PRÉFACE
de Patrice DUVIC

Dans un article consacré à la science-fiction, « les Ménestrels du changement », Norman Spinrad se déclarait l’auteur de la seule définition « viable » du genre : « La science-fiction est l’ensemble de ce qui est publié sous le nom de science-fiction. » La formule ne paraîtra une boutade qu’à ceux qui ne se sont pas essayés à passer en revue les innombrables définitions définitives proposées par les différents auteurs ; définitions aussi peu satisfaisantes les unes que les autres.

Pour ma part, après moult cogitations, et non sans avoir longuement médité la question, je crois avoir enfin trouvé la seule définition « viable » de l’œuvre de Norman Spinrad : « L’œuvre de Norman Spinrad est l’ensemble de ce qui a été publié sous le nom de Norman Spinrad. »

Je m’explique : la difficulté de définir la science-fiction tient évidemment à l’extraordinaire diversité des œuvres que le terme recouvre, une diversité qui est en fin de compte l’une de ses caractéristiques essentielles, presque son image de marque.

Or, la difficulté que l’on éprouve à cerner l’œuvre de Norman Spinrad est du même ordre : elle pose à elle seule le même problème que la science-fiction dans son ensemble. Et le fantôme de Lagarde et Michard a beau vous souffler sournoisement à l’oreille qu’il doit bien y avoir quelque raccourci lumineux qui résumera tout en quelques mots, vous vous heurtez toujours au même mur. Racine peint les hommes tels qu’ils sont, Corneille les peint tels qu’ils devraient être. Certes. Mais Spinrad ?

Cette étonnante diversité se dresse comme un rempart fait de masques et de miroirs déformants. Diversité de ton : tragique, burlesque, mélodramatique, parodique, poétique, philosophique, rigolard, sensible, lyrique, froidement objectif. Humour noir, dérision. Diversité de styles, diversité dans le choix du vocabulaire, dans celui des thèmes. Fables, paraboles, récits d’aventures, histoires à suspense, space opera. Histoires éclatées ou narration linéaire. Conquête de l’espace, fins du monde, visions psychédéliques, immortalité, extraterrestres non violents, machinations politiques, lavage de cerveau, monstres mythiques, voyage organisé à travers les ruines de notre civilisation. Aujourd’hui ou dans un million d’années, ici ou à l’autre bout de l’univers. Et, à l’œuvre de fiction, il faut ajouter de très nombreux articles, aussi bien de critique littéraire que de vulgarisation scientifique, des essais, des critiques de cinéma, le tout publié dans des revues de science-fiction, dans des journaux underground, mais aussi dans Knight, Oui, Playboy. Pour tout dire, une diversité telle qu’elle apparaît fondée sur une démarche systématique, presque un postulat philosophique.

Et si cette diversité, précisément, loin de constituer un obstacle à une approche globale, était au contraire une clef ? Plusieurs déclarations de Spinrad sont là pour nous confirmer dans cette opinion. « La speculative fiction [1], écrit-il, est le seul type de fiction qui traite de la réalité moderne, et de la seule façon qui nous permette de la saisir, de la comprendre : comme étant le point de contact, l’interface entre un environnement kaléidoscopique en perpétuelle et rapide évolution et d’autre part la conscience humaine. » Ou encore : « C’est la seule forme de littérature qui soit vraiment en prise sur notre époque, qui explore la réalité multiple dans laquelle nous vivons aujourd’hui. »

