LE DERNIER HURRAH
DE LA HORDE D’OR
(The Last Hurrah of the Golden Horde, 1969)
Figure mythique créée par Michael Moorcock, Jerry Cornelius est une sorte de James Bond pop, drogué, plus ou moins homosexuel et décadent. Il apparut à plusieurs reprises dans l’œuvre de Moorcock et fut également utilisé par des auteurs tels que Brian Aldiss, James Sallis, John Harrison. Spinrad, qui avoue avoir été très influencé par l’équipe de New Worlds, et tout particulièrement par Moorcock, ne pouvait pas ne pas se laisser tenter par ce mythe qui constituait en même temps un « angle d’attaque » original.
« … Je dois dire, écrit-il, que la rédaction de ce texte m’en a plus appris sur la forme, les problèmes de point de vue et le style que tout ce que j’ai pu écrire par ailleurs… »
Texte « expérimental », le Dernier Hurrah de la Horde d’Or est aussi, surtout, une totale réussite.
Montés sur trois cents chevaux mongoliens efflanqués et hirsutes, trois cents vieillards traversent le désert de Gobi en direction de l’est. Comme leurs cavaliers, les chevaux sont les derniers rejetons d’une race qui s’éteint. Les hommes sont vêtus de cuir mal tanné, sale et craquelé. Sur leur dos sont fixés de petits arcs mongoliens ; des épées pendent à leur ceinture et ils tiennent des lances dans leurs mains calleuses tandis qu’ils chevauchent vers le levant.
Dans le magasin crasseux du Sullivan Street où se reconnaissait le Club Social D’Mato grâce aux lettres vertes et écaillées qui se détachaient là-haut, au milieu des chiures de mouches, sur la partie transparente de la vitrine peinte en noir afin de cacher l’intérieur caverneux de la boutique au regard des assassins à la petite semaine qui passaient dans la rue, Jerry Cornelius, assassin à-la-semaine-pas-si-petite-que-cela (ou, pour reprendre ses propres termes, à-la-semaine-plutôt-chargée), était assis sur une chaise pliante en métal laqué gris en face d’un vieillard noueux au nez à la Jimmy Durante. Les deux hommes n’étaient séparés que par le plateau craquelé d’une table de jeu bancale. Jerry portait un complet noir soigneusement désuet, une chemise de soie noire, une cravate blanche et des bottines de la même couleur. Son imperméable de vinyl noir était jeté sur un comptoir qui se dressait parallèlement à l’un des murs de la pièce où reposaient un assortiment de bonbons ainsi qu’un présentoir en carton de cigares De Nobili. Derrière le comptoir une photographie passée de Franklin D. Roosevelt était accrochée dans un cadre noir. L’homme au nez à la Jimmy Durante fumait un De Nobili et les nuages quasi empoisonnés qu’il soufflait par-dessus la table étaient visiblement destinés à arracher Jerry à son flegme. Mais celui-ci avait prévu la manœuvre et gardait ostensiblement sa boîte à violon à portée de la main. Égalité.
« C’est un gros bonnet, Cornelius, lui dit le vieillard.
— Un homme n’est qu’un homme, Mister Siciliano, répondit Jerry.
— Vous vous êtes déjà attaqué à un Premier Ministre ? »
Jerry réfléchit un instant. « Je n’en suis pas sûr, finit-il par admettre. J’ai déjà eu un chef d’État, mais c’était un despote plutôt bonasse. »
Le vieillard mâchonna son cigare, au grand dégoût de Jerry. « Ça ira, lui dit-il. Affaire conclue. Combien vous faut-il de temps pour être au Sinkiang ?
— Trois jours. Il va falloir que je change encore de passeport.
— Disons deux.
— Je vais être obligé de tirer quelques ficelles. Ça va vous coûter chaud. »
Le vieillard haussa les épaules. « Qu’importe », dit-il.
Jerry sourit. « C’est ma devise, Mister Siciliano. Et quel est notre client ?
— L’héritier présomptif de Mao Tsé Toung.
— Qui c’est en ce moment ? » demanda Jerry. La situation politique en Chine était devenue quelque peu embrouillée.
« Ça, c’est votre affaire », lui dit Nez-à-la-Durante.
Jerry haussa les épaules.
« Et ma couverture ?
— Débrouillez-vous. »
Jerry se saisit de sa boîte à violon et se leva. Il passa sa main dans son abondante toison d’un beau blond naturel, ramassa son imperméable, prit un De Nobili sur le comptoir et dit avec un sourire mauvais : « Vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas averti. »
Le train était composé d’une locomotive, d’un wagon plombé, de trois wagons plats et d’un fourgon de queue. Le wagon plombé contenait une tonne d’héroïne (pure ?). Les wagons plats transportaient trois cents membres de l’Armée Populaire Chinoise équipés de mitrailleuses et protégés des éléments par la pensée du Président Mao. Le fourgon de queue abritait les négociateurs. La locomotive était propulsée par un moteur Diesel.
« Vous vous occuperez de cette affaire avec les Russes, Inspecteur Cornelius, dit Q. Il se trouve que nos intérêts sont communs. »
Jerry fronça les sourcils. La dernière fois qu’il avait travaillé avec un Russe, il avait attrapé la chaude-pisse. « Je me méfie de ces bougres-là, dit-il à Q.
