de l’autoroute de Ventura à cent-dix kilomètres/heure au milieu d’une circulation moyennement dense. Le flash avait surgi et disparu si vite que Marvin n’avait même pas eu le temps d’éprouver la moindre sensation de danger, contrairement à la première fois où il avait essayé de conduire, seulement cinq jours après sa sortie de Golden Groves, et où il avait bien failli se planter quand la route était devenue une mélodie aiguë au milieu de roulements de batterie, là-haut dans les lacets des collines d’Hollywood. À présent les flashes synesthésiques étaient rares – un ou deux par jour – et si passagers qu’ils n’étaient guère plus dangereux pour un conducteur qu’un gros éternuement. Chaque flash lui traversait l’esprit comme un fantôme, ne lui laissant qu’un étrange écho de vague tristesse.
Les deux premières semaines de tournage, en revanche, avaient été un véritable cauchemar. Jusqu’à environ dix jours auparavant, il flashait toutes les demi-heures ou presque, assez fort, de sorte qu’il n’avait pu conduire lui-même, que certaines prises de vues avaient été gâchées parce qu’il s’était mis à planer en plein milieu, que les acteurs et l’équipe pensaient parfois qu’il était défoncé ou qu’il flippait et avaient essayé d’en tirer profit. Heureusement, il avait tellement fait de pornos depuis le temps qu’il aurait quasiment pu en tourner un dans son sommeil. Le pire avait été que le tournage était si ennuyeux qu’il s’aperçut qu’il attendait bel et bien les flashes synesthésiques, qu’il se concentrait sur eux quand ils se produisaient, qu’il essayait de les voir venir, et que le travail réel lui paraissait quelque chose d’irréel, comme de battre la mesure. Il ne s’intéressait jamais beaucoup au sexe quand il filmait des pornos – après avoir traité toute la journée des corps féminins comme de la viande, c’était salement difficile de s’exciter sur eux le soir – et les seuls moments où il s’était vraiment senti vivre, c’était quand il flashait ou quand il participait à une des centaines d’affreuses engueulades qu’il y avait eues.
Il franchit abruptement trois voies et quitta l’autoroute à la sortie de Laurel Canyon Boulevard, traversa la clinquante vulgarité de la vallée de San Fernando, commença de monter dans les collines d’Hollywood. Du côté de la vallée, le style plastique banlieusard continuait de régner dans les collines, mais une fois traversé Mulholland Drive, Laurel Canyon Boulevard s’incurvait et s’enroulait, descendant vers Sunset Strip, le long d’un vieux lit de rivière à sec, par une gorge profonde coupant des collines tordues et envahies de végétation, festonnées de demeures bizarres et à demi cachées, et le paysage semblait sortir d’un conte de fées à la Disney sur la Forêt Noire.
Habituellement, ça remontait beaucoup de moral de Marvin, de passer des basses-terres de plastique mort de Los Angeles à l’univers du Canyon, ombragé, urbanisé-mais-campagnard. Habituellement, avoir fini un film – sans parler d’en avoir fini trois – suscitait en lui une extraordinaire poussée émotionnelle lorsqu’il quittait tout après le dernier jour de montage, tandis que n’importe laquelle de la douzaine de filles aisément disponibles l’attendait déjà chez lui en vue d’un week-end d’une semaine, récompense d’un boulot bien fait.
Mais cette fois, le trajet jusqu’à la maison ne lui fit rien, la fin du montage définitif le laissait vide et éventé, et il ne s’était même pas donné la peine de faire en sorte qu’une fille l’attende à l’arrivée. Il se sentait à bout de course, flapi, émotionnellement à plat, et le pire était qu’il ne savait pas pourquoi.
Il stoppa dans son parking et contourna à pied la maison pour gagner l’intimité du jardin à l’abandon, avec ses herbes hautes. Même la végétation sauvage et envahissante de son coteau privé lui parut délavée, pâle, et presque irréelle. Les chants d’oiseaux dans les arbres et les buissons lui semblèrent autant de musiquettes tocardes.
Il donna un coup de pied irrité dans un rocher, puis entendit le téléphone sonner dans la maison. Il gagna l’intérieur, se laissa tomber dans le fauteuil directorial de cuir noir auprès de la tablette du téléphone, décrocha le combiné du salon.
— Ouais ? grogna-t-il.
C’était Wally Bruner.
— Qu’est-ce qui se passe, Bill ? Ça fait presque deux mois que je n’ai pas eu de tes nouvelles, depuis que tu t’es attaqué à cette question dont nous avons discuté. J’ai appris que tu avais commencé à tourner il y a trois semaines, alors je savais que tu n’étais pas mort, mais pourquoi est-ce que tu ne m’as pas contacté ? Est-ce que tu as eu ce que tu étais allé chercher ?
À travers la baie vitrée, Marvin contemplait le jardin où le soleil de fin d’après-midi jetait des ombres sur des bouts de pelouse hirsute, sous deux gros eucalyptus. Deux colombes grisâtres s’étaient aventurées hors de leur petit intérieur de bois pour picorer les graines répandues dans l’herbe avec des roucoulements pensifs de vieilles filles.
— De quoi parles-tu, Wally ? fit Marvin d’un ton absent.
— Bon Dieu, tu le sais ! Golden Groves. Harry Krell. Est-ce qu’on est prêts à agir ?
Soudain des bulles luisantes de chatoiement pastel dérivèrent, languides, à travers un liquide visqueux couleur de vin, et Marvin inhala le doux arôme d’un couchant parfait ; cela dura une fraction de seconde infiniment désirable, puis ce fut passé.
Marvin soupira, battit des paupières, sourit.
— Oublie ça, Wally, dit-il. Je laisse tout tomber.
— Quoi ? Mais pourquoi diable…
— Disons simplement que je suis allé sur une montagne, que j’en suis redescendu, et que je veux être sûr qu’elle est encore là.
— De quoi parles-tu, Bill, bon Dieu ?
— Du morceau du boucher, dit Marvin.
— Bill, tu donnes l’impression d’être flippé.
— Je vais bien, dit Marvin. Disons simplement que je me fous complètement de savoir à quoi Karen dépense sa pension du moment que je dois la payer. C’est tout. D’accord ?
— D’accord, Bill. C’est le conseil que je t’avais donné dès le départ.
Après avoir raccroché, Marvin resta assis là à regarder son jardin où des oiseaux grisâtres et ordinaires picoraient une pelouse hirsute, et où la subtile teinte grise du brouillard était à peine perceptible dans la lumière déclinante.
Il soupira une fois, frissonna, haussa les épaules, soupira de nouveau. Puis il décrocha le téléphone et forma le numéro de Golden Groves.