CHAPITRE 15

Jour 9. Chiffre huit

 

 

 

Il était huit heures du soir, les gens qui descendaient Grønlandsleiret pouvaient pourtant voir que tout le cinquième étage de l’hôtel de police était allumé.

En K1, devant Harry, il y avait Holm et Skarre, Espen Lepsvik, le directeur de la Criminelle et Gunnar Hagen. Six heures et demie s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient trouvé Gert Rafto à Finnøy, quatre depuis que Harry avait appelé de Bergen pour appeler à une réunion avant de partir pour l’aéroport.

Harry avait fait un compte rendu de la découverte du cadavre, et même le chef de la Crim avait eu un mouvement de recul sur son siège quand Harry lui avait montré les photos des lieux mailées par le commissariat de Bergen.

« Le rapport d’autopsie n’est pas encore terminé, déclara Harry. Mais la cause du décès est assez évidente. Une arme à feu dans la bouche et une balle à travers le palais et l’arrière de la tête. Ça s’est passé sur place, les mecs de Bergen ont trouvé la balle dans le mur de la cave.

– Du sang et de la matière cérébrale ? voulut savoir Skarre.

– Non, répondit Harry.

– Pas après autant d’années, détailla Lepsvik. Les rats, les insectes…

– Il aurait bien pu y avoir des restes de traces objecta Harry. Mais j’ai discuté avec le légiste, et nous sommes d’accord. Rafto y a vraisemblablement mis du sien pour que ça ne soit pas trop malpropre.

– Hein ? réagit Skarre.

– Ouille », articula lentement Lepsvik.

La vérité sembla apparaître à Skarre, et son visage se chiffonna de répugnance :

« Oh, bordel…

– Excusez-moi, intervint Hagen. Quelqu’un pourrait-il m’expliquer de quoi vous parlez ?

– C’est quelque chose que nous rencontrons de temps en temps dans des cas de suicide, commença Harry. Le malheureux aspire l’air du canon avant de tirer. Le vide fait qu’il y a moins de… (il chercha le mot)… saletés. Ce qui s’est passé ici, c’est probablement qu’on a ordonné à Rafto d’aspirer l’air. »

Lepsvik secoua la tête :

« Et un policier comme Rafto devait savoir exactement pourquoi. »

Hagen pâlit.

« Mais comment… Au nom du ciel, comment peut-on obliger quelqu’un à aspirer…

– Il a peut-être pu choisir, répondit Harry. Il y a pire façon de mourir qu’une balle dans la gueule. » Un silence pesant s’installa. Et Harry le laissa planer quelques secondes avant de poursuivre :

« Jusqu’à présent, nous n’avons pas retrouvé les corps des victimes. Rafto aussi a été caché, mais il aurait été découvert assez rapidement si les proches n’avaient pas fui le chalet. Ce qui m’incite à croire que Rafto n’était pas inclus dans le projet du tueur.

– Tueur qui, à ton avis, est un tueur en série ? » Il n’y avait aucun défi dans la voix du chef de la Crim, rien que le désir d’obtenir une confirmation.

Harry acquiesça.

« Si ce n’est pas un élément de ce que tu appelles ce projet, quel a pu être le mobile, alors ?

– On n’en sait rien, mais quand un enquêteur se fait descendre, on peut légitimement penser qu’il constituait un danger pour l’assassin. »

Espen Lepsvik toussota.

« Il arrive que la façon dont les corps sont traités puisse nous renseigner sur le mobile. Dans le cas présent, par exemple, le nez a été troqué contre une carotte. Un long nez, donc.

– Est-ce qu’il se moque de nous ? voulut savoir Hagen.

– C’est peut-être un long nez pour représenter les fouineurs, suggéra prudemment Holm dans son dialecte typique.

– C’est ça ! s’exclama Hagen. Un avertissement pour dire aux autres de garder leurs distances. »

Le chef de la Crim baissa la tête et regarda Harry de biais.

« Et la bouche recousue ?

– La consigne de la fermer, répliqua Skarre avec assurance.

– Exactement ! réagit Hagen. Si Rafto était une pomme pourrie, lui et le meurtrier étaient sans doute de connivence d’une façon ou d’une autre, et Rafto a menacé de le dénoncer. »

Et tous de regarder Harry, qui n’avait fait aucun commentaire.

« Alors ? gronda le chef de la Crim.