— Nous aussi, trancha Q. Mais nous n’avons pas d’autre moyen de vous envoyer au Sinkiang. Vous partirez demain pour Moscou par Aéroflot.
— Aéroflot ? » gémit Jerry. Bon Dieu, ces hôtesses russes ! « Je suis toujours malade sur Aéroflot », se plaignit-il.
Q jeta un regard sévère à Jerry. « Nous avons la réduction pour famille nombreuse, expliqua-t-il.
— Mais je pars tout seul…
— Justement.
— De la Dramamine, ça ira ?
— Si vous y tenez, dit Q d’un air pincé. Mais le Bureau n’apprécie pas beaucoup l’emploi des produits étrangers.
— Ma mission ? demanda Jerry.
— Prendre les Jaunes et la Maffia la main dans le sac. Et les faire sauter.
— Mais nous n’avons pas de juridiction…
— D’où les Russes, dit Q. Réfléchissez un peu, Cornelius.
— Ils n’ont pas plus de juridiction que nous.
— Vous n’êtes tout de même pas naïf à ce point, Cornelius.
— Je ne pense pas », dit Jerry d’un air songeur.
Selon la pensée du Président Mao, le village était un anachronisme : cent cinquante-trois nomades dévorés par la vermine groupés avec leurs bêtes (principalement des chevaux malades et des yaks pelés) autour de quelques yourtes de cuir à la lisière du désert de Gobi. D’un point de vue tout à fait correct, on pouvait dire que le village n’avait pas d’existence véritable.
Du même point de vue (et de beaucoup d’autres encore), on pouvait dire pareillement que les trois cents vieillards qui arrivaient au galop des espaces désolés du désert de Gobi n’avaient pas d’existence véritable. Le campement nomade avait néanmoins une certaine réalité pour les vieux guerriers ; une réalité archétypale, pour ainsi dire, qui remontait selon une tradition bien établie à l’époque du Grand Khan et de sa Horde d’Or, et illuminait toujours leur mémoire ancestrale en ce présent brumeux et arthritique.
Village. Brûler. Piller. Violer. Tuer.
Loin de la pensée tutélaire du Président Mao, les vieux barbares existaient dans une réalité bien plus heureuse faite d’impératifs traditionnels simples et directs.
Par conséquent, inconscients du fait que le village était un anachronisme, les vieux guerriers suivirent la tradition séculaire de la Horde d’Or : ils firent irruption dans le village, exterminèrent les hommes et les enfants, violèrent les femmes jusqu’à ce que mort s’ensuive, massacrèrent les animaux, mirent le feu aux yourtes et continuèrent leur route vers l’est, satisfaits d’avoir accompli une nouvelle partie de leur interminable destinée.
Une immense piste de béton rompait la monotonie désolée du paysage du Sinkiang de la monotonie encore plus absolue de sa perfection géométrique. Perpendiculairement à la piste, un embranchement de chemin de fer fuyait vers l’horizon. Pour le pilote du C-5A qui s’approchait de cette connexion tridimensionnelle, la piste et la ligne de chemin de fer formaient un T dont la barre transversale était finie et la barre verticale infinie. Le pilote devait trouver que c’était là du travail de cochon, mais probablement qu’il ne comprenait pas toute la portée de la pensée du Président Mao ; un homme plus averti aurait pu en apprécier tout le symbolisme.
« C’est une preuve évidente de la perfidie cynique des gangsters chinois embusqués derrière la façade de la clique maoïste, Camarade Cornelius », fit remarquer aimablement le Commissaire Krapotkine en remplissant un verre de thé au samovar d’argent et en le tendant à Jerry par-dessus la table. Krapotkine était un homme de petite taille, dans le genre tonneau, qui portait son costume croisé dernier cri comme on porte un uniforme. Peut-être est-ce un uniforme, pensa Jerry en prenant un morceau de sucre imbibé d’alcool dans son écrin de nacre et en le plaçant entre ses dents. Les Russes faisaient de leur mieux pour être dans le vent et il était difficile de les suivre.
Tandis que Jerry sirotait son thé à travers le morceau de sucre qu’il tenait entre les dents, Krapotkine alluma une Acapulco Gold et poursuivit son petit bavardage : « Pendant qu’ils vomissent leurs obscénités antisoviétiques à Pékin, ils traitent avec les pires gangsters de la société capitaliste décadente sur le territoire du Sinkiang qui, soit dit en passant, relève de plein droit de l’autorité soviétique. »
« Je ne dirai pas que les maffiosi sont les pires gangsters de la société capitaliste décadente », lui fit calmement remarquer Jerry.
Krapotkine émit un bruit métallique dans lequel Jerry crut reconnaître un rire. « Ah ! très bien, Camarade Cornelius. Et de fait, on pourrait soutenir la thèse que la distribution de l’héroïne, en contribuant comme elle le fait à aggraver la corruption de la société occidentale déjà en pleine décadence, est une action à long terme en vue de la promotion de la classe ouvrière.
— À condition qu’elle ne soit pas menée par le régime réactionnaire et aventuriste de Pékin et que les capitaux américains n’y soient pas mêlés, ajouta Jerry.
— Exactement, Camarade ! Et voilà pourquoi mon gouvernement a décidé de coopérer avec le Bureau Américain des Narcotiques. Quand la clique maoïste aura été prise à vendre de l’héroïne à la Maffia, nous ne devrions pas avoir trop de difficulté à la discréditer auprès des éléments progressistes du monde entier.