Et lorsque Spinrad aborde le problème des drogues hallucinogènes, un des chevaux de bataille de la contre-culture et un thème qu’on retrouve assez fréquemment dans ses nouvelles et dans ses romans, il le fait dans le même esprit : « Les hallucinogènes altèrent votre perception de la réalité, parce que votre perception de la réalité est sensorielle, votre univers est sensoriel. Songez à McLuhan. Aussi, quand vous désorganisez la base biochimique de votre vie sensorielle, vous obtenez des changements de réalité, vous voyez différemment, vous entendez différemment, etc. […] et cela change votre conscience, parce que votre conscience est fonction du sensoriel. O.K. ? Alors supposons que la réalité dans laquelle vous vivez habituellement soit une réalité no 1, et que vous preniez une drogue qui vous donne accès à une réalité no 2. Quel sera pour vous le résultat ? En fait, ces deux réalités (ou plus) vous donnent l’intuition du caractère subjectif de la réalité. La réalité perceptuelle devient pour vous une variable, elle n’est plus une donnée fixe. Mais quelqu’un qui est constamment défoncé revient à son point de départ. »

De la même façon, quand il essaie d’analyser ce qui, dès les années trente, faisait pour les lecteurs de l’époque le charme de la « scientifiction [2] », Spinrad insiste sur la notion de diversité : « La science-fiction, tout comme le fantastique, tout comme le surréalisme, tout comme les livres de Joyce, ouvrait la porte à n’importe quoi. Ce faisant, la scientifiction créait un effet esthétique totalement étranger à l’esprit victorien : une ouverture extatique sur les infinies possibilités d’un univers qui accouchait d’au moins autant de réalités que l’esprit de l’homme était capable d’en concevoir. Et si les critiques de l’époque n’avaient pas de mot pour désigner cet effet littéraire qui faisait exploser l’esprit et élargissait le champ de la conscience, les tout premiers fans en avaient trouvé un : le sense of wonder (sens de l’émerveillement, capacité de s’étonner). » En fait : « La fiction du XIXe siècle avec sa réalité unique, sa réalité figée, n’était qu’une mutation récessive, une impasse. […] La “grande littérature” des années vingt avait perdu contact avec l’esprit populaire de l’époque. La fiction “réaliste” de l’ici et du maintenant qui avait dominé le XIXe siècle, et qui n’était que l’expression de la haute opinion que l’esprit victorien avait de lui-même, avait relégué le fantastique au rang de déchet sans intérêt. Mais le fantastique est l’état naturel de la conscience humaine. S’accrocher à son contraire, un rationalisme absolument rigide, demande des efforts aussi considérables que pénibles. Un peu comme d’essayer de se constiper par la seule force de sa volonté. Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, tout ce que nous ressentons provoque en nous la résurgence de souvenirs, d’images, de sons, de sentiments, si bien que la presque totalité de notre expérience sensorielle est colorée par l’émotion et devient subjective. Nous marchons à chaque instant, telle Alice, dans un pays des merveilles où tout n’est que vivante métaphore… »

De plus, dans plusieurs de ses œuvres, et notamment dans ses romans, nous allons souvent retrouver la notion de « chaos », considéré comme une nécessité vitale pour l’espèce humaine, comme la condition même de son évolution…

Norman Spinrad est né à New York, le 15 septembre 1940. Et si les premiers auteurs de science-fiction, ainsi que ceux de l’âge d’or, ont reflété dans leurs œuvres la rapidité de la transformation de l’environnement sous l’influence de la technologie, le monde de l’après-guerre est la proie de mutations qui connaissent un processus d’accélération sans précédent. Conquête de l’espace, bombes atomiques, ordinateur, puissance grandissante des médias, espionnage électronique, rapidité des communications. Un monde de perpétuelles remises en question. Un monde que Spinrad va découvrir avec les yeux d’un gosse du Bronx, pris entre deux formes de violence, celle des bandes d’adolescents « rebelles sans cause », révoltés, mais souvent tentés par une idéologie fascisante, et celle du struggle for life, d’une « faim de réussite, de standing et biens matériels qui pousse au sommet les plus démunis ». Le lycée Technique du Bronx, qu’il voit comme « une usine à penser hautement surfaite pour la production de savants fous, de génies précoces névrosés, d’anarchistes lanceurs de bombes et de Stokely Carmichael, qui termina un an après moi », puis le C.C.N.Y. dont il sort en 1961 avec une licence ès sciences couronnant assez logiquement des études essentiellement consacrées à la civilisation japonaise, la littérature asiatique, la géologie et la rédaction de nouvelles.

