CHAPITRE 3

Jour 1. Cochenille

 

 

 

Assis sur un tabouret de bar du Palace Grill, Harry lisait les affichettes invitant en termes bon enfant les clients du bar à ne pas demander crédit, à ne pas tirer sur le pianiste et à « Be Good or Be Gone ». Il était encore tôt dans la soirée, et les seuls autres clients du bar étaient deux filles assises à une table, jacassant chacune dans leur mobile, et deux garçons qui jouaient aux fléchettes avec un raffinement emprunté dans la posture et la façon de viser, mais donnant de piètres résultats. Dolly Parton, dont Harry comprenait qu’elle avait retrouvé les faveurs des arbitres du bon goût en matière de country, grinçait d’une voix nasale son accent des États du Sud depuis les haut-parleurs. Harry regarda de nouveau l’heure et fit le pari que Rakel Fauke serait à la porte à huit heures sept. Il ressentait cette tension crépitante, comme toujours avant de la revoir. Il se dit que c’était un réflexe conditionné, comme les chiens de Pavlov qui se mettaient à saliver en entendant le signal annonçant la nourriture même quand ils n’en recevaient pas. Et ils ne devaient pas dîner ce soir. Enfin, ils devaient seulement dîner. Et avoir une discussion agréable sur leurs vies actuelles. Ou plus exactement : sur sa vie actuelle à elle. Et sur Oleg, le fils qu’elle avait eu de son ex-mari à l’époque où elle travaillait à l’ambassade de Norvège à Moscou. Ce gamin au tempérament attentif et renfermé avec lequel Harry était parvenu progressivement à tisser des liens par bien des aspects beaucoup plus solides que ceux qu’il avait lui-même avec son propre père. Quand Rakel avait fini par n’en plus pouvoir et s’en était allée, il n’avait pas su quelle perte avait été la plus grande. Mais maintenant, il le savait. Il était huit heures sept, et elle était à la porte, se tenant bien droite, avec cette cambrure dans le dos qu’il sentait encore dans ses mains, et les pommettes hautes sous la peau incandescente qu’il sentait contre la sienne. Il avait espéré qu’elle n’aurait pas l’air de si bien aller. Qu’elle n’aurait pas l’air si heureuse.

Elle vint jusqu’à lui et leurs joues se frôlèrent. Il veilla à la lâcher le premier.

« Que regardes-tu ? demanda-t-elle en déboutonnant son manteau.

– Tu le sais », répondit Harry, et il comprit qu’il aurait dû s’éclaircir la voix avant.

Elle partit d’un rire sourd, qui eut le même impact que la première gorgée de Jim Beam : il se sentit chaud et détendu.

« Non. »

Il ne sut pas exactement ce que son « non » signifiait. Ne commence pas, ne rends pas les choses pénibles. Elle l’avait dit à voix basse, presque inaudible ; cela retentit pourtant comme une gifle.

« Tu es bien mince…, constata-t-elle.

– On le dit.

– La table… ?

– Le serveur va venir nous chercher. »

Elle s’assit sur le tabouret en face de lui et commanda un apéritif. Campari, évidemment. Harry avait l’habitude de la surnommer « Cochenille », d’après le pigment naturel qui donnait au vin doux épicé sa couleur caractéristique. Parce qu’elle aimait s’habiller en rouge vermillon. Pour sa part, Rakel prétendait qu’elle s’en servait comme d’une couleur de prévention, de la façon dont les animaux utilisent des couleurs vives pour informer qu’il faut garder une certaine distance. Harry commanda un Coca supplémentaire. « Pourquoi as-tu maigri ? voulut-elle savoir.

– Champignons.

– Quoi ?

– Ils me bouffent certainement. Le cerveau, les yeux, les poumons, la concentration. Ils aspirent les couleurs et la mémoire. Les moisissures croissent, je disparais. Ils deviennent moi, je deviens eux.

– Qu’est-ce que tu racontes ? » s’exclama-t-elle avec une grimace censée exprimer le dégoût, mais Harry vit le sourire dans les yeux. Elle aimait l’entendre parler, même quand il ne racontait que des salades. Il lui fît part de l’attaque des moisissures dans son appartement.

« Et vous, comment ça va ? s’enquit Harry.

– Bien. Je vais bien. Oleg va bien. Mais tu lui manques.

– Il l’a dit ?

– Tu sais que c’est le cas. Tu devrais le suivre un peu mieux…

– Moi ? » Harry la dévisagea, éberlué. « Ce n’est pas moi qui ai choisi.