– Vous pouvez avoir raison, évidemment, répondit Harry. Mais je crois que le seul message qu’il veut transmettre, c’est que le Bonhomme de neige est passé par là. Et qu’il aime bien faire des bonshommes de neige. Point barre. »

Les autres s’entre-regardèrent rapidement, mais personne ne protesta.

« On a un autre problème, poursuivit Harry. Le commissariat de Bergen a diffusé un communiqué de presse disant qu’une personne avait été retrouvée morte à Finnøy, c’est tout. Et j’ai demandé au commissariat d’être pour le moins discret sur d’autres détails, provisoirement, de sorte qu’on ait quelques jours à consacrer à la recherche de pistes sans que le Bonhomme de neige sache que le cadavre a été retrouvé. Malheureusement, on doit se faire à l’idée que nous n’avons pas plus de deux jours devant nous. Aucun commissariat n’est hermétique à ce point.

– La presse aura le nom de Rafto demain matin, intervint Espen Lepsvik. Je connais les gens des Bergens Tidende et de BA.

– Faux, répondit-on derrière eux. Ils l’auront pour le dernier journal du soir sur TV2. Et non seulement le nom, mais aussi les détails concernant le lieu du crime et le lien avec le Bonhomme de neige. »

Ils se retournèrent. Katrine Bratt se tenait à la porte. Elle était encore pâle, mais malgré tout pas autant que quand Harry l’avait vue repartir en bateau de Finnøy tandis que lui restait sur place pour attendre la police.

« Alors, tu connais les gens de TV2 ? demanda Espen Lepsvik avec un sourire en coin.

– Non, répondit Katrine en s’asseyant. Je connais le commissariat de Bergen.

– Où étais-tu, Bratt ? » C’était Hagen qui posait la question. « Cela fait plusieurs heures qu’on te cherche. »

Katrine lança un coup d’œil à Harry, qui lui adressa un imperceptible hochement de tête avant de s’éclaircir la voix :

« Katrine a effectué deux ou trois petites tâches que je lui ai confiées.

– Il a fallu que ce soit important. Nous t’écoutons, Bratt.

– On n’a pas besoin d’entrer dans le détail là-dessus, répliqua Harry.

– Je suis juste curieux », insista Hagen.

« Foutu homme de guerre, songea Harry. Homme d’horaires, de rapports, tu ne peux pas lui ficher la paix ? Tu ne comprends pas que cette fille est encore sous le choc ? Même toi, tu as blêmi en voyant les photos. Elle a regagné ses pénates à toute vitesse, en plaquant tout. Et alors ? Elle est revenue, maintenant. Il vaudrait mieux lui filer une tape sur l’épaule plutôt que de l’humilier devant ses collègues. »

Harry le dit à haute et intelligible voix en son for intérieur, en tentant de capturer le regard de Hagen et de le lui faire comprendre.

« Alors, Bratt ? insista Hagen.

– J’ai contrôlé quelques trucs, répondit Katrine en levant le menton.

– Bon. Comme quoi ?

– Comme le fait qu’Idar Vetlesen étudiait la médecine quand Laila Aasen et Onny Hetland ont été tuées, et quand Rafto a disparu.

– C’est important ? voulut savoir le chef de la Crim.

– Ça l’est. Parce que les études ont eu lieu à l’université de Bergen. »

Le silence s’abattit sur K1.

« Un étudiant en médecine ? » Le directeur de la Brigade criminelle regarda Harry.

« Pourquoi pas ? répondit ce dernier. Quelqu’un qui s’est ensuite lancé dans des opérations de chirurgie esthétique, qui dit aimer modeler les gens.

– J’ai vérifié les endroits où il a effectué des rotations et où il a bossé, continua Katrine. Ils ne correspondent pas aux endroits où ont disparu les femmes qui ont, d’après nous, été victimes du Bonhomme de neige. Mais en tant que jeune médecin, ça inspire toujours la confiance quand on voyage. Des conférences, des remplacements de courte durée.

– C’est vraiment dégueulasse que Krohn, l’avocat, ne nous laisse pas parler à ce type, observa Skarre.

– Oublie, répondit Harry. On va arrêter Vetlesen.

– Pour quelle raison ? voulut savoir Hagen. Pour avoir étudié à Bergen ?

– Pour avoir tenté d’obtenir des relations sexuelles avec des enfants, contre rémunération.

– Sur quelles bases ? s’enquit le chef de la Crim.

– Un témoin. Le propriétaire du Leon. Et nous avons des photos qui lient Vetlesen à cet endroit.

