CONTINENT PERDU

(Lost Continent, 1970)

Comme souvent chez Spinrad se mêlent ici l’humour et les considérations les plus graves. Quand il nous dépeint les États-Unis réduits au rang de pays sous-développé (« en voie de développement » serait un terme inexact) et contraints de tirer l’essentiel de leurs revenus du tourisme, il est facile de voir dans ce retournement une sorte de parabole.

Mais Spinrad, s’il nous tient en haleine par le côté extrêmement visuel de ce qu’il nous décrit, s’il nous passionne pour les conflits entre ses personnages, nous entraîne progressivement dans une réflexion d’ordre philosophique (n’ayons pas peur des mots).

Progrès, civilisation, décadence et grandeur de l’homme…

Quand le jet de la Pan African que j’avais pris à Accra s’enfonça dans les nappes de smog flottant au-dessus de l’aéroport international de Milford, puis se posa avec une légère secousse sur la piste et roula, à travers une brume diaphane et bleutée, en direction du dôme d’aluminium bas et défraîchi qui était, selon toute apparence, le principal terminal, j’éprouvai un singulier et complexe sentiment d’excitation mêlée d’abattement.

Bien que l’histoire américaine soit ma spécialité, le fait de poser pour la première fois les pieds aux États-Unis me remplissait de tristesse, d’une sorte de timidité et peut-être aussi d’appréhension. Et – ironie ! – cette tristesse, je crois, tenait à la raison même qui rend ce pays si populaire auprès des touristes tels que la plupart de mes compagnons de voyage. Rien n’enchante plus le touriste que des indigènes véritablement serviles, et il n’y a pas d’indigènes aussi serviles que ceux qui gagnent leur vie en exploitant les ruines d’une civilisation édifiée par des ancêtres qu’ils ne peuvent en aucun cas espérer égaler.

Pour ma part – peut-être parce que le professeur d’histoire que je suis est à même d’apprécier les parallèles et l’ironie – je me sens personnellement rabaissé à l’idée d’afficher ma supériorité sur la postérité d’un peuple qui fut grand, et cela me rappelle en outre que notre propre civilisation est mortelle : c’est là une vérité inéluctable. Il y a deux siècles, quand les Américains se rendaient sur la Lune comme des dieux, le continent africain n’appartenait-il pas à la sphère des nations dites sous-développées ? Avons-nous réellement préservé et conservé intact l’héritage technique et scientifique de l’Amérique de l’Âge de l’Espace, ainsi que nous nous plaisons à l’affirmer ? Nous avons beau prétendre que nous n’avons pas besoin de répéter l’exploit des Américains, conquérants de la Lune, parce que cette prouesse fut l’un des éléments du surdéveloppement qui a conduit à la destruction de la civilisation de l’Âge de l’Espace, rares sont les savants dignes de ce nom qui soutiendraient sérieusement que nous serions capables d’aller sur la Lune si nous le décidions. Même le jet à bord duquel j’ai traversé l’Atlantique n’était pas tout à fait à la hauteur des avions de ligne américains en service il y a deux siècles. Mais certes, les Américains modernes sont encore moins aptes que nous à recréer la technologie américaine du XXe siècle.

Quand l’appareil atteignit le terminal, une rampe atmo-hermétique extensible se déploya en ferraillant pour s’adapter au sas du jet. L’aéroport international de Milford est l’antichambre de toute la partie nord-est des États-Unis. Cependant, le matériel le plus perfectionné dont il dispose est déjà périmé depuis quelque temps en Afrique. Milford elle-même, l’une des plus grandes villes de l’Amérique moderne, ferait piètre figure à côté d’une cité comme Brazzaville. Oui, la science et la technologie africaines sont incontestablement les plus avancées de la planète, et nous bâtirons peut-être un jour une civilisation dont on pourra affirmer sans mentir qu’elle dépassera tout ce que le monde a jamais connu, mais c’est se leurrer que d’imaginer qu’elle existe déjà. Au milieu du XXIIe siècle, l’Amérique de l’Âge de l’Espace demeure à la pointe avancée du combat mené par l’homme pour asservir son environnement. Nous aurons peut-être cent ans à attendre avant d’atteindre pleinement le niveau de connaissance scientifique et de sophistication technologique que possédait l’Américain moyen du XXe siècle. Quel dommage qu’il ait si mal compris le rapport existant entre lui et son environnement ! Et aussi qu’il se soit si mal compris lui-même.

La rampe se verrouilla au sas et, après une période de confusion réduite au minimum, nous débarquâmes directement dans le bureau de la douane, une pièce de dimensions moyennes, aux murs d’un brun sale, divisée dans toute sa largeur par une rangée de douze cabines. Les douaniers qui y officiaient étaient fort polis. Ce fut à peine s’ils jetèrent un coup d’œil à nos passeports. En moins de dix minutes, ils traitèrent près de cent passagers. Le gouvernement américain est à bon droit réputé pour la façon dont il s’efforce de son mieux de simplifier la vie des touristes africains.

De courtoises préposées nous firent rapidement prendre place dans un petit auditorium attenant au bureau de la douane. Une jeune dame au teint pâle et brouillé, bien prise dans son coquet uniforme bleu, entra derrière nous, suivit l’allée centrale d’un pas vif et monta sur le proscenium. Bien que les locaux de l’aérogare fussent étanches, elle portait des lunettes atmosphériques hermétiques.

Elle commença à réciter son discours. Je crois que le texte en est inscrit dans les règlements américains sur le contrôle des touristes.

« Bonjour, mesdames, bonjour, messieurs. Soyez les bienvenus sur le sol des États-Unis d’Amérique. Nous espérons que vous serez satisfaits de votre séjour dans notre pays, mais nous voudrions prendre quelques instants sur votre temps afin de vous rappeler un certain nombre de choses qui contribueront à le rendre sans danger et agréable. » Elle sortit de ses narines de petits cylindres transparents remplis d’une substance grise ayant la texture de la gaze. « Ce sont là des filtres atmosphériques approuvés par le gouvernement. Un jeu vous en sera gracieusement fourni quand vous quitterez cette salle. Nous vous conseillons de n’acheter que des filtres portant le label de garantie officiel du gouvernement des États-Unis. Ils doivent être régulièrement changés chaque matin. À cette condition, votre séjour ne devrait en aucune façon avoir des conséquences néfastes sur votre santé. Toutefois, il est bien entendu que tous les visiteurs se rendant aux États-Unis voyagent à leurs risques et périls. Vous êtes avisés de ne pas retirer vos filtres sauf dans les locaux et moyens de transport portant dans un cercle vert la mention Étanchéité atmosphérique totale. »

Elle ôta ses lunettes. Le joint hermétique laissait un cerne rose autour de ses yeux. « Ce sont des lunettes atmosphériques auto-étanches. Si vous n’en avez pas déjà une paire, vous pourrez en acheter dans le hall central. Nous vous conseillons de les mettre avant de quitter le terminal et de les porter chaque fois que vous vous aventurerez en atmosphère libre. N’achetez que des lunettes portant le label du gouvernement et veillez à ce que le joint soit bien étanche. Si vous utilisez correctement vos filtres et vos lunettes de protection, votre séjour aux États-Unis sera, je le répète, agréable et sans danger. Le gouvernement et le peuple américains vous souhaitent la bienvenue. »

On nous distribua les filtres, et nous fûmes dirigés vers la consigne où nos bagages nous attendaient déjà. Un car pressurisé de la Milford International Inn attendait également ceux d’entre nous qui avaient retenu une chambre. Des porteurs y chargèrent les valises, tandis qu’un représentant de l’hôtel procédait à la distribution de lunettes gratuites.

L’efficacité des Américains n’a d’égale que leur courtoisie. Il y avait quelque chose de presque déplaisant dans ce rythme de mécanique bien huilée avec lequel nous étions passés de l’avion au car qui filait maintenant à travers les rues pratiquement vides, en direction du bloc de plastique délavé qu’était le Milford International Inn, de loin l’édifice le plus important d’une ville apparemment constituée presque uniquement de petites maisons, tout à fait comme un village résidentiel d’Afrique. Ce qui me gênait était peut-être de savoir que c’était la nécessité qui avait fait acquérir une telle maîtrise aux Américains. L’industrie touristique représente trente pour cent du produit national brut des États-Unis.

Je n’arrête pas de répéter à ma femme qu’il faut que je laisse tomber le métier. Au bon vieux temps, nos ancêtres n’auraient donné que huit pieds de corde à ces frères africains. Ils auraient lancé un missile nucléaire et transformé tous ces frères noirs en atomes ! Si ces mecs-là n’avaient pas autant de fric à dépenser, je te les réexpédierais tous en Afrique, exactement comme les gens de l’Âge de l’Espace l’ont fait avec leurs propres frères noirs avant la Grande Panique.

Et je suis sûr que ce serait faisable. J’ai entendu dire que, dans l’Ouest, il y a toutes sortes d’armes de l’Âge de l’Espace enfouies sous les ruines. Si seulement on se décidait à aller les récupérer, on leur montrerait, aux Afros, que ce sont nos aïeux à nous qui se sont promenés sur la Lune alors qu’ils en étaient encore à s’entre-dévorer, eux.

Mais, au lieu de ça, je me suis pointé aux aurores avec mon hélico, tout guilleret, pour attendre ma fournée de clients pour la visite du vieux New York, comme d’habitude. Je dois admettre que je me défends comme un chef. Il y a dix ans, je possédais juste assez pour verser mon premier acompte sur un hélicoptère dix places d’occasion. Maintenant, j’ai entièrement fini de le payer, et chaque visite guidée me rapporte de l’argent à la pelle. Si l’oiseau tient encore dix ans – et c’est un authentique hélico militaire de l’Âge de l’Espace, reconstruit et converti à Aspen pour fonctionner avec des cellules à énergie, pas de la camelote africaine au rabais – je pourrai prendre mon barda et filer en Amérique du Sud comme un nabab du bon vieux temps. Il paraît que là-bas il existe des endroits où, à perte de vue, il n’y a rien que la nature à l’état sauvage. Non mais, vous vous imaginez un peu ? Et on peut acheter de la terre. On peut acheter des jungles pleines d’animaux et d’oiseaux, des rivières bourrées de poissons, un air qui ne vous obstrue pas les poumons, qui ne vous donne pas le cancer et qui ne sent pas l’étron frit, même à travers des filtres tout neufs.

Hé oui ! voilà pourquoi je fais le beau devant les Afros. Ça vaut la peine de passer quatre ou cinq heures par jour dans ce terrier de New York. Et même de bayer devant les métroglodytes. La visite complète, le grand tour, c’est du 20 000 dollars net en prévision de l’Amérique du Sud. Quatre hectares de marécages amazoniens de toute beauté ne coûtent que 56 millions de dollars. Dans dix ans, je serai encore jeune. Je n’aurai que quarante ans. Si je prends toutes mes précautions, si je change mes filtres tous les matins comme c’est conseillé et si je ne me sers que des Key West Supremes, il me restera encore au moins dix ans de vie. Si ça se trouve, peut-être même que j’irai jusqu’à cinquante-cinq ans ! Et je compte bien passer ces dix années minimum dans un coin où je pourrai me balader sans avoir à me fourrer de filtres dans le nez, où je n’aurai pas besoin de lunettes protectrices pour empêcher mes yeux de pourrir et où je mourrai finalement de quelque chose de plus ragoûtant que le cancer du poumon.

Chaque fois que l’envie me monte à la gorge d’envoyer les frères noirs se faire voir et de laisser tomber le métier, je pense à l’Amérique du Sud. Dix ans dans les marécages de l’Amazone avec Karen… Cet espoir me permet de supporter leur baratin sur la supériorité de leur civilisation et, après, de leur sourire quand même.

Des filtres dans les narines et, aux yeux, des lunettes de protection me meurtrissant la peau, je me suis retrouvé dans la brume bleutée de l’atmosphère libre, privé des commodités (seconde classe) de l’International Inn. Tout en me dirigeant avec les autres touristes vers la grande et apparemment ancienne hélitour, je me demandais ce qui m’avait au juste attiré ici.

Certes, l’Amérique de l’Âge de l’Espace est ma spécialité, et j’en étais arrivé à l’échelon où ma carrière universitaire exigeait pratiquement que je visite les U.S.A. Mais il n’y avait pas que cela. J’avais aussi une motivation personnelle que je ne parvenais pas à appréhender entièrement. Sans aucun doute, j’en sais plus long sur l’Amérique de l’Âge de l’Espace que tous les Américains contemporains, hormis une poignée d’entre eux, mais la réalité de la civilisation spatiale m’échappe. Je suis un Africain moderne éclairé ; il y a cinq générations que mes ancêtres sont sortis de la brousse. Or, j’ai vu des films – la crépusculaire et fantomatique ville de Las Vegas plantée au milieu d’un terrible désert encombré de vastes temples mécanisés dédiés au dieu du hasard, le Mont Rushmore où les Américains ont sculpté le paysage à l’effigie de leurs héros nationaux, le mausolée national de Cap Kennedy où l’on conserve des fusées d’une taille incroyable presque intactes – des films qui me donnaient l’impression d’être un primitif ignorant s’essayant à pénétrer l’esprit des divinités. On ne peut méditer sur l’Âge de l’Espace sans aboutir à la conclusion que les gens de cette époque possédaient une sophistication que nous autres, modernes, avons perdue. Et pourtant, ils se sont détruits eux-mêmes.

Oui, c’était peut-être l’espoir de résoudre ce paradoxe qui m’animait, abstraction faite du désir de parfaire ma formation universitaire. Il n’est pas question, bien évidemment, de comprendre la mentalité de l’Âge de l’Espace en étudiant les objets fabriqués et les archives du passé. Si c’était possible, nous l’aurions déjà comprise. J’ai toujours soutenu que le rôle du véritable intellectuel est de s’efforcer de comprendre, pas seulement d’accumuler des données. C’était incontestablement ce besoin de comprendre qui m’avait attiré ici…

Vu de près, l’hélicoptère des Visites guidées du vieux New York était réellement impressionnant. C’était un antique appareil à dix places datant de l’Âge de l’Espace, conçu à l’intention des besoins militaires, à en juger par son aspect, et restauré avec amour. Mais, à l’époque où il avait été fabriqué, l’atmosphère de l’Amérique était encore respirable, même dans les villes, et j’étais convaincu que son système de filtrage, sûrement installé après coup par les indigènes d’aujourd’hui, devait laisser à désirer. Ne voulant pas d’une protection aussi aléatoire, je tins pour nul et non avenu le panonceau garantissant la pressurisation et montai à bord avec mes filtres et mes lunettes. Je notai que les autres touristes faisaient de même.

Mike Ryan, le guide et pilote indigène, m’avait été recommandé par un collègue de l’université de Nairobi. Les ressources d’un professeur – en particulier celles d’un professeur qui a encore à franchir plusieurs échelons dans sa carrière – sont évidemment très limitées, et le prix de l’avion avait déjà à tel point entamé mon maigre budget que je ne pouvais me permettre de passer que trois jours à Milford, quatre à Aspen, trois à Needles et trois à Cap Kennedy sur le chemin du retour. Exception faite du mausolée national de Cap Kennedy, aucune de ces modernes agglomérations ne recelait de vestiges importants de l’Âge de l’Espace. Comme il est virtuellement impossible, et en tout cas trop dangereux, de visiter des ruines significatives sans un hélicoptère et un guide indigène, et comme un hélico et un guide privés eussent été bien au-dessus de mes moyens, je n’avais eu d’autre solution que de faire comme tout le monde : m’inscrire pour une excursion en groupe.