– Et alors ? répliqua-t-elle en prenant le verre que le barman lui présentait. Que toi et moi ne soyons pas ensemble ne signifie pas qu’Oleg et toi n’entreteniez pas une relation importante. Pour vous deux. Ni l’un ni l’autre ne vous liez facilement aux gens, alors vous devriez prendre soin de ceux que vous avez. »

Harry but une petite gorgée de Coca.

« Comment ça va, entre Oleg et ton médecin ?

– Il s’appelle Mathias, soupira Rakel. Ils sont… différents. Mathias fait de son mieux, mais Oleg ne lui facilite pas vraiment les choses. »

Harry ressentit une douce piqûre de satisfaction.

« Mathias bosse pas mal, par ailleurs.

– Je croyais que tu n’aimais pas que tes hommes travaillent », répondit Harry, qui regretta aussitôt. Mais au lieu de se mettre en colère, Rakel poussa un soupir triste.

« Ce n’était pas le fait que tu travaillais, Harry : tu étais possédé. Tu es ton boulot, et ce qui t’anime, ce n’est ni l’amour, ni le sens des responsabilités. Ou la solidarité. Ce ne sont même pas des ambitions personnelles. C’est la colère. Et le besoin de vengeance. Et ça, ce n’est pas juste, Harry, il ne faut pas que ce soit comme cela. Tu sais ce qui s’est passé. »

Oui, songea Harry. J’ai laissé la maladie venir dans ta maison aussi.

Il toussota :

« Mais ton médecin est animé par… les choses justes, alors ?

– Mathias fait toujours des gardes. Volontaires. En plus de ses cours à plein temps à l’institut d’anatomie.

– Et il est donneur de sang et membre d’Amnesty International ?

– B-, ce n’est pas un groupe sanguin qui court les rues, Harry, soupira-t-elle. Et toi aussi, tu soutiens Amnesty International, je le sais bien. »

Elle touilla dans son verre avec un agitateur en plastique orange, dont l’extrémité avait la forme d’un cheval. Le rouge se mit à tourner autour des glaçons. Cochenille.

« Harry ? »

Une nuance dans son intonation le fit se contracter.

« Mathias et moi allons emménager ensemble. Après Noël.

– Aussi rapidement ? » Harry se passa la langue le long du palais. « Cela fait à peine plus d’un an que vous vous connaissez.

– Un an et demi. Nous envisageons de nous marier l’été prochain. »

 

Magnus Skarre observait l’eau chaude qui débordait de ses mains avant de poursuivre sa course dans le lavabo. Où elle disparaissait. Non. Rien ne disparaissait, ça allait seulement à un autre endroit. Comme les gens sur lesquels il avait passé les dernières semaines à rassembler des informations. Parce que Harry le lui avait demandé. Parce que Harry avait dit qu’il pouvait y avoir quelque chose. Et qu’il voulait le rapport de Magnus avant le week-end. Ce qui signifiait que Magnus devrait faire des heures supplémentaires. Bien qu’il sût que Harry les affectait à ce genre de chose uniquement pour les maintenir en activité pendant ces périodes « pieds sur le bureau ». Le petit groupe des disparitions lié à Police Secours, comptant trois personnes, refusait d’aller déterrer de vieilles affaires, ils avaient bien assez à faire avec les nouvelles.

En revenant vers son bureau, dans ce couloir désert, Magnus découvrit que la porte était entrebâillée. Il était sûr de l’avoir fermée ; et il était plus de neuf heures, le personnel d’entretien avait donc terminé depuis longtemps. Deux ans plus tôt, ils avaient eu des problèmes de vols dans les bureaux. Magnus Skarre ouvrit brutalement la porte.

Au milieu de la pièce, Katrine Bratt se tourna vers lui, les sourcils haussés, comme si c’était dans son bureau à elle qu’il avait fait irruption. Elle lui présenta de nouveau son dos.

« Je voulais juste voir, expliqua-t-elle en laissant son regard parcourir les murs.

– Voir quoi ? » Skarre regarda autour de lui. Son bureau était semblable à tous les autres, à la différence qu’il était dépourvu de fenêtre.

« C’était son bureau. N’est-ce pas ? »

Skarre plissa le front.

« Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Hole. Ç’a été son bureau pendant des années. Pendant qu’il enquêtait sur les meurtres en série en Australie aussi ?

– Je crois, répondit Skarre en haussant les épaules. Mais encore ? »

Katrine Bratt passa une main sur la table. « Pourquoi en a-t-il changé ? »

Magnus la contourna et se laissa tomber dans le fauteuil.

« Celui-ci n’a pas de fenêtre. Et puis, il est passé inspecteur principal.