— Et la Maffia sera discréditée du même coup.
— ?
— La Maffia est essentiellement une organisation patriotique, comme le Ku-Klux-Klan ou l’Ordre Loyal du Caribou. »
Krapotkine écrasa sa cigarette. « Assez plaisanté, Camarade, dit-il. Êtes-vous prêt pour le coup ? »
Jerry caressa sa boîte à violon. « Et ma couverture ? demanda-t-il.
— Vous serez un homme de main de la Maffia chargé de s’occuper de l’héritier présomptif de Mao Tsé Toung, dit Krapotkine. Nos agents à Palerme ont découvert un tel complot.
— Et le véritable homme de main ? »
Krapotkine se mit à sourire. « Nous nous sommes débarrassés de lui, ne craignez rien. »
Et d’un certain point de vue, songea Jerry, Krapotkine avait raison.
Moins de quatre-vingt-dix secondes après que le C-5A eut fait halte, la queue tournée vers l’endroit où la piste et la voie ferrée se rejoignaient pour former un T, comme s’il avait voulu lâcher un pet le long des rails, des portes massives s’ouvrirent sur le nez de l’appareil comme les pétales d’une fleur d’aluminium, une rampe s’abaissa et une Cadillac noire roula sur la piste, remorquant une caravane aux proportions gigantesques dans le plus pur style gothique de Miami Beach. Le C-5A continua à évacuer ses Cadillacs comme un poisson rouge en pleine ponte, chaque voiture remorquant une caravane encore plus imposante et plus rococo que la précédente.
***
Un peu moins de trois cents vieillards traversaient péniblement les étendues désolées du Sinkiang sur des chevaux claudicants. L’excitation du dernier massacre avait provoqué la rupture de quelques vaisseaux sanguins dans les vieux crânes fatigués d’au moins une douzaine de guerriers mongols. Leur sang s’appauvrissait. Là où les steppes avaient résonné sous les sabots vigoureux de la Horde d’Or tandis que le monde entier tremblait devant la marée de barbares qui couvrait toute la ligne d’horizon, il n’y avait maintenant plus rien qu’une poignée de plus en plus réduite de sauvages décrépits. Sic transit gloria mundi. L’esprit était toujours vivace mais la chair était pratiquement moribonde. Les survivants enviaient ceux de leurs compagnons qui avaient eu la chance de mourir en guerriers pendant le sac du village, renouant ainsi avec la glorieuse tradition d’une époque où les villages avaient pour noms Pékin, Samarkande et Damas.
Mais quelque chose – vertu virile ou simple fierté – poussait les pitoyables restes de la Horde à continuer leur chevauchée vers l’est et le soleil levant : Peut-être était-ce l’espoir que, quelque part sur cette steppe sans fin, il resterait un village assez grand (mais pas trop grand) pour leur apporter à tous une mort glorieuse au cours d’un dernier massacre qui serait l’apothéose de leur vie. Comme des étendards en lambeaux dans leurs vieux cerveaux ramollis s’agitaient les impératifs simples qui avaient forgé leur vie, leurs espoirs et leur destinée : Village. Brûler. Piller. Violer. Tuer.
Jerry Cornelius, serrant toujours sa boîte à violon, se tenait tout seul au milieu du désert gris et regardait avec une certaine appréhension l’hélicoptère russe disparaître dans un ciel couleur d’ardoise. Impossible de faire confiance à ces Russes, pensait-il. Où la voiture pouvait-elle bien être ?
Un gros rocher se dressait vers l’est. Jerry éprouva un certain soulagement en découvrant derrière une Cadillac noire du dernier modèle, bien briquée et brillant de tous ses feux. Jusque-là, tout allait bien.
Jerry trouva sa nouvelle tenue à l’intérieur de la voiture. Il quitta ses habits et revêtit sa tenue : un complet noir d’un très beau tissu, comprenant un veston à revers étroits et un pantalon au pli impeccable, une chemise blanche boutonnée tout du long, une cravate blanche, une épingle à cravate ornée d’un diamant, des chaussures italiennes noires à bout pointu, des chaussettes en argyl, une boîte de De Nobili, et quelques pots de cirage noir et de vaseline qui lui permirent de se faire une tête à la Rudolf Valentino, un feutre mou vert entouré d’un ruban en peau de léopard. Ainsi accoutré, un cure-dent désinvolte au coin de la bouche, il referma la voiture, brancha l’air conditionné et s’enfonça dans le désert.
C’est seulement lorsqu’il découvrit que la radio ne pouvait prendre que Radio Moscou et que la réserve de cassettes ne contenait que du Tchaïkovsky, que toute l’ampleur de la trahison de Krapotkine lui apparut.
Quand le train arriva en vue du point de rencontre des rails et de la piste, les soldats de l’Armée Populaire ne purent retenir un cri d’horreur, d’étonnement et de dégoût que grâce à une stricte application de la pensée du Président Mao.