Après un séjour au Mexique, il s’installe à Greenwich Village, à la fois le Quartier Latin et le Montparnasse de New York.

« Je fais partie de la génération d’auteurs de science-fiction américains des années soixante : la première génération à être simultanément le produit de son temps et celle qui le modèle. Comme la plupart des Américains qui ont approximativement mon âge, j’ai vécu au milieu de (et pris part à) plusieurs révolutions culturelles. Si l’on considère notre âge, ma génération a déjà gagné et perdu un grand nombre de batailles capitales. »

Batailles capitales qui ont pour noms lutte contre la discrimination raciale, contre la guerre au Vietnam, contre-culture, libération sexuelle, écologie, politique à l’Université, etc. Norman Spinrad, au premier rang des contestataires, très engagé politiquement, y apparaîtra comme l’un des plus « gauchistes » parmi les jeunes écrivains américains.

Et pourtant, c’est à Analog, dont le rédacteur en chef, John Campbell Jr, avait plutôt la réputation d’un conservateur, que Spinrad vendra ses premières nouvelles. La première de celles-ci (le Dernier des Romani, dans le présent volume) paraît en 1963, et donc pendant cette période 60-65 qui vit l’apparition d’un nombre important de nouveaux auteurs, notamment Thomas Disch, John Sladek, Samuel R. Delany, Roger Zelazny, Piers Anthony, Barry Malzberg, James Sallis.

« Je crois, dit Spinrad, que, quand nous nous sommes mis à écrire, nous avons été attirés par la spéculative fiction en tant qu’approche, en tant qu’angle d’attaque »… « Je crois que nous tomberions tous d’accord sur le fait que c’est lié à ce “changement de conscience” qui est arrivé à pleine maturité dans les années soixante. La multi-réalité qui a succédé à l’âge de la raison était déjà dans l’air depuis quelque temps, mais ceux d’entre nous qui sont arrivés à l’âge adulte dans les années 60 faisaient partie de la première génération dont les esprits avaient été entièrement formés dans ce nouveau contexte. Et, par conséquent, une réalité linéaire, unique, la fiction de l’ici et du maintenant, était déphasée par rapport à notre style de conscience. Nous préférions, plutôt qu’une structure mentale victorienne qui appartenait déjà à l’histoire avant même notre naissance, la science-fiction, même la plus ringarde, parce qu’elle traitait de la réalité multivalente dans laquelle nos esprits se mouvaient. »

De 1963 à 1966, Norman Spinrad écrit de nombreuses nouvelles qui sont publiées dans les principales revues de science-fiction américaines, Analog, Amazing, Galaxy, Worlds of Tomorrow, ainsi que dans Playboy, et se bâtit rapidement une solide réputation de nouvelliste, surtout grâce au punch et à l’originalité de ses idées. Puis, en 1966, paraît son premier roman, les Solariens, apparemment un space-opera des plus classiques, fidèle aux règles du genre comme à son imagerie.

La trame-prétexte en est simple : une guerre oppose la civilisation humaine interstellaire et l’empire galactique Duglaari. Guerre d’usure, gérée de part et d’autre par des ordinateurs géants, et dont l’issue ne fait aucun doute : les humains, inférieurs en nombre, sont mathématiquement condamnés. Le seul espoir de l’espèce humaine réside dans l’arme absolue, quasi mythique, qu’ont promise à l’humanité les Solariens (entendez par là les habitants du système solaire) avant de se retrancher dans Forteresse-Sol, théoriquement pour la mettre au point. Comme on s’en doute, les Solariens n’ont pas abandonné leurs frères galactiques, et ils sauront retourner la situation. Mais déjà Spinrad introduit dans ce schéma un certain nombre d’idées qui portent la marque de la nouvelle science-fiction, ainsi que de ses préoccupations personnelles. « L’arme absolue » des Solariens n’a rien de technologique, ce n’est pas un quelconque gadget, c’est tout simplement une nouvelle approche du problème, une nouvelle manière d’envisager l’avenir de l’homme et de la société. Et la lutte entre Solariens et Duglaari est une lutte entre le « chaos » et l’ordre, entre anarchie et robotisation, entre réalité multiple et réalité figée.