Mon ami kenyan, qui avait visité trois fois le vieux New York, m’avait dit que ce Ryan était le guide le meilleur. Contrairement à la plupart de ses confrères, il faisait descendre ses groupes dans une station de métro pour leur montrer des métroglodytes vivants. Il paraîtrait qu’il n’en reste plus que mille ou deux mille, et que ce sera bientôt une race éteinte. Pour rien au monde je n’aurais manqué une occasion pareille. N’importe comment, Ryan ne demandait que 500 dollars de plus que la moyenne des guides.

Les yeux protégés par des lunettes, il nous aida à monter à bord de l’hélicoptère. Son apparence physique me causa une certaine surprise. Selon mon collègue kenyan, cela faisait dix ans qu’il était dans ce métier. La majorité des guides qui l’exercent depuis aussi longtemps sont dans un état de délabrement épouvantable. Aucun filtre ne peut protéger entièrement un homme soumis à une exposition aussi prolongée au smog de saturation. À trente ans, ils sont déjà presque tous atteints d’emphysème chronique et, à l’âge de trente-cinq ans, le taux des cancers du poumon est, chez eux, supérieur à cinquante pour cent. Pourtant, Ryan, qui ne pouvait pas avoir moins de trente ans, avait l’apparence d’un Boer de quarante ans. Physiologiquement, il aurait dû avoir l’air beaucoup plus vieux. Or, j’avais devant moi un homme de petite taille, trapu, dont les cheveux noirs s’argentaient à peine et qui semblait ingambe, vigoureux même. Mais il avait naturellement le teint grisâtre et pustuleux qui est la caractéristique de l’Américain type.

Il y avait huit autres clients et l’hélico était plein. Un Kenyan visiblement prospère qui se présenta très vite : il se nommait Roger Koyinka et voyageait avec sa femme ; un assez curieux Ghanéen, somptueusement revêtu d’une robe à l’ancienne, qu’accompagnaient son épouse et son jeune fils, tous deux pareillement habillés ; deux jeunes gens sveltes à la dernière mode qui me firent l’effet de dandies de Luthuliville ; et enfin, solitaire comme moi, un garçon à la physionomie intense dont la toison en broussaille, le dashiki stylisé et les boucles d’oreilles en or trahissaient l’Amérafricain.

Je pris place à côté de lui. Quand je me présentai, il me répondit avec quelque hésitation qu’il s’appelait Michael Lumumba. Ryan nous laissa quelques minutes à tous pour lier connaissance – j’appris que le Ghanéen répondait au patronyme de Kulongo, que Koyinka appartenait à la direction d’un grand magasin de Nairobi, que les deux jeunes gens se nommaient respectivement Ojubu et Ruala – tandis qu’il procédait aux vérifications techniques. Enfin, il prit place dans le siège du pilote sans ôter ses lunettes et, le dos tourné, s’adressa à nous par le truchement d’un micro :

« Bonjour, mesdames et messieurs. Les Visites guidées du vieux New York vous souhaitent la bienvenue. Je m’appelle Mike Ryan et c’est moi qui vous ferai connaître les merveilles du vieux New York, la plus grande cité américaine de l’Âge de l’Espace. Vous allez voir aujourd’hui des monuments tels que le Dôme Fuller, l’Empire State Building, l’esplanade du Centre Rockefeller et, en guise d’apothéose, une station de métro encore habitée par les descendants directs des New Yorkais de l’Âge de l’Espace. Aussi, mesdames et messieurs, ne considérez pas cette excursion comme une simple visite guidée. Vous allez faire une expérience unique et mémorable : vous allez explorer les ruines de la plus grande ville construite par la civilisation la plus évoluée qui ait jamais existé. »

« Pignouf arrogant et stupide ! » claironna mon voisin.

Il y eut un moment d’atterrement. Terriblement gêné, chacun se tortillait sur son siège. Le manque de tact des Amérafricains est notoire, tout le monde le sait, mais quand on se trouve confronté à une aussi bruyante manifestation de racisme, on a un instant honte d’être Noir.

Ryan se retourna très lentement. Sous l’effet de la colère, il était écarlate comme tous les Blancs, mais ce fut sur un ton étrangement calme, presque poli, qu’il dit : « Vous n’êtes plus en Afrique, Mr Lumumba, vous êtes aux États-Unis. À votre place, je surveillerais ma langue. Si je vous déplais ou si mon pays vous déplaît, on vous le rendra, votre sale argent. Il y a un avion qui part pour Conakry dans la matinée.

— Vous ne vous en tirerez pas aussi facilement, pignouf, répliqua Lumumba. J’ai payé et vous ne me ferez pas descendre de cet hélicoptère. Essayez voir. J’irai aussitôt me plaindre à l’office du tourisme et je vous ferai retirer votre licence. »

Ryan regarda longuement Lumumba. Enfin, son visage reprit sa couleur normale et il nous tourna à nouveau le dos en riant : « À votre guise, mon vieux. Je vous promets une balade pleine d’intérêt. »

Un muscle fit frémir la tempe de Lumumba. Comme il ouvrait la bouche, je lui chuchotai sèchement : « Écoutez, Mr Lumumba, nous sommes les hôtes de ce pays et, à cause de vous, nous nous conduisons apparemment comme des rustres mal embouchés devant les indigènes. Si vous ne respectez pas votre propre dignité, respectez un peu la nôtre.

— Faites ce que vous voulez et laissez-moi faire ce que je veux », rétorqua-t-il plus posément mais en savourant visiblement sa rancœur. « Mon plaisir, et c’est pour ça que j’ai fait le voyage, c’est de voir les descendants de ces cochons de pignoufs qui ont viré mes ancêtres à coups de pied dans les fesses se vautrer dans le merdier qu’ils ont eux-mêmes fabriqué. Et j’ai l’intention d’en avoir pour mon argent. »

Je refoulai la réponse qui me montait aux lèvres. Il allait bien falloir demeurer pendant des heures en termes corrects avec ce répugnant jeune homme. Je crois que je ne comprendrai jamais les Amérafricains et leur haine absurde. Et, au fond, je n’ai pas tellement envie de les comprendre.

Après avoir lancé les moteurs, j’ai décollé, cap à l’est, et je me suis enfoncé dans le smog en essayant de toutes mes forces de ne plus penser à ce Lumumba. Pas étonnant si tant de ses ancêtres se sont fait lyncher ! Dans les prochaines heures, ce petit salaud allait se faire moucher…

Sur l’écran en circuit fermé de la cabine (cet oiseau de l’Air Force était bourré d’équipements de l’Âge de l’Espace), j’observais les gueules aplaties à l’air ahuri de mes passagers tandis que nous foncions à près de 150 à l’heure vers ce qui paraissait être une massive muraille de fumée. Tandis qu’on s’en approche, un gros banc de smog ressemble à un rempart aussi impénétrable qu’une plaque d’acier ; mais, une fois dedans, ce n’est plus qu’une brume bleue à travers laquelle on peut très bien voir à condition d’avoir des lunettes efficaces.

« Mesdames et messieurs, nous entrons dans le banc de smog littoral est, ai-je annoncé. Il s’étend en gros de Bangor, dans le Maine, au nord, jusqu’à Jacksonville, Floride, au sud, et de la côte atlantique à l’est jusqu’aux contreforts des Alleghanys à l’ouest. C’est par ordre d’importance la troisième nappe des États-Unis. »

Il leur faut toujours un moment pour s’habituer à l’aspect que prennent les choses à l’intérieur d’un banc de smog. Les couleurs sont délavées, grisâtres ou bleuâtres. On voit l’air comme une brume immobile. C’est tout juste s’il ne scintille pas. Je ne sais pas pourquoi, mais ce spectacle souffle les Africains. Trouver de la beauté dans cette soupe qui vous tuerait en deux jours d’une mort lente et horrible si l’on était assez idiot ou malchanceux pour respirer ça sans filtres, quelle foutaise !

C’était vraiment une fine équipe ! Un cadre supérieur de Nairobi qui avait l’air de penser que le fait de se trouver dans le même hélicoptère qu’un Américain pouvait lui donner le cancer du poumon, à lui et à sa femme. Deux jeunes tapettes pleines aux as qui voyageaient sans doute ensemble afin de pouvoir se féliciter mutuellement d’avoir eu l’intelligence de se choisir des parents aussi riches. Un certain professeur Balewa qui n’avait encore jamais mis les pieds aux États-Unis mais était probablement convaincu de tout savoir sur eux. Un nommé Kulongo, un sauvage sorti tout droit de sa jungle qui avait fait fortune grâce à un gisement d’uranium ou quoi ou qu’est-ce et qui offrait la grande croisière à sa femme et à son gamin. Et, comme de juste, cette larve de Lumumba. Bref, l’échantillonnage habituel de touristes afros. Au bon vieux temps, ces moricauds auraient été tout juste utiles pour cirer nos souliers !

Nous survolions maintenant l’ancien New Jersey. Les profs africains eux-mêmes ne comprennent rien aux choses que les gens de l’Âge de l’Espace ont faites dans cet État. Le paysage qui se déployait au-dessous de nous était insolite : une imbrication sans fin de maisons alignées, toutes identiques et ressemblant à des boîtes, toutes de la même couleur gris-bleu due à deux siècles d’exposition au smog ; d’immenses et antiques routes obstruées depuis la Grande Panique par des carcasses de voitures ; quelques arbres gris et tordus avec, ici et là, un carré d’herbes sèches qui ont réussi à survivre malgré le smog.

Et ce n’était encore que l’ouest du New Jersey. Autrement dit, rien. Plus à l’est, c’était comme… je ne sais pas, moi… une autre planète. Sûr et certain que le grand échangeur de l’autoroute de Jersey c’est quelque chose pour les touristes. Ça leur montre que nos ancêtres étaient capables de faire des choses qu’eux ne peuvent pas exécuter. Ou qu’ils n’ont pas envie de faire.

Oui, le Bas-Jersey est sans contredit spectaculaire. Mais pourquoi diable nos ancêtres décidèrent-ils de fabriquer une chose pareille ? Cela donne à réfléchir. En voyant le Bas-Jersey, on comprend que les hommes de l’Âge de l’Espace étaient capables de faire absolument tout ce qu’ils désiraient faire…

Mais pourquoi ont-ils voulu faire certaines des choses qu’ils ont faites ?

Le fait de se trouver réellement en atmosphère libre avait, semble-t-il, un effet direct sur la conscience. Comme le kif. Peut-être était-ce dû au paysage. Ryan avait posé l’hélicoptère sur le viaduc fracassé d’une autoroute à six voies jaillissant, comme la traîne pétrifiée d’un jet qui prend son essor, d’une jungle métallique surréelle, gigantesque chaos de décombres de l’Âge de l’Espace s’étendant d’un horizon à l’autre : réservoirs rouillés et effondrés, usines en ruine, fantastiques labyrinthes de tuyaux et de canalisations délabrés. Lorsque nous posâmes le pied sur le ciment crevassé et défoncé, le spectre de la réalité se modifia, comme si nous avions été brusquement transportés sur une planète tournant autour d’un soleil plus bleu et plus gris : nous avions l’impression de regarder le grotesque décor qui nous encerclait à travers un filtre gris-bleu. Seulement, nous étions à l’intérieur de ce filtre. Celui-ci n’était autre que le smog américain grésillant d’étincelles ternes, tout autour de nous. Le plus étrange était que l’air conservait une parfaite transparence tout en ayant une substance visible et tangible. Oui, l’effet visuel de l’atmosphère américaine est suffisant à lui seul pour vous affecter à la manière de quelque hallucinogène : elle altère le champ de conscience en faussant la perception de l’environnement.

Les conséquences biochimiques exactes du smog de saturation respiré à travers des filtres nous sont naturellement encore inconnues. On sait que l’atmosphère américaine contient à profusion des hydrocarbures et des oxydes nitreux qui vous tueraient en l’espace de quelques jours si on les respirait directement. On sait que les filtres atmosphériques mis au point vers la fin de l’Âge de l’Espace permettent de respirer l’atmosphère américaine pendant trois mois sans provoquer de détériorations physiologiques irréversibles et que, grâce à eux, les Américains modernes qui inhalent les diverses combinaisons de ces poisons épurés chaque seconde de leur existence vivent souvent jusqu’à cinquante ans. Nous savons reproduire les filtres de l’Âge de l’Espace, nous savons plus ou moins comment agissent les fibres catalytiques complexes dont ils sont constitués. Mais les réactions qu’ils doivent faire subir à l’atmosphère américaine pour la rendre respirable sont si compliquées qu’il n’y a qu’une seule chose dont nous soyons sûrs : c’est que l’air traité par les filtres met en général quarante ans pour tuer un homme.

La curieuse sensation que j’éprouvais était peut-être causée par la combinaison de ces deux phénomènes. Quoi qu’il en soit, je voyais cet étonnant paysage comme dans un rêve ou comme si j’étais légèrement ivre : tout était décoloré, embrumé, avec quelque chose d’irréel et de vaguement surnaturel.

À côté de moi, le Ghanéen, Kulongo, contemplait en silence et avec une curieuse dignité ce panorama totalement artificiel de monstrueuses ruines rouillées. Et quand enfin il ouvrit la bouche, sa femme et son fils semblèrent suspendus à ses lèvres, comme s’il était un de nos anciens chefs dont les paroles renfermaient la sagesse de la tribu :

« Je n’ai jamais vu un endroit comme celui-ci. C’était une race de démons, de sorciers ou de dieux qui habitait jadis ici. D’aucuns diront en m’entendant que je suis un sauvage ignorant, mais seul le fou doute de ce que voient ses yeux ou son cœur. Les hommes qui ont fait ces choses n’étaient pas des créatures humaines comme nous. Leurs âmes n’étaient pas comme nos âmes. »

En dépit de ce que la formule avait de naïf et de primitif, les mots de Kulongo renfermaient une vérité essentielle. Le viaduc fracassé sur lequel nous nous tenions était comme la tête dressée d’un serpent, dont le corps était la route à six voies bloquée par les cadavres rouillés des voitures qui, pendant la Grande Panique, avaient formé un bouchon à l’échelle de toute une région. L’autoroute s’enfonçait au sud pour se perdre à l’horizon dans le voile du smog, en traversant un paysage disloqué où rien d’autre n’existait que l’œuvre effondrée de l’homme. Ce n’était ni du métal, ni du béton, ni de l’asphalte, ni des plastiques, ni des synthétiques de l’Âge de l’Espace. On eût dit que nous dominions une immense machine brisée de la taille d’une ville : une ville qui n’avait jamais été conçue pour l’homme. Et l’échelle de cette machine s’étendant à perte de vue me faisait très clairement comprendre que ni un livre ni un film ne pouvaient rendre compte de la réalité de l’Amérique.

J’étais vraiment en Amérique. J’étais dépassé par la façon dont les gens de l’Âge de l’Espace avaient aussi totalement transformé leur environnement et par l’impossibilité absolue où nous étions de comprendre, malgré nos subtiles explications sociologiques et psycho-historiques, pourquoi ils avaient fait une chose pareille, comment ils la considéraient eux-mêmes. « Leurs âmes n’étaient pas comme nos âmes » : la formule en valait une autre.