Car là, au fin fond du Sinkiang se trouvait une reproduction assez fidèle (compte tenu des circonstances) de Las Vegas. Un demi-cercle de caravanes bordait une vaste piscine en forme de haricot. Peintes de couleurs pastel exhibant des fenêtres décorées, et toutes bourgeonnantes d’annexes, de pavillons et de vérandas, les caravanes faisaient penser aux étages que les hôtels de Las Vegas réservent aux jeux. Des labyrinthes complexes de cabanons, de transatlantiques, de terrains de boules, de tentes, de tonnelles, de courts de pelote et de cages à pigeons comblaient les intervalles entre les caravanes, complétant ainsi l’illusion. Derrière la façade circulaire de ce nouveau Las Vegas se dressait la queue du C-5A qui, d’une certaine façon, rappelait Howard Hughes et tout ce qu’impliquait son ténébreux personnage. Au milieu des hôtels et des casinos fantomatiques étaient rangées un nombre incalculable de Cadillacs noires.
Autour de la piscine, des serveurs en livrée rouge apportaient des Collins tièdes à de gros hommes en lunettes noires, allongés sur des transatlantiques, qui se chauffaient au pied de tout un échafaudage de lampes solaires. Des starlettes en bikini promenaient leurs jolis petits croupions au bord de la piscine.
Les officiels du fourgon de queue appelèrent immédiatement le train supplémentaire qui avait été garé à quatre-vingts kilomètres de là en prévision d’une telle éventualité.
Comme il arrivait à destination par le côté sud, Jerry Cornelius aperçut un groupe de pagodes, de huttes et de baraquements au milieu desquels se dressaient d’immenses portraits de Mao, Lénine, Staline, Enver Hoxha et autres personnalités populaires de la République Chinoise. Chacun d’eux était orné de caractères comme un gâteau de mariage. De temps en temps, des pétards explosaient en cascade. Des miliciens se poursuivaient dans les ruelles tortueuses. Des soldats de l’Armée Populaire se livraient à quelques petits exercices de gymnastique. Les syllabes aiguës des dialectes chinois déchiraient l’air comme des lames de rasoir. Des gongs résonnaient. Des dragons en papier dansaient dans les rues. Un éternel crépuscule semblait planer sur le décor qui, après plus mûr examen, se révélait construit de balsa, de papier de riz et de papier mâché.
Au volant de sa Cadillac, Jerry contourna prudemment cette version chinoise de Disneyland et se dirigea vers la queue d’un C-5A qui dominait le paysage. La réalité (ou du moins ce qui en tenait lieu) se transforma bientôt, et il se retrouva aux abords de ce qui lui parut être une banlieue de Las Vegas : les étages inférieurs des hôtels-casinos étaient là, montés sur roulettes et garés en demi-cercle autour d’une immense piscine en forme de haricot dont les eaux javellisées les séparaient de l’apparition chinoise.
Derrière la façade de la réalité chinoise, Jerry avait aperçu un wagon entouré de gardes, aussi ne fut-il guère surpris de voir une douzaine de tueurs armés de mitrailleuses postés autour du C-5A. Les cinquante millions de dollars devaient se trouver dans l’avion.
Jerry arrêta un instant sa Cadillac à l’endroit où l’Orient rencontrait Las Vegas et réfléchit à ce qu’il allait faire.
Il pénétra peu après dans le camp de la Maffia, gara sa Cadillac à côté d’une bouche d’incendie qui se dressait devant une boutique de coiffeur et se mêla au décor sans faire le moindre remous. Oui, c’était bien là son genre de ville !
Çà et là au milieu du paysage désertique, en direction de l’est, un cavalier mort sur son cheval ou une monture écumante titubant sous le poids de son cavalier… L’esprit était plus vif à mesure que le sang s’appauvrissait, comme si les vieux corps s’évanouissaient dans l’air, ne laissant subsister que la quintessence, racornie par les intempéries, du désir et de la tradition. Oui, poussés par la volonté farouche de ne pas mourir comme des paysans et par l’image du Massacre Final qui entretenait encore une pauvre lueur d’espoir au fond de ce qui restait de leurs cerveaux sclérosés, les derniers débris de la Horde d’Or poursuivaient leur marche chancelante en avant, toujours en avant.
« Alors, tu piges le truc, maintenant, Cornelius ? » dit Le Roc en sirotant son Collins. Allongés côte à côte sur des transatlantiques, les deux hommes se bronzaient au bord de la piscine. Jerry était vêtu d’un costume de bain bleu électrique qui contrastait avec son peignoir en tissu éponge jaune, des sandales japonaises en caoutchouc et d’une paire de lunettes argentées de l’Armée de l’Air. Il avait résisté à la dangereuse envie de commander un Pernod et faisait tourner dans sa main un verre empli d’une infecte décoction à base de rhum. Seule la présence toute proche de sa boîte à violon parvenait à lui calmer les nerfs. Et les lampes solaires menaçaient de faire fondre le cirage dont il s’était enduit les cheveux.
« Je ne suis pas payé pour piger le truc, Roc », dit Jerry. Il se conformait à son personnage mais, d’une certaine façon, ce qu’il disait était vrai.
Le Roc gratta sa panse velue d’une main et se servit de l’autre pour pincer l’arrière-train d’une starlette qui passait par là, lui arrachant un gloussement tout à fait de circonstance.
« Tu me plais, petit, dit Le Roc. Mais tu m’as pas l’air très curieux…
— La curiosité est un vilain défaut.