Les choses seront encore plus nettes dans Agent of Chaos (les Pionniers du chaos), publié l’année suivante, et où s’opposent l’Hégémonie et la Ligue Démocratique. Mais, sur bien des points, les deux adversaires se ressemblent : en fait, ils sont tous deux les tenants d’une réalité monolithique. Et le véritable héros du roman est la Confrérie des Assassins, apôtres de l’instabilité, du « chaos », de l’« entropie sociale ».

The Men in the Jungle (le Chaos final) tourne également autour de ce thème de la lutte pour le pouvoir. Bart Fradden, un dictateur véreux, chassé de son astéroïde par les dures nécessités de la politique interplanétaire (une sordide histoire de matières premières que se disputent les super-puissances du moment), s’enfuit, bien décidé à s’emparer du pouvoir sur quelque planète reculée. Pour ce faire, il a son plan : trouver une planète où l’exploitation de l’homme par l’homme est telle qu’elle est mûre pour la révolution, organiser ladite révolution et prendre la tête de l’État. Comme on voit, Bart Fradden est loin d’être un idéaliste…

Cette même année 1967, commence dans le numéro de décembre du magazine anglais New Worlds, magazine qui sous l’impulsion de Michael Moorcock jouera un rôle déterminant dans l’apparition d’une nouvelle science-fiction, la publication de Bug Jack Barron (Jack Barron et l’Éternité). Et, alors que les trois précédents romans de Spinrad se situaient dans un avenir lointain, Jack Barron et l’Éternité a pour cadre un futur extrêmement proche.

Jack Barron est un animateur de télévision, responsable d’une émission hebdomadaire qui connaît une immense popularité. Cette émission, en effet, permet à de simples téléspectateurs qui s’estiment victimes d’une injustice de « faire suer Jack Barron » (d’où le titre du roman qui est aussi celui de l’émission : Bug Jack Barron) en lui exposant leurs problèmes. Jack Barron prend fait et cause pour eux, appelle en direct les « responsables », leur demande des explications, sans craindre de mettre sur la sellette d’importantes personnalités politiques ou financières.

Mais Barron est particulièrement habile, et contrôle parfaitement le déroulement de son émission. Il prend soin de ménager la chèvre et le chou, ne s’attaque pas aux gens véritablement puissants. Il tient à sa poule aux œufs d’or et prend un minimum de risques.

Un jour, pourtant, bien involontairement, il met son nez dans une affaire qui va avoir des répercussions insoupçonnées : les recherches sur l’immortalité. Face aux réactions qu’a provoquées son intervention, Jack Barron prend conscience du fait que son pouvoir est peut-être beaucoup plus important qu’il ne le pense, et il cherche à en tirer avantage pour devenir immortel.

Ainsi commence un affrontement entre deux pouvoirs : le pouvoir de l’argent et le pouvoir des médias.

Et de quel prix peut-on accepter de payer l’immortalité ?

La publication de Bug Jack Barron dans New Worlds fut à l’origine des démêlés de cette revue avec les distributeurs anglais qui se refusèrent à diffuser ce qu’ils considéraient comme de la « pornographie ».