« Eh bien, c’est en effet assez spectaculaire », dit Ruala à son ami. Mais son expression extatique démentait son ton sarcastique.

« Le fait est », murmura Ojubu avant d’ajouter d’une voix plus sèche : « C’est probablement le plus grand dépotoir du monde entier. »

Ils se forcèrent à ricaner, mais leur rire se figea presque aussitôt sur leurs lèvres devant le regard de mépris dont la famille Kulongo les enveloppa : le regard d’éternité que les hommes de la brousse jettent depuis des siècles aux hommes des villes, un regard qui dit que seuls les lâches et les imbéciles essayent de cacher leur peur derrière un faux voile de dédain, que seuls ceux qui craignent la magie ont besoin de se moquer d’elle ostensiblement.

Cette fois encore, à leur façon naïve, les Kulongo avaient raison. Le timbre de Ruala et d’Ojubu était un rien trop aigu et ils avaient beau faire, leurs yeux demeuraient rivés sur ce paysage de métal totalement surréel. Il eût fallu être plus bête que le dernier des imbéciles pour ne pas être sensible au caractère profondément insolite du lieu. Lumumba lui-même, un peu à l’écart du groupe, était fasciné par le spectacle.

Ryan était adossé à l’hélicoptère, juste derrière nous. Il y avait une étrange puissance, peut-être de la raillerie, dans le discours qu’il nous débita et qui était sûrement le commentaire de routine de la visite guidée :

« Mesdames et messieurs, nous sommes sur l’autoroute de New Jersey, l’une des plus grandes voies qui assuraient la liaison entre les puissantes cités de l’Amérique de l’Âge de l’Espace. Vous voyez à vos pieds le Bas-Jersey qui servait de centre de fabrication et de stockage, d’unité de production d’énergie, de raffinerie de pétrole et de poste de distribution pour la plus grande, la plus vaste des cités de l’Âge de l’Espace, le vieux New York. En contemplant ces incroyables ruines, plus étendues que la plus moderne des villes africaines, pensez que tout ceci n’était pour les Américains de l’Âge de l’Espace qu’une zone industrielle mineure que l’on traversait à cent vingt à l’heure sans même la remarquer. Ce n’est pas une des célèbres merveilles du vieux New York que vous regardez, mais seulement une petite frange sans importance de la plus grande des cités jamais bâties par l’homme. Vous n’avez sous les yeux, mesdames et messieurs, qu’une réalisation très secondaire de l’homme de l’Âge de l’Espace ! »

« Abruti de pignouf… » grommela Lumumba. Mais sans beaucoup de véhémence : le cœur n’y était pas. Comme les autres, il ne pouvait s’arracher au spectacle. Il n’était pas difficile de deviner ce qui se passait dans sa tête. C’était un homme élevé dans les enclaves amérafricaines et imbu de tout un mélange de sentiments irrationnels : haine des Américains déchus, mépris de leur civilisation évanouie, peur de leur ancienne puissance… à quoi s’ajoutait peut-être un mélange contradictoire d’envie et de désir d’identification que seul un Amérafricain pourrait pleinement comprendre. Venu pour se délecter à la vue des ruines du pays qui avait banni ses ancêtres, il se trouvait maintenant confronté avec une réalité à laquelle il ne pouvait échapper : les « pignoufs » dont il exécrait et en même temps redoutait le souvenir avaient véritablement possédé une puissance et un savoir qui non seulement lui échappaient, mais s’appliquaient en outre à des fins que son esprit n’était pas équipé pour concevoir.

M’arrachant à l’impressionnant spectacle, je me tournai vers Ryan. Il observait nos réactions avec un sourire farouche sur son visage d’une pâleur malsaine. Il avait visiblement voulu nous humilier en nous montrant ce paysage. Et il avait réussi. S’apercevant que je le regardais, il me toisa. Je ne pouvais lire l’expression de ses yeux chassieux derrière les verres déformants de ses lunettes de protection. Une chose toutefois était claire : une modification subtile était intervenue dans les rapports internes du groupe. Ryan n’était plus simplement un guide indigène, un fonctionnaire, un homme sans dignité. Il avait fait la démonstration qu’il pouvait nous montrer des choses transcendant les limites du monde moderne. Il nous avait rappelé où nous nous trouvions exactement, qui avaient été ses ancêtres et ce qu’ils avaient été. Brusquement, ces ruines incroyables lui avaient conféré une autre dimension parce que, et de manière tout à fait réelle, elles étaient ses ruines à lui. Ce n’étaient indiscutablement pas les nôtres.

« Il faut reconnaître que c’étaient de très grands ingénieurs, dit Koyinka, le cadre kenyan.

— Les anciens Égyptiens aussi, répliqua Lumumba d’une voix qui avait recouvré un peu de son tranchant. Et que demeure-t-il d’eux ? Des détritus empilés sur leurs tombeaux. Exactement comme pour ces pignoufs.

— Si vous restez avec nous, vous aurez peut-être l’occasion de voir quelque chose qui vous fera plus d’impression que ces ruines, laissa sèchement tomber Ryan.

— C’est une menace ou une promesse, Ryan ?

— Tout dépend de savoir si vous êtes un homme… ou un petit garçon, Mr Lumumba. »

Quoi qu’eût voulu dire le guide, Lumumba resta coi. Ryan avait apparemment gagné une manche dans l’espèce de match qui les opposait l’un à l’autre.

Quand nous remontâmes dans l’hélicoptère, je crois que nous avions tous compris que, pendant les prochaines heures, cet Américain livide et maladif allait être quelque chose de plus qu’un simple fonctionnaire à notre disposition.

Et quand, nous retournant, nous regardâmes encore une fois l’immense et écrasant héritage que ses ancêtres avaient dilapidé après l’avoir créé, cette définition de nos rapports prit une signification nouvelle. Ces ruines ancestrales, dont il tirait son gagne-pain, étaient au sens absolu plus grandes que notre civilisation vivante dans sa totalité. Il nous en avait convaincus… et il le savait.

La vue du Bas-Jersey leur coupe toujours le souffle pendant un bout de temps. Même avec ce glandouilleux de Lumumba, ça n’avait pas raté. Dieu seul sait pourquoi, d’ailleurs. D’accord, c’est spectaculaire, ça dépasse tout ce que ces Africains ont jamais vu là d’où ils viennent, mais si on va au fond des choses, il faut bien convenir qu’il avait raison, Ojubu : le Bas-Jersey n’est rien de plus qu’un dépotoir géant. De la ferraille. La poubelle de l’Âge de l’Espace. Qu’on puisse s’extasier là-dessus, il y a des moments où ça me hérisse. Je veux dire que nos ancêtres, c’est vrai, étaient de sacrés types ! Ils ont construit la plus grande civilisation que le monde ait jamais connue. Mais qu’est-ce qu’ils nous ont laissé ? La plus formidable décharge publique de la Terre, un air qui finit par vous tuer tôt ou tard malgré les filtres et un continent où il faut se lever de bonne heure pour trouver quelque chose de vivant qui n’ait pas été mis là par des gens. Nos ancêtres sont allés sur la Lune – c’était un grand peuple, le plus grand de l’histoire, – mais je me demande parfois s’ils avaient toute leur raison. C’est comme cette dinguerie, « FONDEZ-VOUS AU GRAND TOUT COSMIQUE », que j’ai découverte un beau jour à Grand Central. Ça fonctionne encore au bout de deux siècles ou pas loin. Ça ne devait pas seulement tuer les gens, ça devait faire quelque chose d’autre. Mais quoi ? Je ne sais pas ; peut-être que nos aïeux perdaient un peu la boule de temps en temps…

Je n’admettrais jamais une telle chose devant un frère noir, évidemment ! Possible que les gens de l’Âge de l’Espace aient été un tantinet cinglés sur les bords ; mais qui sont-ils, les Africains, pour les prétendre déséquilibrés ? Qui sont-ils pour décider si une civilisation qui les a battus à plate couture était saine d’esprit ou pas ? Et moi-même, que suis-je donc pour trancher en la matière ? Une fourmi, un rat qui vit de leurs détritus. Est-ce à des minables comme nous ou les Afros qu’il appartient de juger un peuple qui a su aller sur la Lune ?

C’est ce que je n’arrête pas de répéter à Karen : ce métier ne me vaut rien. Je suis trop souvent avec les Africains. Si je ne me surveille pas, il m’arrive parfois de me surprendre à penser comme eux.

D’autant que rendre visite aux métroglodytes cinq fois par semaine n’est sûrement pas fait pour arranger les choses. Regardons la vérité en face : le métro et le Bas-Jersey, ce sont des trucs vraiment déprimants. Ça vous fait comprendre que vous n’êtes rien. Et, pire encore, que des hommes aux chevilles desquels vous n’arriverez même pas ont quand même réussi à tout bousiller. Et ce n’est pas bon pour votre santé mentale.

Mais quand l’hélico a atteint le large estuaire de l’Hudson, j’ai dû convenir que ce boulot tocard apportait quand même des compensations. Qui n’a pas vu Manhattan du haut d’un hélico qui franchit l’Hudson en venant du côté de Jersey n’a rien vu, mes enfants ! Le Dôme Fuller vous accroche l’œil. Quinze kilomètres de diamètre. Des facettes qui le font miroiter comme un gigantesque diamant bleu suspendu au-dessus de l’île, juste au milieu. Oui, c’est bien ça, il flotte. Il a été fabriqué avec je ne sais quel plastique de l’Âge de l’Espace que deux cents ans d’exposition au smog ont rendu d’un bleu nébuleux ; sa base, je le répète, est large de quinze kilomètres ; et, malgré tout, ce sacré machin flotte à quelques centaines de mètres du sol, juste au centre de Manhattan, comme un nuage ou un hélico… Sans moteurs ni rien. C’est seulement un hémisphère fait de panneaux de plastique et de tubulures métalliques flottant au-dessus de Manhattan comme un diamant géant. De lui-même. Moi, c’est ce que j’appelle un véritable spécimen de la mécanique de l’Âge de l’Espace !

Je les entendais avaler leur salive derrière moi. Oui, ça vous coupe les pattes. Je faillis en oublier d’y aller de mon laïus. C’est vrai… qu’est-ce que vous voulez raconter à quelqu’un qui voit le Dôme Fuller pour la première fois ?

« Mesdames et messieurs, vous avez devant vous le Dôme Fuller, célèbre dans le monde entier, la plus grande structure architecturale que la race humaine ait jamais construite. Il a quinze kilomètres de diamètre. Il enveloppe le centre de l’île de Manhattan, cœur du vieux New York. Il ne possède ni moteurs, ni source d’énergie, ni éléments mobiles. Pourtant, il flotte en l’air comme un nuage. On le considère comme la première merveille du monde. »

Que peut-on dire d’autre ?

Nous traversâmes le fleuve à basse altitude en direction de cet incroyable diamant bleu flottant dans le ciel, le Dôme Fuller, parallèlement à un immense pont suspendu à présent effondré qui n’est plus qu’une fantastique guenille rouillée sortant à moitié de l’eau. À part Ryan qui débitait son commentaire pour dépliant touristique, personne ne soufflait mot tandis que nous approchions de Manhattan.

Le Dôme Fuller fut, à l’instar de l’atterrissage sur la Lune, l’une des apothéoses de l’Âge de l’Espace, une prouesse hors de la portée de la civilisation africaine moderne. D’après ce que j’ai compris, le Dôme se maintient en sustentation uniquement grâce aux courants de convection engendrés par un effet de serre chaude, encore que cela ait toujours été pour moi l’équivalent logique de s’élever en l’air en se tirant soi-même par les cheveux. Personne ne sait exactement comme on s’y est pris pour fabriquer un hémisphère de cette taille, mais il est dit dans les documents qu’il a fallu faire appel à une flottille de deux cents hélicoptères. Il a été monté en six semaines. Le Dôme Fuller a ainsi été baptisé en l’honneur de Buckminster Fuller, un architecte de génie du début de l’Âge de l’Espace, mais, bien qu’on le considère comme son œuvre, il n’a été édifié qu’après sa mort. Cependant, c’est plus qu’un monument. C’est d’une beauté qui vous terrasse et vous laisse sans voix.

Nous franchîmes l’Hudson, nous dirigeant vers le limbe du Dôme à quelque soixante mètres au-dessus de la surface du sol. D’abord, nous survolâmes la berge, alignement de docks croulants et de navires coulés, mangés par la rouille, dont on ne voyait que l’étrave sortant à demi de l’eau ; puis un large tronçon d’autoroute suspendue qu’encombraient les sempiternelles carcasses de voitures. Enfin, nous nous glissâmes sous le pourtour du Dôme lui-même : un cerceau de métal flottant, d’une invraisemblable minceur, que l’hémisphère dominait en s’épanouissant comme une bulle de savon à l’extrémité d’une paille où souffle un enfant.

Et nous fûmes à l’intérieur. L’impression était inimaginable. C’était comme d’être au cœur d’un cristal bleu. Notre hélicoptère ressemblait à une mouche bourdonnante qui serait entrée dans une pièce énorme, une pièce de quinze cents mètres de haut et de quinze kilomètres de long. Les facettes dont le Dôme est constitué avaient été conçues pour admettre la lumière naturelle afin que l’on ait la sensation d’être en plein air ; mais, à la longue, le smog de saturation leur a donné une teinte bleutée, de sorte que nous nous trouvions dans une salle d’une dimension surhumaine baignée d’une lumière bleu pâle – une salle enserrant une partie importante d’une cité géante.

Devant nous se dressaient les fameux gratte-ciel du vieux New York, forêt de monolithes rectangulaires hauts de centaines de mètres. Quelques-uns, boîtes de béton vides que la lumière bleutée qui imprégnait tout transformait en sombres et titanesques pierres tombales, étaient presque intacts. D’autres, éventrés par d’anciennes explosions, n’étaient que des piles de poutrelles et de décombres dentelées. Les façades d’un certain nombre d’entre eux avaient jadis été entièrement ou presque entièrement vitrées. Mais, à présent, ce n’étaient plus que d’aériens labyrinthes de charpentes et de plates-formes de béton, où scintillaient ici et là des surfaces de verre indemnes sur lesquelles jouaient des reflets de lumière bleue. Et très haut au-dessus du sommet des édifices les plus élevés se déployait le ciel d’un bleu brouillé, taillé en facettes, du Dôme.

Ryan monta à cent cinquante mètres et mit le cap sur la nécropole géante dont les monuments, construits à une échelle qui eût fait pâlir de jalousie les Pharaons, étaient groupés avec insouciance comme les maisons d’un village résidentiel d’Afrique. L’ensemble baignait dans un jour gris-bleu pailleté d’étincelles qui semblait encore un univers. Ici, au cœur même de la nappe de smog littorale, tout paraissait brasiller et scintiller.

Nous eûmes tous le souffle coupé quand Ryan fonça à cent dix à l’heure en direction d’un étroit passage séparant deux rangées de bâtiments et qui n’était qu’une rue relativement peu large. Cette gorge avait plus de cent mètres de profondeur.

L’espace d’un moment, nous éprouvâmes la sensation de tomber comme une pierre à l’intérieur d’un puits encaissé entre deux immenses falaises. Soudain, les moteurs hurlèrent tandis que l’hélico se mettait en quelque sorte à glisser à travers les airs, pour s’immobiliser à trente mètres tout au plus de la façade verticale d’un énorme gratte-ciel gris.