– Et il a partagé celui-là d’abord avec Ellen Gjelten, puis avec Jack Halvorsen, poursuivit Katrine Bratt. L’un comme l’autre ont été tués. »

Magnus Skarre posa les mains derrière sa tête. La nouvelle inspectrice avait de la classe. Il paria que son mari était directeur de quelque chose et avait de l’argent. Sa tenue avait l’air de coûter cher. Mais en la regardant plus attentivement, il semblait y avoir un petit défaut quelque part. Sur lequel il n’arrivait pas à mettre le doigt.

« Tu crois qu’il a entendu leurs voix, que c’est pour cela qu’il a déménagé ? » voulut savoir Bratt en étudiant une carte murale de Norvège sur laquelle Skarre avait encerclé les lieux de résidence de toutes les personnes portées disparues dans l’Østland depuis 1980.

Skarre rit, mais ne répondit pas. Elle avait la taille fine et le dos cambré. Il savait qu’elle savait qu’il la regardait. « Comment est-il, en réalité ?

– Pourquoi te poses-tu la question ?

– Ce doit être ce que font tous ceux qui viennent de récupérer un nouveau chef ? »

Elle avait raison. Simplement, il n’avait jamais considéré Harry Hole comme un chef, pas de cette manière. OK, il leur donnait quelques missions et dirigeait l’enquête, mais hormis cela, la seule chose qu’il exigeait, c’était de ne pas les avoir dans les pattes.

« Comme tu le sais, il traîne une sacrée réputation, commença Skarre.

– J’ai entendu dire qu’il avait des problèmes d’alcoolisme, répondit-elle avec un haussement d’épaules. Et qu’il a dénoncé des collègues. Que tous les supérieurs voulaient qu’il soit lourdé, mais que l’ancien capitaine de police gardait sur lui une main protectrice.

– Il s’appelait Bjarne Møller », précisa Skarre en regardant la carte, le cercle autour de Bergen. C’était là que Maller avait été vu avant sa disparition.

« Et que les gens de la maison n’apprécient pas que les médias en aient fait une espèce de star. »

Skarre aspira sa lèvre inférieure. « C’est un sacrement bon enquêteur. C’est suffisant pour moi.

– Tu l’apprécies ? » voulut savoir Bratt.

Skarre émit un petit rire niais. Elle fit volte-face et le regarda droit dans les yeux.

« Oh, l’apprécier… Je ne me prononcerai pas là-dessus. »

Il repoussa sa chaise, posa les pieds sur la table, s’étira et feignit un bâillement.

« Et sur quoi travailles-tu à une heure aussi tardive ? »

C’était une tentative pour reprendre la main. En fin de compte, elle n’était qu’inspectrice. Et nouvelle.

Mais Katrine Bratt se contenta de sourire, comme s’il avait dit quelque chose de drôle, passa la porte et disparut.

Disparue. À propos. Skarre jura, se redressa sur son siège et alluma son PC.

 

Harry se réveilla et se mit à observer le plafond. Combien de temps avait-il dormi ? Il se retourna et regarda le réveil sur la table de nuit. Quatre heures moins le quart. Le dîner avait été une souffrance. Il avait regardé la bouche de Rakel qui parlait, buvait du vin, mâchait de la viande et l’engloutissait tout en racontant qu’elle et Mathias avaient parlé de passer quelques années au Botswana, où le gouvernement avait une bonne politique de lutte contre le HIV et manquait de médecins. Elle avait demandé s’il voyait des gens. Et il avait répondu qu’il voyait ses copains d’enfance, Øystein et Tresko [4]. Le premier était un monstre de l’informatique alcoolisé, chauffeur de taxi, l’autre un joueur alcoolisé qui aurait été champion du monde de poker si seulement il avait été aussi doué pour masquer ses expressions de joueur que pour lire celles des autres. Il avait même commencé à lui parler de l’échec fatal de Tresko au championnat du monde de Las Vegas avant de se rappeler qu’il l’avait déjà fait. Et ce n’était pas vrai qu’il les voyait. Il ne voyait personne.

Il avait regardé le serveur verser de l’alcool dans les verres sur la table voisine, et pendant un instant de folie, il avait failli lui arracher la bouteille pour la porter à ses lèvres. Au lieu de cela, il s’était dit d’accord pour emmener Oleg à un concert auquel le gosse avait supplié Rakel de pouvoir assister. Slipknot. Harry avait évité de lui expliquer quel genre de groupe elle était sur le point d’autoriser son fils à voir puisque lui-même envisageait de voir Slipknot. Même si les groupes comptant obligatoirement râles d’agonisant, symboles sataniques et double grosse caisse endiablée le mettaient généralement de bonne humeur, les Slipknot présentaient un intérêt certain.

