CHAPITRE 14
Jour 9. Bergen
À huit heures vingt-six précises, les roues du vol DY604 en provenance d’Oslo touchèrent l’asphalte mouillé de l’aéroport de Flesland. Et le touchèrent avec suffisamment de force pour que Harry soit tout à coup parfaitement réveillé.
« Bien dormi ? » voulut savoir Katrine.
Harry hocha la tête, se frotta les yeux et regarda l’aube lourde de pluie au-dehors.
« Tu as parlé dans ton sommeil, sourit-elle.
– Mmm. »
Harry ne voulut pas demander de quoi. Au lieu de cela, il fit un rapide récapitulatif de ce dont il avait rêvé. Pas de Rakel. Il n’avait pas rêvé d’elle la nuit précédente non plus. Il l’avait chassée. Ils l’avaient chassée, ensemble. Mais il avait rêvé de Bjarne Møller, son supérieur et mentor, qui s’était enfoncé dans les hauts plateaux berguénois, et avait été retrouvé deux semaines plus tard à Revutjernet. C’était une décision que Møller avait prise parce qu’à l’instar de Zénon et son gros orteil souffrant, il estimait que la vie n’était plus vivable. Gert Rafto en était-il arrivé à la même conclusion ? Ou bien était-il vraiment dans le coin, quelque part ?
« J’ai appelé l’ex-femme de Rafto, expliqua Katrine en traversant le hall des arrivées. Ni elle ni sa fille ne veulent plus parler à la police, elles ne veulent plus remuer ce qui fait mal. Et c’est tout aussi bien, les rapports de l’époque sont plus que satisfaisants. »
Ils prirent place à bord d’un taxi devant le terminal.
« Agréable d’être à la maison ? » s’enquit Harry à voix haute pour couvrir le tambourinement de la pluie et le clapotis rythmique des essuie-glaces.
Katrine haussa les épaules en un geste d’indifférence.
« J’ai toujours détesté la pluie. Et je détestais les Berguénois qui prétendaient qu’il ne pleut pas autant ici que les Norvégiens de l’Est le voudraient. »
Ils franchirent Danmarksplass, et Harry leva les yeux vers le sommet d’Ulriken. Il était couvert de neige, et il vit que les télécabines étaient en service. Ils traversèrent ensuite le nœud d’accès et de sorties au niveau du Store Lungegårdsvann, avant d’arriver dans le centre, une éternelle surprise positive pour les visiteurs après un parcours d’arrivée sinistre.
Ils s’enregistrèrent à l’hôtel SAS de Bryggen. Harry s’était demandé si elle dormirait chez ses parents, mais Katrine avait répondu qu’une seule nuit sur place ne mènerait qu’à un maximum de stress, qu’ils se donneraient bien trop de mal et qu’en fait, elle n’avait même pas prévenu de sa présence.
Ils obtinrent les cartes de leurs chambres, et dans l’ascenseur, ils se turent. Katrine regarda Harry en souriant, comme si le silence dans les ascenseurs était une blague cachée. Harry baissa les yeux, espérant que son corps n’enverrait pas de faux signaux. Ni de vrais.
Les portes s’ouvrirent enfin, et les hanches de la jeune femme le précédèrent dans le couloir.
« Dans cinq minutes à l’accueil », lâcha Harry.
« Quel est l’emploi du temps ? » demanda-t-il lorsqu’ils se retrouvèrent dans le hall, six minutes plus tard.
Katrine se pencha en avant dans son fauteuil profond et tourna quelques pages de son agenda relié cuir. Elle s’était changée et avait revêtu un élégant costume gris, qui la faisait se fondre dans cette clientèle d’hommes d’affaires.
« Tu rencontres Knut Müller-Nilsen, le directeur de la Brigade criminelle et des disparitions, au commissariat.
– Tu ne m’accompagnes pas ?
– Il faudrait que je passe faire la bise et discuter avec tout le monde, et toute la journée y passerait. Au fond, ce serait aussi bien que tu ne parles pas du tout de moi, ça les contrarierait beaucoup de ne pas m’avoir vue. Je vais à Øyjordsveien pour m’entretenir avec le dernier témoin qui ait vu Rafto.