Le rire du pilote, en partie couvert par la plainte mourante des moteurs qui ralentissaient, avait quelque chose d’irréel. « Ne vous inquiétez pas », dit-il dans le micro. « Je n’ai pas perdu un seul instant le contrôle de l’appareil. J’ai seulement voulu vous donner un peu d’émotion, histoire de réveiller ceux qui se seraient endormis. Parce qu’il ne faut pas que vous ratiez la suite : la visite héliportée de ce que les Américains de l’Âge de l’Espace appelaient les Trottoirs de New York. »

Et nous repartîmes à l’allure d’un homme qui court. C’était comme si nous dérivions entre deux rangées parallèles d’édifices colossaux s’étirant sur des kilomètres et des kilomètres.

J’ai beau y venir souvent, chaque fois que j’entre dans le Dôme Fuller, je me sens tout drôle. C’est un monde différent. On a l’impression que New York a été construit pour des hommes de quinze mètres et on se sent tout petit, comme si on était dans une salle titanesque. Mais, quand on regarde l’intérieur du Dôme, ces édifices démesurés paraissent minuscules. On perd le sens des proportions. En outre, tout est bleu et le smog est si épais qu’on pourrait presque le manger à la fourchette.

Et puis on sait que tout ça est entièrement mort. Rien ne vit à New York entre le Dôme Fuller et le métro où quelque deux mille métroglodytes croupissent dans leur fumier. Rien ne peut y vivre. L’air, à l’intérieur du Dôme, est un des plus toxiques du pays, à peu près autant que la soupe qui remplit la vallée de Los Angeles et à travers laquelle on ne voit quasiment rien, à ce qu’on dit. Ce n’est pas pour isoler un morceau de la ville que nos ancêtres ont installé le Dôme, mais pour réchauffer New York et empêcher la neige de se former. Le smog était encore respirable, à l’époque. Aussi le Dôme est-il ouvert à l’atmosphère et aspire-t-il en fait la part la plus nocive du smog – peut-être parce que la différence de température entre l’intérieur et l’extérieur est d’environ dix degrés. Les Africains prétendent que ce serait à cause des courants de convection. Moi, je ne sais pas.

Toujours est-il que ça vous donne la chair de poule. En volant lentement entre deux rangées de gratte-ciel, j’avais le sentiment de tourner à pas de loup autour d’un immense cimetière, en pleine nuit. Je ne parle pas de fantômes auxquels je parie que certains Africains croient encore en leur for intérieur. Ce sont des bêtises. Non, cette ville tout entière est réellement un cimetière. Durant l’Âge de l’Espace, New York était peuplé de millions de gens. Maintenant, plus rien de vivant n’y habite, à l’exception de ces deux mille sous-hommes puants, les métroglodytes, qui meurent à petit feu dans leur infect métro hermétiquement scellé.

Je me suis faufilé quelque temps entre les gratte-ciel à trente mètres d’altitude en continuant à voler si lentement que je faisais presque du surplace. Et pour que mes clients s’imbibent bien de l’atmosphère, je n’ouvrais pas la bouche. Finalement, nous avons atteint une véritable avenue, débordante de carcasses de voitures rouillées. Elles encombraient même les trottoirs, à croire que les gens de l’Âge de l’Espace avaient élevé une de leurs démentielles pyramides d’autos en plein milieu de Manhattan et qu’elle avait fondu comme de la cire chauffée. J’ai arrêté l’hélico à la verticale et j’ai pris mon micro.

« Vous avez sous les yeux, mes amis, quelques-unes des épaves de la Grande Panique qui envahissent les Trottoirs de New York. C’est dans la cité même que la Grande Panique a commencé. Imaginez ceci, mesdames et messieurs : à l’apogée de l’Âge de l’Espace, il y avait plus de cent millions de voitures, de camions, d’autocars et autres véhicules à moteur sur les autoroutes et dans les rues de New York. Une voiture pour deux adultes ! Regardez et essayez d’imaginer ce que pouvait être le splendide spectacle de tous ces véhicules lancés en même temps sur la chaussée ! »

Oui, ça devait valoir le coup d’œil ! Enfin… vu d’hélicoptère ! Il fallait quand même qu’ils en aient dans le ventre, les hommes de l’Âge de l’Espace, pour s’agglomérer sur les autoroutes et foncer aussi vite que des hélicos à quelques mètres d’intervalle. Ils devaient avoir des réflexes fantastiques pour rester maîtres de leurs machines. Moi, je ne pourrais pas. Et je ne voudrais pas.

Mais ce devait être extraordinaire la nuit ; avec, partout, des éclairages de toutes les couleurs et des millions de gens roulant tous en même temps à bord de leurs autos ! Crénom ! Quel est le chiffre total de la population des États-Unis aujourd’hui ? Trente millions, quarante. Il n’y a pas une seule ville de cinq cent mille habitants et il n’existe rien dans le monde entier qui soit à l’échelle de ça. Ah ! vivre en ce temps-là, c’était quelque chose !

Et maintenant, regardez-moi ça ! Il n’y a plus d’énergie sauf le je ne sais trop quoi qui continue de fabriquer l’électricité dans le métro, de sorte que la seule lumière en surface est ce truc bleu qui pétrifie tout, qui rend tout si étrange… comme si la cité était momifiée. Les bâtiments ne sont que des ruines vides et croulantes broyées par les explosions, les voitures sont des détritus pourrissants et les gens sont morts, morts, morts.

De quoi pleurer si on se laissait impressionner…

Nous voletions au milieu des ruines du vieux New York comme un furtif insecte de nuit. C’était maintenant l’après-midi et les tranchées qui séparaient les gratte-ciel étaient remplies d’ombres violettes coupées par intervalles de trouées de pâle lumière bleue. Sous le Dôme Fuller, le monde s’enveloppait d’un voile bleuté relativement sombre, de même que celui d’une forêt sous l’averse est composé de verts de nuances différentes.

Nous plongeâmes et, pendant un moment, fîmes du rase-mottes au-dessus d’une vaste esplanade où la partie supérieure des édifices peu élevés avait été arrachée par une explosion, révélant une enfilade d’énormes excavations et de cavernes s’enfonçant profondément dans les entrailles de la Terre. C’était peut-être le terminus d’un chemin de fer souterrain, voire les vestiges d’un élément du célèbre métro de New York.

« C’est un lieu de magie souterraine, dit Kulongo. L’air est très épais ici.

— Ces gens-là savaient construire, pour sûr », commenta Koyinka.

À côté de moi, Michael Lumumba avait l’air préoccupé, pour ne pas dire nerveux. « Vous savez, je ne pensais pas que tout cela était aussi grand », murmura-t-il à mon intention. « Aussi grand, aussi étrange, aussi… aussi…

— Surhumain, Mr Lumumba ? » suggéra Ryan par le truchement du micro.

Je vis tressaillir un muscle de la mâchoire de mon voisin. Lumumba était manifestement furieux que le guide lui souffle le mot précis qu’il cherchait. « Inhumain, pignouf. Je voulais dire inhumain. » Le mensonge était transparent. « N’y avait-il pas un dicton autrefois : New York, c’est très beau à visiter mais on ne voudrait pas y vivre ?

— Je n’en ai jamais entendu parler, rétorqua Ryan, mais je comprends pourquoi vos ancêtres pouvaient penser ça. Pour ne pas se sentir écrasé par New York, il fallait être un véritable citoyen de l’Âge de l’Espace. »

Il y avait une considérable part de vérité dans les propos des deux hommes, bien que naturellement la recherche de la vérité n’intéressât ni l’un ni l’autre. Ici, à l’intérieur du cristal bleu qu’était le monde sous le Dôme, dans cet hélicoptère dont le bruyant bourdonnement déchirait le silence funéraire, réduit aux dimensions d’un insecte par l’échelle des bâtiments, j’éprouvais physiquement l’immensité de ce qu’avait été l’Âge de l’Espace américain. J’avais l’impression d’être entré par effraction dans la demeure de mes maîtres, d’être un moucheron. Je me rappelais par l’histoire, non par l’instinct, la suprématie totale que l’Amérique avait exercée sur le monde pendant l’Âge de l’Espace. Elle l’avait acquise, non par des conquêtes militaires mais uniquement par le poids tout-puissant de sa seule existence. Jusque-là, je n’avais jamais réussi à appréhender tout à fait ce concept.

Je le comprenais parfaitement maintenant.

Je leur ai fait faire la classique tournée héliportée des trottoirs de New York. On a survolé Broadway à basse altitude, découvrant des fouillis follement délabrés de légères poutrelles d’acier, d’enseignes décrépites, de câbles monstrueux. On a fait, à trois cents mètres de haut, le tour de l’Empire State Building, l’un des plus vieux gratte-ciel et l’un des mieux préservés : trois cents mètres de béton massif. Le genre de stèle funéraire que nos ancêtres auraient probablement érigée à leur propre mémoire s’ils y avaient songé.

Oui, c’était l’excursion bateau. Les ruines du Centre Rockefeller. Le cratère de l’O.N.U.

Comme de juste, ils en bavaient tous. Même Lumumba, mais naturellement il ne l’aurait pas reconnu, ce gluant. Après, ils seraient mûrs pour le répugnant spectacle des métroglodytes. Et quand ils en auraient assez de béer devant ces créatures bestiales, ils seraient prêts à rentrer à Milford pour le dîner, satisfaits d’en avoir eu pour leur argent.

Si une promenade de cinq heures me rapporte autant qu’une de six à la plupart des autres guides, c’est que j’ai le culot de les faire descendre dans une station de métro. Quand je leur ai annoncé que la tournée allait prendre fin par une visite à pied d’une station de métro habitée, la nouvelle a eu l’effet habituel. Au lieu de ronchonner et de protester sous prétexte que l’excursion était trop courte, de râler parce qu’ils n’en avaient pas pour leur argent, ils ont été passionnés et peut-être même un peu effrayés à l’idée de côtoyer des indigènes réellement primitifs. Quand ils en auraient leur claque des métroglodytes, la traversée de l’Hudson au coucher du soleil, lors du retour, suffirait à les convaincre d’avoir passé une journée extraordinaire.

Ainsi, nous allions voir les métroglodytes ! La plupart des guides indigènes évitaient le métro et, pour des raisons qui lui appartiennent, le gouvernement américain semble dissuader les étrangers de satisfaire leur curiosité. De façon subtile, peut-être, mais en les décourageant néanmoins. Dans une étude publiée il y a quelques années, Omgazi soutenait que les Américains modernes de la région voisine de New York nourrissaient envers les métroglodytes une répugnance équivalant pratiquement à de la terreur superstitieuse. Selon lui, les Américains modernes les identifiaient à leurs ancêtres parce que les métroglodytes étaient les descendants directs des irréductibles qui, plutôt que d’abandonner New York, avaient hermétiquement clos le réseau métropolitain et y avaient institué une écologie en circuit fermé. En conséquence, les Américains contemporains fuyaient les métroglodytes parce que, à un niveau subconscient profondément enfoui, ils les considéraient comme des chamans.

J’ai toujours eu le sentiment qu’Omgazi péchait par ethnocentrisme. Après tout, son sujet d’étude, c’étaient les Américains modernes, pas les Africains du XIXe siècle. Et voici que s’offrait à moi la chance de pouvoir personnellement observer des métroglodytes. Quelle perspective excitante ! En effet, s’ils étaient apparemment en cours de dégénérescence et approchaient rapidement de l’extinction, ils constituaient d’un autre côté un phénomène unique au monde, dans la mesure où ils vivaient encore dans un environnement artificiel créé à l’Âge de l’Espace. Certes, ç’avait été un environnement de fortune fabriqué à la hâte et qui, de même que ses habitants, s’était dégradé de façon considérable en deux siècles. Mais quoi que fussent ou ne fussent pas les métroglodytes, ils représentaient la seule enclave des Américains de l’Âge de l’Espace à exister encore sur Terre.

S’il n’était pas impossible à un Africain moderne de parvenir à comprendre vraiment la réalité de l’Âge de l’Espace, une confrontation avec les descendants directs de cet âge fournirait sûrement la clé nécessaire.

Ryan posa l’hélicoptère sur ce qui semblait être une sorte de grande terrasse découverte, derrière un bâtiment de béton massif et bas. Ladite terrasse était une mosaïque d’allées de ciment crevassées et de lambeaux de terre écorchée. D’après les apparences, ç’avait jadis été un petit parc avant que le smog soit devenu mortel pour la végétation. Nue comme une ruine dans la lumière bleu pâle, elle avait l’aspect d’un bizarre cadavre tandis que, soulevant des nuages de poussière sèche, l’hélicoptère se posait.

En émergeant avec les autres dans l’univers bleu du Dôme Fuller, j’eus le souffle coupé et l’impression fugitive d’être revenu en Afrique, à Accra ou à Brazza. L’air qui caressait mon épiderme était dense, chaud et humide. L’instant d’après, l’effet visuel – tout était baigné d’une froide lumière bleutée – me fit sursauter : le panorama arctique offrait un contraste saisissant. Puis je remarquai l’atmosphère elle-même et frissonnai, me rappelant brusquement les filtres dans mes narines et mes lunettes de protection. En effet, cet air était à tel point chargé en smog qu’il semblait grésiller d’étincelles électriques dans cette invraisemblable lumière bleue. Quel incroyable, quel splendide, quel horrible poison !

À l’exception de Ryan, tout le monde était interloqué, chacun réagissant à sa manière. Kulongo battit des paupières et demeura un moment immobile à regarder tout autour de lui d’un air solennel. On aurait dit un gros ours. Sa femme et son fils se réfugiaient, eût-on cru, dans l’aura de calme qui émanait de lui. Koyinka paraissait avoir peur de s’étrangler ; son épouse babillait avec excitation en le tirant par le bras. Les deux jeunes gens de Luthuliville faisaient visiblement un effort pour ne pas se cramponner l’un à l’autre. Michael Lumumba, quant à lui, murmura quelque chose d’incompréhensible entre ses dents.

« Qu’est-ce que vous dites, Monsieur Lumumba ? » lui demanda Ryan en insistant sur le « Monsieur » tout en nous faisant sortir du parc par un escalier de pierre et de béton aux marches croulantes.

Ce fut comme si quelque chose craquait en Lumumba. Il s’immobilisa, paralysé par quelque événement intérieur, tandis que le guide nous entraînait vers un passage, bordé d’énormes bâtiments silencieux, qui débouchait sur une rue engorgée d’antiques carcasses de voitures rongées par la rouille, à jamais enchevêtrées dans les affres de la mort sous la crépitante lumière bleue.

« Qu’est-ce que vous me voulez, sale pignouf ? » lança Lumumba sur un ton aigu. « Ça ne vous suffit pas de nous avoir mis dans cet état ? »

Ryan s’arrêta un instant, lui décocha un sourire qui n’était pas dépourvu de cruauté et répondit : « Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, l’ami. J’ai déjà votre argent. Que voulez-vous que je désire de plus ? »

Il se remit en marche, se faufilant entre les cadavres des voitures, les morceaux de maçonnerie tombés, les décombres informes. Il se retourna. Lumumba suivait le train, la démarche saccadée, les yeux levés vers les édifices, se mordillant la lèvre.

« Qu’y a-t-il, Lumumba ? lui cria Ryan. Ces ruines ne sont pas une vision assez savoureuse pour vous ? Vous n’avez quand même pas peur, n’est-ce pas ?