Et, à sa parution (tardive) aux États-Unis, en 1969, le roman fit l’effet d’une bombe dans le monde de la science-fiction, réveillant la querelle des anciens et des modernes amorcée quelque temps auparavant par la sortie de Dangerous Visions, l’anthologie-manifeste conçue par Harlan Ellison. Les nostalgiques de l’âge d’or crièrent au scandale, reprochant essentiellement au livre son langage très cru, mais on peut penser que cette vertueuse indignation n’était en fin de compte qu’un prétexte. Il ne s’agit pas ici d’accuser de mauvaise foi les détracteurs de Jack Barron et l’Éternité. Simplement, le roman de Norman Spinrad touchait un point particulièrement sensible chez de nombreux lecteurs de science-fiction, un point si sensible que la plupart d’entre eux se refusaient à voir ce qui les gênait vraiment dans Jack Barron et l’Éternité. Psychologie sommaire, dira-t-on… Peut-être.

Mais la science-fiction n’est pas seulement une littérature spéculative en prise sur une réalité multiple, et sa séduction ne tient pas tout entière au bouillonnement de tous les futurs possibles. L’imagination est aussi le terrain de prédilection des fantasmes et des rêves de gloire. Dès ses débuts, la science-fiction reprend à son compte les héros des différentes mythologies, les adaptant à ses besoins, créant des personnages à la mesure d’affrontements galactiques. Certes, avec des auteurs comme A. E. Van Vogt et Theodore Sturgeon, elle ouvre de nouveaux horizons en se donnant pour thème le devenir de l’esprit humain, en introduisant la notion d’évolution dans le cadre du roman. Mais, ce faisant, elle crée des possibilités de rêveries plus adaptées à notre époque, elle permet une identification au héros sur des bases nouvelles. Il ne s’agit plus uniquement de force physique, de philtres magiques, d’exploits fabuleux tellement excessifs qu’il est difficile d’y croire vraiment. Il s’agit maintenant d’inventions extraordinaires, mais surtout des pouvoirs de l’esprit. Et personne ne peut prouver que cela n’appartient pas au domaine du « possible ». L’identification devient plus facile.

Que l’on songe également à la popularité du mythe de Superman (auquel d’ailleurs Spinrad consacra une nouvelle très amusante : It’s a bird, it’s a plane…). Il est d’autant plus facile de s’identifier à Superman que l’on peut facilement s’identifier à son alter ego, ce pauvre Clark Kent. De plus, en tant que défenseur de la veuve et de l’orphelin, Superman dispose d’une justification morale à toute épreuve… Qui oserait parler d’une soif de puissance ?

Or, cette image de défenseur de la veuve et de l’orphelin, c’est précisément celle de Jack Barron pour son public. Un Jack Barron sans peur et sans reproche, en lutte contre l’injustice et l’oppression, contre les abus et les crimes perpétrés par les puissants de ce monde, un Jack Barron porte-parole des faibles et des opprimés. Mais cette image n’est qu’une image, non seulement trompeuse, mais faite pour tromper. Car Jack Barron est avant tout guidé par son intérêt personnel, par la volonté de réaliser ses fantasmes, par le goût du luxe et de l’argent. D’autre part, l’émission elle-même n’est courageuse et subversive qu’en apparence. Les « simples téléspectateurs » et leurs problèmes sont soigneusement triés. De surcroît, l’emploi d’un certain nombre de ficelles techniques (montage, minutage, prise de vues, importance plus ou moins grande accordée au son, dosages des messages publicitaires, etc.) permet à Barron et son équipe de garder un contrôle presque total sur ce qui est dit, et d’éviter ainsi de faire trop de vagues. Véritable messe vouée à la liberté d’expression, l’heure hebdomadaire de Jack Barron est en fin de compte un exutoire, une sorte d’opium du peuple, la promesse fallacieuse d’un monde meilleur. À la limite, l’émission joue le rôle d’une soupape de sûreté et garantit l’ordre établi.