– Mmm. Et où était-ce ?
– À Verftet. Le témoin l’a vu garer sa voiture et entrer dans le parc Nordnes. Personne n’est jamais venu récupérer la voiture, et on a dragué dans le coin, sans résultat.
– Après cela, que fait-on ? »
Harry passa un pouce et un index le long de ses mâchoires, et songea qu’il aurait dû se raser avant cette visite extra-muros.
« Tu passes en revue les vieux rapports en compagnie des enquêteurs qui à l’époque travaillaient dessus et qui sont encore au commissariat. Tu rafraîchis les choses, tu essaies de les voir sous un autre angle.
– Non. »
Katrine leva les yeux de ses papiers.
« Les enquêteurs de l’époque ont conclu, et ne feront que défendre leurs conclusions, expliqua Harry. Je préfère lire les rapports à tête reposée, à Oslo. Et mettre à profit le temps que j’ai ici pour faire un peu plus ample connaissance avec Gert Rafto. Est-ce que ses affaires personnelles sont quelque part ? »
Katrine secoua la tête.
« Sa famille a légué tout ce qu’il possédait à l’Armée du Salut. Ce qui ne représentait certainement pas grand-chose. Quelques meubles et quelques vêtements.
– Un endroit où il aurait habité ou résidé ?
– Il habitait seul dans un appartement de Sandviken après son divorce, mais l’appartement a été vendu il y a longtemps.
– Mmm. Et pas de maison d’enfance, de maison de campagne ni de chalet qui soit toujours dans la famille ? »
Katrine hésita.
« Les rapports faisaient mention d’un petit chalet sur les terrains que la police possède sur Finnøy, à Fedje. Ces chalets se transmettent par héritage, dans ce genre de cas, alors il est bien possible qu’on puisse trouver quelque chose de ce côté-là. J’ai le numéro de la femme de Rafto, je vais l’appeler.
– Je croyais qu’elle ne parlait pas à la police. »
Katrine lui fit un clin d’œil rusé.
À la réception, Harry put emprunter un parapluie qui se retourna dans les bourrasques avant d’être arrivé à Fisketorget, et qui ressemblait à une chauve-souris massacrée au moment où il passa l’entrée du commissariat de police de Bergen, plié en deux, au pas de gymnastique.
Pendant que Harry attendait à l’accueil l’agent supérieur de police Knut Müller-Nilsen, Katrine l’appela et l’informa que la famille de Rafto disposait toujours de son chalet sur Finnøy :
« Mais sa femme n’y a pas mis les pieds depuis cette histoire. Sa fille non plus, d’après elle.
– On y va, décida Harry. Je m’arrange pour avoir terminé ici à une heure.
– OK, je trouverai un bateau. Retrouve-moi sur Zachariasbryggen. »
Knut Müller-Nilsen était un nounours débonnaire avec du sourire plein les yeux et des pattes larges comme des raquettes de tennis. Les piles de papiers étaient si hautes qu’il semblait enfoui derrière son bureau, les raquettes jointes derrière la tête.
« Rafto, oui », acquiesça Müller-Nilsen après avoir expliqué qu’il ne pleuvait pas autant à Bergen que les Norvégiens de l’Est le voudraient.
« On dirait que les policiers ont tendance à disparaître sous vos yeux, constata Harry en manipulant la photo de Gert Rafto qui allait avec les rapports posés sur ses genoux.
– Ah oui ? » Müller-Nilsen posa un regard interrogateur sur Harry, qui avait dégoté une chaise en bois rustique dans un coin de la pièce où il n’y avait pas de papiers.
« Bjarne Møller, répondit Harry.
– C’est ça, approuva Müller-Nilsen, mais l’incertitude de son ton le trahit.
– Celui qui a disparu sur Fløyen.
– Bien sûr ! » Müller-Nilsen se frappa le front « Une histoire dramatique. Il a passé si peu de temps ici que j’ai à peine eu le temps de… Mais je suppose qu’il s’est perdu, n’est-ce pas ?