— Peur ? Pourquoi aurais-je peur ? »

Ryan avança encore de quelques mètres, puis il fit à nouveau halte et, s’adossant à un gratte-ciel particulièrement endommagé jouxtant une ouverture déchiquetée, une sorte de grotte ténébreuse, il regarda Lumumba en face. « Ne vous méprenez pas sur le sens de ma question, mon vieux. Si les métroglodytes vous terrifiaient un peu, ce n’est pas moi qui vous le reprocherais. Après tout, ce sont les descendants directs des gens qui ont chassé vos ancêtres de ce pays. Vous avez parfaitement le droit de ne pas être très à l’aise.

— Ne dites pas d’imbécillités, Ryan. Pourquoi un Africain civilisé aurait-il peur d’une bande de sauvages dégénérés ? » C’était Koyinka qui avait parlé. Nous avions rejoint le guide.

« Comment le saurais-je ? » fit ce dernier en haussant les épaules. « C’est à Mr Lumumba que vous feriez mieux de le demander. »

Sur ces mots, il nous tourna le dos et pénétra à l’intérieur de la brèche éventrant le gratte-ciel délabré. Nous le suivîmes, un peu anxieux, pour nous retrouver dans une vaste antichambre aboutissant, semblait-il, à une sorte de caverne encore plus grande plongée dans la nuit. On la devinait plus qu’on ne la voyait. Mais Ryan s’arrêta au bout de quelques mètres et nous attendit près d’une barrière de métal affaissée protégeant deux des côtés d’une espèce de puits profond. Le plus long était au ras du mur de droite de l’antichambre. L’autre comportait un escalier de pierre qui paraissait descendre jusqu’au fond de la fosse obscure.

Le guide nous fit longer la balustrade jusqu’au débouché de l’escalier. De cet angle, on constatait que le puits avait jadis été la gueule d’un large tunnel dont le sol se confondait avec le fond de l’abîme. Maintenant, un immense et massif panneau d’acier d’aspect ancien bloquait l’entrée du tunnel, formant le quatrième mur de la fosse. Mais on distinguait au centre de cette plaque rouillée un sas relativement récent et d’un dessin moderne.

« Mesdames et messieurs, commença Ryan, vous avez devant vous l’un des accès scellés du métro du vieux New York. Durant l’Âge de l’Espace, le métro était le principal moyen de transport de la cité et il y avait des centaines d’entrées semblables à celle-ci. C’étaient un gigantesque réseau souterrain de stations et de tunnels grâce auquel les Américains de l’Âge de l’Espace pouvaient se rendre de n’importe quel point de la ville à n’importe quel autre. Beaucoup de stations étaient immenses et l’on y trouvait des magasins et des restaurants. Toutes étaient équipées de distributeurs automatiques fournissant de la nourriture, des boissons et beaucoup d’autres choses encore. Le métro était déjà une sorte de petit univers à l’Âge de l’Espace. »

Il se mit à descendre les marches tout en continuant de parler : « Lors de la Grande Panique, certains habitants de New York décidèrent de ne pas quitter la cité. Au lieu de l’évacuer, ils se réfugièrent dans le métro, en scellèrent toutes les entrées, installèrent des machines de survivance spatiales comprenant tout ce qu’il fallait – depuis un réacteur à fusion jusqu’aux hydroponiques – et ils se coupèrent définitivement du reste du monde. Aujourd’hui, plusieurs stations sont encore habitées par les métroglodytes, descendants directs des gens de l’Âge de l’Espace, et la plupart des machines de survivance sont toujours en état de marche. Il y a sans doute dans ces profondeurs plus d’objets manufacturés datant de l’Âge de l’Espace qu’un homme moderne n’en a jamais vu. »

Nous étions arrivés en bas du puits. Ryan nous conduisit au sas et ouvrit le tambour extérieur. Les dimensions du compartiment étaient surprenantes. Notre guide nous y fit entrer. « Ce sas a été posé il y a une cinquantaine d’années, sur ordre du gouvernement, peu après que l’on eut découvert les métroglodytes. Cette mesure s’inscrivait dans le programme élaboré afin de les reciviliser. L’idée de base était de laisser entrer les scientifiques en évitant que le smog ne vienne vicier l’atmosphère du métro. Naturellement, le programme de réhabilitation se solda par un fiasco complet. Personne n’est jamais parvenu à convaincre les métroglodytes et ceux-ci sont moins nombreux d’année en année. Ils se reproduisent peu et, d’ici une génération environ, ce sera une race éteinte. Aussi la chance qui vous est offerte est-elle unique. Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir raconter à ses petits-enfants qu’on a vu un métroglodyte en chair et en os ! »

Le tambour intérieur s’ouvrait sur un ancien tunnel de ciment pourrissant et grisâtre, de section parallélépipédique. En dépit de nos filtres, l’air était pestilentiel. Il était très raréfié, vaguement aigrelet mais sans être tonique, avec un arrière-goût chimique, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir des relents méphitiques de matières organiques putréfiées. Il était très difficile de respirer ; on se serait cru à quatre mille mètres d’altitude.

« Ce n’est absolument pas par souci de ma santé personnelle mais de la vôtre », enchaîna Ryan en sortant du sas. « Suivez mon conseil : n’ayez aucun contact avec ces gens. Regardez-les mais ne les touchez pas. Écoutez-les mais n’ouvrez pas la bouche. Ils semblent inoffensifs et peut-être le sont-ils, mais personne ne peut en être sûr. C’est pourquoi il n’y a pas beaucoup de guides qui amènent leurs clients ici. J’espère que vous avez bien compris… tous. »

Ces derniers mots étaient manifestement prononcés à l’intention de Lumumba, mais celui-ci ne réagit pas. Il paraissait subjugué, replié en lui-même. Possible que Ryan ait eu raison : peut-être Lumumba, d’une façon qui m’échappait, avait-il vraiment peur. Il est impossible de comprendre réellement les Amérafricains.

Nous nous engageâmes dans la galerie. Les lampes de la voûte étaient incontestablement modernes, dans cette section tout au moins. Elles avaient probablement été posées quand on avait installé le sas, mais il n’était pas exclu que l’énergie qui les alimentait fût fournie par le réacteur à fusion monté par les métroglodytes eux-mêmes, des siècles plus tôt. L’air que nous respirions était fabriqué par des générateurs d’atmosphère conçus pour équiper d’authentiques stations spatiales ! C’était effrayant et en même temps émouvant : nos vies dépendaient d’un matériel appartenant à l’Âge de l’Espace. C’était presque comme si nous reculions dans le temps.

La galerie tourna à angle droit et se transforma en un plan incliné. Au bout de quelques dizaines de mètres, le sol redevint horizontal. Nous passâmes devant des décombres pulvérulents encastrés dans le mur – il s’agissait apparemment des vestiges d’une sorte de curieuse boutique, avec des fauteuils massifs boulonnés au plancher et des fragments de miroirs encore fixés aux débris des cloisons – et débouchâmes soudain dans une espèce de caverne basse de plafond, chichement éclairée par des ampoules datant de l’Âge de l’Espace, disposées de façon capricieuse, et dont beaucoup, encastrées à même la voûte incrustée de crasse, fonctionnaient toujours.

Jamais je n’avais vu une salle aussi étrange, si l’on peut la nommer ainsi. Le plafond en paraissait terriblement bas, plus bas qu’il ne l’était en réalité, car la salle semblait s’étirer à l’infini dans une multitude de directions incertaines. Ses limites se perdaient dans l’ombre et dans la nuit. Je ne distinguais même pas le mur du fond. Il était exclu d’éprouver de la claustrophobie dans un lieu pareil, mais cela me donnait une sensation analogue et qui n’avait pas de nom. C’était comme si le sol et la voûte risquaient à tout instant de se rapprocher pour m’écraser.

De bizarres silhouettes peuplaient la pénombre, déambulant d’une allure indolente et désœuvrée ou assises à même le sol nu et maculé, solitaires ou par petits groupes. La plupart des métroglodytes avaient une taille bien inférieure à un mètre cinquante et leurs épaules fortement voûtées les faisaient paraître encore plus petits. Leurs corps rachitiques étaient émaciés sous les haillons multicolores, dépenaillés et crasseux, qu’ils portaient en guise de vêtements. J’étais profondément choqué. Je ne sais pas exactement à quoi je m’étais attendu, mais certainement pas à cette évidente aura d’humanité déchue émanant de ces pitoyables créatures et qui vous frappait au premier coup d’œil, même de loin.

Une sorte de cabane de ciment se dressait juste devant nous, grêlée de trous – des impacts de balles, apparemment – et en partie noircie par le feu. Elle était munie de fenêtres minuscules dont l’une était encore obstruée par un treillis métallique désagrégé. Il s’agissait sans doute d’une espèce de guérite, peut-être érigée pendant la Panique. Une barrière complexe séparait l’endroit où nous nous tenions de la partie principale de la station. Elle était constituée par un grillage allant du sol au plafond et était flanquée de tourniquets. Des portes surmontées d’un écriteau où l’on pouvait lire, en noir sur fond blanc, le mot SORTIE en lettres dont l’émail s’écaillait, étaient ménagées dans cette clôture. Elles avaient été grossièrement soudées. Depuis plus d’un siècle, peut-être, à en juger par l’aspect de la soudure.

De l’autre côté de cette enceinte, un métroglodyte vêtu d’une sorte de longue chemise aux bords effilochés, faite d’une multitude de morceaux de tous les tissus et de toutes les couleurs imaginables cousus ensemble, nous regardait, Plus exactement, ses yeux au strabisme accentué et dépourvus d’expression étaient braqués sur nous. Son torse oscillait légèrement d’avant en arrière mais, à part cela, il ne bougeait pas. Son teint était d’une pâleur insolite, même pour un Américain, et chaque centimètre de sa peau et de son costume était recouvert d’une concrétion de crasse d’une épaisseur incroyable.

Sans plus se préoccuper du métroglodyte au dos rond que celui-ci ne se préoccupait de nous, Ryan nous conduisit jusqu’à l’alignement des portillons et sortit de sa poche une poignée de piécettes d’un jaune verdâtre.

« Ce sont des jetons de métro », nous expliqua-t-il en en glissant dix dans la petite fente surmontant l’un des tourniquets. « Cette monnaie de l’Âge de l’Espace n’était utilisée qu’ici. Elle est valable pour tous les appareils distributeurs et pour les portillons. Les métroglodytes s’en servent toujours pour obtenir de la nourriture et de l’eau des machines. Si j’ai davantage besoin de jetons, tout ce que j’ai à faire est d’ouvrir un distributeur. Aussi, ne vous inquiétez pas : l’entrée ne coûte rien. Vous n’avez qu’à pousser le tourniquet comme ceci… »

En guise de démonstration, il fit un pas. Le tourniquet pivota d’un quart de tour pour le laisser passer quand son corps appuya sur la barre.

Nous entrâmes les uns derrière les autres. Michael Lumumba me précéda et s’écarta, une fois de l’autre côté, pour examiner le métroglodyte qui se tenait devant la barrière. Après l’avoir longuement toisé, il sourit lentement d’un sourire sardonique et dit : « Salut, pignouf. Comment vont les choses dans le métro ? »

Le métroglodyte braqua son regard dans la direction de Lumumba mais n’eut pas d’autres réactions.

« Alors, qu’est-ce que tu es au juste ? Un crétin ou quoi ? » reprit Lumumba tandis que Ryan, dont le teint blême avait soudain viré à l’écarlate, se retournait et se dirigeait vers lui. L’expression du métroglodyte ne changea pas. En vérité, il était difficile de prétendre qu’il eût une expression. « J’ai l’impression que tu es un débile mental, pignouf.

— Je vous avais dit de ne pas adresser la parole aux métroglodytes, s’insurgea Ryan en s’interposant entre Lumumba et la créature.

— En effet, répondit sèchement Lumumba. Et je commence à me demander pourquoi.

— Parce qu’ils peuvent être dangereux.

— Dangereux ? Ces cloportes abrutis ? La seule chose que ces larves sans cervelle risquent de mettre en danger, c’est votre orgueil, Ryan, n’est-ce pas ? Voyez les vestiges des grands pignoufs de l’Âge de l’Espace ! Regardez-les… il ne leur reste même pas assez d’intelligence pour essuyer la bave qui leur coule du menton…

— Taisez-vous ! » lança brusquement Kulongo avec l’autorité d’un chef dans la voix. Cela suffit pour réduire Lumumba au silence, et Ryan lui-même recula quand le Ghanéen s’approcha d’eux. Mais la mine satisfaite de Lumumba était une arme qu’il continuait de brandir et dont l’Américain sentait visiblement la morsure.

Pendant tout ce temps, le métroglodyte n’avait pas cessé de se balancer doucement d’avant en arrière, sans proférer un son ni manifester le moindre signe d’intelligence humaine.

Au diable ce frère noir de Lumumba et au diable ces métroglodytes puants ! Oh ! ça me fait mal d’amener les Afros ici ! Il y a des moments où je me demande pourquoi je le fais, où je trouve que c’est moche, dégueulasse. Pas seulement à cause des glodytes, encore que ces créatures soient suffisamment répugnantes, mais à cause du fait de les montrer aux touristes africains et d’en tirer profit. Ça s’enlève comme des petits pains, cette balade, ils marchent à fond, les frères noirs, surtout les salauds dans le genre de Lumumba, mais si je n’avais pas tellement besoin de fric, je ne le ferais pas. C’est peut-être du patriotisme. Je ne suis pas assez patriote pour supprimer la visite des métroglodytes, mais je le suis quand même suffisamment pour ne pas me sentir très fier de moi.

Je sais naturellement pourquoi ça me fait cet effet. Les métroglodytes sont les derniers descendants directs des gens de l’Âge de l’Espace, ils représentent en un sens le seul fragment de cette époque encore vivant, et ils sont effectivement ce que disait Lumumba : des larves, des abrutis et des crétins. Et, en plus, ce sont des épaves physiques. Des yeux à la gomme, des os caoutchouteux, des dents pourries, et si on en trouve un qui mesure plus d’un mètre cinquante, c’est un géant. Quand ils atteignent trente ans, c’est qu’ils ont eu de la chance. Il n’y a pas de smog dans la merde chimique qu’ils respirent, mais il n’y a pas assez d’oxygène non plus, et depuis deux cents ans qu’il brasse et rebrasse ses propres immondices, Dieu seul sait ce qu’il peut manquer et y avoir en trop dans l’air que fabrique le système de survivance du métro ! Il reste aux métroglodytes juste assez de jugeote pour entretenir le recycleur d’atmosphère, les hydroponiques et autres machins sans savoir exactement ce qu’ils font. Ce sont tous des débiles congénitaux et, à mesure que les années passent, l’air qu’ils respirent est de plus en plus vicié, les saloperies qu’ils mangent de plus en plus infectes, ils sont de moins en moins nombreux et de plus en plus stupides. Il paraît que, dans cinquante ans, ils seront éteints. Ils sont l’ultime vestige de l’Âge de l’Espace, et leurs cerveaux étouffent lentement dans leurs propres immondices.

L’industrie du touriste est une façon sordide de gagner sa vie, c’est ce que je n’arrête pas de répéter à Karen. Chaque fois que je descends dans ce souterrain puant, il faut que je me dise que le marais amazonien que je guigne se rapproche d’un jour. Ça m’aide à me remettre le cœur en place.