– Désolé de devoir le dire, intervint Espen Lepsvik, mais je connais vaguement ce gars du Leon, et il ne témoignera jamais. L’affaire ne tient pas, vous allez devoir relâcher Vetlesen dans les vingt-quatre heures, vous pouvez me croire.

– Ça, je sais. »

Harry regarda l’heure. Il calcula combien de temps il lui faudrait pour se rendre à Bygdøy.

« Et c’est incroyable tout ce que les gens peuvent trouver à raconter dans ce laps de temps. »

 

Harry pressa de nouveau la sonnette, et songea que c’était comme durant son enfance, pendant les grandes vacances, quand tout le monde était parti et qu’il était le seul gamin resté à Oppsal. Quand il allait sonner chez Øystein ou l’un des autres, en espérant que l’un d’entre eux serait chez lui malgré tout, comme par miracle, et non chez la grand-mère de Halden, au chalet de Son ou sur un terrain de camping danois. Il avait sonné et sonné chez les uns et les autres jusqu’à ce qu’il sache qu’il ne restait plus qu’une possibilité. Tresko. Tresko avec qui ni lui ni Øystein n’avaient jamais envie de jouer, mais qui était pourtant toujours à proximité, comme une ombre attendant qu’ils changent d’avis, qu’ils l’accueillent quand même dans la chaleur. Il avait peut-être choisi Harry et Øystein parce qu’ils n’étaient pas les plus appréciés eux non plus, et il considérait donc que c’était dans ce club que ses chances d’entrer étaient les meilleures. Cette chance se présentait, parce qu’il ne restait plus que lui, et que Harry le savait toujours chez lui : sa famille n’avait pas les moyens de partir où que ce soit, et il n’avait aucun autre ami avec qui jouer.

Harry entendit des pantoufles glisser sur le sol à l’intérieur, et la porte s’entrouvrit. Le visage de la femme s’éclaira. Exactement comme celui de la mère de Tresko en voyant Harry. Elle ne l’avait jamais fait entrer, mais appelait Tresko à grands cris, allait le chercher, l’engueulait, l’affublait de cette vilaine parka et le flanquait dehors sur les marches, où il se plantait pour regarder Harry d’un air grognon. Et Harry savait que Tresko savait. Il percevait la haine muette tandis qu’ils descendaient vers le kiosque. Mais ça allait. Ça tuait le temps.

« Malheureusement, Idar est sorti, l’informa Mme Vetlesen. Mais vous ne voulez pas l’attendre à l’intérieur ? Il est juste sorti faire un petit tour, m’a-t-il dit. »

Harry secoua la tête et se demanda si elle voyait les gyrophares qui balayaient l’obscurité nocturne de Bygdøy, en bas sur la route derrière lui. Il paria que c’était Skarre qui les avait allumés, ce con.

« Quand est-il parti ?

– Un petit peu avant cinq heures.

– Mais cela fait plusieurs heures. A-t-il dit où il allait ? »

Elle secoua la tête.

« Il ne me raconte rien. Pensez donc ! Il ne veut même pas tenir sa propre mère au courant. »

Harry remercia et prévint qu’il reviendrait plus tard. Il descendit alors l’allée de graviers et les marches en direction du portail dans la clôture à claire-voie. Ils n’avaient trouvé Idar Vetlesen ni à son bureau ni au Leon, et la salle de curling était close. Harry referma le portail derrière lui et rejoignit la voiture de police. L’officier en uniforme descendit sa vitre.

« Éteignez les gyrophares, ordonna Harry avant de s’adresser à Skarre, sur le siège arrière. Elle dit qu’il n’est pas à la maison, et elle dit sans doute la vérité. Vous allez attendre ici pour voir s’il revient. Appelez Police Secours et dites-leur qu’ils peuvent lancer une recherche. Mais rien par la radio embarquée, OK ? »

Dans la voiture qui le ramenait en ville, Harry appela le centre de gestion Telenor et apprit que Torkildsen avait terminé sa journée, et que d’éventuelles demandes visant à localiser le téléphone mobile d’Idar Vetlesen devraient arriver par les canaux officiels, le lendemain matin. Il raccrocha et monta le son sur Vermillon, de Slipknot, mais sentit qu’il ne tiendrait pas le coup. Il appuya sur la touche « Eject » pour remplacer l’album par un CD de Gil Evans retrouvé tout au fond de la boîte à gants. La radio et la chaîne d’information continue de la NRK poursuivirent leur blabla pendant qu’il se débattait avec le boîtier du CD.