– C’est ce qu’il a fait », répondit Harry en regardant par la fenêtre et en pensant au chemin de Bjarne Møller, de l’idéalisme jusqu’à la corruption. Aux bonnes intentions. Aux faux pas tragiques. Dont d’autres n’entendraient jamais parler. « Qu’avez-vous à me dire sur Gert Rafto ? »
Mon sosie mental à Bergen, songea Harry après avoir obtenu la description de Müller-Nilsen : rapport malsain à l’alcool, tempérament difficile, loup solitaire, peu fiable, d’une morale douteuse et au comportement loin d’être impeccable.
« Mais il avait des facultés d’intuition et d’analyse remarquables, précisa Müller-Nilsen. Et une volonté de fer. Il était comme animé par… quelque chose, je ne sais pas comment l’exprimer exactement. Rafto était un extrémiste. Oui, cela va sans dire, quand on sait ce qui est arrivé.
– Et qu’est-ce qui est arrivé ? s’enquit Harry en apercevant un cendrier au milieu des piles de documents.
– Rafto était violent. Et nous savons qu’il était dans l’appartement d’Onny Hetland juste avant la mort de cette dernière, et qu’elle avait sans doute des informations pouvant révéler qui avait assassiné Laila Aasen. En outre, il a disparu juste après. Il n’est pas tout à fait improbable qu’il se soit noyé. En tout cas, nous n’avons vu aucune raison de lancer une enquête à grande échelle.
– Il aurait pu s’enfuir à l’étranger ? »
Müller-Nilsen secoua la tête avec un sourire.
« Pourquoi pas ?
– Disons que, dans le cas présent, nous avions l’avantage de connaître particulièrement bien le suspect. Même si, en théorie, il lui aurait été possible de se tirer de Bergen, ce n’était pas le genre. Aussi simple que ça.
– Et aucun parent ou ami n’a donné signe de vie ? » Müller-Nilsen secoua la tête.
« Ses parents ne sont plus vivants, et il n’avait pas beaucoup d’amis, Rafto. Il entretenait une relation suffisamment tendue avec son ex-femme pour savoir qu’il ne l’aurait certainement pas contactée de toute façon.
– Et sa fille ?
– Ils s’entendaient bien. Une chic fille, intelligente. Elle ne s’en est pas mal tirée, quand on pense au genre d’éducation qu’elle a eue. »
Harry nota ce « pas mal tirée » entendu, une tournure typique des petits commissariats où l’on s’attendrait à savoir presque tout de presque tout le monde.
« Rafto avait un chalet sur Finnøy ? relança Harry.
– Oui, et ça pourrait évidemment constituer un endroit naturel où s’enfuir. » Müller-Nilsen se passa l’une de ses énormes pattes sur la pomme d’Adam. « Nous avons soigneusement inspecté le chalet, fouillé l’île avec des chiens, et dragué. Rien.
– Je me disais que j’irais bien y jeter un coup d’œil.
– Pas grand-chose à y voir. Nous possédons le chalet pile en face de celui du Rafto de fer, et malheureusement, il est en complet délabrement. C’est une honte que sa femme ne s’en défasse pas, elle n’y va jamais. » Müller-Nilsen regarda rapidement sa montre. « J’ai une réunion, mais l’un des inspecteurs principaux qui travaillaient à l’époque va parcourir les rapports avec vous.
– Pas besoin », déclina Harry en regardant la photo qu’il avait sur les genoux. Le visage lui paraissait soudain étrangement familier, comme s’il l’avait vu récemment. Chez une personne déguisée ? Quelqu’un qu’il n’avait fait qu’entrevoir ? Une personne tenant un rôle trivial, faisant qu’on ne la remarquait pas, l’un des préposés à la surveillance des parcmètres qui rôdaient dans Sofies gate, ou un vendeur du Vinmonopol ? Harry renonça.
« Pas Gert, alors ?
– Plaît-il ? réagit Müller-Nilsen.
– Vous dites “le Rafto de fer”. Vous ne l’appeliez pas simplement Gert ? »
Mi-figue, mi-raisin, Müller-Nilsen regarda Harry, tenta un début de rire, mais se contenta d’un sourire en coin.
« Non, je ne crois pas que cela nous serait venu à l’idée.