J’ai fait avancer mon troupeau d’Afros sur le niveau supérieur de la station. Pas facile d’imaginer à quoi il ressemblait au juste, ce niveau, à l’Âge de l’Espace : il ne reste plus rien debout, à part des tas d’appareils distributeurs, des comptoirs délabrés et des ordures. Il se prolonge dans toutes les directions et il y a plus d’anciennes bouches d’entrée que je n’en ai compté. On m’a expliqué qu’à l’Âge de l’Espace des milliers et des milliers de gens s’y bousculaient pour gagner les trains, en dessous, mais ça n’a pas de sens. Pourquoi auraient-ils eu envie de piétiner dans un trou sous terre plus longtemps que nécessaire ?

Les métroglodytes, eux, y traînent évidemment en faisant ce que font les métroglodytes : ils restent debout à regarder dans le vide ou bien ils s’accroupissent par terre pour bouffer leurs gâteaux d’algues, à moins qu’ils ne les bouffent debout s’ils ont vraiment l’esprit d’entreprise. Que cela fascine tellement les Africains, moi, ça me dépasse…

Soudain, à quelques mètres du groupe, j’ai vu un préposé à l’approvisionnement s’approcher d’un distributeur d’eau. Pour un coup de chance, c’en était un ! Ce n’était pas à chaque visite que l’occasion m’était donnée de montrer à mes ouailles une prétendue « cérémonie métroglodyte d’origine ». J’ai pris la décision de jouer le jeu à fond. Maintenant le groupe à l’écart de l’appareil pour que personne ne bousille rien, j’y suis allé de mon boniment bidon :

« Vous allez assister, mesdames et messieurs, à l’approvisionnement d’un distributeur par un métroglodyte préposé à l’entretien de ces appareils », ai-je commencé tandis que mon pouilleux de glodyte, traînant un petit chariot chargé de quatre tonnelets de métal et d’un tas d’autres vieilleries, se dirigeait à pas lents vers une machine à eau dont l’émail blanc et rouge s’écaillait. « Pendant l’Âge de l’Espace, cette machine fournissait le breuvage traditionnel de l’époque, le Coca-Cola – que l’on boit encore dans certaines parties du monde – ainsi que vous pouvez le lire sur l’inscription qui subsiste encore. Mais les métroglodytes n’ont évidemment plus de Coca-Cola à mettre dedans. »

Le métroglodyte a pris un trousseau de clés dans son charreton, en a glissé une en tâtonnant dans une serrure après en avoir essayé plusieurs et a ouvert le panneau frontal. Des jetons ont dégringolé. Il s’est mis à quatre pattes, les a ramassés un par un et les a rangés dans un sac en caoutchouc moisi.

« Le préposé a vidé l’appareil de ses jetons, comme vous voyez. Quand un métroglodyte a soif, il introduit un de ces jetons dans la fente dont est pourvue la machine, actionne le levier et place ses mains en coupe sous cette petite ouverture. »

Le métroglodyte a ôté la face arrière de l’appareil à l’aide d’une autre clé, a soulevé non sans peine un des tonnelets et a versé une eau verdâtre dans le réservoir.

« Les préposés achètent l’eau aux agents du recyclage en les payant avec les jetons qu’ils prennent dans les appareils. Ils fournissent aussi aux distributeurs des galettes d’algues qu’ils se procurent de la même manière auprès des agents chargés des cultures hydroponiques. »

Le métroglodyte a remis le panneau en place et a disparu lentement dans l’ombre de la station avec son chariot pour passer au distributeur suivant.

« Comment fabriquent-ils ces jetons ? a demandé Koyinka.

— On ne les fabrique pas. C’est un héritage de l’Âge de l’Espace.

— C’est absurde ! Comment leur économie peut-elle fonctionner sans apport d’argent frais ? Le profit se traduit toujours par la mise en circulation d’argent frais. Même en économie socialiste, on est obligé de battre monnaie tous les ans. »

Quoi ? Que diable racontait-il ? Ah ! ces sacrés Afros !

« Je crois pouvoir expliquer ce phénomène, a dit le professeur. Selon Kusongeri, l’économie des métroglodytes n’est pas réellement basée sur la monnaie. Les mêmes jetons circulent en circuit fermé. Les préposés prennent probablement dans les machines le nombre exact de jetons que les agents du recyclage leur réclament en échange de l’eau. La notion de profit n’existe pas chez eux.

— Dans ce cas, pourquoi continuent-ils de se servir de jetons ? »

Le professeur a haussé les épaules. « C’est peut-être un rite. Ou bien… »

Lumumba l’a interrompu pour laisser tomber avec dédain : « Pourquoi les abeilles construisent-elles des rayons ? Pourquoi les pies volent-elles les objets qui brillent ? Parce qu’elles réfléchissent ou parce que c’est seulement dans leur nature d’animal ? Ne voyez-vous pas que ces larves blanches ne sont pas des êtres humains mais des animaux, Koyinka ? Ils ne pensent pas. Tout ce qu’ils font, ils le font sans raison. Ce sont des animaux, de stupides animaux blafards ! Les derniers descendants des citoyens de l’Âge de l’Espace ne sont rien de plus que des animaux ! Voilà comment finissent les pignoufs quand ils n’ont pas d’hommes noirs pour penser à leur place ! Voilà comment… »

Des étincelles rouges ont fusé dans ma tête. « Ils ont quand même su expédier tes pouilleux d’ancêtres en Afrique à coups de bottes dans le derche, mon petit père !

— Fais attention à ce que tu dis quand tu t’adresses à tes supérieurs, pignouf ! »

« Mr Lumumba ! » a vociféré le professeur. Koyinka semblait prêt à me lancer son poing dans la figure. Kulongo s’était rapproché de Lumumba, l’air écœuré. Les deux minets fronçaient leur nez délicat. Bigre ! On était à deux doigts d’une rixe ! Une bagarre pouvait me mettre au chômage pendant un mois ou même me faire sucrer ma licence. J’ai songé à mes marais amazoniens, à un ciel bleu, à des arbres verts, à une terre brune à perte de vue…

Me concentrant sur cette vision, j’ai dénoué mes poings serrés en ravalant mon amour-propre, et j’ai tourné le dos à Lumumba pour entraîner mon troupeau de tordus plus loin.

Mieux valait leur accorder vingt minutes de rabiot dans la station et me calmer avant de réduire ce Lumumba en bouillie. J’avais presque envie de l’amener jusqu’à ce traquenard électrique qui piège les gens, de lui fourrer un casque sur la tête et de l’abandonner. Là, on verrait s’il se moquerait encore de mes ancêtres !

La tension continuait de monter entre Ryan et Lumumba tandis que nous avancions au milieu des métroglodytes. C’était si visible et si pénible que le prochain éclat, que l’on pouvait escompter d’une minute à l’autre, n’eût pas manqué d’être remarqué par les habitants du métro. Mais il était tout aussi manifeste que les métroglodytes n’avaient qu’une perception limitée de leur environnement, et des facultés conceptuelles plus limitées encore pour interpréter les rapports de personne à personne. Il était difficile de se rendre compte s’ils étaient capables ou non de comprendre quelque chose d’aussi complexe que l’émotion humaine. Et presque aussi difficile de dire s’ils étaient humains ou non.

Le préposé aux distributeurs s’était livré à une opération trop compliquée pour être accomplie même par un chimpanzé intelligent, encore qu’un dauphin eût peut-être eu l’aptitude mentale nécessaire à l’exécuter sous condition d’avoir l’équipement physique requis. Mais personne n’est parvenu à démontrer clairement si les dauphins sont dotés d’intelligence. Ils constituent un cas limite et l’indécision règne.

Lumumba était indubitablement arrivé à la conclusion que les métroglodytes étaient véritablement des animaux sous-humains. Comme, à la suite de Ryan, nous passions devant un groupe disparate de métroglodytes accroupis à même le sol, en train de mastiquer machinalement des plaques d’une substance verte, il se mit à faire à haute voix des commentaires qui, s’ils s’adressaient ostensiblement à moi, étaient en réalité destinés à notre guide :

« Regardez ces animaux répugnants qui ruminent comme des vaches ! Voilà ce qui reste des êtres sublimes qui sont allés sur la Lune : quelques milliers de stupides larves blanches pourrissant dans un cercueil hermétiquement clos !

— Il arrive parfois que les plus grandes civilisations déclinent », répondis-je assez niaisement pour essayer d’arrondir les angles, car Ryan était en train de lutter farouchement pour garder son sang-froid. Je comprenais pourquoi les deux hommes se haïssaient, mais je ne voyais pas pour quelle raison les remarques de Lumumba à propos des métroglodytes blessaient si profondément Ryan.

Nous avancions parmi les piliers d’acier rouillés et les groupes disséminés de métroglodytes en train de ruminer, quand le hasard voulut que je passe tout près d’une femme de leur race. Mesurant tout au plus un mètre trente-cinq, le dos voûté, la peau parcheminée, les cheveux gris et raides, elle était vêtue de loques crasseuses selon la coutume. Je la vis introduire un jeton dans la fente d’un distributeur, puis actionner un levier placé sous l’une des petites fenêtres au verre brisé alignées sur le capot de la machine. Une plaque verte tomba dans le réceptacle. La métroglodyte la saisit et se mit en devoir de la mâchonner.

Une brusque surexcitation s’empara de moi et je résolus d’avoir une conversation avec cette habitante du métro.

« Quel est votre nom ? » lui demandai-je doucement en articulant avec soin.

La métroglodyte tourna vers moi ses petits yeux délavés dépourvus d’expression. Un peu de salive verdâtre coula de ses lèvres. Ce fut la seule réaction décelable.

« Quel est votre nom ? » répétai-je.

La créature me considéra d’un air vacant et finit par balbutier sur un ton monocorde et languissant : « Whu… ee… na… »

« Je vous ai dit de ne pas parler aux métroglodytes ! » Ryan s’était aperçu de ma tentative de contact et se précipitait vers moi. Michael Lumumba l’empoigna par le coude au moment où le guide le dépassait.

« Qu’est-ce qu’il y a, Ryan ? Ces animaux mordent ?

— Enlevez votre sale patte, frère noir, s’écria Ryan en dégageant son bras.

— Toi aussi, je parie que tu mords, pignouf. Après tout, tu es de la même race d’animaux. »

Ryan se jeta sur Lumumba, mais Kulongo fit trois pas et, de sa poigne puissante, le tira en arrière. « Je vous en prie, Mr Ryan, ne soyez pas aussi stupide que lui », l’admonesta-t-il d’une voix posée. « Il nous déshonore tous. Vous êtes un bon guide. Ne vous laissez pas provoquer par cet homme au risque de faire quelque chose qui vous discréditerait auprès des autorités. »

Lentement, la rougeur qui avait envahi le visage de Ryan s’effaça. Kulongo ne le lâchait pas. La métroglodyte s’éloigna. Lumumba recula, puis tourna le dos et fit mine de s’intéresser à un groupe de métroglodytes assis un peu plus loin.

Enfin, Kulongo libéra Ryan. « Oui, vous avez raison, fit ce dernier. Rien ne ferait plus plaisir à ce fumier que de pouvoir se plaindre que je lui ai démoli le portrait. Je crois que je dois m’excuser auprès de vous tous…

— Je crois que Mr Lumumba devrait s’excuser lui aussi, dis-je.

— Je n’ai pas d’excuses à faire à des animaux », grommela Lumumba. Vraiment, ce personnage était odieux !

Ma parole, ce que j’aurais voulu, c’était lui tomber dessus, l’assommer et le laisser se débrouiller pour regagner Milford par ses propres moyens. Ou, ce qui aurait été encore mieux, l’amener à cette délirante machine « cosmique » et lui mettre un casque sur la tête, histoire de découvrir comment cet engin tue les gens de la manière la plus agréable possible.

Mais je ne pouvais évidemment pas l’assassiner ni l’abandonner sur place devant huit témoins. En conséquence, au lieu de flanquer à ce frère noir la tripotée qu’il méritait, j’ai jugé plus judicieux de laisser mes bonshommes faire encore les voyeurs pendant dix minutes, puis de lever la séance. N’importe comment, j’avais l’impression qu’ils en avaient tous ras le bol des métroglodytes, à l’exception de Lumumba et peut-être aussi du prof. Les glodytes ne font à peu près rien de plus que de mâchouiller leurs galettes d’algues. Certains restent des heures à regarder dans le vide. Il ne faut pas se bercer d’illusions : ce sont effectivement des animaux. C’est une dégénérescence complète. Je commençais à me dire que les Afros avaient maintenant eu leur petit frisson et que c’était terminé.

Mais je n’avais pas compté avec ce salopard de Lumumba. Au moment où tous les autres paraissaient s’ennuyer et être totalement écœurés, le voilà qui se met à engager une nouvelle « conversation » avec le professeur à haute et intelligible voix. Très subtil, le frère noir !

« Vous enseignez l’histoire américaine, n’est-ce pas, professeur Balewa ? »

Balewa, je dois le reconnaître, ne semblait pas du tout avoir envie d’entrer dans le jeu. « Euh… ma spécialité est l’histoire de l’Âge de l’Espace », a-t-il murmuré en essayant de tourner le dos à l’autre. Mais Lumumba aurait tout aussi bien tenu le crachoir à un métroglodyte : il lui était égal que Balewa ne l’écoute pas du moment que, moi, je l’écoutais.

« Dans ce cas, vous allez peut-être pouvoir me dire si, oui ou non, ces pignoufs ont réellement pu édifier tout seuls la technologie de l’Âge de l’Espace. Parce que, quand on regarde ces animaux stupides qui sont leurs descendants directs… D’accord, ils ont dégénéré depuis que les premiers d’entre eux se sont enfermés ici… mais dégénéré à partir de quoi ? Ne fallait-il pas qu’ils soient joliment idiots pour se claquemurer dans cette tombe, au départ ? Et, avant la Panique, ils avaient vingt ou trente millions d’hommes noirs pour penser à leur place. Regardez autour de vous, professeur. Ces larves avaient-elles réellement des ancêtres capables d’avoir édifié tout seuls l’Âge de l’Espace ? »

Il me fixait droit dans le blanc des yeux et j’ai compris son but, l’ordure ! Si je ne le démolissais pas, je passerais pour un lâche. Et si je le démolissais, adieu ma licence.

« Considérez ce spécimen moderne de la race, professeur, a-t-il poursuivi. Une nation d’hommes comme Ryan aurait-elle pu construire autre chose que quelques tas de ferraille, réduite à ses seules forces ? Avec leurs otages noirs qui pensaient à leur place, les pignoufs sont allés sur la Lune, puis ils se sont enlisés dans leurs propres excréments. Il est difficile de voir là le signe d’une grande race civilisée.

— Chaque fois qu’ils croisaient un de mes ancêtres, les vôtres faisaient dans leur culotte, et vous le savez bien », ai-je lancé à Lumumba.

Il serait devenu livide si la chose avait été possible.

« Vous me traitez de lâche, pignouf ?

— De péteux, mon petit ami.

— Jamais un pignouf ne me traitera de lâche.