— J’en suis plus à un défaut près, Cornelius, alors à quoi bon se faire de la bile ? En tout cas ces Chinetoques n’auront que ce qu’ils méritent. C’est pas parce que ces petits cons ont quelques bombes H et quelques missiles qu’ils doivent se croire assez forts pour couillonner la Maffia comme ça. Ouais, quand tu auras eu leur parrain numéro deux, l’autre gros malin de Pékin y regardera peut-être à deux fois avant de faire foutre du sucre dans la came.
— Et qui est ce numéro deux ? »
Le Roc dirigea son De Nobili vers le radeau désert qui était amarré au milieu de la piscine. « Le Caïd traitera le marché de cette année sur ce radeau… c’est un terrain neutre. Quel que soit le Chinetoque qui se trouvera avec lui… couic !
— Et les Rouges ? Ils ne vont pas… ? s’inquiéta Jerry.
— Les Cadillacs sont remplies de malabars armés jusqu’aux dents, ricana Le Roc. Quand tu t’attaqueras au numéro deux, ils s’occuperont de l’Armée Populaire. »
Le Roc se donna une tape sous le menton de son index droit comme pour expédier une goutte de sueur sur les portraits géants de Mao, Staline, Hoxha et Lénine qui rayonnaient comme de fantomatiques agents du fisc de l’autre côté de la piscine.
Jerry décida d’aller traîner ses guêtres au Pays du Sourire.
Le Major Sung tendit la pipe d’opium à Jerry par-dessus la table de laque noire. Jerry aspira la douce fumée tout en caressant voluptueusement sa boîte à violon tandis que le Major Sung tripotait son Petit Livre Rouge d’une façon absolument obscène. « Il va de soi, dit celui-ci, que je n’ignore rien de vos activités en Angleterre, Colonel Kor Ne Loos.
— Votre anglais est excellent, Major, mentit Jerry. Harvard ?
— Berlitz.
— Voilà qui ne plairait guère à l’honorable Héritier Présomptif du divin Mao », lui reprocha Jerry.
Le Major Sung fronça les sourcils et heurta du bout du pied le gong de cuivre qui se trouvait sous la table. Attention, se dit Jerry. Et il révisa son opinion sur le Major Sung. « Comme vous ne l’ignorez pas », lui dit Sung avec un plissement d’yeux typiquement oriental, « le paon cache souvent son œuf sous les ornements de sa roue ».
Jerry ne s’attendait pas du tout à cela mais il se ressaisit aussitôt. « Chacun sait que le dragon polit ses écailles avant de fondre sur sa proie », approuva-t-il.
À l’extérieur de la pagode, un chœur de deux cents enfants des écoles venait d’entonner le dernier tube du hit-parade chinois, Mort aux profanateurs de l’esprit de l’urine du Président Mao. Jerry pianota sur la table au rythme de cet air entraînant et s’aperçut tout à coup qu’il s’agissait d’une variation sur le thème de Rock around the dock.
« Dois-je comprendre par là qu’il y a un serpent caché sous les fleurs ? » dit le Major Sung. Ce n’était manifestement pas une question.
Jerry se mit à sourire. « Comme l’a dit Confucius, le renard armé d’un couteau peut trancher la tête au lion ivre. »
Le Major Sung éclata de rire. « Comme le Président Mao l’a fait observer, les ennemis de la Révolution dévoreront leurs propres entrailles si cela doit leur rapporter. »
Avec force courbettes, un sergent en kimono vint apporter le thé et les sablés qui disent le sort.
Le Major Sung ouvrit son sablé et lut à voix haute le message qu’il contenait : « Mort aux chiens révisionnistes des impérialistes de Wall Street et de leurs laquais de Prague. »
Le sablé de Jerry renfermait la formule suivante « Voici venir le temps des tensions, des appréhensions et des dissensions. »
Comme Jerry, vêtu de son beau costume, de son feutre mou et de ses chaussures italiennes, s’appuyait sur l’amortisseur avant droit de la Cadillac, qu’il avait discrètement rangée au bord de la piscine, un gros homme vêtu d’une chemise à fleurs hawaïenne et d’un bermuda noir monta à bord d’un hydroglisseur qui l’attendait dans la piscine, côté Las Vegas. Ses lèvres épaisses étaient refermées autour d’un El Ropo Supremo Perfecto Grande. Sur son crâne chauve était posée avec désinvolture une casquette de marin rouge sur le devant de laquelle les mots « Le Caïd » avaient été brodés en fil bleu marine à Atlantic City.
Juste au moment où un orchestre à la Meyer Davis attaquait Amore dans un des cabanons au bord de la piscine, tandis qu’une effeuilleuse commençait à se déshabiller au sommet du plongeoir, l’hydroglisseur blanc s’éloigna en direction du radeau.
Pendant ce temps, de l’autre côté de la piscine, cinquante soldats de l’Armée Populaire faisaient les cent pas en brandissant des panneaux couverts de caractères d’une écriture sévère qui indiquaient le menu du restaurant Hong Fat ainsi que des portraits psychédéliques de Lénine, Staline, Mao et Jim Morrison, tandis que les cuivres de l’Armée Populaire jouaient Chinatown, any Chinatown, accompagnés par un chœur de Gardes Rouges qui agitaient leurs Petits Livres Rouges en chantant l’Internationale en sino-albanais. Encouragé par l’enthousiasme de la foule, un vieux Chinois barbu vêtu d’une tunique militaire (et qui ressemblait de façon curieuse quoique superficielle à Ho Chi Minh) se transporta à la rame vers le radeau qui se trouvait en zone neutre.