– Bien. Merci de votre aide. »
En ressortant, Harry entendit Müller-Nilsen crier et se retourna. Le chef de service était à la porte de son bureau, au bout du couloir, et les mots vibrèrent en un écho bref entre les murs :
« Je ne crois pas que Rafto aurait apprécié. »
Harry s’arrêta devant le commissariat pour regarder les gens avancer à grand-peine à travers la pluie et le vent, le long des trottoirs, pliés en deux. La sensation ne passait pas. La sensation que quelque chose ou quelqu’un était là, à proximité, à l’intérieur, visible à condition qu’il regarde de la bonne façon, sous le bon éclairage.
Katrine ramassa Harry sur le quai, comme convenu.
« J’ai pu l’emprunter à un copain », expliqua-t-elle tandis qu’ils sortaient la vedette de vingt et un mètres de l’étroit chenal. Quand ils contournèrent Nordneset, un son fit se retourner Harry, et il aperçut un totem. Les visages de bois hurlaient de leurs bouches grandes ouvertes un cri rauque dans sa direction. Une bourrasque froide balaya le bateau.
« Ce sont les lions de mer, à l’aquarium », l’informa Katrine.
Harry serra davantage son manteau autour de lui.
Finnøy était une petite île. Hormis de la bruyère, ce petit morceau de terre fouetté par la pluie ne comptait aucune végétation, mais un quai où Katrine amarra habilement le bateau. Le lotissement se composait en tout de soixante unités de la taille de maisons de poupées, qui rappelèrent surtout à Harry les logements de mineurs qu’il avait vus à Soweto.
Katrine guida Harry sur le chemin de graviers entre les chalets avant de tourner devant l’un d’eux. Il se distinguait par sa peinture qui s’écaillait. L’une des vitres était fêlée. Katrine s’étira sur la pointe des pieds, saisit l’applique lumineuse au-dessus de la porte et la dévissa. Un raclement se fit entendre à l’intérieur lorsqu’elle retourna le globe, en faisant tomber un certain nombre d’insectes morts. Plus une clé, qu’elle attrapa au vol.
« Son ex-femme m’aimait bien », expliqua Katrine en introduisant la clé dans la serrure.
Les lieux sentaient la moisissure et le bois humide. Harry écarquilla les yeux dans la pénombre, entendit le déclic d’un interrupteur, et la lumière apparut.
« Alors comme ça, elle a toujours l’électricité, même si elle ne vient pas, constata-t-il.
– Électricité commune, répondit Katrine en jetant un lent coup d’œil circulaire. C’est la maison qui paie. »
Le chalet faisait environ vingt-cinq mètres carrés et se composait d’un salon-cuisine et d’une chambre à coucher. Des canettes de bière vides recouvraient le plan de travail de la cuisine et la table du salon. On n’avait rien suspendu aux murs, rien mis pour décorer les appuis de fenêtre, et il n’y avait pas de livres sur les étagères.
« Il y a une cave, aussi, l’informa Katrine en désignant une trappe au sol. Ça, c’est ton rayon. Que fait-on, maintenant ?
– On cherche.
– Quoi ?
– Pensons-y le moins possible.
– Pourquoi ça ?
– Parce qu’il est facile de négliger quelque chose d’important si tu cherches autre chose. Vide-toi le cerveau. Tu comprendras ce que tu cherches quand tu le verras.
– OK, répondit lentement Katrine.
– Tu cherches en haut », décida Harry avant de se rendre à la trappe et de tirer sur l’anneau de fer qui y était incrusté. Un étroit escalier de bois descendait dans l’obscurité. Il espéra qu’elle ne le voyait pas hésiter.
Des toiles d’araignées sèches et mortes se collèrent à son visage au moment où il pénétra dans les ténèbres humides qui sentaient la terre et les planches pourries. La cave entière était en sous-sol. Il trouva un interrupteur au pied des marches et l’actionna, mais sans résultat. La seule lumière, en bas, c’était l’œil rouge au sommet d’un congélateur contre le mur latéral. Il alluma sa lampe de poche, et le faisceau tomba sur une porte donnant sur un cagibi.