— Il y en aura toujours eu un, moricaud. »

Ça, il ne l’a pas encaissé ! Il y a deux ou trois mots que les Amérafricains ne supportent pas. Ça leur rappelle d’effrayants souvenirs. Il s’est rué sur moi ; le professeur a essayé de le retenir mais a raté son coup… et les bras de ce gorille de Kulongo se sont refermés sur lui dans une étreinte d’ours. C’est alors que j’ai eu une illumination. Je savais comment régler son compte à Mr Michael Lumumba sans avoir à lever la main sur lui, sans lui fournir l’ombre d’un prétexte pour se plaindre auprès des autorités. Je me suis tourné vers Balewa :

« Professeur, avez-vous entendu parler d’une machine supposée faire communier les gens avec le Tout Cosmique ?

— Comment ? Mais ce doit être l’A.C.E., l’amplificateur de conscience électronique. On n’a jamais su si on en a construit plus que quelques prototypes. Cet instrument a été inventé peu de temps avant la Grande Panique. Il s’était constitué autour de lui une sorte de religion scientiste, la Fraternité Pancosmique ou quelque chose dans ce genre. Le groupe en question prétendait que l’A.C.E. provoquait électroniquement une expérience transcendantale. Personne n’a jamais pu déterminer si cette affirmation contenait une part de vérité, puisqu’on n’a pas retrouvé une seule de ces machines… »

Kulongo a lâché Lumumba. Il était gentiment ferré, maintenant, Mr Michael Lumumba. « Eh bien, figurez-vous que je crois en avoir découvert une ici même, il y a deux ans. Elle fonctionne encore. Peut-être que les métroglodytes veillent à sa conservation. Elle a probablement été conçue pour s’entretenir toute seule. On dirait tout à fait un produit de la fin de l’Âge de l’Espace. Je peux vous la montrer. » J’ai adressé un sourire aimable à Lumumba. « Qu’est-ce que vous en pensez, l’ami ? Vous vous installez, vous vous mettez un bidule de l’Âge de l’Espace sur le crâne, et crac ! vous vous fondez au Grand Tout Cosmique.

— Est-ce que vous l’avez fait, vous ? m’a-t-il demandé avec mépris.

— Bien sûr, ai-je dit mensongèrement. Et plus souvent qu’à mon tour. C’est amusant.

— Je crois que vous mentez.

— Et moi, je sais que vous êtes un lâche. »

Il m’a lancé un regard venimeux. « Eh bien, c’est entendu, pignouf. J’essaierai si vous essayez aussi. »

Bigre ! Où est-ce que j’étais en train de mettre les pieds ? Cet engin tuait les gens. Tous ces squelettes… Seulement, ça, Lumumba ne le savait pas. Quand il verrait les ossements, il n’oserait pas coiffer le casque. Non, il n’oserait pas, j’en étais certain, et comme il l’ignorait, il était coincé.

« Vous avez peur, n’est-ce pas, Ryan ? Vous n’avez jamais essayé. Vous avez peur de le faire, mais pas moi. Alors, où est le lâche ? »

L’imbécile ! Il réagissait comme je l’avais prévu. « D’accord ! Marché conclu. Vous essaierez et j’essaierai aussi. On verra qui, de vous ou de moi, est le lâche. Suivez-nous, mesdames et messieurs. Ce sera une petite attraction hors programme gracieusement offerte par les Tournées du vieux New York. »

Ryan nous fit nous enfoncer dans une section encore plus sombre de la station. Les dernières ampoules qui fonctionnaient étaient de plus en plus éloignées les unes des autres et, peut-être à cause de l’obscurité, les métroglodytes étaient de moins en moins nombreux. Les ténèbres s’épaississaient. Le sol était jonché de gravats de plus en plus gros et, finalement, nous aperçûmes vaguement à la lueur confuse d’une ampoule solitaire un endroit où la voûte s’était effondrée à quelques mètres de nous. Un énorme rempart de décombres allant du sol au plafond délimitait une enclave isolée, semblable à celle que nous avions vue au début.

Nous dépassâmes la flaque de lumière, puis la nuit nous engloutit.

« Que chacun touche l’épaule de la personne qui se trouve devant lui », nous cria Ryan.

Je posai ma main sur le dos de Lumumba non sans une certaine répugnance, mais aussi avec une sorte de gratitude. Grâce à lui, il allait m’être donné d’observer une des merveilles de l’Âge de l’Espace en état de marche, un appareil dont l’existence même était contestée dans certains milieux universitaires. Ma réputation serait faite !

Dans l’obscurité, le contact de la main de Kulongo sur mon épaule avait quelque chose de rassurant. Soudain, Lumumba se baissa et je me faufilai à travers un étroit passage ménagé dans la masse de gravats. Deux fragments de poutrelles accolés soutenaient les restes de la voûte fracassée. Au-delà, une étrange lumière vacillante, derrière un tournant, me permettait de discerner un local ressemblant beaucoup à l’entrée de la station. Nous y émergeâmes. Le plafond s’était effondré sur les tourniquets et les barrières qu’il avait broyés. Nous contournâmes les grilles écrasées pour nous engager dans un tunnel latéral. Celui-ci était baigné par cette curieuse luminosité vacillante qui donnait l’impression de hacher les mouvements, comme dans les films antiques tels que ceux de Chaplin que j’avais vus à Nairobi, et j’avais un peu le sentiment de me mouvoir dans un de ces films. Le temps était comme morcelé en pointillés.

La galerie était bordée de part et d’autre d’échoppes en ruine s’enfonçant dans la paroi, et on se serait cru dans un marché souterrain à arcades. Soudain, j’aperçus dans un de ces renfoncements une boutique intacte, anachronisme étincelant qui faisait contraste avec les éboulis qui l’entouraient. Même aux yeux d’un profane, c’était un échantillon reconnaissable de la technologie de l’Âge de l’Espace. Fonctionnel, de surcroît.

Le style classique de l’Âge de l’Espace finissant ! La façade de la boutique était dans sa totalité revêtue d’une substance plastique luminescente qui était à l’origine de cette bizarre lumière clignotante. Il existait une littérature concernant ce matériau, mais à ma connaissance nul n’en avait jamais étudié le moindre spécimen. Il était composé d’un entrelacs de fibres dites « guide-lumière » que la science moderne a été à même de reproduire. Toutefois, tresser ces fibres pour en faire une sorte de tissu par les méthodes actuelles serait d’un coût outrageusement prohibitif. Mais de tels tissus, obtenus par une technique ignorée, permettaient à l’Âge de l’Espace d’éclairer uniformément une très vaste surface grâce à une seule source lumineuse. Le clignotement était probablement dû à un effet stroboscopique. C’était là un aspect mineur de la sorcellerie de l’Âge de l’Espace, mais l’efficacité en était certaine : la façade tout entière de la boutique était un puissant instrument de captation psychologique de l’attention, du même type que les dispositifs couramment employés par la science incroyablement élaborée de la publicité à l’Âge de l’Espace.

La seule solution de continuité dans cette surface luminescente était constituée par un étroit guichet dépourvu de porte, par lequel ne pouvait passer qu’une personne à la fois. Il était surmonté d’un panneau stroboscopique formé de fibres bicolores indépendantes, qui proclamait de demi-seconde en demi-seconde en lettres rouges sur fond bleu : Fondez-vous au Grand Tout Cosmique. La charge hypnotique de cette exhortation était si intense qu’elle aimanta mes pas en direction de la boutique, bien que je connusse de façon abstraite comment fonctionnait l’enseigne.

Le fait que ce dispositif était encore en ordre de marche, dans cette partie de la station qu’aucune autre forme d’énergie n’irriguait apparemment plus, était la preuve qu’il datait de la toute dernière période de l’Âge de l’Espace : ce n’était, en effet, qu’au cours de la décennie qui avait précédé la Grande Panique qu’avait été mise au point une source d’énergie isotopique miniaturisée, assez bon marché pour fabriquer des générateurs capables de durer cinq cents ans sans être rechargés.

Voir la lumière clignotante engendrée par un appareillage de l’Âge de l’Espace entièrement laissé à lui-même depuis des siècles était stupéfiant. Tous les autres, j’en suis sûr, ressentaient la même émotion que moi. Lumumba lui-même était bouche bée, et l’on devinait derrière le masque courroucé de Ryan quelque chose qui ressemblait à du respect. À moins que ce ne fût une crainte superstitieuse ?

« Eh bien, nous y voici, Lumumba, dit-il d’une voix lente. Nous entrons ? »

Les mouvements de ses lèvres paraissaient mécaniques sous la palpitation de la surface stroboscopique.

« Après vous, Ryan. C’est vous le… guide indigène. » Les éclairs stroboscopiques allumaient une lueur d’effroi dans ses yeux, mais, comme nous, il lui était impossible de les détourner du guichet plus d’un court instant. On eût dit que, de cette lumière papillotante, émanaient des ondes subtiles et complexes qui nous attiraient. Peut-être y avait-il plusieurs stroboscopes qui activaient la façade selon une séquence psychologiquement calculée. Dans ce domaine, les Américains de l’Âge de l’Espace possédaient tous les raffinements qu’un esprit moderne peut imaginer… et infiniment plus.

« Et vous, vous êtes… le touriste, fit doucement Ryan. Un touriste qui se figure tout savoir des hommes de l’Âge de l’Espace. Entrez, espèce de gogo ! »

Et Ryan franchit le guichet avec un sourire entendu. Lumumba le suivit sans hésitation. Sans hésitation non plus, hypnotisé par ce clignotement lumineux et par beaucoup plus de choses encore, j’imitai leur exemple.

La pièce où je me retrouvai était un cube de nuit, une nuit de désert d’une hyper-réalité inouïe, telle que seul pourrait la voir un prophète ou un fou. Les murs et le plafond étaient lumière : une mosaïque faite de millions de minuscules et éclatantes ponctuations bleu sombre, où fulguraient par intermittence des brasillements rouges, verts et jaunes, s’illuminant et s’éteignant comme au hasard et ne durant guère qu’un dixième de seconde. Nous étions pétrifiés sous ce ciel électronique surnaturel ; cet univers éblouissant de lucioles évanescentes nous paralysait l’esprit. Devant lui, nous étions semblables aux métroglodytes en train de mâchonner leurs plaques vertes.

J’entendis vaguement Kulongo dire d’une voix caverneuse : « Il y a ici des démons prêts à boire l’âme des hommes. Nous n’entrerons pas. » Comme ces paroles lointaines étaient sottes…

Je me surpris à répondre : « Il n’y a rien à craindre. » Le son de ma propre voix eut pour effet de rompre le charme au moment même, ou presque, où je réalisais que j’étais en état de transe. C’est alors que je vis les ossements.

La pièce était occupée par six rangées de six sièges étranges, semblables à des œufs rouges démesurés posés verticalement et que l’on eût garnis, après les avoir évidés, de sièges capitonnés inclinés. À l’intérieur, à la hauteur de la tête ; des casques de métal étaient suspendus à des câbles. La plupart de ces ovoïdes contenaient un squelette. Et des os jonchaient le sol.

Ryan et Lumumba étaient sans doute habités par une transe plus profonde que la mienne ; il leur fallut quelques secondes de plus que moi pour en émerger. À la vue des ossements, le regard de Lumumba s’emplit d’effroi. Voyant sapeur, Ryan eut un sourire supérieur.

« Ça secoue un peu, hein, mon petit gars ? dit-il. Toujours d’accord pour coiffer un de ces casques ? »

Le mur parut absorber le pétillement de son rire.

« Comment sont-ils morts ? »

Ce fut tout ce que put proférer Lumumba.

« Comment voulez-vous que je le sache ?

— Mais vous avez dit que vous avez essayé !

— C’est que je suis un menteur. Et vous un lâche. »

Pendant ce dialogue, je m’étais avancé pour lire ce qui était écrit sur la petite plaque métallique fixée à chacun de ces ovoïdes rouges :

POUR 2 JETONS, FONDEZ-VOUS AU GRAND TOUT COSMIQUE. Insérez 2 jetons dans la fente. Mettez le casque sur votre tête… Actionnez le levier et faites l’expérience de la COMMUNION PANCOSMIQUE. Un compte-temps automatique limite la FUSION à une durée de 2 minutes, en application de la réglementation fédérale en vigueur.

« Je ne suis pas plus lâche que vous, Ryan. Vous n’avez nullement l’intention de mettre un casque.

— Je le ferai si vous le faites.

— Bien sûr que non ! Vous n’êtes pas fou et moi non plus. Pourquoi risqueriez-vous la mort pour quelque chose d’aussi stupide ?

— Parce que je suis prêt à parier, au péril de ma vie qu’un frère noir comme vous n’aura jamais le cran de coiffer un casque.

— Salopard de pignouf !

— Laissez tomber, Lumumba. Vous ne mettrez pas de casque et moi non plus. La seule différence entre nous deux, c’est que j’éviterai d’en mettre un parce que vous vous dégonflez. »

Dans la lumière irradiante de ce fantastique cube Lumumba avait l’air d’une idole à l’image d’une divinité courroucée.

« Une minute, pignouf », fit-il. Il se tourna vers moi. « Professeur, à votre idée, pourquoi ces gens sont-ils morts en mettant les casques ? »

Je commençais à y voir un peu plus clair. Si ce que l’on affirmait de cette machine était vrai ? Si, moyennant deux jetons, on pouvait accéder à une félicité transcendantale totale ? « Je ne pense pas qu’ils soient morts quand ils ont coiffé les casques, mais plusieurs jours après. De faim. Selon ce panonceau, le phénomène qui est censé se produire ne dure pas plus de deux minutes. À ce moment, le circuit est automatiquement coupé. Qui sait s’il ne s’agit pas d’une stimulation électronique du centre du plaisir ? Personne n’a encore jamais entendu parler d’un tel appareil, mais la littérature de l’Âge de l’Espace y fait d’abondantes références. Théoriquement, la stimulation du centre du plaisir était considérée comme inoffensive, mais supposons que le coupe-circuit ait eu une défaillance ? Un homme pouvait alors être paralysé dans un état de béatitude absolue jusqu’à ce qu’il périsse d’inanition. Je crois que c’est ce qui est arrivé ici.

— Voyons cela clairement », dit Lumumba. Sa rage était tombée, cédant la place à une astuce démentielle. « En soi, les casques sont inoffensifs ? Même si l’on ne peut pas enlever soi-même celui qu’on a mis, quelqu’un d’autre pourrait le faire ? Nous ne serions pas vraiment en danger ?

— Je ne le pense pas, lui répondis-je. D’après cette inscription, il fallait payer deux jetons. Je doute fort que même les gens de l’Âge de l’Espace eussent payé pour une chose qui les aurait lésés. Pas en foule, en tout cas. Ils avaient une idée très aiguë de la notion de bénéfice.

— Accepteriez-vous de jouer votre vie là-dessus, professeur Balewa ? Seriez-vous disposé à faire l’essai, vous aussi ? »

Essayer ? Mettre un casque, m’abandonner à l’un des accessoires de la sorcellerie de l’Âge de l’Espace, un dispositif électronique censé déclencher une expérience mystique chez le sujet grâce à un bouton ? Si cela marchait réellement, quelqu’un de moins équilibré que moi pourrait dire qu’il y avait un dieu dans le casque, un dieu créé par les hommes de l’Âge de l’Espace à partir de composants électroniques. Si c’était vrai, cette invention représentait certainement l’apogée de l’Âge de l’Espace. Qui, en effet, sinon les gens de cette époque, aurait pu ne serait-ce qu’envisager de fabriquer un véritable dieu ?