Du bord de la piscine, Jerry remarqua d’un œil exercé que des malabars en costume de serge bleue se dirigeaient subrepticement vers leurs Cadillacs. Chacun d’eux portait une boîte à violon. Jerry paria auprès d’un bookmaker voisin que les boîtes ne contenaient pas de violons, mais il ne pouvait pas s’attendre à un gros rapport.
Enfin seuls sur le radeau, le Caïd et l’Héritier Présomptif échangeaient des mots aimables tandis que les accents de Grandes espérances se mêlaient aux voix frêles des enfants des écoles qui chantaient Mon Mao enfonce ton Mao en dialecte cantonais décadent.
« Espèce de salope, la came de l’année dernière était coupée de sucre en poudre.
— Comme l’a fait remarquer le Président Mao, quand on traite avec les mercenaires corrompus de la classe exploitante, le principe du “pas de crédit, pas de garantie” est pleinement justifié.
— Souvenez-vous de ce qui est arrivé à Bugsy Siegel !
— Confucius a dit que le dragon édenté ne craint pas l’arracheur de dents. »
De l’autre côté du Disneyland chinois, l’Armée Populaire avait placé six nids de mitrailleuses autour du wagon d’héroïne.
Vingt malabars armés jusqu’aux dents entouraient le C-5A. À l’intérieur de l’avion, cinq autres malabars veillaient sur une somme de cinquante millions de dollars en petites coupures usagées.
« Cinquante millions ! C’est du vol. Vous les Jaunes, vous n’êtes que des truands ! »
L’orchestre à la Meyer Davis entama Il faut être deux pour danser le tango et les cuivres de l’Armée Populaire ripostèrent par une version chinoise de Die Fahne Hoch.
« Comme l’a dit le Président Mao, menaça l’Héritier Présomptif, je ne suis peut-être pas le plus fort mais je le resterai jusqu’à l’arrivée du plus fort ».
À l’abri d’une façade de panneaux, de portraits, de pagodes, de dragons en papier, de miliciens, d’écoliers occupés à de petits exercices de gymnastique, de Gardes Rouges vociférants, d’aviateurs américains enchaînés, de fumeries d’opium et de pauvres huttes de paysans, trois cents soldats de l’Armée Populaire de la République Populaire de Chine se préparaient à passer à l’attaque.
« Si on traite avec vous, saloperies de cocos, c’est parce que vous êtes les seuls gros fournisseurs d’héroïne en dehors du Bureau des Narcotiques.
— Comme l’a dit le Président Mao, vous n’êtes que des fripouilles. »
Sinistre présage, l’orchestre à la Meyer Davis se mit à jouer le Chant de guerre hawaïen.
Jerry Cornelius écrasa sa cigarette de marijuana et s’empara de sa boîte à violon. « Maintenant, dit le Morse, c’est le moment de s’expliquer [1] » récita-t-il quand, sur le radeau, le Caïd se mit à montrer les griffes.
« Cinquante millions pour tout le wagon, c’est à prendre ou à laisser », dit l’Héritier Présomptif.
Les cuivres de l’Armée Populaire enchaînèrent sur Light my fire au moment où sept cents Gardes Rouges s’aspergèrent d’essence et s’immolèrent en chantant Le Président Mao ist unser Führer en contrepoint, mais la plaisanterie se solda par un échec car ils chantaient tous faux.
« Comme l’a dit un jour Al Capone, joue le jeu ou ça va être ta fête. »
Jerry Cornelius ouvrit sa boîte à violon et en sortit un violon. L’observateur inattentif n’y aurait vu qu’un classique violon électrique à piles incorporées, avec ampli encastré et haut-parleur de 100 watts. Cependant un musicien underground spécialisé dans l’électronique y avait apporté une intéressante modification moyennant 150 mg de méthédrine : les notes les plus élevées se situaient dans l’ultrasonique et les plus basses tombaient dans l’infrasonique tandis que toutes les fréquences audibles avaient été supprimées.
Quand Jerry cala le violon sous son menton et se mit à jouer Wipeout, tous les cerveaux qui se trouvaient dans un rayon de huit kilomètres se mirent à vibrer au rythme d’un batteur aussi extraordinaire qu’invisible. Car, pour l’oreille humaine, Jerry semblait jouer Les voix du silence.
Sur le radeau, le Caïd commençait à s’exciter à mesure que les accents subliminaux de Wipeout enflammaient chaque cellule de son cerveau engourdi. « Mao Tsé Toung n’est qu’un bouffeur de merde ! » déclara-t-il à l’Héritier Présomptif.
« Al Capone n’était qu’un enculé, d’après la pensée infaillible du Président Mao ! »
Les cuivres de l’Armée Populaire immolèrent leur tuba.
Quand Jerry enchaîna sur une version subliminale de Heartbreak Hotel, cinquante machines à sous sortirent des jackpots instantanés, les Cadillacs firent ronfler leur moteur, les caniches des poules de luxe se mirent à hurler à la mort, treize vitres volèrent en éclats et toutes les starlettes de la piscine éprouvèrent un orgasme (ce qui n’était pas arrivé à certaines d’entre elles depuis leurs premiers bouts d’essai).