« La police recherche un médecin de trente à quarante ans, résidant à Bygdøy. L’homme est relié aux meurtres du Bonhomme de neige. »

« Merde ! » rugit Harry en envoyant Gil Evans dans le pare-brise, ce qui provoqua une pluie de morceaux de plastique. Le disque roula sur le plancher. Harry écrasa l’accélérateur, par pure frustration, et doubla un camion-citerne qui roulait dans la file de gauche. Vingt minutes. Ç’avait pris vingt minutes. Pourquoi ne confiait-on tout simplement pas un micro à l’hôtel de police, avec une émission en direct, sans plus attendre ?

 

La cantine de l’hôtel de police était fermée et vide pour la soirée, mais ce fut là que Harry la trouva. Elle et un casse-croûte, à une table de deux personnes. Harry s’assit sur l’autre chaise.

« Merci pour ne rien avoir dit sur ma perte de self-control, à Finnøy », commença-t-elle doucement.

Harry hocha la tête.

« Où étais-tu passée ?

– J’ai rendu la clé de ma chambre et j’ai pu attraper l’avion pour Oslo, à trois heures. Je devais me barrer, simplement. » Elle baissa les yeux sur sa tasse de thé. « Je… je suis désolée.

– Pas de problème », répondit Harry en contemplant sa nuque fine, courbée, sous ses cheveux relevés, et sa main fluette posée sur la table. Il la voyait sous un autre jour, à présent.

« Les rares fois où les durs craquent, ils ne le font pas à moitié.

– Pourquoi ?

– Peut-être parce qu’ils ont trop peu l’habitude de perdre leur self-control. »

Katrine acquiesça, sans avoir levé les yeux de sa tasse de thé frappée du logo PIL [16] de l’association sportive de la police.

« Mais toi, tu es une brute du self-control, Harry. Tu ne le perds jamais ? »

Elle leva la tête, et Harry songea que c’était la lumière intense dans les iris de la jeune femme qui donnait à la sclérotique cette nuance bleutée. Il saisit son paquet de cigarettes.

« Je fais partie de ceux qui ont une très grande habitude de la perte du self-control. Je ne me suis pour ainsi dire pas entraîné à autre chose qu’à péter les boulons. Je suis ceinture noire de perte de self-control. »

Elle répondit par un très léger sourire.

« On a mesuré l’activité cérébrale chez les boxeurs expérimentés, poursuivit-il. Tu savais qu’ils perdent connaissance plusieurs fois au cours d’un combat ? Une petite seconde par-ci, une petite seconde par-là. Mais d’une façon ou d’une autre, ils arrivent quand même à rester sur leurs jambes. Comme si le corps savait que c’est temporaire, il prend la direction des opérations et les tient debout jusqu’à ce que la conscience revienne. » Harry fit sortir une cigarette du paquet. « Moi aussi, j’ai perdu les pédales au chalet. La différence, c’est qu’après toutes ces années, mon corps sait que la maîtrise revient.

– Mais que fais-tu ? demanda Katrine en écartant une mèche de cheveux de son visage. Pour ne pas être mis KO sur-le-champ ?

– Je fais comme les boxeurs, je suis le mouvement. Je ne résiste pas. Si des éléments du boulot te touchent, tu dois laisser faire. De toute façon, tu ne réussiras pas à les occulter sur la distance. Prends les choses petit bout par petit bout, laisse-les filer comme à travers un barrage, fais en sorte qu’elles ne s’accumulent pas jusqu’à ce que le mur se fissure. »

Il se ficha la cigarette éteinte entre les lèvres.

« Oui, oui, le psy de la maison t’a raconté tout ça quand tu étais aspirante. Ce que moi, je veux dire, c’est ceci : même quand tu laisses filer, tu dois essayer de sentir ce que ça te fait. Si ça détruit.

– OK. Et que fais-tu quand tu sens que ça détruit ?

– Tu te trouves un autre job. »

Elle le regarda longuement.

« Et qu’as-tu fait, Harry ? Qu’as-tu fait quand tu as senti que ça te détruisait ? »

Harry mordit légèrement dans le filtre, sentit la fibre douce et fine crisser contre ses dents. Et il se dit qu’elle aurait pu être sa sœur ou sa fille, qu’ils étaient faits du même matériau. Un matériau de construction dur, rigide et lourd, bourré de grandes fissures.

« J’ai omis de chercher un autre boulot », répondit-il.