Mais oui, naturellement, j’étais tout prêt à essayer ! Il fallait que j’essaie ! Quelle espèce de chercheur aurais-je été si j’avais laissé passer l’occasion de comprendre les hommes de l’Âge de l’Espace comme aucune intelligence moderne ne les avait jamais compris jusqu’ici ? Ni Ryan ni Lumumba n’avaient la culture requise pour tirer tout le parti possible d’une pareille expérience. Ce ne serait pas seulement pour mon plaisir mais par devoir que je coifferais un casque.

« Oui, Mr Lumumba, j’ai l’intention d’essayer également.

— Eh bien, nous allons tous essayer. N’est-ce pas, Mr Ryan ? Je suis prêt à mettre un casque, le professeur aussi. Et vous ? »

Ils étaient aussi cinglés l’un que l’autre, ces deux-là ! Ces casques avaient tué des gens ! Comment Balewa pouvait-il savoir ce qui s’était passé rien qu’après avoir lu cette idiote de plaque ? Tous les mêmes, ces bougres d’Afros ! Ils sont persuadés d’être capables de comprendre nos ancêtres à partir des foutaises que d’autres Afros ont écrites dans des livres. Mais qu’est-ce qu’ils savent ? Qu’est-ce qu’ils savent en réalité ?

« Alors, Ryan ? Admettez donc que vous n’avez pas assez de cran, qu’on n’en parle plus et qu’on rentre.

— C’est d’accord, l’ami, allons-y », ai-je fini par répondre. Bon Dieu, où est-ce que je mettais les pieds ? Mais je ne pouvais quand même pas laisser ce visqueux me traiter de bluffeur. Un Africain traiter un Américain de dégonflé ? Il ferait beau voir ! D’ailleurs, Balewa avait sans doute raison. Ce qu’il avait dit était logique. Il fallait que ce soit logique. Dame ! Saloperie de frère noir ! « Mr Kulongo, voudriez-vous venir et nous ôter les casques dans deux minutes ? » Je faisais plus confiance à Kulongo qu’à tout le reste de ces nanards.

« Je n’entrerai pas là, a-t-il déclaré. Il y a ici un juju puissant et maléfique. J’ai honte de dire ces paroles devant vous, mais ma peur est plus forte que ma honte.

— C’est ridicule ! » s’est écrié Koyinka en passant devant Kulongo. « Des esprits malfaisants ! Allons ! Nous sommes au XXIIIe siècle, que diable ! Si vous persistez dans cette attitude extravagante, j’irai à votre place.

— Banco ! Réglons cette affaire. »

Je leur ai donné leurs jetons et nous nous sommes dirigés tous les trois vers les stalles les plus proches. J’ai dégagé la mienne du squelette qui l’encombrait et qui a dégringolé avec fracas. Et puis quoi ? Il n’y avait pas à avoir peur d’un tas d’os ! J’ai noté cependant que Lumumba ne paraissait pas tellement dans son assiette en se débarrassant de son squelette.

Je me suis installé sur le siège capitonné. Grâce au revêtement de plastique qui le recouvrait, il était encore propre et confortable. Pas même un grain de poussière après des siècles. Il n’y a pas à dire, c’était pas rien, les hommes de l’âge de l’Espace ! J’ai glissé les jetons dans la fente de l’accoudoir. Tout à côté, il y avait un levier. Autour de moi, la pièce tout entière brillait d’étincelles bleues. Sans savoir pourquoi, j’éprouvais un sentiment de bien-être. Le fauteuil était douillet. Koyinka était debout, un peu plus loin. Je commençai à apprécier la situation. De quoi aurais-je eu peur ? Le professeur pensait que ce truc procurait du plaisir à l’état pur ou quelque chose comme ça, non ? S’il ne se trompait pas, j’allais m’en payer une sacrée tranche. À condition de ne pas y rester.

J’ai saisi le levier. Le professeur et Lumumba, le casque sur la tête, étaient prêts. J’ai coiffé le mien. Son rembourrage intérieur prenait bien le crâne et il s’enfonçait jusqu’aux yeux. C’était presque quelque chose de vivant qui épousait la forme de ma tête comme une seconde peau. Il faisait très noir là-dessous. Je ne voyais absolument rien.

J’ai respiré un grand coup avant d’appuyer sur le levier.

Un picotement m’a parcouru le bout des doigts. Une pulsation de plaisir, pas de douleur. Mes pieds se sont mis à me chatouiller à leur tour tandis que des formes qui n’avaient pas de forme, taches plus noires dans le noir, semblaient faire la farandole dans ma tête. De mes doigts, le fourmillement a gagné mes mains. De mes pieds, mes genoux. C’était maintenant mes bras qui me picotaient. Ce que c’était bon ! Aucune femme ne m’avait jamais procuré ça. C’était encore mieux que de piétiner la gueule de Lumumba !

Ce n’était pas réellement dans ma tête que ça tourbillonnait, c’était ma tête elle-même qui tournoyait dans le tourbillon des formes, ou bien elles étaient dans ma tête, tourbillonnant autour d’un trou noir et profond qui n’était pas un trou mais quelque chose où tomber en tourbillonnant, quelque chose où plonger, quelque chose qui m’aspirait, m’expirait. À présent, tout mon corps vibrait. J’étais la vibration, mon corps n’était plus qu’une vibration.

Ça devenait de plus en plus fort, c’était de mieux en mieux, je n’étais pas un picotement, j’étais une incandescence, une chaleur, un brasier de plaisir pur, un incendie hurlant, ardent, palpitant, qui m’absorbait, me précipitait dans un profond trou noir à l’intérieur de moi, en une explosion de sensation pure. ET C’ÉTAIT BON, BON, BON…

Oh ! tourbillonner à jamais, tourbillonner dans le brasier. C’ÉTAIT BON, BON, BON. JE ME CONSUMAIS DANS MON PROPRE ORGASME au fond du trou noir de l’incendie, j’étais mon propre orgasme du corps, de l’esprit, du sexe, du goût, de l’odorat, du toucher, de l’émotion. Je m’enfonçais à jamais, À JAMAIS, À JAMAIS, À JAMAIS, dans un feu pur et aveuglant, SI BON, SI BON, SI BON. Néant, ténèbres, orgasme. Mourir À JAMAIS, À JAMAIS, À JAMAIS, jaillir hors de moi dans un merveilleux moment de plaisir-douleur total, SI BON, SI BON, SI BON. Douleur d’agonie, sexe enflammé, À JAMAIS, À JAMAIS, À JAMAIS, BON, BON, SI BON, SI BON, À JAMAIS, SI BON, À JAMAIS, SI BON, À JAMAIS…

J’actionnai le levier et attendis dans une nuit faite à ma mesure. La première chose que j’éprouvai fut un picotement, comme si un faible courant électrique parcourait le bout de mes doigts. Ce n’était nullement déplaisant. Un picotement semblable, tout aussi agréable, s’empara de mes pieds. D’étranges motifs indistincts semblaient tournoyer derrière mes yeux.

Maintenant, cette agréable sensation gagnait mes mains et montait à l’assaut de mes jambes, devenant de plus en plus intense à mesure qu’elle envahissait mes membres. C’était un plaisir physique singulièrement abstrait mais qui avait quelque chose d’un peu effrayant, de vaguement impur.

Les motifs tournoyants virevoltaient à présent autour d’un tourbillon creux qui n’avait pas de fond. Ils n’étaient pas exactement derrière mes yeux ni dans ma tête ; c’était ma tête qui était en eux. Ou ils étaient moi. C’était une expérience à la fois visuelle et non visuelle. Je tombais en tourbillonnant le long d’une vertigineuse spirale, je tombais dans un trou noir, suprêmement noir, qui paraissait s’ouvrir en mon être. Et ce picotement électrique affectait maintenant mon corps tout entier. Je n’éprouvais rien sinon cette étrange, puissante et infiniment agréable sensation. Qui emplissait le champ entier de ma conscience, qui devenait moi.

C’était de plus en plus fort, ce n’était plus un picotement mais la pulsation d’un froid plaisir électrique, de plus en plus vif, de plus en plus violent ; le voltage augmentait, l’ampérage augmentait, me faisant tomber en tournoyant, tomber en tournoyant dans ce terrible et profond trou noir à l’intérieur de moi, avide de m’avaler moi-même pour devenir pur tourbillon de feu noir, douleur et plaisir tombant, tombant, tourbillonnant, tourbillonnant…

M’aspirant dans le terrible et noir vortex de mon plaisir-douleur, compressé entre les strates de mon être, contre l’instant de ma propre MORT. Oh ! MORT, MORT, MORT. Non. Non. Plaisir, douleur, mort, sexe, orgasme, tout ce qui était moi jaillissant, fusant. Non ! Non ! TOMBER TOUJOURS ! Devenir le moment de la mort. Fulgurances de plaisir pur, douleur, terreur, trou noir À JAMAIS, À JAMAIS, dans cet univers terrifiant. C’était un moment éternel d’orgasme, de mort, de plaisir électrique total. NON ! NON ! Délicieux et horrible moment de pure MORT, DOULEUR, ORGASME, TROU NOIR, VORTEX. NON ! NON ! NON ! NON…

Brusquement, je me suis retrouvé assis dans un fauteuil à l’intérieur d’un œuf rouge dans un local scintillant d’étincelles bleues avec, devant mes yeux, le visage ahuri de Koyinka.

« Vous allez bien ? »

Vous parlez d’une question !

J’ai murmuré : « Oui, Oui. » C’était quelqu’un, nos ancêtres ! J’avais envie de dégobiller. Je voulais me reflanquer le casque sur le crâne. Je voulais me barrer d’ici ! Me noyer à jamais dans cette fantastique et parfaite sensation jusqu’à ce que je pourrisse dans cet ossuaire.

J’étais fou de terreur !

Je veux dire que ce qui avait eu lieu dans le casque était la meilleure et la pire chose au monde. On pouvait rester avec ce machin sur la tête et mourir de plaisir pur en croyant vivre à jamais. Quelle tentation, les amis ! Les hommes de l’Âge de l’Espace avaient placé là-dedans un dieu ou un diable, qui saura jamais lequel des deux ? Est-ce qu’ils l’ont jamais su eux-mêmes ? Somme toute, Kulongo, ce tordu de fils de la jungle, avait raison : il y avait ici des démons buveurs d’âme. Mais on était peut-être soi-même le démon. On se buvait l’âme dans la volupté du plaisir pur jusqu’à ce qu’elle vous étouffe et qu’on en crève. Mais cela ne valait-il pas le coup ?

Dès qu’il eut constaté que j’étais sain et sauf, Koyinka s’est précipité vers le professeur qui avait toujours son casque. L’autre salaud de Lumumba n’avait plus le sien. Je n’éprouvais pas plus de sympathie envers le frère noir, mais il y avait quelque chose – Dieu sait quoi ! – entre nous maintenant. Le professeur avait l’air sérieusement secoué. Il ne paraissait pas nous prêter grande attention. On restait assis, Lumumba et moi, à se dévisager avec de petits hochements de tête. Oui, on était allés tous les deux quelque part où on ne doit pas aller vivant. Nos ancêtres avaient été des dieux ou des démons… ou peut-être bien quelque chose qui était capable de pousser les dieux et les démons à se ruer pour se taper la tête contre les murs en hurlant. Quand on se réfère à eux comme à des hommes, ce n’est pas la même chose que lorsque nous nous qualifions nous-mêmes d’hommes. Quand ils sont morts, quelque chose que nous ne comprendrons jamais a péri. Je ne sais pas s’il faut en rendre grâce à Dieu ou pleurer.

J’avais le sentiment de pouvoir déchiffrer exactement ce qui se passait dans la caboche de Lumumba. Ses pensées étaient mes pensées.

« C’était un peuple grand et terrible, dit-il enfin. Et ils étaient fous.

— Ils étaient quelque chose que nous ne pourrons jamais être, l’ami. Et que nous ne voudrions pas être.

— Pour une fois, je crois que vous avez marqué un point, pignouf ! »

Nous retraversâmes la station et regagnâmes l’univers irréel et bleu du Dôme Fuller. Quelque chose d’étrange émanait de Ryan et de Lumumba. Un climat curieux. Ce n’était pas de la camaraderie, ni même une estime mutuelle accordée en renâclant. Cependant leurs rapports avaient subi une transformation subtile qui m’échappait. Leurs regards se croisaient presque furtivement. Je ne comprenais pas. Je ne comprenais absolument rien.

Avaient-ils eu la même expérience que moi ? Je puis maintenant dire de sang-froid qu’il ne s’était agi de rien d’autre que d’une stimulation électronique de certains centres cérébraux. Mais l’horreur, l’horreur de connaître à son corps défendant un moment de mort, de douleur et de plaisir totaux avait été plus réelle que la réalité. Cela avait été une authentique expérience mystique électroniquement provoquée.

Mais pourquoi des hommes chercheraient-ils à faire cette expérience sur eux-mêmes ? Pourquoi plonger de son plein gré dans un infini moment d’horreur pure ?

Lorsque nous remontâmes enfin à bord de l’hélicoptère, je devinai, je ne sais comment, que l’expérience commune de Ryan et de Lumumba n’avait pourtant aucun rapport avec la mienne.

En me faufilant entre les stèles mortuaires des gratte-ciel pour sortir du Dôme Fuller, je songeais qu’il allait falloir que je laisse tomber ce satané métier de guide, et en vitesse. Je savais à présent ce qui était en réalité enfoui là-dessous, sous cette spectrale lumière bleue, sous ces tonnes de béton, sous la puanteur du smog de saturation, dans un trou au fond d’un trou : les ossements d’êtres que des hommes comme nous feraient mieux de laisser en repos.

Nos ancêtres étaient des dieux ou des démons… ou les deux. Si l’on s’approche trop des lieux où ce qu’ils étaient vraiment est enterré, ils nous boiront l’âme.

En tout cas, les visites du métro, c’est fini ! Quel est l’intérêt de l’Amazone si je ne vis pas assez longtemps pour y aller ? Si j’avais une bombe atomique, je la laisserais froidement tomber sur cette ville. Pour être sûr de ne jamais y revenir.

Comme nous filions à travers un fantastique et flamboyant coucher de soleil orange et pourpre pour retrouver Milford et l’Amérique moderne, pâle réplique de la civilisation africaine, nichée dans les interstices d’un continent fait de ruines inimaginables, je me retournai. Au-dessous de nous, le fleuve était une mer de flammes et, derrière, l’astre embrasait le paysage. Le Dôme Fuller scintillait sous ses rayons, gigantesque diamant serti sur la tombe d’une race qui avait conquis la Lune, qui avait transformé l’atmosphère en un somptueux et mortel poison, qui avait couvert tout un continent de ruines suscitant la terreur respectueuse du monde moderne, qui avait évoqué un démon par le truchement de circuits électroniques et qui avait fini par se déchirer de ses propres mains.

J’éprouvais une tristesse déchirante qui devait m’accompagner jusqu’au terme du voyage et j’avais un goût de cendres dans la bouche. Ma carrière future était désormais un cadavre sous un linceul de poussière. Même si je rampais sur ces ruines et dévorais toute la littérature existante jusqu’à la fin de mes jours, je ne comprendrais jamais ce qu’avaient été les Américains de l’Âge de l’Espace. Aucun homme vivant ne le comprendra jamais. Quoi qu’ils aient été, rien de semblable ne subsiste plus sur la face de la Terre.

À sa façon naïve, Kulongo avait dit tout ce qui pouvait être dit : « Leurs âmes n’étaient pas comme nos âmes. »

Traduit par Michel DEUTSCH.