Les miliciens se mirent à taillader les pagodes de papier mâché. Un dragon en papier prit feu. Trois cents soldats qui se préparaient à passer à l’attaque commencèrent à radoter et entrèrent en érection. Sept cents enfants des écoles finirent leur satori et entreprirent de dévorer un drapeau américain arrosé de sauce au soja, un portrait géant de Staline se mit à ricaner et fit un pied de nez à un portrait de Mao.
« Mao Tsé Toung se fout de la gueule du monde !
— La Maffia prend les gens pour des cons !
— Pédale !
— Paumé !
— Sale Jaune !
— Métèque !
— ARGH ! »
L’écume aux lèvres, le Caïd se jeta sur l’Héritier Présomptif, réduisant en morceaux son El Ropo Supremo Perfecto Grande, et enfonça dents et cigare dans la barbe du vieux Chinois, mettant le feu à celle-ci. Les deux hommes se colletèrent quelques instants, mordant, crachant et jurant, puis tombèrent tous les deux dans la piscine qui se révéla remplie de crocodiles.
Satisfait de son ouvrage, Jerry Cornelius se mit à jouer Fire.
Une phalange de Cadillacs contourna la piscine dans un grand crissement de pneus et fonça sur les cuivres de l’Armée Populaire en crachant des balles de mitrailleuses qui déchiquetèrent un portrait de Mao Tsé Toung. La chose eut pour effet de porter à son comble la fureur d’un détachement de Gardes Rouges, lesquels se transformèrent en torches vivantes et se jetèrent sous les roues des voitures, lesquelles firent une embardée, laquelle se termina dans une pagode de balsa, laquelle bascula dans la piscine en mille morceaux, lesquels furent dévorés par les crocodiles affolés par l’odeur du sang, lesquels moururent d’indigestion quelque temps après.
Trois cents soldats de l’Armée Populaire se lancèrent à l’attaque, faisant feu de leurs mitrailleuses sans prendre la peine de viser.
Jerry continua de jouer Fire, ne voyant aucune raison particulière de changer de morceau.
Le Major Sung s’écria : « Les chiens capitalistes des laquais révisionnistes d’Elvis Presley ont submergé les manifestations idéologiques des éléments décadents au sein de l’amplificateur de la pagode ! » Après quoi il fit hara-kiri.
Le Roc se mit à cogner les machines à sous avec une batte de base-ball.
Les starlettes arrachèrent leur bikini et se mirent à poursuivre les miliciens terrifiés autour de la piscine.
Les soldats de la vague d’assaut arrivèrent au bord de la piscine, plongèrent dans l’eau et s’en prirent aux crocodiles moribonds qu’ils achevèrent à coups de crosse.
Un commando suicide se précipita à travers les vitres d’une caravane et dévora les tapis.
Les Cadillacs entourèrent le wagon d’héroïne comme des Indiens sur le sentier de la guerre, et une odeur de plomb chaud se répandit dans l’air.
Les survivants de la vague d’assaut arrivèrent tout trempés dans le camp des caravanes et tombèrent sur les sbires de la Maffia à grands coups de crocodiles morts.
Les Gardes Rouges lancèrent des bouteilles d’encre sur le C-5A.
Des langues de flammes couraient de toutes parts.
Explosions, contusions, feu, flots de sang, jurons, pillage, viols.
Jerry Cornelius entreprit alors de jouer All you need is love, tout en sachant très bien que plus personne n’écoutait.
Poussant toujours vers l’est sur leurs montures fourbues, les restes décrépits de ce qui avait jadis été la glorieuse Horde d’Or, un peu moins de deux cents hommes, presque tous délirants de fatigue, aperçurent une immense conflagration à l’horizon.
Une adrénaline dénaturée obligea les cœurs quasi moribonds à battre plus vite. Ils pressèrent leurs chevaux en abattant sur eux la hampe de leurs lances. De la bave coulait de la bouche des vieux fossiles et de leurs chevaux. Une vague odeur de feu et de sang réveilla leurs cerveaux.
Les relents de poudre, d’essence, de balsa et de papier mâché brûlés, de chair grillée, étourdirent légèrement Jerry Cornelius quand il se mit à jouer Au gui l’an neuf. La piscine était d’un beau rouge cornaline mais l’odeur de chlore n’en persistait pas moins. Des bouts d’aluminium anodisé essayaient de se maintenir à la surface de l’eau au milieu de débris de balsa carbonisés et de panneaux en charpie.
Une Cadillac toute cabossée renversa une barricade de transatlantiques et faucha un groupe de soldats chinois qui battaient une starlette à grands coups de Petit Livre Rouge avant de glisser sur le bord de la piscine et de s’enfoncer en glougloutant dans les profondeurs bourbeuses.
La colonne de feu qui dévorait le Disneyland chinois rappela à Jerry l’incendie de Dresde. Cédant à la sentimentalité, il se mit à jouer Bongo, Bongo, Bongo, je ne veux pas quitter le Congo.
Faisant preuve d’une certaine noblesse d’âme, les Gardes Rouges, les hommes de main, les maffiosi et les soldats chinois se prirent par la main et firent une ronde autour du camp de caravanes complètement dévasté en hurlant : « Chauffe, bébé, chauffe ! » en anglais, mandarin, cantonais, yiddish et petit-nègre italien. À chaque « chauffe », une grenade de napalm venue de Dieu sait où tombait au milieu des flammes.