Elle afficha un large sourire. « Tu sais quoi ? demanda-t-elle à voix basse.

– Non ? »

Elle tendit la main, retira prestement la cigarette de la bouche de Harry et se pencha par-dessus la table.

« Je trouve… »

La porte de la cantine s’ouvrit à la volée. C’était Holm.

« TV2, annonça-t-il. Ce sont les infos. Les noms et des photos aussi bien de Rafto que de Vetlesen. »

 

Et le désordre survint. Même s’il était onze heures du soir, le hall de l’hôtel de police fut plein de journalistes et de photographes en l’espace d’une demi-heure. Tous attendaient que le responsable de l’enquête, Espen Lepsvik, ou le directeur de l’OCRB, le chef de la Crim, le directeur des services de police ou n’importe qui, dans le fond, descende leur dire quelque chose. Les uns murmuraient aux autres que la police se devait de tenir le public au courant dans une affaire aussi sérieuse, choquante et vendeuse.

À la rambarde du patio, Harry les regardait. Ils tournaient en rond comme des requins désemparés, se consultaient, allaient à la pêche. Quelqu’un avait-il entendu quelque chose ? Y aurait-il une conférence de presse ce soir ? Une courte, improvisée, au moins ? Vetlesen était-il déjà en route pour la Thaïlande ? La deadline approchait, il fallait que quelque chose arrive.

Harry avait lu que le mot deadline venait des champs de bataille de la guerre civile américaine, quand on rassemblait les prisonniers de guerre avant de tracer un cercle autour d’eux, sur le sol, parce qu’on manquait de moyens physiques pour les enfermer. Tous ceux qui dépassaient cette ligne étaient abattus dans la seconde. Et ils n’étaient rien d’autre, ces soldats de l’information qui occupaient le hall : des prisonniers de guerre immobilisés par une deadline.

Harry allait rejoindre les autres dans la salle de réunion lorsque son téléphone mobile sonna. C’était Mathias.

« Tu as eu le message que j’ai laissé sur ton répondeur tout à l’heure ?

– Pas eu le temps, c’est l’enfer, ici, répondit Harry. On peut voir ça plus tard ?

– Bien entendu. Mais c’est au sujet d’Idar. J’ai vu aux actualités qu’il était recherché. »

Harry passa le combiné dans l’autre main. « Vas-y.

– Idar m’a appelé ce matin. Il m’a demandé du carnadrioxyde. Il est arrivé qu’il m’appelle pour me poser des questions sur certains médicaments. La pharmacie n’a jamais été son truc. Alors je n’ai pas trop gambergé là-dessus. J’appelle parce que le carnadrioxyde est un médicament très dangereux. Je me disais simplement que vous aimeriez le savoir. »

Harry nota.

« OK. Qu’a-t-il dit d’autre ?

– Rien. Il avait l’air stressé. Il a juste remercié, et il a raccroché.

– Une idée de l’endroit d’où il pouvait appeler ?

– Non, mais il y avait quelque chose de bizarre du côté de l’acoustique ; en tout cas, il n’appelait pas du bureau. On avait l’impression qu’il appelait de l’intérieur d’une église, ou d’un trou, tu vois ce que je veux dire ?

– Je vois. Merci, Mathias. Nous rappellerons si nous voulons savoir autre chose.

Je suis ravi de pouvoir… »

Harry ne saisit pas le reste car il appuya sur la touche de déconnexion, et la communication fut interrompue.

Dans K1, le petit groupe d’investigation était réuni au complet autour de tasses de café, une nouvelle verseuse ronronnant dans la cafetière, les vestes suspendues aux dossiers. Skarre venait de rentrer de Bygdøy. Il fit un compte rendu de ses conversations avec Idar Vetlesen : ce dernier avait répété qu’il ne savait rien, et que tout cela devait être une colossale méprise.

Katrine avait appelé l’assistante, Borghild Moen, qui avait déclaré la même chose.

« Nous les auditionnerons demain si ça s’avère nécessaire, décida Harry. Pour le moment, j’ai peur que nous ayons un problème plus urgent. »

Les trois autres le regardèrent tandis que Harry faisait part de sa discussion avec Mathias. Et il lisait au verso de son ticket de tram : carnadrioxyde.

« Tu crois que c’est comme ça qu’il les a bousillés ? s’enquit Holm. Avec un médicament paralysant ?

– Là, on y est, intervint Skarre. Voilà pourquoi il a dû cacher les corps. Pour que le médicament ne soit pas découvert au moment des autopsies, et qu’on ne puisse pas le retrouver par ce biais.