Au lecteur qui souhaite plus ou moins consciemment s’identifier à un héros, qui a envie de rêver au pouvoir par procuration, qui veut se mettre dans la peau d’un candidat à la condition de surhomme, d’un candidat à l’immortalité, Spinrad répond : d’accord. Mais ne vous abusez pas, n’essayez pas de vous bercer de douces illusions. Voilà en fait à qui et à quoi vous vous identifiez. Voilà ce qui se cache derrière cet attrait et cette fascination pour le pouvoir. Ce n’est pas, comme vous faites semblant de le croire, le seul souci du bonheur de l’humanité. Jack Barron c’est vous, c’est moi. Nos motivations sont beaucoup plus complexes… Nous ne sommes pas les petits saints, ou les révolutionnaires désincarnés, que nous nous plaisons à imaginer. Le pouvoir est une drogue et nous sommes tous en état de manque…

Après cette période vouée au roman, Norman Spinrad, qui a séjourné quelque temps en Angleterre pour y rencontrer les tenants de la nouvelle science-fiction britannique et qui vit maintenant en Californie, se tourne à nouveau vers des textes plus courts. Nouvelles comme le Grand Flash ou l’Herbe du temps, mais aussi activités extérieures à la science-fiction : critiques cinématographiques et articles polémiques dans des magazines tels que le fameux hebdomadaire underground Los Angeles Free Press, porte-parole des mouvements étudiants et de la contre-culture dans une Californie particulièrement bouillonnante sur le plan de la contestation et où semblent s’effondrer tous les tabous de la société américaine (magazine où un autre grand nom de la New Wave, Harlan Ellison, fit pendant plusieurs années la critique de télévision).

La plupart des textes qui composent ce Livre d’Or ont été écrits pendant ces années 1968 à 1971. On y retrouve souvent une vision de moraliste, des interrogations d’ordre éthique.

Ainsi, dans Nulle part où aller (dont le titre se réfère à la chanson de Bob Dylan « Like a Rolling Stone ») : « Oh, oh, songea Lennie Spiegelman [3], le petit en est à sa première expérience dépressive du concepteur. Il se débat avec le syndrome du “nulle part où aller” et il croit que c’est la fin du monde. Je sais ce qui te tourmente, Bill, dit-il, ça nous arrive à tous un jour ou l’autre. Tu as le sentiment que concevoir des spécialités psychédéliques est une occupation solipsiste, n’est-ce pas ? Tu penses que c’est immoral d’inventer de nouveaux styles de conscience pour les autres, que tu joues le rôle de Dieu, que transformer sans cesse la conscience des gens est une chose que de simples mortels n’ont pas le droit de faire ? N’est-ce pas ?… » « Quelqu’un doit bien concevoir des styles de conscience pour la race humaine, et il vaut mieux que ce soient des gens comme nous plutôt qu’un tas de politiciens lamentables et de maniaques du pouvoir… Tu ne comprends donc pas, Lennie ? Nous ne savons pas ce que nous faisons. Nous emmenons la race humaine dans un voyage évolutif, mais nous ignorons où nous allons. Nous avançons à l’aveuglette. »

Ces interrogations sur le rôle de l’artiste dans la société, nous les retrouvons en 1972 dans un nouveau roman choc : Iron Dream (Rêve de fer). Dans un article très polémique consacré à l’œuvre et aux théories du célèbre psychologue américain B. F. Skinner, auteur de Par-delà la liberté et la dignité, Spinrad écrivait : « Si, grâce à un conditionnement opérant, on peut faire saliver un chien ou un homme à la simple vue d’un cercle bleu, il suffit d’une paire de lunettes teintées pour changer la réponse automatique à ce même stimulus. » Faut-il voir dans l’intérêt de Spinrad pour les drogues hallucinogènes une recherche de « lunettes teintées » psycho-chimiques ? On peut dire que, d’une certaine manière, Rêve de fer est un roman à lunettes teintées incorporées. En effet, en ouvrant le livre, on y tombe sur la biographie de l’auteur d’un roman intitulé le Seigneur de la svastika, un certain Adolf Hitler. Et nous apprenons que Hitler, après avoir milité quelque temps dans des organisations politiques munichoises, a émigré aux États-Unis en 1919. Ayant une formation de peintre, il entre en contact avec le monde de la science-fiction par le biais de l’illustration, puis, se mettant progressivement à la langue anglaise, il devient bientôt l’un des auteurs les plus populaires du genre. Le Seigneur de la svastika est considéré par les amateurs comme son chef-d’œuvre, et reçut le prix Hugo à titre posthume en 1955.