De plus en plus sentimental, Jerry joua le God Save the queen.
Deux cents paires d’yeux chassieux environ brillèrent d’une joie féroce à la vue de cette grande cité (selon les critères ordinaires de la Horde) en proie aux flammes, de ces voitures écrabouillées, de toutes ces starlettes nues et piaillantes, et de cette grande piscine teintée de ce qui paraissait être du sang.
Tout en versant des larmes émues, la dernière génération de la Horde d’Or abaissa ses lances, prit un galop trébuchant et se jeta dans la mêlée avec un bel ensemble, tandis que l’image du Massacre Final se détachait comme une cité en flammes dans les cerveaux fiévreux des vieux sauvages.
Village ! Brûler ! Piller ! Violer ! Tuer !
Exténuant leurs chevaux asthmatiques, les vieux fous atteignirent la conflagration et découvrirent à leur grand dam qu’il ne restait plus grand-chose à brûler, piller, violer ou tuer.
Ils trouvèrent un wagon entouré de mitrailleuses et de leurs servants et l’attaquèrent sans plus attendre, n’hésitant pas à sacrifier la moitié de leurs effectifs pour empaler sur leurs lances les soldats chinois éperdus et mettre le feu au wagon. Une étrange fumée aromatique s’éleva du wagon en feu et les ultimes survivants de la Horde d’Or s’éparpillèrent à la recherche de nouvelles choses ou personnes susceptibles d’être brûlées, pillées, violées ou tuées.
Une douzaine de vieillards expirèrent en essayant d’épuiser une vieille putain, et une douzaine de leurs compagnons durent se résoudre, à leur grande honte, à la faire piétiner par leurs chevaux, ce qui était beaucoup leur demander puisque huit bêtes en crevèrent.
Quinze guerriers succombèrent à une crise cardiaque en essayant de s’attaquer aux Cadillacs.
Une demi-douzaine de vieillards moururent d’un arrêt du cœur quand les machines à sous qu’ils torturaient faillirent crier de douleur.
Plusieurs membres de la Horde en vinrent à dévorer les cadavres des crocodiles et s’étranglèrent avec les petits morceaux de bois que ceux-ci avaient avalés.
Sous les yeux ahuris du dernier Khan de la Horde d’Or, le grand oiseau d’argent poussa un terrible cri de guerre et se mit à bouger. Les yeux vitreux du vieillard lui sortirent de la tête quand le C-5A prit de la vitesse et quitta le sol, bien qu’il l’eût frappé.
Une vague impulsion nerveuse se traîna du nerf optique au cerveau, puis du cerveau au bras et à la gorge.
« À mort ! » cria-t-il d’une voix suffocante. Et il jeta sa lance sur l’être surnaturel.
La lance fut aspirée par la prise d’air du réacteur intérieur gauche, pénétra jusqu’à la turbine et fit voler celle-ci en éclats. Le réacteur explosa, arrachant complètement l’aile. Le C-5A fit un looping presque complet avant de s’écraser sur le dos et d’exploser.
Vues du ciel, la piste et la ligne de chemin de fer formaient un T dont la barre transversale était finie et la barre verticale infinie, mais le seul être vivant de la région ne remarquait pas le symbolisme. Chevauchant dans le soleil couchant, son dos n’évoquant rien de plus qu’un tas de détritus en train de se consumer, le dernier Khan de la Horde d’Or, unique survivant du Massacre Final, ruminait dans son cerveau agonisant une pensée semblable aux dernières vibrations d’un accord musical : accomplissement ; Horde d’Or périr glorieusement ; village ; brûlé ; pillé ; violé ; tué ; ancêtres fiers.
Comme un morceau de braise sur le point de s’éteindre, cette pensée illumina un instant son cerveau, puis il rejoignit le Grand Bataillon Céleste. Le cheval poussif buta contre un caillou, désarçonnant son cavalier qui tomba sur le sol en une masse informe. Un vautour descendit, donna un coup de bec au cadavre, le flaira et repartit.
Le cheval fit encore quelques pas chancelants puis s’arrêta, le regard vague, comme fasciné par les rayons du soleil couchant.
Le cheval mongolien se trouvait encore là quand, une heure plus tard, Jerry Cornelius, toujours vêtu de son beau costume, de son feutre mou et de ses chaussures italiennes, fit son apparition dans le désert. N’en croyant pas ses yeux, il se traîna vers l’animal.
« Ça, c’est de la chance », murmura Jerry en se redressant un peu. (Le court-circuit de son violon électrique l’avait sérieusement contrarié.)
Jerry enfourcha le cheval, lui pressa les flancs et cria : « Allez, hue cocotte ! »
Le cheval fit quelques pas en se dandinant, dégobilla et trépassa.
Jerry s’extirpa de dessous le cadavre, s’épousseta et consulta un sablé qu’il avait gardé dans sa poche.
« It’s a long way to Tipperary », lui apprit le sablé.
Tout en mâchonnant le petit gâteau de riz, Jerry s’ébranla vers le soleil couchant en sifflotant : « Tu es mon Berger, ô Seigneur… »
Traduit par Jacques GUIOD et Jacques CHAMBON.