– Tout ce que l’on sait, répondit Harry, c’est qu’Idar Vetlesen est hors de contrôle. Et s’il est le Bonhomme de neige, il sort de sa trame.

– La question, s’immisça Katrine, c’est de savoir qui il cherche maintenant. En tout cas, quelqu’un ne va pas tarder à mourir des effets de cette substance. »

Harry se frotta la nuque.

« Tu as obtenu la transcription des conversations téléphoniques de Vetlesen, Katrine ?

– Oui. J’ai eu les noms correspondant aux numéros, et je les ai passés en revue avec Borghild. La plupart étaient des patients. Et il y avait deux conversations avec l’avocat Krohn, ainsi que celle avec Lund-Helgesen, dont tu viens de nous parler. Mais en plus, il y avait un numéro apparaissant comme celui des éditions Popper.

– Ça ne fait pas grand-chose sur quoi travailler, constata Harry. On peut rester là à boire du café en grattant nos grosses têtes bêtes. Ou rentrer chez nous avant de revenir avec des têtes aussi bêtes, mais pas aussi fatiguées, demain. »

Les autres se contentèrent de le regarder fixement.

« Je ne déconne pas. Barrez-vous ! Allez retrouver vos putains de pénates. »

 

Harry se proposa pour déposer Katrine dans l’ancien quartier ouvrier de Grünerløkka, où il s’arrêta sur les recommandations de la jeune femme devant un vieil immeuble de quatre étages de Seilduksgata.

« Quel appartement ? demanda-t-il en se penchant en avant.

– Second, à gauche. »

Il leva les yeux. Aucune fenêtre n’était éclairée. Il ne voyait pas de rideaux.

« Ton mari n’est pas à la maison, on dirait. Ou alors il s’est peut-être couché.

– Peut-être, répéta-t-elle sans faire mine de vouloir descendre. Harry ? »

Il la regarda, interrogateur.

« Quand j’ai dit que la question, c’était de savoir qui il cherchait maintenant, tu as compris de qui je voulais parler ?

– Peut-être, répondit-il.

– Ce que nous avons découvert à Finnøy, ce n’était pas le meurtre d’un individu lambda qui en savait trop. Ç’avait été préparé longtemps à l’avance.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Que si Rafto était sur ses talons, c’était aussi prévu.

– Katrine…

– Attends. Rafto était le meilleur enquêteur criminel de Bergen. Tu es le meilleur à Oslo. Il pouvait penser que ce serait toi qui enquêterais sur ces meurtres, Harry. C’est pour cela que tu as reçu cette lettre. Je dis seulement que tu pourrais être un peu prudent, peut-être.

– Tu essaies de me faire peur ? »

Elle haussa les épaules.

« Si tu as peur, tu sais ce que ça signifie ?

– Non ? »

Katrine ouvrit la portière.

« Que tu devrais te trouver un autre boulot. »

 

Harry entra chez lui, se débarrassa de ses bottillons et s’arrêta sur le seuil du salon. La pièce paraissait complètement démontée, comme un kit à l’envers. Le clair de lune tombait sur du blanc dans le mur rouge et nu. Il entra. C’était un huit, dessiné à la craie. Il tendit la main pour toucher. Ce devait être le type des moisissures, mais qu’est-ce que cela signifiait ? Peut-être un code indiquant quel produit il utiliserait à cet endroit précis.

Durant le reste de la nuit, Harry passa son temps à se tourner et se retourner, en proie à des cauchemars sauvages. Il rêva qu’on lui enfonçait quelque chose dans la bouche et qu’il devait respirer à travers l’ouverture pour ne pas étouffer. Que cela avait le goût d’huile, de métal et de poudre à canon, et qu’il finissait par ne plus y avoir d’air à l’intérieur, rien que du vide. Il crachait alors l’objet pour découvrir que ce n’était pas le canon d’un pistolet, mais un huit à travers lequel il avait respiré. Un huit avec un grand cercle en bas, un plus petit au-dessus. Petit à petit, le huit s’enrichissait d’un troisième cercle, plus petit, au sommet. Une tête. Celle de Sylvia Ottersen. Elle essayait de crier, de raconter ce qui s’était passé, mais sans pouvoir. Sa bouche était cousue.

Quand il se réveilla, ses paupières étaient collées, son crâne le faisait souffrir et sa langue avait un goût de chaux et de bile.