Suit le texte du Seigneur de la svastika, le roman de Hitler, accomplissement rêvé de l’Allemagne nazie. Le livre se termine sur une postface « érudite » d’un certain Homer Whipple, de l’Université de New York, qui essaie de déterminer comment des idées aussi saugrenues ont bien pu venir à ce pauvre petit Autrichien devenu auteur de science-fiction. Heureusement tout cela ne relève que d’une imagination délirante, et Homer Whipple conclut : « Bien que le spectre de la domination communiste mondiale puisse inspirer au lecteur simple le désir d’un chef modelé sur le héros du Seigneur de la svastika, à tout prendre nous avons de la chance qu’un monstre comme Feric Jaggar (le héros de l’histoire) demeure à jamais enfermé dans les pages de la science-fiction, rêve enfiévré d’un écrivain névrosé nommé Adolf Hitler. »

Roman double comme on voit. Roman sur le nazisme, qui, arraché à son cadre historico-économique, se trouve examiné en termes psychologiques, mythiques et même sexuels. Mais aussi – et je dirai même surtout – roman sur la science-fiction et l’heroic fantasy. Un roman qui dérange, car il met en évidence la parenté d’inspiration entre les mythes de base du nazisme et certains des poncifs, des thèmes sous-jacents du space-opera et de l’aventure fantastique.

« Rêve de fer, dit Norman Spinrad, est né d’une plaisanterie. J’ai fini par me mettre à l’écrire, et c’est devenu beaucoup moins drôle… »

On l’imagine sans peine.

Ou plutôt non : on ne l’imagine pas vraiment.

Essayez. Essayez d’imaginer ce que ce peut être que d’écrire un livre comme Rêve de fer.

Mettez-vous dans la peau de Spinrad. Vous êtes un auteur de science-fiction, de speculative fiction, et certains de vos amis le sont également. Rappelez-vous : c’est en plaisantant avec eux que vous est venue l’idée de ce roman.

Et vous vous retrouvez jour après jour devant votre machine à écrire, constatant, recherchant certaines ressemblances entre ce que vous avez écrit, ce qu’écrivent vos amis, et ce qu’écrirait logiquement Hitler. Vous vous plongez dans une remise en question continuelle de vous-même, de ce que vous écrivez depuis bientôt dix ans, d’un genre que vous considérez « comme la seule forme de littérature véritablement en prise sur notre époque ».

Dans un article consacré à Spinrad, Marc Duveau notait à juste titre que certains passages du Chaos final semblaient sortir tout droit du Seigneur de la svastika. Ces ressemblances existent effectivement, et j’ai l’impression que Norman Spinrad ne l’ignore pas, qu’il les a voulues (Rêve de fer est postérieur de cinq ans au Chaos final). Le moins qu’on puisse dire est que cela témoigne d’un certain courage. Certes, le courage n’a jamais été un critère de qualité littéraire. Mais si, après avoir lu Rêve de fer, on ne peut plus tout à fait lire la science-fiction avec les mêmes yeux, il est permis de penser qu’après l’avoir écrit, on ne peut plus jamais écrire de la science-fiction de la même manière.

Il ne faut donc pas s’étonner que la science-fiction qu’écrit Norman Spinrad ne ressemble à aucune autre. Le plus souvent, il laisse au lecteur le soin de conclure. Nous suivrons en cela son exemple.

Patrice DUVIC