Les gonds hurlèrent quand il entra. C’était un atelier de menuisier, plein d’outils. Pour un homme ayant l’ambition de faire quelque chose d’utile, songea Harry. Pas seulement d’attraper des meurtriers.
Mais l’outillage ne paraissait pas avoir beaucoup servi, Rafto s’était peut-être senti plus apte à autre chose, moins fait pour être un bâtisseur qu’un nettoyeur. Un bruit subit fit faire à Harry une volte-face instantanée. Et il souffla en se rendant compte que c’était seulement le thermostat du congélateur qui venait de mettre le moteur en route. Harry alla vers le second réduit. Un tapis recouvrait ce qui s’y trouvait. Il le retira, et l’odeur d’humidité et de terre l’assaillit. Le faisceau de sa lampe éclaira un parasol pourri, une table en plastique, une pile de tiroirs en plastique, des sièges en plastique décolorés et un jeu de croquet. Il n’y avait rien d’autre dans la cave. Il entendait Katrine fourrager au-dessus, et il voulut fermer la porte. Mais l’un des tiroirs en plastique avait glissé dans l’entrebâillement de la porte au moment où il avait tiré sur le tapis. Il allait le ramener avec le pied lorsqu’il s’immobilisa pour le regarder. À la lueur de sa lampe, il vit les caractères en relief, sur le côté. Electrolux. Il alla au mur latéral où le moteur du congélateur ronronnait toujours. C’était un Electrolux. Il saisit la poignée et tira, mais la porte était bloquée. Il découvrit la serrure juste sous la poignée et comprit que l’armoire était purement et simplement verrouillée. Il alla chercher un pied-de-biche dans l’atelier de menuisier. Lorsqu’il revint, Katrine descendait.
« Rien là-haut, déclara-t-elle. Je crois qu’on n’a plus qu’à repartir. Que fais-tu ?
– Je viole la législation sur les perquisitions », répondit Harry, qui avait inséré le tranchant de son pied-de-biche dans la porte du congélateur, juste au-dessus de la serrure. Il pesa sur l’autre extrémité. Rien ne se produisit. Il modifia légèrement sa prise, posa un pied contre l’escalier et s’arc-bouta.
« Nom de… »
Avec un craquement sec, la porte s’ouvrit à la volée, et Harry partit à la renverse. Il entendit la lampe atteindre le sol de pierre et sentit le froid l’assaillir, comme le souffle d’un glacier. En entendant Katrine, il chercha sa lampe à tâtons derrière lui. C’était un son déchirant, un cri profond et rauque qui se transforma en sanglots aux allures de rire. Il y eut un silence de quelques secondes pendant qu’elle reprenait son souffle, et ce fut de nouveau là : le même cri, prolongé, comme la plainte rituelle et méthodique des femmes en couches.
Mais à ce moment-là, Harry l’avait déjà vu, et compris pourquoi. Elle hurlait parce que, après douze années le congélateur fonctionnait encore parfaitement, si bien que la lumière à l’intérieur s’était allumée et laissait voir quelque chose pressé à l’intérieur, les bras devant soi, les genoux pliés et la tête appuyée vers le haut contre l’intérieur du congélateur. Le corps était couvert de cristaux de glace, comme une couche de moisissures blanches qui s’en serait repue, et la position torturée du corps était à l’unisson du cri de Katrine. Mais ce ne fut pas cela qui fit se retourner l’estomac de Harry. Tandis que la porte du congélateur cédait, le corps, qui avait vraisemblablement reposé contre celle-ci, était tombé en avant. Son front avait heurté le rebord et les cristaux avaient quitté le visage pour saupoudrer le sol. Voilà pourquoi Harry pouvait affirmer que c’était Gert Rafto qui leur souriait. La bouche avec laquelle il souriait n’était pas celle recousue avec un fil de chanvre grossier entrant et sortant en zigzag de ses lèvres. Ce sourire partait du menton et remontait sur les joues, dessiné avec une série de pointes noires que l’on avait dû enfoncer. Malgré tout, le plus évident, c’était le nez. Harry déglutit la bile qu’il avait dans la bouche, par pur défi. L’os nasal et le cartilage avaient dû être retirés en premier. Le froid avait ôté toute couleur à la carotte. Le bonhomme de neige était complet.