Harry rejeta la couette et alla dans la cuisine, laissa l’eau couler du robinet jusqu’à ce qu’elle soit bien froide, mit ses mains en conque et but. Il avait toujours trouvé que l’eau avait meilleur goût ainsi, bue dans ses propres mains, à même sa peau. Il laissa alors brusquement l’eau retomber dans l’évier et observa le mur noir. Avait-il vu quelque chose ? Qui bougeait ? Non, pas quelque chose, rien que le mouvement en lui-même, comme la vague invisible sous l’eau qui passe sur les algues. Sur des fils morts, des doigts si fins qu’on ne les voit pas, des spores qui s’envolent au moindre déplacement d’air pour aller se poser ailleurs et commencer à manger et aspirer. Harry alluma la radio dans le salon. C’était décidé. George W. Bush s’était vu attribuer un nouveau mandat à la Maison-Blanche.

Harry retourna au lit et tira l’édredon sur sa tête.

 

Un bruit réveilla Jonas, qui souleva la couette de son visage. Il crut en tout cas que ç’avait été un bruit. Un crissement, comme de la neige très humide sous des bottes dans le calme entre les villas, un dimanche matin. Il avait dû rêver. Mais le sommeil ne voulait pas revenir, même s’il fermait les yeux. À la place, des bribes de rêves lui revinrent. Son père s’était tenu immobile et silencieux devant lui, avec un reflet dans le verre de ses lunettes qui leur donnait une surface gelée, impénétrable.

Ç’avait dû être un cauchemar, car Jonas avait peur. Il rouvrit les yeux et vit les tubes métalliques bouger au plafond. Il bondit de son lit, ouvrit la porte et partit en courant dans le couloir. Il réussit à éviter de regarder dans les ténèbres au pied de l’escalier descendant au rez-de-chaussée, et ne s’arrêta pas avant d’arriver à la porte de la chambre de ses parents et d’appuyer avec d’infinies précautions sur la poignée. Il se rappela soudain que son père était parti, et maman se réveillerait de toute façon. Il se glissa à l’intérieur. Un carré blanc de clair de lune s’étirait sur le sol jusqu’au lit double bien fait. Les chiffres du réveil luisaient vers Jonas. 01 : 11. Il demeura un instant immobile, troublé.

Il ressortit alors dans le couloir. Alla vers l’escalier. Les ténèbres dans l’escalier qui l’attendaient simplement, comme une grande gueule ouverte. On n’entendait pas un bruit en bas.

« Maman ! »

Il regretta aussitôt qu’il entendit sa propre peur dans le court et dur écho. Car à présent, elle le savait aussi. L’obscurité.

Il ne vint aucune réponse.

Jonas déglutit. Et commença à descendre.

À la troisième marche, il sentit quelque chose de mouillé sous son pied. Ainsi qu’à la sixième. Et la huitième. Comme si on était passé avec des chaussures mouillées. Ou des pieds mouillés.

Au salon, il trouva la lumière allumée, mais pas de maman. Il alla à la fenêtre pour voir jusque chez les Bendiksen, il arrivait que maman fasse le saut pour aller voir Ebba. Mais là-bas, toutes les fenêtres étaient éteintes.

Il se rendit dans la cuisine, au téléphone, sans parvenir à ne pas penser, à ne pas laisser entrer les ténèbres. Il composa le numéro du téléphone mobile de maman. Et se sentit plein de joie en entendant sa douce voix. Mais c’était un message priant de laisser ses coordonnées, et souhaitant une bonne journée.

Et ce n’était pas la journée, c’était la nuit.

Arrivé dans le tambour, il glissa les pieds dans une paire de chaussures de papa, enfila une doudoune par-dessus son pyjama et sortit. Maman avait dit que la neige disparaîtrait demain, mais il faisait encore froid, et un vent léger chuchotait et murmurait dans le chêne près du portail. Il n’y avait guère que cent mètres pour arriver chez les Bendiksen et heureusement, deux réverbères jalonnaient le trajet. Elle devait être là-bas. Il jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour s’assurer qu’il n’y avait personne pour l’intercepter. C’est alors qu’il aperçut le bonhomme de neige. Il était toujours immobile, tourné vers la maison, baignant dans la froide clarté lunaire. Pourtant, il y avait quelque chose de différent chez lui, de presque humain, de familier. Jonas regarda la maison des Bendiksen. Il prit la décision de courir. Mais ne le fit pas. Il resta sur place, en sentant le vent prudent et glacial le transpercer. Il se tourna de nouveau lentement vers le bonhomme de neige. Car il venait de comprendre ce que c’était, ce qui avait rendu le bonhomme de neige si familier. On lui avait mis une écharpe. Une écharpe rose. Celle que Jonas avait offerte à maman pour Noël.